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Loe raamatut: «Les cinq sous de Lavarède», lehekülg 14

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– Très curieux, déclarèrent les passagers d’une commune voix.

L’Anglais, enchanté de l’effet qu’il produisait, continua:

– Le catéchumène s’avance en tremblant dans l’enceinte mystérieuse. Le voici arrivé au pavillon des Fleurs Rouges, où les fidèles purifient leur âme dans les eaux puisées au fleuve Sam-Ho, sur les bords duquel se sont réfugiés les «cinq ancêtres», persécutés par l’ingratitude de l’empereur et les intrigues de son indigne favori Tan-Sing. Le néophyte parcourt ensuite le cercle du Ciel et de la Terre et traverse le Pont à deux Planches gardé par le «Jeune Homme rouge» armé d’une lance destinée à transpercer les profanes qui ont échappé à l’œil vigilant du gardien de la Porte de l’Orient. De l’autre côté de ce redoutable passage se trouvent le Marché de la Paix universelle, le Temple du Bonheur, la Cité des Saules et le Jardin des Pêchers; c’est là le siège du Grand-Maître. Au moment où commence la cérémonie, le spectacle devient imposant, la voûte des épées se forme de nouveau sur la tête du néophyte. Il se met à genoux, prête un serment en trente-six articles et déclare que tous ses parents sont morts. Dans la langue des initiés cette formule signifie qu’un membre de la ligue ne reconnaît plus de liens terrestres. Après avoir fait cette déclaration, le catéchumène se prosterne au pied du trône du Grand-Maître, et les huit épées qui étaient entrelacées au-dessus de sa tête s’appuient sur son épaule nue. On lui présente une coupe d’arack, il mêle à ce breuvage quelques gouttes de sang qu’il fait couler de son bras dont l’épiderme vient d’être effleuré d’une légère piqûre, puis il boit le tout d’un seul trait et la Tien-Taï compte un fidèle de plus.

– Bon, interrompit Aurett, je constate que le ridicule est de tous les pays.

Le sourire des auditeurs prouvait qu’ils partageaient l’appréciation de la jeune fille, mais sir Murlyton secoua la tête.

– Vous avez tort, Aurett, dit-il, vous jugez légèrement. Ces mômeries, destinées à frapper l’esprit des simples, cachent des projets terribles pour le gouvernement chinois. Tout adhérent à la Tien-Taï s’engage à n’avoir jamais recours aux autorités chinoises, à ne comparaître même comme témoin devant aucun tribunal. Il ne doit réclamer justice qu’au Grand-Maître de sa loge. Les sentences prononcées par ce dignitaire sont exécutées par les affiliés; et la puissance de la Société, qui chiffre ses adhérents par millions, est telle que les mandarins n’osent sévir contre elle. Comprenez-vous qu’il ne faut pas railler une association dont le but avéré est de chasser les conquérants mandchous et qui a déjà inspiré à ses ennemis une crainte telle que ses membres sont assurés de l’impunité?

– Ma foi, s’écria le capitaine, je ne saurais mieux vous remercier de votre conférence qu’en priant mademoiselle de conserver ce document; il a un intérêt de curiosité, sans compter que le facteur qui l’a apporté à bord n’est pas banal.

Aurett accepta sans se faire prier. Le parchemin chinois ferait bien dans la collection de «souvenirs» qu’elle avait réunis, comme toute Anglaise voyageuse, et M. Mathew avait raison, la façon dont il était parvenu à bord lui donnait un véritable prix.

Huit heures plus tard, les passagers entendaient avec joie annoncer la terre.

Le Heavenway était en vue du port d’Honolulu, le meilleur mouillage des îles Sandwich ou Hawaï.

XVI. Des sandwich à la côte chinoise

Guidé par un pilote, le Heavenway embouqua la passe dangereuse tracée au milieu des récifs et jeta bientôt l’ancre dans le port d’Honolulu.

La ville s’étage en demi-cercle autour de la rade. C’est un spectacle ravissant pour les yeux fatigués de l’invariable horizon de la haute mer.

Les maisons apparaissent au milieu de massifs de cocotiers, d’aleuristes, de kalapepe, donnant l’impression moins d’une cité que d’une agglomération de villas de plaisance.

Le steamer ne devant reprendre le large que le lendemain, sir Murlyton et sa fille résolurent de passer la journée à terre. Une longue promenade leur ferait du bien. Ils pouvaient d’ailleurs se livrer sans danger au plaisir de la marche dans ce pays fortuné où les reptiles sont inconnus. Les batraciens eux-mêmes n’existent pas aux Sandwich; et tout le monde s’y souvient de ce missionnaire allemand que les indigènes déclarèrent «fou», parce qu’il avait fait une allusion à l’ancien usage féodal de faire battre l’eau des fossés des castels pour imposer silence à la gent coassante.

Donc, les Anglais, après avoir parcouru quelques rues de la ville, gagnèrent la rivière Kanaha dont l’embouchure est voisine et remontant son cours, s’engagèrent dans la vallée de Nouhouhanou. Ils allaient d’un bon pas, admirant les champs cultivés, limités par des rangées de pandanus, d’arbres à pain, de cassia, de sida. L’air tiède incessamment rafraîchi par les brises de mer était chargé de parfums aromatiques.

Après une heure de marche, ils trouvèrent un véritable bois de fougères arborescentes. Ces plantes légères, qui dans nos climats restent toujours de petite dimension, s’élançaient ici à huit et dix mètres du sol, formant une voûte de verdure sous laquelle résonnait le bourdonnement grave des scarabées. Du feuillage pendaient de longues chevelures blondes, floraisons des fougères, mêlées aux touffes éclatantes du haos, arbuste étrange dont les fleurs, blanches le matin, deviennent jaunes au milieu du jour et rouges le soir. Au-delà, le sol s’élevait. Les voyageurs avaient atteint les premières assises de la montagne qui, aux Sandwich exceptés, comme dans toutes les îles de l’Océanie, occupe le centre des terres émergées.

À ce moment ils rencontrèrent un Papolo, un Canaque de la classe pauvre. L’indigène, encore que son visage fût tatoué de rouge et de bleu, portait avec aisance un complet de toile et un superbe panama. Il salua les voyageurs de ces mots:

– Good Morning, signor… señorita, je vous salue.

Cette salutation en diverses langues fit sourire Aurett. Elle ignorait que les Canaques hawaïens, sans cesse en contact avec les Américains et les Européens qui détiennent tout le commerce de l’archipel, ont accepté leur langage comme leur monnaie. De même que les louis français, les livres sterling, les dollars et les aigles américains, les lires d’Italie, les roubles russes et les piastres mexicaines tintent ensemble dans leurs poches, de même les mots de nationalités diverses se confondent dans leurs discours, ce qui, en y ajoutant le dialecte autochtone, donne naissance au plus réjouissant patois. Un voyageur a pu dire avec raison que la langue hawaïenne moderne est un volapuk océanien. En tout cas elle constitue une sorte de sabir, facile à parler et à comprendre, comme est pour les Latins le sabir des rives méditerranéennes.

Dans cet idiome panaché, le Papolo continua:

– Vous allez voir les Kakounas?…

– Les Kakounas? répéta sir Murlyton.

– Eh oui! les prêtres de la déesse Pélé.

– Il en existe donc encore? demanda le gentleman. Je croyais que l’ancienne religion avait complètement disparue, remplacée par le protestantisme, et même, depuis le roi Kalakaua, par l’athéisme.

L’indigène hocha la tête.

– Nous ne sacrifions plus à Pélé depuis que notre reine Kahaoumanou, veuve de Kametamahou, décida son fils le prince Liboliho, à violer «le tabou» le jour même où il revêtait le manteau de plumes royal. Mais les prêtres consacrés au culte de la déesse n’ont pas déserté ses autels et nous leur faisons comme autrefois des offrandes.

– Oui, murmura sir Murlyton, je comprends. Vous êtes chrétiens de nom et adorateurs de Pélé au fond de vous-mêmes.

Le Papolo eut un geste de dénégation énergique.

– Non, non, monsieur, ne croyez pas cela. Nous respectons les Kakounas parce que cela fait plaisir aux anciens, mais notre amitié est au Christ; car c’est lui qui a mis fin à la tyrannie des chefs et qui nous a donné le suffrage universel.

Sous une forme bizarre, le Canaque disait la vérité. Les habitants de ce pays lointain, perdu en plein océan, jouissent du suffrage universel que la Belgique n’a pas encore pu obtenir.

Tout en devisant ainsi, les voyageurs escaladaient les flancs de la montagne. Aux arbres de la plaine avaient succédé des myrtes gigantesques, aux branches noueuses, couvertes de blanches floraisons.

– Nous sommes arrivés, dit le Papolo.

Il débouchait avec ses compagnons sur un plateau couvert d’une herbe courte et drue, que bornait une muraille perpendiculaire de rochers. Dans le granit, le ciseau patient des générations disparues avait creusé des figures enluminées d’ocre rouge. Une voûte irrégulière s’ouvrait au pied du roc, crevant d’un trou d’ombre la paroi inondée de lumière.

– Le temple de Pélé, dit simplement l’indigène.

Et comme les Anglais s’arrêtaient, regardant curieusement les lignes rouges tracées sur le rocher:

– Venez, ajouta-t-il, le tabou n’est plus observé et les Kakounas font bon accueil aux visiteurs.

Il y a encore soixante ans, un étranger n’eût pas traversé impunément le plateau où se trouvaient miss Aurett et son père. Le tabou, ou talus, consécration d’un lieu à la Divinité, punissait le profanateur d’atroces tortures; mais aujourd’hui les coutumes d’hier sont déjà tombées en désuétude et, de l’antique religion canaque, il ne reste qu’un temple, demeure déserte d’un dieu détrôné.

À la suite du Papolo, les Anglais pénétrèrent dans le temple. C’est une succession de cavernes qui s’étendent sous la montagne, réunies par des couloirs étroits, tantôt plans, tantôt en pente raide où des marches ont été grossièrement taillées. Partout des aiguilles de granit trouant le plafond, s’élevant au-dessus du sol, des blocs aux formes étranges auxquels les enlumineurs sacrés ont donné l’apparence de monstres fantastiques; et, dans les coins obscurs, des silhouettes de guerriers, appuyés sur leur lance, semblant monter l’éternelle faction dans cette demeure de l’éternité. Autrefois, le soldat vainqueur consacrait à la déesse les armes grâce auxquelles il avait remporté la victoire.

Sir Murlyton et la jeune fille suivaient leur guide, silencieux, recueillis, éprouvant, si l’on peut ainsi s’exprimer, une émotion rétrospective. Il leur paraissait que brusquement la roue des années était revenue en arrière, et qu’ils allaient assister à un de ces terrifiants sacrifices dont les voûtes du temple avaient été si souvent témoins. À leurs oreilles emplies de bourdonnements, arrivait comme un écho lointain du tambour sacré et ils se figuraient apercevoir, dans la pénombre, la théorie mystérieuse des prêtres et des vierges se rendant processionnellement à la salle du suprême sacrifice.

Ils s’arrêtèrent soudain. Au détour d’un couloir obscur, ils se trouvaient sur le seuil de cette salle, nommée aussi «caverne des victimes». Plus vaste, plus peuplée de monstres de pierre que les précédentes, elle apparaissait grandiose. De la voûte, une crevasse bordée de végétations rubescentes, laissait filtrer une lumière rose qui ajoutait à l’apparence surnaturelle du lieu.

Presque aussitôt, une voix leur souhaita la bienvenue. Un Kakouna vêtu de la kalauwi, sorte de chasuble ouverte d’un seul côté, s’était levé du banc de pierre où il rêvait aux splendeurs disparues et venait à eux. Ah! Il était bien loin des farouches sectateurs de Pélé. Il conduisit les touristes ainsi que l’eût fait un cicérone de profession, et la visite terminée, il réclama prosaïquement un pourboire que sir Murlyton lui octroya «à l’anglaise», c’est-à-dire suffisant, mais pas généreux. Le Papolo restait au temple, mais avant de prendre congé des Anglais, il leur dit:

– Hâtez-vous de gagner la plaine, car le vent moumoukaou pourrait bien souffler ce tantôt, et dans la montagne, il est dangereux.

– Qu’appelez-vous moumoukaou? demanda Aurett.

L’indigène étendit le bras dans la direction du nord-est. C’est de ce côté, en effet, que soufflent les tempêtes qui ravagent parfois l’archipel. Le nom hawaïen de ce vent en dit long sur les désastres qu’il cause. Moumoukaou signifie «destruction».

Les Anglais reprirent d’un bon pas le chemin de la ville. Comme ils se rapprochaient de la région cultivée, ils aperçurent devant eux, au bord de la mer, un vaste terrain, piqué de petites cases, véritables cottages, et égayé par des bouquets d’arbres et des allées bien ratissées. Seulement le tout était enclos de hautes palissades et de fossés. Sur une question qu’ils firent, un passant eut un geste d’épouvante et murmura dans son idiome.

– Moü-paké!

Ces paroles canaques n’apprenaient rien aux Anglais; mais la mimique se joignit aux explications de l’indigène et il retrouva dans son vocabulaire polyglotte le mot horrible qu’il cherchait.

– Les lépreux!…

La lèpre, en effet, cette terrible affection qui désola l’Europe au moyen âge, sévit, depuis une trentaine d’années, sur le «petit peuple doré» d’Hawaï, qui l’appelle le mal de Chine. Deux centièmes de la population en sont frappés. Autrefois, on se contentait d’attacher des grelots au cou des malades pour avertir de leur présence et éviter tout contact. Mais depuis que la population blanche a été atteinte elle-même, les précautions sont devenues plus rudes, féroces presque. Les lépreux, qu’une commission annuelle recherche avec soin, sont parqués, les uns, les «protégés» dans la léproserie voisine d’Honolulu, les autres dans l’île Molokai, la «Terre de Misère», d’où l’on ne revient jamais. C’est le seul moyen que la civilisation ait trouvé pour empêcher la contagion.

À Molokai, un prêtre fit l’admiration de tous, le Père Damien, Belge d’origine, qui passa au milieu de ces malheureux seize ans d’un héroïque apostolat et mourut de leur mal, à l’âge de trente-trois ans, comme le Christ. Marcel Monnier a vu les plus indifférents, les protestants fanatiques les plus acharnés dans leur haine contre le papisme se découvrir émus en prononçant le nom du consolateur des pestiférés.

C’est fort bien à eux, mais aucun anglican n’a pris sa succession, libre depuis trois ans.

– Les pauvres gens! dit l’Anglaise, à qui son père venait de donner rapidement ces explications, ne trouvez-vous pas bien cruel de les traiter ainsi et de leur enlever tout espoir?

– Certaines cruautés s’imposent, mon enfant, dans l’intérêt de tous, répondit le gentleman. Il y a cinq cents ans, la lèpre avait envahi les pays chrétiens. Si les malades n’avaient été parqués dans des endroits spéciaux, d’où ils ne pouvaient sortir qu’armés d’une crécelle dont le son mettait leurs concitoyens en fuite, l’Europe serait aujourd’hui un vaste ossuaire. L’humanité passe son temps à se défendre. Un danger écarté, un autre surgit. Ainsi la plaie actuelle de notre civilisation, c’est l’alcoolisme; il faudra avant peu prendre des mesures énergiques pour l’enrayer; car il amène l’épilepsie, la folie et les décompositions sanguines de toute espèce.

Tout attristés par ces réflexions moroses, les promeneurs atteignirent la ville. Il était temps. Le ciel s’était soudainement obscurci, une chaleur lourde pesait sur la terre, d’où s’élevait comme une sorte de buée qui rétrécissait à chaque instant l’horizon. Un bruit lointain, ayant quelque analogie avec une canonnade, se fit entendre, et tout à coup, une rafale furieuse passa, décapitant les arbres, secouant les maisons. Le vent moumoukaou se levait.

Il ne fallait pas songer à regagner le port par la tourmente. Sir Murlyton et sa fille furent projetés contre une muraille, tout près d’une porte. Tout étourdis du choc, les voyageurs demandèrent asile dans l’habitation.

C’était une modeste villa occupée par un pasteur réformé; à des compatriotes on fit le plus amical accueil; mais ils arrivaient en plein prêche, on leur fit signe de se taire et d’écouter. Devant une douzaine d’auditeurs, le révérend Zacharias, brandissant un papier, tonnait contre un invisible ennemi.

– Oui, mes frères, ce soir tout Honolulu impie ira assister à ce spectacle damnable et risquer son salut éternel… Vous, du moins, vous ne verrez pas cette envoyée du démon, ce suppôt de l’enfer, cet être apocalyptique qui n’a d’une femme que la forme, et dont le nom, aux consonances hébraïques et hollandaises, ne m’apparaît qu’à travers les épouvantes bibliques.

Le papier imprimé, sur lequel frappait incessamment la main du révérend, n’était autre qu’un programme du théâtre, où la troupe de Sarah Bernhardt donnait le soir même une des représentations de sa tournée à travers le monde.

Miss Aurett trouva le moyen de se le faire offrir en prenant congé de leur hôte de quelques instants.

– Cela amusera monsieur Lavarède, dit-elle à son père. Du fond de son tombeau chinois, il croira revoir un peu son cher Paris.

Le lendemain quand le Heavenway quitta le port de Honolulu, filant vers le Japon, dernière escale avant la côte chinoise, il comptait quelques passagers de plus: les Chinois annoncés au départ de San Francisco par le capitaine Mathew. Et selon les conventions passées, Bouvreuil vivait maintenant avec l’équipage.

Or, si la présence des «Célestes» laissait indifférents sir Murlyton et sa fille, l’éloignement relatif du propriétaire leur causait une certaine satisfaction. Ce dernier du reste se montrait peu. On eût dit qu’il s’efforçait d’éviter à ses compagnons de voyage le déplaisir de le voir. S’il montait sur le pont, il se tenait loin de l’endroit où ils rêvaient, absorbés dans la contemplation de l’horizon fuyant. Aux repas, il n’ouvrait la bouche que pour manger. Enfin sa physionomie elle-même s’était modifiée. Elle avait revêtu une expression paterne et, dans l’aspect de l’usurier, on ne voyait plus trace d’inquiétude.

Il n’en avait plus d’ailleurs, ainsi que l’on peut s’en convaincre en lisant le texte du câblogramme, daté d’Honolulu, que Mlle Pénélope Bouvreuil reçut à Sens, le 19 août, au soir, comme elle finissait de dîner. Cette dépêche lui causa une joie si profonde que l’émoi de son cœur de vierge anguleuse se communiqua à son estomac et qu’elle en pensa mourir d’indigestion. En voici le libellé:

«Faisons route pour Takéou (Chine). Impossible aller plus loin. Mariage assuré».

Au moment précis où Pénélope, fort malade, se mettait au lit, miss Aurett, de l’autre côté de la terre, quittait le sien et montait sur le pont pour donner un coup d’œil à l’île Graduer, aux récifs Maus et Krusenstein que côtoyait la route du steamer. La veille au soir, la jeune fille accompagnée de son père, avait rendu visite à Lavarède. Elle lui avait montré le document chinois apporté à bord, bien malgré lui, par le requin capturé; et le journaliste s’était fait fort d’en déchiffrer certains signes.

– De même que les hiéroglyphes égyptiens, dit-il, les premiers caractères chinois furent de simples reproductions de formes naturelles. Puis le temps marcha et la nécessité de rendre par des signes les choses impalpables amena une première complication. Un même caractère représenta un être et sa qualité dominante, le cheval et la vitesse, le vieillard et l’expérience. Pour éviter la confusion, le signe primitif subit une légère altération. Suivant les cas, on ajouta ou on retrancha. L’évolution de l’esprit humain continuait. Chaque jour les idées plus nombreuses enfantaient de nouvelles inventions graphiques, si bien que les types primitifs, torturés, mutilés, contorsionnés devenaient méconnaissables. Pourtant, avec de la patience, on arrive parfois à retrouver le dessin «origine», le dessin «racine», à démêler ainsi la filiation du caractère que l’on a sous les yeux, et à deviner à peu près le sens de l’énigme posée par l’écrivain.

– Ma foi, avait répliqué l’Anglaise, je veux m’assurer de la justesse de votre théorie. Je vous laisse ce papier à deux conditions.

– Elles sont acceptées d’avance.

– D’abord, vous me ferez part du résultat de vos recherches.

– Avec joie, vous le savez bien, mademoiselle.

– Puis, avait continué la jeune fille sans paraître remarquer l’intonation caressante de son interlocuteur, vous prendrez soin de ne point égarer mon document «céleste», car à mon retour à Londres, je veux le placer dans une vitrine avec cette mention: «Pièce franc-maçonnique chinoise trouvée dans l’estomac d’un requin près d’Honolulu.»

– Et toutes vos amies envieront un pareil souvenir.

– Vous l’avez dit.

Ainsi engagée, la conversation s’était portée tout naturellement sur la Chine, ce mystérieux empire des fils de Han, où quatre cent millions d’hommes de race jaune empêchent, par la seule force du nombre, la pénétration européenne.

– Peuple étrange, dit Armand. Tout d’abord il s’est élevé jusqu’à un haut degré de civilisation; puis il est demeuré stationnaire, permettant à l’Occident barbare de le dépasser. Je ne vous parlerai ni de la boussole, ni de la poudre, connues dans l’Empire du Milieu plusieurs siècles avant que la race blanche les découvrit. On peut prétendre que ces inventions sont le résultat du hasard; mais l’hypothèse de la sphéricité de la terre indique un raisonnement scientifique avancé, n’est-ce pas? Comme moi, vous savez que le pressentiment de cette vérité ne se fit jour dans le monde chrétien qu’au quinzième siècle, et qu’en 1492, lorsque Christophe Colomb quitta l’Espagne avec ses trois caravelles, pour en fournir la démonstration expérimentale en allant chercher ce qu’il croyait être l’Inde asiatique, la plupart des savants du temps le raillèrent agréablement… Eh bien, la preuve était faite en Chine dès l’année 203 de notre ère. Le «Colomb» asiatique, Li-Paï-Chun, parti aventureusement sur une jonque grossière, avait abordé dans le golfe de Californie. Séduits par ses récits, ses compatriotes formèrent une seconde expédition en l’an 206; mais les navires qui la composaient furent dispersés par la tempête, et Li-Paï-Chun vint échouer sur le récif Krusenstein, voisin des îles Hawaï, où il mourut misérablement.

L’histoire avait intéressé mis Aurett. Aussi apprenant que le Heavenway passerait au nord du récif, elle avait voulu jeter un regard sur ce rocher incessamment battu par les flots, tombeau mélancolique du voyageur chinois. Et puis c’était la dernière terre qu’elle pourrait apercevoir avant l’escale japonaise de Nagasaki, car la route du steamer laissait loin au sud les archipels Anson et de Magellan.

Les jours suivants, aucun incident ne troubla la monotonie de la traversée. Le ciel uniformément bleu semblait une immense coupe de lazuli renversée sur le plateau d’émeraude de l’océan. La jeune Anglaise se montrait nerveuse, agacée; vainement sir Murlyton, toujours impassible, ainsi qu’il convient à un véritable gentleman, faisait de son mieux pour l’amener à la patience: il perdait son temps. Aurett avait dû prendre en grippe le soleil, car son visage ne se rassérénait qu’à l’heure où l’astre radieux, ayant achevé sa course, disparaissait à l’horizon dans une apothéose de pourpre.

Le dîner terminé, elle ramenait son père à l’arrière et là, penchée sur le bordage, elle regardait les lames allongées s’élever sous les poussées de l’hélice en bouillons phosphorescents. Elle prétendait reconnaître des lettres dans les rapides lueurs serpentant sur l’eau sombre. Lesquelles? La jeune fille ne s’expliquait pas à ce sujet; mais sûrement elle aimait à les considérer, car sa contemplation durait longtemps. Et quand sur le navire endormi, le «quart» seul veillait à la sûreté de tous, elle disait à son père avec un accent intraduisible:

– Descendons au compartiment des Chinois, le voulez-vous?

– Tous les soirs alors!… pourquoi?…

– Pour savoir ce que nous rencontrerons demain. M. Lavarède marque la route du bâtiment sur la carte que je lui ai donnée; et s’il y a un flot, un rocher, il nous enseignera ce qui a pu s’y passer de remarquable. Le capitaine de ce navire ne sait rien.

Le père approuvait bénévolement et tous deux se rendaient à la salle des cercueils. Durant une heure, ils devisaient avec Armand, oublieux de ces morts que la piété natale ramenait dans leur patrie. Enfin sir Murlyton se levait et avec un flegme tout britannique:

– Il se fait tard, disait-il, monsieur Lavarède doit avoir besoin de repos.

– Mais non, répliquait le journaliste en regardant miss Aurett.

– Je vous demande pardon, prolonger notre visite serait indiscret et je ne me le pardonnerais jamais.

Sur quoi on se serrait la main en se souhaitant bonne nuit et tandis que les Anglais regagnaient leurs cabines, Armand s’étendait philosophiquement dans son cercueil en murmurant ces mots qui ne s’adressaient probablement pas au gentleman:

– C’est un ange!… Jamais, sans ses trop courtes apparitions, je n’aurais eu le courage de continuer cette fastidieuse traversée.

Quant à miss Aurett, ses nervosités passées à l’endroit des morts la faisaient sourire; et elle s’avouait ingénument qu’aucune partie du navire ne lui paraissait aussi agréable que «la chambre du sommeil». C’est par cet euphémisme qu’elle désignait le compartiment jaune.

Cependant le Heavenway marchait toujours. Le 4 septembre il entra dans le détroit de Diémen, situé entre l’extrême pointe de l’île Kiou-Siou, limite méridionale du Japon, et les îles chinoises de Lieou-Kieou. Le lendemain soir, il atteindrait Nagasaki, et la jeune Anglaise se réjouit à cette nouvelle que lui donna M. Mathew. Sans encombre la traversée était presque terminée.

La nuit venue, une nuit sombre, sans lune, Aurett selon sa coutume avait conduit son père sur le pont en attendant l’heure où il serait possible de descendre auprès de leur ami. Seulement les passagers ne semblaient pas disposés à s’aller coucher. Accoudés sur le bastingage, ils regardaient la surface de l’océan. On eut dit qu’ils attendaient un phénomène trop lent à se produire. La jeune Anglaise s’informa; mais, avant que la personne interrogée par elle eut répondu, une voix s’était élevée:

– Voici! voici! criait-elle, all right.

Miss Aurett, jetant les yeux sur la mer, avait compris. Le Heavenway voguait au milieu d’un océan d’or en fusion. Un instant séparées par le passage du navire, les eaux se rejoignaient en arrière formant un tourbillon d’écume lumineuse. Et le remous se propageait, inondant la crête des lames d’un diadème éclatant. La phosphorescence, que la présence d’une algue particulière rend fréquente dans ces parages, augmentait d’intensité à chaque minute, et sur les vagues noires s’étendait un tapis de lumière.

Des matelots montaient sur le pont, chargés d’objets sans valeur; ferrailles, bouteilles vides, et les jetaient par-dessus bord. Au choc, les gouttelettes liquides s’élevaient comme une volée de lucioles.

Durant plus de deux heures le phénomène se produisit. Passagers et matelots oubliaient le sommeil en présence du merveilleux spectacle qui s’offrait à leurs yeux. Puis, la mer s’éteignit et tous, la tête un peu lourde, la vue fatiguée par cette débauche lumineuse, regagnèrent, qui leur cabine, qui le poste de l’équipage. Miss Aurett retint son père qui aurait volontiers suivi le mouvement.

– Attendons, dit-elle, n’oublions pas que monsieur Lavarède compte sur notre visite.

– Il est bien tard, fit remarquer sir Murlyton, et je crois qu’il serait mieux de remettre à demain…

Mais elle se récria:

– Y songez-vous? Enfermé comme il l’est, il ne peut soupçonner ce qui arrive. Que penserait-il de nous?

L’Anglais haussa imperceptiblement les épaules, mais il ne répondit pas; il savait bien qu’une femme, pouvant parler deux fois plus vite et plus longtemps qu’un homme, finit toujours par avoir raison.

De fait miss Aurett était dans le vrai. Lavarède s’étonnait d’être délaissé par ses compagnons de voyage. Tout d’abord il avait cru à un léger retard causé par un incident sans importance. Mais le temps passant, il était devenu nerveux, puis inquiet, enfin triste. L’imagination aidant, il se figura qu’un accident, une indisposition retenait l’un des Anglais dans sa cabine. Au risque d’être rencontré, il allait quitter son asile quand sir Murlyton et la jeune fille parurent.

En quelques mots on le mit au courant.

Il était heureux de constater l’inanité de ses noirs pressentiments, si heureux qu’il approuva le gentleman, lorsque ce dernier fit remarquer l’heure tardive et la nécessité d’abréger un peu, ce soir-là, l’instant de conversation quotidien. Il serra donc la main d’Aurett, un peu longuement peut-être, et accompagna les Anglais vers la porte. Tout à coup, il les saisit par le bras et murmura:

– Écoutez!

Une mince cloison séparait le compartiment des trépassés du couloir, et à travers ce frêle obstacle, les moindres bruits étaient perceptibles. Or, ce qui avait attiré l’attention du Parisien, c’était un frottement qui se produisait à l’extérieur. On eut dit qu’une main glissait sur la cloison.

Les Anglais avaient entendu également. Ils s’étaient arrêtés, retenant leur haleine.

– Ah! fit sir Murlyton, on marche sur la pointe des pieds dans le couloir.

– Oui, reprit Lavarède, et on se dirige de ce côté.

– Qu’est-ce que cela peut être?

– Je n’en sais rien. Mais dans l’incertitude, il est bon de nous dissimuler au cas où un matelot pénétrerait dans cette salle.

Avec des précautions infinies, tous trois se coulèrent entre les cercueils. Alors, la porte s’ouvrit lentement et plusieurs hommes entrèrent, frôlant presque les Européens cachés.

La porte refermée par le dernier, l’un des mystérieux arrivants alluma une sorte de petite lanterne qui projeta dans le compartiment une lumière atténuée comme eut été celle d’une veilleuse.

Miss Aurett retint avec peine un cri de surprise. Cinq individus étaient là et elle reconnaissait en eux les passagers chinois embarqués à Honolulu.

Or, jusqu’à ce jour, ces personnages avaient feint de ne point se connaître. Dans quel but se réunissaient-ils ainsi, au milieu de la nuit, dans ce lieu où nul ne pénétrait?

Sir Murlyton se faisait la même question. Quant au journaliste, il regardait curieusement, attendant que le mystère s’expliquât de lui-même.

– Frères, Han, Jap, Toung et Li, commença celui qui paraissait être le chef, écoutez-moi.

Il parlait d’une voix couverte, mais qui arrivait jusqu’aux Européens.

– Ah çà! murmura Armand tout interloqué, voilà que je comprends le chinois maintenant.

– Deux d’entre vous, continua l’orateur, ont été élevés par les Prêtres blancs. Ils ignorent la langue des fils de Han, je m’exprimerai donc en patois hawaïen, car tous doivent entendre.