Loe raamatut: «Le barbier de Séville; ou, la précaution inutile»
LETTRE MODÉRÉE SUR LA CHUTE ET LA CRITIQUE DU BARBIER DE SÉVILLE
L'AUTEUR, vêtu modestement et courbé, présentant sa Pièce au Lecteur
MONSIEUR,
J'ai l'honneur de vous offrir un nouvel Opuscule de ma façon. Je souhaite vous rencontrer dans un de ces momens heureux où, dégagé de soins, content de votre santé, de vos affaires, de votre Maîtresse, de votre dîner, de votre estomac, vous puissiez vous plaire un moment à la lecture de mon Barbier de Séville, car il faut tout cela pour être homme amusable et Lecteur indulgent.
Mais si quelque accident a dérangé votre santé, si votre état est compromis, si votre Belle a forfait à ses sermens, si votre dîner fut mauvais ou votre digestion laborieuse, ah! laissez mon Barbier; ce n'est pas là l'instant; examinez l'état de vos dépenses, étudiez le Factum de votre Adversaire, relisez ce traître billet surpris à Rose, ou parcourez les chef-d'œuvres de Tissot1 sur la tempérance, et faites des réflexions politiques, économiques, diététiques, philosophiques ou morales.
Ou si votre état est tel qu'il vous faille absolument l'oublier, enfoncez-vous dans une Bergère, ouvrez le Journal établi dans Bouillon2 avec Encyclopédie, Approbation et Privilége, et dormez vîte une heure ou deux.
Quel charme auroit une production légère au milieu des plus noires vapeurs, et que vous importe, en effet, si Figaro le Barbier s'est bien moqué de Bartholo le Médecin en aidant un Rival à lui souffler sa Maîtresse? On rit peu de la gaieté d'autrui, quand on a de l'humeur pour son propre compte.
Que vous fait encore si ce Barbier Espagnol, en arrivant dans Paris, essuya quelques traverses, et si la prohibition de ses exercices a donné trop d'importance aux rêveries de mon bonnet? On ne s'intéresse guères aux affaires des autres que lorsqu'on est sans inquiétude sur les siennes.
Mais enfin, tout va-t-il bien pour vous? Avez-vous à souhait double estomac, bon Cuisinier, Maîtresse honnête et repos imperturbable? Ah! parlons, parlons; donnez audience à mon Barbier.
Je sens trop, Monsieur, que ce n'est plus le temps où, tenant mon manuscrit en réserve, et semblable à la Coquette qui refuse souvent ce qu'elle brûle toujours d'accorder, j'en faisois quelque avare lecture à des Gens préférés, qui croyoient devoir payer ma complaisance par un éloge pompeux de mon Ouvrage.
O jours heureux! Le lieu, le temps, l'auditoire à ma dévotion et la magie d'une lecture adroite assurant mon succès, je glissois sur le morceau foible en appuyant les bons endroits; puis, recueillant les suffrages du coin de l'œil, avec une orgueilleuse modestie, je jouissois d'un triomphe d'autant plus doux que le jeu d'un fripon d'Acteur ne m'en déroboit pas les trois quarts pour son compte.
Que reste-t-il, hélas! de toute cette gibeciere? A l'instant qu'il faudroit des miracles pour vous subjuguer, quand la verge de Moïse y suffiroit à peine, je n'ai plus même la ressource du bâton de Jacob; plus d'escamotage, de tricherie, de coquetterie, d'inflexions de voix, d'illusion théâtrale, rien. C'est ma vertu toute nue que vous allez juger.
Ne trouvez donc pas étrange, Monsieur, si, mesurant mon style à ma situation, je ne fais pas comme ces Ecrivains qui se donnent le ton de vous appeller négligemment Lecteur, ami Lecteur, cher Lecteur, benin ou Benoist Lecteur, ou de telle autre dénomination cavaliere, je dirois même indécente, par laquelle ces imprudens essaient de se mettre au pair avec leur Juge, et qui ne fait bien souvent que leur en attirer l'animadversion. J'ai toujours vu que les airs ne séduisoient personne, et que le ton modeste d'un Auteur pouvoit seul inspirer un peu d'indulgence à son fier Lecteur.
Eh! quel Ecrivain en eut jamais plus besoin que moi? Je voudrois le cacher en vain. J'eus la foiblesse autrefois, Monsieur, de vous présenter, en différens tems, deux tristes Drames3, productions monstrueuses, comme on sait, car entre la Tragédie et la Comédie, on n'ignore plus qu'il n'existe rien; c'est un point décidé, le Maître l'a dit, l'Ecole en retentit, et pour moi, j'en suis tellement convaincu, que si je voulois aujourd'hui mettre au Théâtre une mère éplorée, une épouse trahie, une sœur éperdue, un fils déshérité, pour les présenter décemment au Public, je commencerois par leur supposer un beau Royaume où ils auroient régné de leur mieux, vers l'un des Archipels ou dans tel autre coin du monde; certain, après cela, que l'invraisemblance du Roman, l'énormité des faits, l'enflure des caractères, le gigantesque des idées et la bouffissure du langage, loin de m'être imputés à reproche, assureroient encore mon succès.
Présenter des hommes d'une condition moyenne, accablés et dans le malheur, fi donc! On ne doit jamais les montrer que baffoués. Les Citoyens ridicules et les Rois malheureux, voilà tout le Théâtre existant et possible, et je me le tiens pour dit; c'est fait, je ne veux plus quereller avec personne.
J'ai donc eu la foiblesse autrefois, Monsieur, de faire des Drames qui n'étoient pas du bon genre, et je m'en repens beaucoup.
Pressé depuis par les évènemens, j'ai hasardé de malheureux Mémoires4, que mes ennemis n'ont pas trouvé du bon style, et j'en ai le remords cruel.
Aujourd'hui, je fais glisser sous vos yeux une Comédie fort gaie, que certains Maîtres de goût n'estiment pas du bon ton, et je ne m'en console point.
Peut-être un jour oserai-je affliger votre oreille d'un Opéra5, dont les jeunes gens d'autrefois diront que la musique n'est pas du bon françois, et j'en suis tout honteux d'avance.
Ainsi, de fautes en pardons et d'erreurs en excuses, je passerai ma vie à mériter votre indulgence, par la bonne-foi naïve avec laquelle je reconnoîtrai les unes en vous présentant les autres.
Quant au Barbier de Séville, ce n'est pas pour corrompre votre jugement que je prends ici le ton respectueux; mais on m'a fort assuré que, lorsqu'un Auteur étoit sorti, quoiqu'échiné, vainqueur au Théâtre, il ne lui manquoit plus que d'être agréé par vous, Monsieur, et lacéré dans quelques Journaux, pour avoir obtenu tous les lauriers littéraires. Ma gloire est donc certaine si vous daignez m'accorder le laurier de votre agrément, persuadé que plusieurs de Messieurs les Journalistes ne me refuseront pas celui de leur dénigrement.
Déjà l'un d'eux, établi dans Bouillon avec Approbation et Privilége, m'a fait l'honneur encyclopédique d'assurer à ses Abonnés que ma Pièce étoit sans plan, sans unité, sans caractères, vide d'intrigue et dénuée de comique.
Un autre, plus naïf encore, à la vérité sans Approbation, sans Privilége et même sans Encyclopédie, après un candide exposé de mon Drame, ajoute au laurier de sa critique cet éloge flatteur de ma personne: «La réputation du sieur de Beaumarchais est bien tombée, et les honnêtes gens sont enfin convaincus que lorsqu'on lui aura arraché les plumes du paon, il ne restera plus qu'un vilain corbeau noir, avec son effronterie et sa voracité.»
Puisqu'en effet j'ai eu l'effronterie de faire la Comédie du Barbier de Séville, pour remplir l'horoscope entier, je pousserai la voracité jusqu'à vous prier humblement, Monsieur, de me juger vous-même et sans égard aux Critiques passés, présens et futurs; car vous savez que, par état, les Gens de Feuilles sont souvent ennemis des Gens de Lettres; j'aurai même la voracité de vous prévenir qu'étant saisi de mon affaire, il faut que vous soyez mon Juge absolument, soit que vous le vouliez ou non, car vous êtes mon Lecteur.
Et vous sentez bien, Monsieur, que si, pour éviter ce tracas ou me prouver que je raisonne mal, vous refusiez constamment de me lire, vous feriez vous-même une pétition de principes au-dessous de vos lumières: n'étant pas mon Lecteur, vous ne seriez pas celui à qui s'adresse ma requête.
Que si, par dépit de la dépendance où je parois vous mettre vous vous avisiez de jeter le Livre en cet instant de votre lecture, c'est, Monsieur, comme si, au milieu de tout autre jugement, vous étiez enlevé du Tribunal par la mort ou tel accident qui vous rayât du nombre des Magistrats. Vous ne pouvez éviter de me juger qu'en devenant nul, négatif, anéanti, qu'en cessant d'exister en qualité de mon Lecteur.
Eh! quel tort vous fais-je en vous élevant au-dessus de moi? Après le bonheur de commander aux hommes, le plus grand honneur, Monsieur, n'est-il pas de les juger?
Voilà donc qui est arrangé. Je ne reconnois plus d'autre Juge que vous, sans excepter Messieurs les Spectateurs, qui, ne jugeant qu'en premier ressort, voient souvent leur sentence infirmée à votre Tribunal.
L'affaire avoit d'abord été plaidée devant eux au Théâtre, et ces Messieurs ayant beaucoup ri, j'ai pu penser que j'avois gagné ma Cause à l'Audience. Point du tout; le Journaliste, établi dans Bouillon, prétend que c'est de moi qu'on a ri. Mais ce n'est là, Monsieur, comme on dit en style de Palais, qu'une mauvaise chicane de Procureur: mon but ayant été d'amuser les Spectateurs; qu'ils aient ri de ma Pièce ou de moi, s'ils ont ri de bon cœur, le but est également rempli, ce que j'appelle avoir gagné ma Cause à l'Audience.
Le même Journaliste assure encore, ou du moins laisse entendre, que j'ai voulu gagner quelques-uns de ces Messieurs en leur faisant des lectures particulières, en achetant d'avance leur suffrage par cette prédilection. Mais ce n'est encore là, Monsieur, qu'une difficulté de Publiciste Allemand. Il est manifeste que mon intention n'a jamais été que de les instruire; c'étoit des espèces de Consultations que je faisois sur le fond de l'affaire. Que si les Consultans, après avoir donné leur avis, se sont mêlés parmi les Juges, vous voyez bien, Monsieur, que je n'y pouvois rien de ma part, et que c'étoit à eux de se récuser par délicatesse, s'ils se sentoient de la partialité pour mon Barbier Andaloux.
Eh! plût au Ciel qu'ils en eussent un peu conservé pour ce jeune Etranger, nous aurions eu moins de peine, à soutenir notre malheur éphémère. Tels sont les hommes: avez-vous du succès, ils vous accueillent, vous portent, vous caressent, ils s'honorent de vous; mais gardez de broncher: au moindre échec, O mes amis, souvenez-vous qu'il n'est plus d'amis.
Et c'est précisément ce qui nous arriva le lendemain de la plus triste soirée. Vous eussiez vu les foibles amis du Barbier se disperser, se cacher le visage ou s'enfuir; les femmes, toujours si braves quand elles protégent, enfoncées dans les coqueluchons jusqu'aux panaches et baissant des yeux confus; les hommes courant se visiter, se faire amende honorable du bien qu'ils avoient dit de ma Pièce, et rejetant sur ma maudite façon de lire les choses tout le faux plaisir qu'ils y avoient goûté. C'étoit une désertion totale, une vraie désolation.
Les uns lorgnoient à gauche en me sentant passer à droite, et ne faisoient plus semblant de me voir: Ah Dieux! D'autres, plus courageux, mais s'assurant bien si personne ne les regardoit, m'attiraient dans un coin pour me dire: «Eh! comment avez-vous produit en nous cette illusion? car il faut en convenir, mon Ami, votre Pièce est la plus grande platitude du monde.
– Hélas, Messieurs, j'ai lu ma platitude, en vérité, tout platement comme je l'avois faite; mais, au nom de la bonté que vous avez de me parler encore après ma chûte et pour l'honneur de votre second jugement, ne souffrez pas qu'on redonne la Pièce au Théâtre; si, par malheur, on venoit à la jouer comme je l'ai lue, on vous feroit peut-être une nouvelle tromperie, et vous vous en prendriez à moi de ne plus savoir quel jour vous eûtes raison ou tort; ce qu'à Dieu ne plaise!»
On ne m'en crut point, on laissa rejouer la Pièce, et pour le coup je fus Prophète en mon pays. Ce pauvre Figaro, fessé par la cabale en faux bourdon et presque enterré le vendredi, ne fit point comme Candide, il prit courage, et mon Héros se releva le dimanche avec une vigueur que l'austérité d'un carême entier et la fatigue de dix-sept séances publiques n'ont pas encore altérée6. Mais qui sait combien cela durera? Je ne voudrois pas jurer qu'il en fût seulement question dans cinq ou six siècles, tant notre Nation est inconsistante et légère.
Les Ouvrages de Théâtre, Monsieur, sont comme les enfans des hommes: conçus avec volupté, menés à terme avec fatigue, enfantés avec douleur et vivant rarement assez pour payer les parens de leurs soins, ils coûtent plus de chagrins qu'ils ne donnent de plaisirs. Suivez-les dans leur carrière, à peine ils voient le jour que, sous prétexte d'enflure, on leur applique les Censeurs; plusieurs en sont restés en chartre. Au lieu de jouer doucement avec eux, le cruel Parterre les rudoye et les fait tomber. Souvent en les berçant le Comédien les estropie. Les perdez-vous un instant de vue, on les retrouve, hélas! traînant par-tout, mais dépenaillés, défigurés, rongés d'Extraits et couverts de Critiques. Echappés à tant de maux, s'ils brillent un moment dans le monde, le plus grand de tous les atteint, le mortel oubli les tue; ils meurent, et, replongés au néant, les voilà perdus à jamais dans l'immensité des Livres.
Je demandois à quelqu'un pourquoi ces combats, cette guerre animée entre le Parterre et l'Auteur à la première représentation des Ouvrages, même de ceux qui devoient plaire un autre jour. «Ignorez-vous, me dit-il, que Sophocle et le vieux Denis sont morts de joie d'avoir remporté le prix des Vers au Théâtre? Nous aimons trop nos Auteurs pour souffrir qu'un excès de joie nous prive d'eux en les étouffant; aussi, pour les conserver, avons-nous grand soin que leur triomphe ne soit jamais si pur, qu'ils puissent en expirer de plaisir.»
Quoi qu'il en soit des motifs de cette rigueur, l'enfant de mes loisirs, ce jeune, cet innocent Barbier tant dédaigné le premier jour, loin d'abuser le surlendemain de son triomphe ou de montrer de l'humeur à ses Critiques, ne s'en est que plus empressé de les désarmer par l'enjouement de son caractère.
Exemple rare et frappant, Monsieur, dans un siècle d'Ergotisme où l'on calcule tout jusqu'au rire, où la plus légère diversité d'opinions fait germer des haines éternelles, où tous les jeux tournent en guerre, où l'injure qui repousse l'injure est à son tour payée par l'injure, jusqu'à ce qu'une autre effaçant cette dernière en enfante une nouvelle, auteur de plusieurs autres, et propage ainsi l'aigreur à l'infini, depuis le rire jusqu'à la satiété, jusqu'au dégoût, à l'indignation même du Lecteur le plus caustique.
Quant à moi, Monsieur, s'il est vrai, comme on l'a dit, que tous les hommes soient frères, et c'est une belle idée, je voudrois qu'on pût engager nos frères les Gens de Lettres à laisser, en discutant, le ton rogue et tranchant à nos frères les Libellistes, qui s'en acquittent si bien; ainsi que les injures à nos frères les Plaideurs… qui ne s'en acquittent pas mal non plus. Je voudrois sur-tout qu'on pût engager nos freres les Journalistes à renoncer à ce ton pédagogue et magistral avec lequel ils gourmandent les Fils d'Apollon et font rire la sottise aux dépens de l'esprit.
Ouvrez un Journal, ne semble-t-il pas voir un dur Répétiteur, la férule ou la verge levée sur des Ecoliers négligens, les traiter en esclaves au plus léger défaut dans le devoir? Eh, mes Freres, il s'agit bien de devoir ici, la Littérature en est le délassement et la douce récréation.
A mon égard, au moins, n'espérez pas asservir dans ses jeux mon esprit à la règle; il est incorrigible, et, la classe du devoir une fois fermée, il devient si léger et badin que je ne puis que jouer avec lui. Comme un liège emplumé qui bondit sur la raquette, il s'élève, il retombe, égaye mes yeux, repart en l'air, y fait la roue et revient encore. Si quelque Joueur adroit veut entrer en partie et balloter à nous deux le léger volant de mes pensées, de tout mon cœur; s'il riposte avec grâce et légéreté, le jeu m'amuse et la partie s'engage. Alors on pourroit voir les coups portés, parés, reçus, rendus, accélérés, pressés, relevés, même avec une prestesse, une agilité propre à réjouir autant les Spectateurs qu'elle animeroit les Acteurs.
Telle, au moins, Monsieur, devroit être la critique, et c'est ainsi que j'ai toujours conçu la dispute entre les Gens polis qui cultivent les Lettres.
Voyons, je vous prie, si le Journaliste de Bouillon a conservé dans sa Critique ce caractère aimable et sur-tout de candeur pour lequel on vient de faire des vœux.
«La Pièce est une Farce, dit-il.»
Passons sur les qualités. Le méchant nom qu'un Cuisinier étranger donne aux ragoûts françois ne change rien à leur faveur. C'est en passant par ses mains qu'ils se dénaturent. Analysons la Farce de Bouillon.
«La Pièce, a-t-il dit, n'a pas de plan.»
Est-ce parce qu'il est trop simple qu'il échappe à la sagacité de ce Critique adolescent?
Un Vieillard amoureux prétend épouser demain sa Pupille; un jeune Amant plus adroit le prévient, et ce jour même en fait sa femme, à la barbe et dans la maison du Tuteur. Voilà le fond, dont on eut pu faire, avec un égal succès, une Tragédie, une Comédie, un Drame, un Opéra, et cætera. L'Avare de Molière est-il autre chose? Le Grand Mithridate est-il autre chose? Le genre d'une Pièce, comme celui de toute autre action, dépend moins du fond des choses que des caractères qui les mettent en œuvre.
Quant à moi, ne voulant faire sur ce plan qu'une Pièce amusante et sans fatigue, une espèce d'Imbroille7, il m'a suffi que le Machiniste, au lieu d'être un noir scélérat, fût un drôle de garçon, un homme insouciant, qui rit également du succès et de la chûte de ses entreprises, pour que l'Ouvrage, loin de tourner en Drame sérieux, devînt une Comédie fort gaie; et de cela seul que le Tuteur est un peu moins sot que tous ceux qu'on trompe au Théâtre, il est résulté beaucoup de mouvement dans la Pièce, et sur-tout la nécessité d'y donner plus de ressort aux intrigans.
Au lieu de rester dans ma simplicité comique, si j'avois voulu compliquer, étendre et tourmenter mon plan à la manière tragique ou dramique8, imagine-t-on que j'aurois manqué de moyens dans une aventure dont je n'ai mis en Scènes que la partie la moins merveilleuse?
En effet, personne aujourd'hui n'ignore qu'à l'époque historique où la Pièce finit gaiement dans mes mains, la querelle commença sérieusement à s'échauffer, comme qui diroit derrière la toile, entre le Docteur et Figaro, sur les cent écus. Des injures on en vint aux coups. Le Docteur, étrillé par Figaro, fit tomber en se débattant le rescille9 ou filet qui coiffoit le Barbier, et l'on vit, non sans surprise, une forme de spatule imprimée à chaud sur sa tête razée. Suivez-moi, Monsieur, je vous prie.
A cet aspect, moulu de coups qu'il est, le Médecin s'écrie avec transport: «Mon Fils! ô Ciel, mon Fils! mon cher Fils!..» Mais avant que Figaro l'entende, il a redoublé de horions sur son cher Père. En effet, ce l'étoit.
Ce Figaro, qui pour toute famille avoit jadis connu sa mere, est fils naturel de Bartholo. Le Médecin, dans sa jeunesse, eut cet enfant d'une Personne en condition, que les suites de son imprudence firent passer du service au plus affreux abandon.
Mais avant de les quitter, le désolé Bartholo, Frater alors, a fait rougir sa spatule, il en a timbré son fils à l'occiput, pour le reconnoître un jour, si jamais le sort les rassemble. La mère et l'enfant avoient passé six années dans une honorable mendicité, lorsqu'un Chef de Bohémiens, descendu de Luc Gauric10, traversant l'Andalousie avec sa Troupe, et consulté par la mère sur le destin de son fils, déroba l'Enfant furtivement et laissa par écrit cet horoscope à sa place:
Après avoir versé le sang dont il est né,
Ton Fils assommera son Père infortuné:
Puis, tournant sur lui-même et le fer et le crime,
Il se frappe, et devient heureux et légitime.
En changeant d'état sans le savoir, l'infortuné jeune homme a changé de nom sans le vouloir; il s'est élevé sous celui de Figaro; il a vécu. Sa mère est cette Marceline, devenue vieille et Gouvernante chez le Docteur, que l'affreux horoscope de son fils a consolé de sa perte. Mais aujourd'hui, tout s'accomplit.
En saignant Marceline au pied, comme on le voit dans ma Pièce, ou plutôt comme on ne l'y voit pas, Figaro remplit le premier Vers:
Après avoir versé le sang dont il est né,
Quand il étrille innocemment le Docteur, après la toile tombée, il accomplit le second Vers:
Ton fils assommera son Père infortuné:
A l'instant, la plus touchante reconnoissance a lieu entre le Médecin, la Vieille et Figaro: c'est vous, c'est lui, c'est toi, c'est moi. Quel coup de Théâtre! Mais le fils, au désespoir de son innocente vivacité, fond en larmes et se donne un coup de rasoir; selon le sens du troisième Vers:
Quel tableau! En n'expliquant point si du rasoir il se coupe la gorge ou seulement le poil du visage, on voit que j'avois le choix de finir ma Pièce au plus grand pathétique. Enfin, le Docteur épouse la Vieille, et Figaro, suivant la dernière leçon…
…Devient heureux et légitime.
Quel dénoûment! Il ne m'en eût coûté qu'un sixième Acte. Eh! quel sixième Acte! Jamais Tragédie au Théâtre François… Il suffit. Reprenons ma Pièce en l'état où elle a été jouée et critiquée. Lorsqu'on me reproche avec aigreur ce que j'ai fait, ce n'est pas l'instant de louer ce que j'aurois pu faire,
«La Pièce est invraisemblable dans sa conduite,» a dit encore le Journaliste établi dans Bouillon avec Approbation et Privilége.
Invraisemblable? Examinons cela par plaisir.
Son Excellence M. le Comte Almaviva, dont j'ai depuis long-tems l'honneur d'être ami particulier, est un jeune Seigneur, ou pour mieux dire étoit, car l'âge et les grands emplois en ont fait depuis un homme fort grave, ainsi que je le suis devenu moi-même. Son Excellence étoit donc un jeune Seigneur Espagnol, vif, ardent, comme tous les Amans de sa Nation, que l'on croit froide et qui n'est que paresseuse.
Il s'étoit mis secrètement à la poursuite d'une belle personne qu'il avoit entrevue à Madrid et que son Tuteur a bientôt ramenée au lieu de sa naissance. Un matin qu'il se promenoit sous ses fenêtres à Séville, où depuis huit jours il cherchoit à s'en faire remarquer, le hasard conduisit au même endroit Figaro le Barbier. «Ah! le hasard! dira mon Critique, et si le hasard n'eût pas conduit ce jour-là le Barbier dans cet endroit, que devenoit la Pièce? – Elle eût commencé, mon Frère, à quelqu'autre époque. – Impossible, puisque le Tuteur, selon vous-même, épousoit le lendemain. – Alors il n'y auroit pas eu de Pièce, ou, s'il y en avoit eu, mon Frère, elle auroit été différente. Une chose est-elle invraisemblable parce qu'elle étoit possible autrement?»
Réellement, vous avez un peu d'humeur. Quand le Cardinal de Retz nous dit froidement: «Un jour j'avois besoin d'un homme, à la vérité, je ne voulois qu'un fantôme; j'aurois désiré qu'il fût petit-fils d'Henri le Grand, qu'il eût de longs cheveux blonds; qu'il fût beau, bien fait, bien séditieux; qu'il eût le langage et l'amour des Halles; et voilà que le hasard me fait rencontrer à Paris M. de Beaufort, échappé de la prison du Roi; c'étoit justement l'homme qu'il me falloit12.» Va-t-on dire au Coadjuteur: «Ah! le hasard! Mais si vous n'eussiez pas rencontré M. de Beaufort! Mais ceci, mais cela?..»
Le hasard donc conduisit en ce même endroit Figaro le Barbier, beau diseur, mauvais Poëte, hardi Musicien, grand fringueneur13 de guittare et jadis Valet-de-Chambre du Comte; établi dans Séville, y faisant avec succès des barbes, des Romances et des mariages, y maniant également le fer du Phlébotôme14 et le piston du Pharmacien; la terreur des maris, la coqueluche des femmes, et justement l'homme qu'il nous falloit. Et comme, en toute recherche, ce qu'on nomme passion n'est autre chose qu'un désir irrité par la contradiction, le jeune Amant, qui n'eût peut-être eu qu'un goût de fantaisie pour cette beauté, s'il l'eût rencontrée dans le monde, en devient amoureux, parce qu'elle est enfermée, au point de faire l'impossible pour l'épouser.
Mais vous donner ici l'extrait entier de la Pièce, Monsieur, seroit douter de la sagacité, de l'adresse avec laquelle vous saisirez le dessein de l'Auteur, et suivrez le fil de l'intrigue, en la lisant. Moins prévenu que le Journal de Bouillon, qui se trompe avec Approbation et Privilége sur toute la conduite de cette Pièce, vous y verrez que tous les soins de l'Amant ne sont pas destinés à remettre simplement une lettre, qui n'est là qu'un léger accessoire à l'intrigue, mais bien à s'établir dans un fort défendu par la vigilance et le soupçon, sur-tout à tromper un homme qui, sans cesse éventant la manœuvre, oblige l'ennemi de se retourner assez lestement pour n'être pas désarçonné d'emblée.
Et lorsque vous verrez que tout le mérite du dénoûment consiste en ce que le Tuteur a fermé sa porte en donnant son passe-partout à Bazile, pour que lui seul et le Notaire pussent entrer et conclure son mariage, vous ne laisserez pas d'être étonné qu'un Critique aussi équitable se joue de la confiance de son Lecteur, ou se trompe au point d'écrire, et dans Bouillon encore: le Comte s'est donné la peine de monter au balcon par une échelle avec Figaro, quoique la porte ne soit pas fermée.
Enfin, lorsque vous verrez le malheureux Tuteur, abusé par toutes les précautions qu'il prend pour ne le point être, à la fin forcé de signer au contrat du Comte et d'approuver ce qu'il n'a pu prévenir, vous laisserez au Critique à décider si ce Tuteur étoit un imbécille de ne pas deviner une intrigue dont on lui cachoit tout, lorsque lui Critique, à qui l'on ne cachoit rien, ne l'a pas devinée plus que le Tuteur.
En effet, s'il l'eût bien conçue, auroit-il manqué de louer tous les beaux endroits de l'Ouvrage?
Qu'il n'ait point remarqué la manière dont le premier Acte annonce et déploie avec gaieté tous les caractères de la Pièce, on peut lui pardonner.
Qu'il n'ait pas apperçu quelque peu de comédie dans la grande Scène du second Acte, où, malgré la défiance et la fureur du Jaloux, la Pupille parvient à lui donner le change sur une lettre remise en sa présence, et à lui faire demander pardon à genoux du soupçon qu'il a montré, je le conçois encore aisément.
Qu'il n'ait pas dit un seul mot de la Scène de stupéfaction de Bazile, au troisième Acte, qui a paru si neuve au Théâtre, et a tant réjoui les Spectateurs, je n'en suis point réjoui du tout.
Passe encore qu'il n'ait pas entrevu l'embarras où l'Auteur s'est jeté volontairement au dernier Acte, en faisant avouer par la Pupille à son Tuteur que le Comte avoit dérobé la clé de la jalousie; et comment l'Auteur s'en démêle en deux mots, et sort en se jouant de la nouvelle inquiétude qu'il a imprimée au Spectateur, c'est peu de chose en vérité.
Je veux bien qu'il ne lui soit pas venu à l'esprit que la Pièce, une des plus gaies qui soient au Théâtre, est écrite sans la moindre équivoque, sans une pensée, un seul mot dont la pudeur, même des petites Loges, ait à s'allarmer, ce qui pourtant est bien quelque chose, Monsieur, dans un siècle où l'hypocrisie de la décence est poussée presque aussi loin que le relâchement des mœurs. Très-volontiers. Tout cela sans doute pouvoit n'être pas digne de l'attention d'un Critique aussi majeur.
Mais comment n'a-t-il pas admiré ce que tous les honnêtes gens n'ont pu voir sans répandre des larmes de tendresse et de plaisir? je veux dire, la piété filiale de ce bon Figaro, qui ne sauroit oublier sa mère!
Tu connois donc ce Tuteur? lui dit le Comte au premier acte. Comme ma mère, répond Figaro. Un avare auroit dit: Comme mes poches. Un Petit-Maître eût répondu: Comme moi-même. Un ambitieux: Comme le chemin de Versailles; et le Journaliste de Bouillon: Comme mon Libraire. Les comparaisons de chacun se tirant toujours de l'objet intéressant. Comme ma mère, a dit le fils tendre et respectueux!
Dans un autre endroit encore: Ah! vous êtes charmant! lui dit le Tuteur. Et ce bon, cet honnête Garçon, qui pouvoit gaiement assimiler cet éloge à tous ceux qu'il a reçus de ses Maîtresses, en revient toujours à sa bonne mère, et répond à ce mot: Vous êtes charmant! – Il est vrai, Monsieur, que ma mère me l'a dit autrefois. Et le Journal de Bouillon ne relève point de pareils traits! Il faut avoir le cerveau bien desséché pour ne les pas voir, ou le cœur bien dur pour ne pas les sentir!
Sans compter mille autres finesses de l'Art répandues à pleines mains dans cet Ouvrage. Par exemple, on sait que les Comédiens ont multiplié chez eux les emplois à l'infini; emplois de grande, moyenne et petite Amoureuse; emplois de grands, moyens et petits Valets; emplois de Niais, d'Important, de Croquant, de Paysan, de Tabellion, de Bailly; mais on sait qu'ils n'ont pas encore appointé celui de Bâillant. Qu'a fait l'Auteur pour former un Comédien peu exercé au talent d'ouvrir largement la bouche au Théâtre? Il s'est donné le soin de lui rassembler dans une seule phrase toutes les syllabes bâillantes du françois: Rien… qu'en… l'en… en… ten… dant… parler; syllabes en effet qui feroient bâiller un mort, et parviendroient à desserrer les dents même de l'envie!
En cet endroit admirable où, pressé par les reproches du Tuteur qui lui crie: Que direz-vous à ce malheureux qui bâille et dort tout éveillé? et l'autre qui depuis trois heures éternue à se faire sauter le crâne et jaillir la cervelle, que leur direz-vous? Le naïf Barbier répond: Eh parbleu! je dirai à celui qui éternue, Dieu vous bénisse; et va te coucher à celui qui dort. Réponse en effet si juste, si chrétienne et si admirable, qu'un de ces fiers Critiques, qui ont leurs entrées au Paradis, n'a pu s'empêcher de s'écrier: «Diable! l'Auteur a dû rester au moins huit jours à trouver cette réplique!»
Et le Journal de Bouillon, au lieu de louer ces beautés sans nombre, use encre et papier, Approbation et Privilége, à mettre un pareil Ouvrage au-dessous même de la critique! On me couperoit le cou, Monsieur, que je ne saurois m'en taire.
N'a-t-il pas été jusqu'à dire, le Cruel: «Que pour ne pas voir expirer ce Barbier sur le Théâtre, il a fallu le mutiler, le changer, le refondre, l'élaguer, le réduire en quatre Actes et le purger d'un grand nombre de pasquinades, de calembourgs, de jeux de mots, en un mot, de bas comique.»
Il avait déjà parlé de ces critiques aux comédiens eux-mêmes dans une lettre intime qu'il leur adressait quelque temps avant d'écrire cette épître-préface: «Tant qu'il vous plaira, Messieurs, de donner le Barbier de Séville, je l'endurerai avec résignation. Et puissiez vous crever de monde, car je suis l'ami de vos succès et l'amant des miens… Si le public est content, si vous l'êtes, je le serai aussi. Je voudrais bien pouvoir en dire autant du Journal de Bouillon; mais vous avez beau faire valoir la pièce, la jouer comme des anges, il faut vous détacher de ce suffrage; on ne peut pas plaire à tout le monde.
«Je suis, Messieurs, avec reconnaissance, etc…
«Signé: Caron de Beaumarchais.» (Lettre citée par M. de Loménie, tome II)