Loe raamatut: «Les naturalistes»

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TABLE DES MATIÉRES

Préface Thierry Courvoisier et Jürg Pfister

La suisse Un pays de naturalistes Patrick Kupper et Bernhard C. Schär

A l’aube de l’âge de glace Jean de Charpentier, pionnier tragique d’une révolution scientifique Tobias Krüger

Comment la nature investit la ville Augustin Pyrame de Candolle et la création des musées d’histoire naturelle en Suisse Flavio Häner

Le temps en tableaux Christian Gregor Brügger et l’institutionnalisation de la météorologie Franziska Hupfer

Evolution, sexe et race On the Origin of Species de Darwin dans la traduction de Clémence Royer Bernhard C. Schär

Au service de la science et de leur ville Fritz et Paul Sarasin à Ceylan Serge Reubi

«Perdu dans les Alpes» La réforme bibliographique de Herbert Haviland Field Patrick Kupper

Par les prairies du Jura et les décharges Les «contributions» de Rudolf Probst à la flore soleuroise Tobias Scheidegger

La révolution après le travail 1905 – l’annus mirabilis d’Albert Einstein Alexis Schwarzenbach

Zurich, laboratoire de la science raciale Rudolf Martin, Otto Schlaginhaufen et l’anthropologie physique Pascal Germann

«Après nous les employés!» Alfred de Quervain et les débuts du Service sismologique suisse Remo Grolimund

Des déchets des abattoirs au laboratoire Tadeus Reichstein et l’avènement de la chimie des substances naturelles Lea Haller

De la diplomatie au lieu de l’héroïsme Robert Haefeli, la recherche polaire suisse et la Guerre froide Lea Pfäffli

La science durant la Guerre froide Hedi Fritz-Niggli et la radiobiologie Sibylle Marti

A la recherche de Boukary Porgo Fragments d’une histoire du savoir suisse en Afrique de l’Ouest Lukas Meier

Biographie d’un réseau SystemsX et la recherche en sciences naturelles au XXIe siècle Alban Frei

A la découverte de la Suisse et du monde Patrick Kupper et Bernhard C. Schär

«Une organisation simple et sans prétention» A propos de l’histoire de l’Académie suisse des sciences naturelles Patrick Kupper et Bernhard C. Schär

La Suisse, une nation scientifique Johann N. Schneider-Ammann, conseiller fédéral

A propos des auteurs

Remerciements des éditeurs

PRÉFACE

Le monde est en pleine mutation. Les pôles politiques, économiques et scientifiques se déplacent et se multiplient. Certains défis qui se posent à l’échelle planétaire, tels que le changement climatique ou les limites des ressources naturelles, obligent en outre les sociétés à se réinventer dans une large mesure, partout dans le monde. Il ne faut donc pas s’étonner que, dans cette phase de mutation, un pays comme la Suisse se demande quelles sont ses racines et quels sont ses atouts effectifs. Qu’est-ce qui, au fond, fait de la Suisse ce qu’elle est?

Au sein de l’Académie suisse des sciences naturelles, qui a été fondée en 1815 et est ainsi la plus ancienne organisation scientifique nationale du pays, on avait très fortement l’impression que la Suisse était peu consciente de ses racines scientifiques. Dans la perspective de son Bicentenaire, l’Académie a donc décidé de partir à leur recherche.

Les historiennes et les historiens impliqués révèlent, dans le présent ouvrage, des racines d’une extrême richesse. Les chercheurs en sciences naturelles – les naturalistes de l’époque moderne – ont non seulement marqué la Suisse de manière décisive sur le plan politique, économique et scientifique, mais ils ont aussi établi des réseaux et positionné notre pays à l’échelle internationale. Ces puissantes racines scientifiques, ainsi que l’ont découvert ces historiennes et ces historiens, sont pour la plus grande part encore inexplorées et, force est de constater qu’il manque d’ouvrages de synthèse sur le paysage scientifique suisse. Le présent ouvrage constitue donc, dans ce sens, une ébauche et ouvre un vaste champ de recherches.

La Suisse va se transformer de manière considérable au cours des prochaines décennies. L’Académie suisse des sciences naturelles accompagnera la société dans cette mutation. Entre autres tâches, elle devra, d’une part, agir à l’intérieur de ses propres frontières, et apporter son soutien à la branche des sciences naturelles, afin que celle-ci s’organise. D’autre part, l’Académie regroupe les compétences en la matière et joue le rôle d’interlocuteur dans la discussion avec le monde politique et la société. En dehors de l’expertise qu’elle affiche à propos de thèmes comme le climat, l’énergie ou les ressources, l’Académie s’engagera pour que les historiennes et les historiens puissent intégrer leurs découvertes dans le débat sur l’avenir de la Suisse. Car notre société doit pouvoir tirer parti de ses atouts effectifs dans cette mutation qui s’annonce.

Prof. Dr Thierry Courvoisier,

président de l’Académie suisse

des sciences naturelles

Dr Jürg Pfister,

secrétaire général de l’Académie suisse

des sciences naturelles

PATRICK KUPPER ET BERNHARD C. SCHÄR
LA SUISS
Un pays de naturalistes

La Suisse est incontestablement l’une des principales nations scientifiques de notre époque. Dans le classement international des hautes écoles, ses universités occupent régulièrement les premières places. Sa recherche industrielle est aussi considérée comme extrêmement compétitive. Les contributions des chercheurs suisses dans le domaine des sciences naturelles et de la médecine sont, en particulier, très fréquemment citées et récompensées par des distinctions internationales. La liste des lauréats des Prix Nobel de physique, de chimie et de médecine indique qu’il ne s’agit pas, en l’occurrence, d’un phénomène nouveau. Depuis le début du XXe siècle, le Comité du Prix Nobel à Stockholm a décerné cette prestigieuse distinction scientifique à plus de vingt chercheurs suisses.1 Toutefois, les traces d’une nation scientifique helvétique sont beaucoup plus anciennes. Dès 1873, le botaniste et historien des sciences genevois Alphonse de Candolle constate que, en comparaison avec d’autres pays, les naturalistes suisses affichent une présence exceptionnelle. Bien avant que les classements internationaux soient à la mode, il utilise une méthode quantitative pour déterminer la qualité des diverses places scientifiques et les comparer. Il procède notamment à une évaluation des listes des membres d’honneur des académies scientifiques les plus renommées et jouissant de la plus longue tradition – l’Académie des Sciences en France, la Royal Society en Angleterre et la Königliche Akademie der Wissenschaften zu Berlin en Allemagne. Son analyse révèle qu’au XVIIe siècle, le nombre des chercheurs suisses distingués par ces trois sociétés savantes était déjà supérieur à la moyenne. Mais ce n’est pas tout: en comparant le nombre des nominations à celui des habitants, il se rend compte que la Suisse arrive clairement en tête de son classement par pays.2

Le succès international constitue, certes, l’image de marque de la Suisse en tant que pôle de recherche. Mais il ne s’agit là que d’un petit épisode d’une plus longue histoire. Car, dès l’avènement des sciences naturelles modernes en Suisse, au XVIIe siècle, l’étude de la nature a toujours compté un groupe plus large de passionnés, pour la plupart des «amateurs» – au sens propre du terme. Au fil des siècles, on y trouve des magistrats, des patriciens et des pasteurs, des médecins, des professeurs et des militaires, des cadres supérieurs, des hauts fonctionnaires ou des industriels. En Suisse, la recherche en sciences naturelles reposait sur un vaste mouvement social, ainsi qu’en témoigne notamment le fait qu’entre 1600 et 1800, pas moins de 150 sociétés savantes furent fondées. La grande majorité des amateurs pouvaient y échanger leurs idées avec les quelques rares chercheurs spécialisés.3 La première association nationale des naturalistes verra le jour en 1815, avec la création de la Société helvétique des sciences naturelles – l’actuelle Académie suisse des sciences naturelles (SCNAT). Elle comprend, aujourd’hui encore, de nombreuses sections cantonales ainsi que des sociétés spécialisées dans certaines disciplines (telle la Société entomologique suisse qui se concentre sur l’étude des insectes de notre pays) et leurs ramifications cantonales. Aujourd’hui encore, d’innombrables naturalistes continuent de s’engager, pour des raisons professionnelles ou privées, dans ce réseau d’associations très étendu.4 Jusqu’à la fin du XIXe siècle, être membre d’une société savante était toutefois un privilège exclusivement réservé aux hommes. Les sociétés étaient, en outre, surtout ancrées dans les cantons protestants du Plateau suisse. Il est toutefois permis de penser que les épouses, les filles et les sœurs de leurs membres ainsi que les habitants des régions alpines participèrent à l’étude de la «nature de leur patrie».5 Les unes et les autres faisaient office de guides locaux pour les collectionneurs de papillons venus de la plaine ou aidaient à répertorier et préparer correctement les plantes recueillies conservées dans le cabinet d’un médecin, d’un professeur ou d’un pasteur.

On peut donc affirmer à juste titre que la Suisse est un pays de naturalistes. Mais elle n’en est pas consciente. Les récits historiques qui essaient de décrire ce phénomène et de l’expliquer sont rares.6 Le présent ouvrage se propose de combler cette lacune. Il raconte quinze histoires sur la place scientifique suisse. Les différents articles se basent sur des personnalités qui ont marqué l’histoire des sciences naturelles de notre pays: des naturalistes célèbres, d’autres un peu moins, et certains qui devraient même être inconnus des historiens spécialisés et des scientifiques. Nous avons demandé à leurs auteurs de ne pas relater l’histoire de ces personnages sous forme de biographies classiques. Nous les avons au contraire encouragés à adopter une approche largement répandue dans l’espace anglo-américain, à savoir utiliser ces personnages comme des instruments ou des sondes pour jeter un éclairage sur les périodes historiques durant lesquelles ils ont vécu, agi et pensé.7 Une telle approche permet en effet de replacer la science dans un contexte plus large – par exemple, de mettre en relief le rôle des réseaux et des institutions scientifiques, mais aussi le lien étroit entre les conceptions et pratiques scientifiques et l’époque qui les a vu naître. On y découvrira également comment les hiérarchies sociales se manifestèrent dans l’étude de la nature, notamment au niveau des frontières sociales, sexuelles ou «raciales», et dans quelle mesure les naturalistes suisses exploitèrent leurs recherches pour critiquer ou consolider de telles hiérarchies et contribuèrent ainsi à façonner la société de notre pays. Enfin, cet ouvrage aborde aussi la question des relations que les naturalistes suisses établirent, pour les motifs les plus divers, avec d’autres scientifiques en Suisse, en Europe et au-delà. Les personnages ainsi décrits nous apparaissent sous un jour plutôt inhabituel. De grandes personnalités que l’on prétendait bien connaître (tels Louis Agassiz ou Albert Einstein) sont présentées sous un nouvel éclairage, tandis que d’autres, jusqu’à présent négligées (comme Clémence Royer ou Boukary Porgo), sortent de leur marginalité, voire de leur anonymat, et que leur importance pour le développement des sciences naturelles en Suisse est mise en évidence.

Se concentrer sur les conditions qui régnaient durant ces périodes au cours desquelles ces scientifiques ont vécu nous permet de nous interroger sur le rôle joué par le contexte national dans la production de connaissances scientifiques. Qu’est-ce qui caractérisait la place scientifique suisse, et comment se présentait-elle aux différentes époques? La singularité de notre pays ou les particularismes de l’Etat fédéral ont-ils inspiré, favorisé ou, au contraire, empêché les efforts en matière de recherche? Et à l’inverse, comment l’étude de la nature, largement répandue dans la société, a-t-elle influencé la Suisse? En quoi consistait cette singularité helvétique? S’agissait-il de conditions sociales, politiques, économiques et scientifiques propres à ce pays ou d’une identité suisse spécifique, à savoir une certaine image de la Suisse en tant que nation? Et comment a-t-on pu concilier les contraintes politiques et le credo scientifique du libre-échange d’idées, mais aussi les différents modes d’organisation sur le plan national et les exigences d’un universalisme scientifique?

Les quinze textes rassemblés dans ce volume ne constituent pas une histoire exhaustive ou représentative de la place scientifique suisse, mais sont des voyages de reconnaissance dans un vaste domaine, dont de nombreux aspects nous sont encore inconnus. Les auteurs de ces textes évoluent aux limites des faits historiques importants et en repoussent les frontières. Leurs textes mettent en scène des événements décisifs, révélant une étonnante diversité historique, et ce, aussi bien sur le plan individuel que dans leur ensemble. Ainsi, au fil des pages, se dessine une image de la Suisse qui ne nous est guère familière, celle d’un pays de naturalistes, d’une nation en contact avec le monde, qui a appris à se définir par le biais des activités politiques, économiques, mais aussi scientifiques, de ses habitants.

TOBIAS KRÜGER
À L’AUBE DE L’ÂGE DE GLACE
Jean de Charpentier, pionnier tragique d’une révolution scientifique

Aujourd’hui, chacun sait que, durant les différentes périodes de glaciation, de vastes pans de l’Europe étaient recouverts de glaciers. Au début du XIXe siècle, en revanche, une telle idée n’aurait effleuré l’esprit de quiconque. Jean de Charpentier (1786-1855) fut l’un des personnages qui jouèrent un rôle déterminant dans la découverte et l’étude des glaciations. Nous nous proposons de retracer ici l’histoire de sa participation à l’une des découvertes géologiques les plus sensationnelles du XIXe siècle, sans omettre la dimension tragique qu’elle eut pour lui sur le plan personnel.

Au premier abord, on pourrait supposer que Jean de Charpentier était Suisse romand ou Français. Cependant, il est né en Saxe. Son nom lui vient de ses ancêtres normands. Probablement ces derniers s’étaient-ils jadis réfugiés en Saxe, fuyant les persécutions religieuses qui frappaient les protestants français. Cadet d’une famille de sept enfants, Jean de Charpentier est venu au monde dans la petite ville minière de Freiberg. Son père, qui était professeur à l’Académie des mines locale, réalisa, entre autres, l’une des premières cartes géologiques, en 1778.1 Il y signale les types de roches au moyen de couleurs différentes, ce qui constituait à l’époque une innovation. En 1802, le père de Jean de Charpentier sera promu au poste d’inspecteur général des mines et restera jusqu’à sa mort à la tête du Service des mines et de la métallurgie dans ce qui était alors l’Electorat de Saxe.2 Ce contexte familial semble avoir fortement influencé le jeune garçon. A l’école, il reçoit une formation humaniste classique. Puis, suivant l’exemple de l’aîné de ses frères, Toussaint, il fait des études d’ingénieur des mines à l’Académie de Freiberg. Après avoir travaillé pendant une courte période sous les ordres de son frère dans une mine de charbon à Waldenbourg, en Silésie (aujourd’hui Walbrzych en Pologne), il accepte un poste dans les Pyrénées françaises. Une société minière envisage en effet de s’y lancer dans l’extraction du cuivre. Le projet ayant échoué, Charpentier reste sur place et se consacre à l’exploration des Pyrénées pendant quatre ans. A partir de 1812, il suit des cours de chimie et d’histoire naturelle à Paris. L’année suivante, il voyage en Auvergne et dans le Vivarais. A cette époque, on lui propose, grâce à l’entremise d’un de ses amis étudiants, l’inspecteur cantonal des forêts et géologue vaudois Charles Lardy (1780-1858), de reprendre la direction des Mines de sel de Bex.3 L’entreprise était en difficulté, car les coûts de production y étaient trop onéreux et les résultats de l’exploitation insatisfaisants. Jean de Charpentier relève le défi et réussit à répondre aux attentes que l’on nourrit à son égard. Au lieu de rechercher des sources d’eau salée en creusant, il réussit à détecter les couches de roches salines au moyen d’investigations géologiques et de calculs ciblés. Il pourra ainsi poser des bases nouvelles, économiquement saines, pour l’extraction du sel à Bex et multiplier la production par quatre.4 Pour lui témoigner sa reconnaissance, le Gouvernement vaudois lui fera cadeau de la Villa Solitaire, une demeure de style néo-classique rappelant vaguement l’architecture régionale, construite en 1825/26 aux Dévens par l’ingénieur cantonal Adrien Pichard (1790-1841).5


Ill. 1: La Villa Solitaire de Jean de Charpentier aux Dévens, près de Bex, construite dans un style néo-classique en1825/26.

Grâce à son activité professionnelle et son engagement personnel en tant que naturaliste, Charpentier établit rapidement des contacts avec des chercheurs suisses. En 1815, le pharmacien et fabricant d’eau minérale genevois Henri-Albert Gosse (1753-1816) fonde la Société helvétique des sciences naturelles – la SHSN –, l’actuelle Académie suisse des sciences naturelles.6 Parmi les 36 membres fondateurs invités, on trouve le directeur des Mines de sel de Bex, Jean de Charpentier, alors âgé de 29 ans. Celui-ci s’avérera être un chercheur passionné et polyvalent au cours des décennies qui suivront. Durant son séjour dans les Pyrénées françaises, il avait déjà étudié leur structure géologique. L’Académie des sciences lui décernera pour ces travaux le Prix de statistique en 1822.7 Sur ce, il enverra les notes qu’il avait prises concernant les us et coutumes et la langue du Pays basque au spécialiste prussien des langues et réformateur de l’éducation, Wilhelm von Humboldt (1767-1835).8 Ce dernier les utilisera pour ses recherches sur la langue basque. A Bex, dans le canton de Vaud, Charpentier n’étudie pas seulement les gisements de sel, mais la géologie des Alpes en général. Ainsi pourra-t-il prouver avec Charles Lardy, en 1814, que les Alpes sont nées beaucoup plus tôt qu’on ne l’avait supposé jusqu’alors.9 Au fil des ans, Jean de Charpentier constituera un herbier de 26 000 plantes, devenant ainsi l’un des meilleurs herboristes de Suisse.10 Mais la plus grande passion du directeur des salines était toutefois les escargots. Le catalogue de sa collection de gastéropodes terrestres et d’eau douce recensait au total, outre les lieux de découverte, 3707 espèces illustrées par 37 570 exemplaires.11 Ce sera son dernier grand travail scientifique.

JEAN DE CHARPENTIER SÉDUIT PAR L’IDÉE DES GLACIATIONS

Aujourd’hui, cet éminent naturaliste est surtout connu comme pionnier de la recherche sur les glaciations. Ce n’est pas sans ironie d’un point de vue historique. Certes, depuis de nombreuses années (avant même qu’il ne commence ses propres recherches), il était confronté à des questions qui allaient préoccuper les futurs glaciologues. Toutefois, dans un premier temps, il refusera l’idée d’un climat qui aurait été jadis plus froid et de glaciers alpins plus étendus, car il partait du principe que le climat avait été plus chaud au cours des premières ères géologiques.

C’est sans doute à l’été 1815 que Jean de Charpentier entendit parler pour la première fois de la croissance des glaciers. A l’époque, il entreprend une excursion au val de Bagnes en Valais. Quelqu’un lui suggère alors que les énormes blocs de pierre éparpillés dans la nature pourraient y avoir été transportés par des glaciers. Bien des années plus tard, en février 1840, il évoquera cette rencontre dans une lettre privée au géologue bernois Bernhard Studer: «La personne qui m’a parlé pour la première fois des glaciers comme étant la cause du transport des débris erratiques [sic] était un paysan de Lourtier dans le val de Bagne, du nom de Perotin, qui est sans doute mort aujourd’hui. C’est en juillet 1815, lorsque j’ai fait un voyage dans cette vallée, que j’ai passé la nuit chez lui. Il prétendait dur comme fer qu’autrefois, le val de Bagne et le val d’Entremont étaient complètement remplis par un glacier qui s’étendait jusqu’à Martigny et y avait déposé les gros blocs de granit. Il va de soi que je rejetai complètement cette idée.»12 Le «Perotin» mentionné ici n’était autre que le charpentier et chasseur de chamois Jean-Pierre Perraudin (1767-1858). Contrairement à ce que suppose Jean de Charpentier lorsqu’il écrit cette lettre, ce dernier n’était pas encore décédé; l’alerte vieillard siégeait même au Grand Conseil valaisan! Sans doute considéra-t-il les réflexions du montagnard dignes d’être publiées, car ce dernier s’appuyait sur des observations vérifiables et faisait valoir que les blocs erratiques étaient trop gros et trop lourds pour avoir été charriés par les eaux. Ainsi Perraudin appliquait-il intuitivement le principe de l’actualisme, déjà répandu parmi les géologues du XIXe siècle, selon lequel des phénomènes observés dans le passé s’expliquent à partir de faits encore observables à l’époque présente. Des hypothèses comme celle de Perraudin étaient effectivement fort répandues parmi les habitants des régions alpines, et des savants en avaient fait état à différentes reprises.13 Quelques mois plus tard, Charpentier se retrouvera à nouveau confronté au mystère de l’origine des blocs erratiques, alors qu’il assiste à la conférence d’Henri-Albert Gosse sur ce thème à l’occasion de la création de la SHSN à Genève, en octobre 1815.14


Ill. 2: Photographie présumée de Jean-Pierre Perraudin (1767-1858), qui a sans doute été prise après 1850.

L’année suivante, une autre question qui intéressera les futurs glaciologues préoccupera Jean de Charpentier. Lors de la deuxième assemblée annuelle de la SHSN à Berne, il présente les résultats des recherches effectuées par l’ingénieur cantonal valaisan Ignaz Venetz (1788-1859), assurant ainsi à ce dernier son admission au sein de la Société. Venetz se demandait notamment comment des objets prisonniers des glaciers pouvaient être transportés.15 Nous ne savons pas quand et comment Charpentier et Venetz firent connaissance, mais ce qui est sûr, c’est qu’ils eurent des contacts professionnels à partir de 1818. Cette annéelà, le glacier du Giétroz s’effondre. La chute des séracs provoquera la constitution d’un nouveau glacier en contrebas, créant un lac de retenue. Le 16 juin, le barrage de glace cède et l’eau accumulée déferle dans la vallée. Pour vérifier les mesures de protection prises par Venetz, le gouvernement cantonal du Valais avait mandaté, entre autres, Charpentier à titre d’expert.16 Plus tard, les deux hommes se rencontreront de temps à autre, participant notamment à la correction et à l’endiguement du Rhône. 17

En 1821, Venetz soumet à la SHSN un mémoire dans lequel il cherche à répondre à la question mise au concours en 1817, à savoir si le climat se refroidissait. Se fondant sur l’état des anciens glaciers, des blocs erratiques et des moraines, l’ingénieur cantonal vaudois soutient que le climat s’est dégradé à l’aube de l’époque moderne. Il lui est toutefois plus difficile d’expliquer les traces d’anciennes moraines qui se trouvent à une distance considérable de la langue glaciaire – parfois même jusqu’à cinq kilomètres et demi!

Par l’intermédiaire de Jean de Charpentier, Venetz demandera, probablement à la fin août 1822, qu’on lui renvoie son manuscrit afin qu’il le révise en vue de la mise sous presse.18

Jusque-là, le monde scientifique de Charpentier était en ordre. Tout allait changer au printemps 1829, lorsque Ignace Venetz rendit visite au directeur des Mines de sel de Bex. Selon Charpentier, Venetz lui expliqua «que ses observations le portaient à croire que, non seulement la vallée d’Entremonts, mais que tout le Valais avait été jadis occupé par un glacier, qui s’était étendu jusques au Jura et qui avait été la cause du transport des débris erratiques».19 Charpentier n’était pas vraiment convaincu de ces thèses audacieuses. L’idée d’une glaciation aussi formidable lui semblait, comme il le reconnut ultérieurement, «réellement folle et extravagante».20 Lors de la prochaine assemblée générale de la SHSN, qui eut lieu au Grand Saint-Bernard en juillet 1829, Venetz présenta ses réflexions dans une conférence. Il y expliquait que les amas de roches alpines répandus dans les Alpes et au Jura, mais aussi les blocs erratiques du nord de l’Europe étaient dus à «l’existence d’immenses glaciers qui ont disparu depuis lors».21 Les réactions à cette conférence furent très critiques. L’origine des blocs erratiques semblait en effet déjà suffisamment expliquée par les théories, alors fort répandues, des éboulis et des flots de boue. Les savants de l’époque voyaient dans les plantes tropicales fossilisées la preuve éclatante d’un climat autrefois nettement plus chaud en Europe. La plupart des géologues du XIXe siècle supposaient donc qu’au cours de son histoire, la Terre s’était lentement refroidie. Pour la plupart des chercheurs présents, Venetz était un autodidacte provincial mal informé, d’autant plus que ses observations se limitaient aux zones à proximité des glaciers valaisans.22 Jean-de Charpentier faisait aussi partie des détracteurs de Venetz. Pour dissuader son ami de persister dans cette prétendue erreur, il entreprit de vérifier ses thèses et de les réfuter.23 Ses études sur le terrain durèrent tout juste quatre années. Elles le conduiront toutefois à un résultat bien différent de celui auquel il s’attendait. Il arriva en effet à la conclusion que ce n’était pas Venetz, mais lui et les autres naturalistes qui étaient dans l’erreur. Aussi, le directeur vaudois des salines se ralliera-t-il peu à peu aux vues de l’ingénieur cantonal valaisan. Charpentier évoque ce revirement au cours d’une conversation qu’il a avec le futur médecin Hermann Lebert (1813-1878) lors de sa visite, en automne 1833.24 L’année suivante, Charpentier présente pour la première fois son nouveau point de vue à un public scientifique lors de l’assemblée générale de la SHSN à Lucerne. Sa conférence s’intitule Annonce d’un des principaux résultats des recherches de Mr. Venetz, ingénieur des ponts et chaussées du Canton du Vallais, sur l’état actuel et passé des glaciers du Vallais.25 Dans son exposé, Charpentier essaie de prouver que le glacier du Rhône s’étendait jadis jusqu’au Plateau suisse. Il est possible qu’il se soit senti conforté dans ses thèses audacieuses par une expérience faite quelques jours plus tôt, en se rendant à Lucerne. Le directeur des salines relate dans la lettre à Bernhard Studer mentionnée plus haut comment, marchant avec le manuscrit de sa conférence dans sa poche, il rattrapa un bûcheron de Meiringen en haut du col de Brüning et fit un bout de chemin avec lui: «Celui-ci prétendait, sans que je le lui aie demandé, que les blocs de granit que nous voyions sur notre route avaient été transportés du Grimsel jusqu’ici par le glacier qui s’étendait encore un peu plus loin que Berne. Comme à cet instant, j’avais mon mémoire dans ma poche[,] pour le lire à Lucerne, cette remarque me réjouit tellement que je donnai un bon pourboire à cet homme.»26


Ill. 3: Ignaz Venetz à l’âge de 38 ans. Ce portrait qu’il fit faire en 1826 le montre sous les traits d’un ingénieur plein d’assurance. Par la fenêtre, sur la gauche, on aperçoit à l’arrière-plan le glacier du Giétroz. Grâce aux mesures qu’il avait prises, Venetz réussit à empêcher une catastrophe plus grande lorsqu’il s’effondra. Peinture à l’huile de Lorenz Justin Ritz (1796-1870).

Conformément aux théories sur la formation de la Terre propagées à cette époque, Jean de Charpentier partait du principe que la planète s’était continuellement refroidie au cours de son histoire. S’appuyant sur les théories du soulèvement des montagnes, il supposait que, des forces dites plutoniennes, agissant dans les profondeurs de la Terre, avaient soulevé les Alpes et le territoire environnant. De la vapeur d’eau s’était alors échappée des fentes et des abîmes du nouveau massif. Les Alpes étant, peu après leur formation, nettement plus élevées qu’aujourd’hui, des chutes de neige persistantes entraînèrent une croissance exceptionnelle des glaciers. C’est ainsi qu’un gigantesque glacier alpin s’étendra bientôt jusqu’au Jura, traversant le Plateau suisse. Une fois le nouveau massif montagneux stabilisé, les Alpes étaient tombées à leur niveau actuel, provoquant un réchauffement des régions alpines et la fin de la glaciation. Dans son interprétation, Charpentier considérait la vaste expansion des glaciers des Alpes comme un phénomène régional provisoire. Il croyait ainsi pouvoir concilier ses observations et celles de Venetz avec les théories de l’histoire de la Terre qui prévalaient alors. Globalement, l’approche de Charpentier ressemblait à celle du botaniste suédois Göran Wahlenberg (1780-1851) qui, s’étant intéressé à l’origine des blocs erratiques en Scandinavie en 1818, supposait un refroidissement régional temporaire et une glaciation des montagnes scandinaves.27 Jean de Charpentier fera paraître son article en 1835 dans les Annales des Mines, une revue scientifique française prestigieuse.28 Le public germanophone prendra connaissance de son contenu un an plus tard, notamment grâce à une notice de Karl Büchner (1806-1837) parue dans la Literarische Zeitung.29 La même année, une revue allemande et une revue anglaise publient une traduction du texte légèrement remanié.30 Un deuxième article, dans lequel Charpentier place sa théorie glaciaire dans un cadre historique plus vaste, paraît en français et en anglais en 1836. Enfin, en 1837, la principale revue géologique allemande, Neue Jahrbuch für Mineralogie, Geognosie und Geologie, publiera en même temps ses deux articles.31 Jean de Charpentier était manifestement convaincu de sa théorie et soucieux de la diffuser et de l’introduire dans le débat scientifique.

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