Loe raamatut: «Les quatre cavaliers de l'apocalypse»
I
DE BUENOS-AIRES A PARIS
Le 7 juillet 1914, Jules Desnoyers, le jeune «peintre d'âmes», comme on l'appelait dans les salons cosmopolites du quartier de l'Étoile, – beaucoup plus célèbre toutefois pour la grâce avec laquelle il dansait le tango que pour la sûreté de son dessin et pour la richesse de sa palette, – s'embarqua à Buenos-Aires sur le Kœnig Frederic-August, paquebot de Hambourg, afin de rentrer à Paris.
Lorsque le paquebot s'éloigna de la terre, le monde était parfaitement tranquille. Au Mexique, il est vrai, les blancs et les métis s'exterminaient entre eux, pour empêcher les gens de s'imaginer que l'homme est un animal dont la paix détruit les instincts combatifs. Mais sur tout le reste de la planète les peuples montraient une sagesse exemplaire. Dans le transatlantique même, les passagers, de nationalités très diverses, formaient un petit monde qui avait l'air d'être un fragment de la civilisation future offert comme échantillon à l'époque présente, une ébauche de cette société idéale où il n'y aurait plus ni frontières, ni antagonismes de races.
Un matin, la musique du bord, qui, chaque dimanche, faisait entendre le choral de Luther, éveilla les dormeurs des cabines de première classe par la plus inattendue des aubades. Jules Desnoyers se frotta les yeux, croyant vivre encore dans les hallucinations du rêve. Les cuivres allemands mugissaient la Marseillaise dans les couloirs et sur les ponts. Le garçon de cabine, souriant de la surprise du jeune homme, lui expliqua cette étrange chose. C'était le 14 juillet, et les paquebots allemands avaient coutume de célébrer comme des fêtes allemandes les grandes fêtes de toutes les nations qui fournissaient du fret et des passagers. La république la plus insignifiante voyait le navire pavoisé en son honneur. Les capitaines mettaient un soin scrupuleux à accomplir les rites de cette religion du pavillon et de la commémoration historique. Au surplus, c'était une distraction qui aidait les passagers à tromper l'ennui de la traversée et qui servait à la propagande germanique.
Tandis que les musiciens promenaient aux divers étages du navire une Marseillaise galopante, suante et mal peignée, les groupes les plus matineux commentaient l'événement.
– Quelle délicate attention, disaient les dames sud-américaines. Ces Allemands ne sont pas aussi vulgaires qu'ils le paraissent. Et il y a des gens qui croient que l'Allemagne et la France vont se battre!
Ce jour-là, les Français peu nombreux qui se trouvaient sur le paquebot grandirent démesurément dans la considération des autres voyageurs. Ils n'étaient que trois: un vieux joaillier qui revenait de visiter ses succursales d'Amérique, et deux demoiselles qui faisaient la commission pour des magasins de la rue de la Paix, vestales aux yeux gais et au nez retroussé, qui se tenaient à distance et qui ne se permettaient jamais la moindre familiarité avec les autres passagers, beaucoup moins bien élevés qu'elles. Le soir, il y eut un dîner de gala. Au fond de la salle à manger, le drapeau français et celui de l'empire formaient une magnifique et absurde décoration. Tous les Allemands avaient endossé le frac, et les femmes exhibaient la blancheur de leurs épaules. Les livrées des domestiques étaient celles des grandes fêtes. Au dessert, un couteau carillonna sur un verre, et il se fit un profond silence: le commandant allait parler. Ce brave marin, qui joignait à ses fonctions nautiques l'obligation de prononcer des harangues aux banquets et d'ouvrir les bals avec la dame la plus respectable du bord, se mit à débiter un chapelet de paroles qui ressemblaient à des grincements de portes. Jules, qui savait un peu d'allemand, saisit au vol quelques bribes de ce discours. L'orateur répétait à chaque instant les mots «paix» et «amis». Un Allemand courtier de commerce, assis à table près du peintre, s'offrit à celui-ci comme interprète, avec l'obséquiosité habituelle des gens qui vivent de réclame, et il donna à son voisin des explications plus précises.
– Le commandant demande à Dieu de maintenir la paix entre l'Allemagne et la France, et il espère que les relations des deux peuples deviendront de plus en plus amicales.
Un autre orateur se leva, toujours à la table que présidait le marin. C'était le plus considérable des passagers allemands, un riche industriel de Dusseldorff, nommé Erckmann, qui faisait de grosses affaires avec la République Argentine. Jamais on ne l'appelait par son nom. Il avait le titre de «Conseiller de Commerce», et, pour ses compatriotes, il était Herr Commerzienrath, comme son épouse était Frau Rath. Mais ses intimes l'appelaient aussi «le Capitaine»: car il commandait une compagnie de landsturm. Erckmann se montrait beaucoup plus fier encore du second titre que du premier, et, dès le début de la traversée, il avait eu soin d'en informer tout le monde. Tandis qu'il parlait, le peintre examinait cette petite tête et cette robuste poitrine qui donnaient au Conseiller de Commerce quelque ressemblance avec un dogue de combat; il imaginait le haut col d'uniforme comprimant cette nuque rouge et faisant saillir un double bourrelet de graisse; il souriait de ces moustaches cirées dont les pointes se dressaient d'un air menaçant. Le Conseiller avait une voix sèche et tranchante qui semblait asséner les paroles: c'était sans doute de ce ton que l'empereur débitait ses harangues. Par instinctive imitation des traîneurs de sabre, ce bourgeois belliqueux ramenait son bras droit vers sa hanche, comme pour appuyer sa main sur la garde d'une épée invisible.
Aux premières paroles, malgré la fière attitude et le ton impératif de l'orateur, tous les Allemands éclatèrent de rire, en hommes qui savent apprécier la condescendance d'un Herr Commerzienrath lorsqu'il daigne divertir par des plaisanteries les personnes auxquelles il s'adresse.
– Il dit des choses très amusantes, expliqua encore l'interprète à voix basse. Toutefois, ces choses n'ont rien de blessant pour les Français.
Mais bientôt les auditeurs tudesques cessèrent de rire: le Commerzienrath avait abandonné la grandiose et lourde ironie de son exorde et développait la partie sérieuse de son discours. Selon lui, les Français étaient de grands enfants, gais, spirituels, incapables de prévoyance. Ah! s'ils finissaient par s'entendre avec l'Allemagne! si, au bord de la Seine, on consentait à oublier les rancunes du passé!..
Et le discours devint de plus en plus grave, prit un caractère politique.
– Il dit, monsieur, chuchota de nouveau l'interprète à l'oreille de Jules, qu'il souhaite que la France soit très grande et qu'un jour les Allemands et les Français marchent ensemble contre un ennemi commun… contre un ennemi commun…
Après la péroraison, le conseiller-capitaine leva son verre en l'honneur de la France.
– Hoch! s'écria-t-il, comme s'il commandait une évolution à ses soldats de la réserve.
Il poussa ce cri à trois reprises, et toute la masse germanique, debout, répondit par un Hoch! qui ressemblait à un rugissement, tandis que la musique, installée dans le vestibule de la salle à manger, attaquait la Marseillaise.
Jules était de nationalité argentine1, mais il portait un nom français, avait du sang français dans les veines. Il fut donc ému; un frisson d'enthousiasme lui monta dans le dos, ses yeux se mouillèrent, et, lorsqu'il but son champagne, il lui sembla qu'il buvait en même temps quelques larmes. Oui, ce que faisaient ces gens qui, d'ordinaire, lui paraissaient si ridicules et si plats, méritait d'être approuvé. Les sujets du kaiser fêtant la grande date de la Révolution! Il se persuada qu'il assistait à un mémorable événement historique.
– C'est très bien, très bien! dit-il à d'autres Sud-Américains qui étaient ses voisins de table. Il faut reconnaître qu'aujourd'hui l'Allemagne a été vraiment courtoise.
Le jeune homme passa le reste de la soirée au fumoir, où l'attirait la présence de madame la Conseillère. Le capitaine de landsturm jouait un poker avec quelques compatriotes qui lui étaient inférieurs dans la hiérarchie des dignités et des richesses. Son épouse se tenait auprès de lui, suivant de l'œil le va-et-vient des domestiques chargés de bocks, mais sans oser prendre sa part dans cette énorme consommation de bière: elle avait des prétentions à l'élégance et elle craignait beaucoup d'engraisser. C'était une Allemande à la moderne, qui ne reconnaissait à son pays d'autre défaut que la lourdeur des femmes et qui combattait en sa propre personne ce danger national par toute sorte de régimes alimentaires. Les repas étaient pour elle un supplice. Sa maigreur, obtenue et maintenue à force de volonté, rendait plus apparente la robustesse de sa constitution, la grosseur de son ossature, ses mâchoires puissantes, ses dents larges, saines, splendides: des dents qui suggéraient au peintre l'irrévérencieuse tentation de la comparer mentalement à la silhouette sèche et dégingandée d'une jument de course. «Elle est mince, se disait-il en l'observant du coin de l'œil, et cependant elle est énorme.» Le mari, lui, admirait l'élégance de sa Bertha, toujours vêtue d'étoffes dont les couleurs indéfinissables faisaient penser à l'art persan et aux miniatures des manuscrits médiévaux; mais il déplorait qu'elle ne lui eût pas donné d'enfants, et il regardait presque cette stérilité comme un crime de haute trahison. La patrie allemande était fière de la fécondité de ses femmes, et le kaiser, avec ses hyperboles d'artiste, avait posé en principe que la véritable beauté allemande doit avoir un mètre cinquante centimètres de ceinture.
Madame la Conseillère réservait volontiers à Jules Desnoyers un siège auprès du sien: car elle le tenait pour l'homme le plus «distingué» de tous les passagers. Le peintre était de taille moyenne, et son front brun se dessinait comme un triangle sous deux bandeaux de cheveux noirs, lisses, lustrés comme des planches de laque: précisément le contraire des hommes qui entouraient madame la Conseillère. Au surplus, il habitait Paris, la ville qu'elle n'avait pas vue encore, quoiqu'elle eût fait maints voyages dans les deux hémisphères.
– Ah! Paris, Paris! soupirait-elle en ouvrant de grands yeux et en allongeant les lèvres. Comme j'aimerais à y passer une saison!
Et, pour qu'il lui racontât la vie de Paris, elle se permettait certaines confidences sur les plaisirs de Berlin, mais avec une modestie rougissante, en admettant d'avance qu'il y a beaucoup mieux dans le monde et qu'elle avait grande envie de connaître ce mieux-là.
Herr Commerzienrath continuait entre amis son speech du dessert, et ses auditeurs ôtaient de leurs lèvres des cigares colossaux pour lancer des grognements d'approbation. La présence de Jules les avait mis tous d'aimable humeur; ils savaient que son père était Français, et cela suffisait pour qu'ils l'accueillissent comme s'il arrivait directement du Quai d'Orsay et représentait la plus haute diplomatie de la République. Pour eux, c'était la France qui venait fraterniser avec l'Allemagne.
– Quant à nous, déclara le Commerzienrath en regardant fixement le peintre comme s'il attendait de lui une déclaration solennelle, nous désirons vivre en parfaite amitié avec la France.
Jules approuva. Par le fait, il jugeait bon que les nations fussent amies les unes des autres, et il ne voyait aucun inconvénient à ce qu'elles affirmassent cette amitié, chaque fois que l'occasion s'en présentait.
– Malheureusement, reprit l'industriel sur un ton plaintif, la France se montre hargneuse avec nous. Il y a des années que notre empereur lui tend la main avec une noble loyauté, et elle feint de ne pas s'en apercevoir. Vous reconnaîtrez que cela n'est pas correct.
Jules ne s'occupait jamais de politique, et cette conversation trop austère commençait à l'ennuyer. Pour y mettre un peu de piquant, il eut la fantaisie de répondre:
– Avant de prétendre à l'amitié des Français, peut-être feriez-vous bien de leur rendre ce que vous leur avez pris.
A ces mots il se fit un silence de stupéfaction, comme si l'on eût sonné sur le transatlantique la cloche d'alarme. Plusieurs, qui portaient le cigare à leurs lèvres, demeurèrent la main immobile à deux doigts de la bouche, les yeux démesurément ouverts. Ce fut le capitaine de landsturm qui se chargea de donner une forme verbale à cette muette protestation.
– Rendre! s'écria-t-il, d'une voix qui semblait assourdie par le soudain rehaussement de son col. Nous n'avons rien à rendre, pour la bonne raison que nous n'avons rien pris. Ce que nous possédons, nous l'avons gagné par notre héroïsme.
Devant toute affirmation faite sur un ton altier, Jules sentait renaître en lui l'héréditaire instinct de contradiction, et il répliqua froidement:
– C'est comme si je vous avais volé votre montre, et qu'ensuite je vous proposasse d'être bons amis et d'oublier le passé. Même si vous étiez enclin au pardon, encore faudrait-il qu'auparavant je vous rendisse votre montre.
Le capitaine voulut répondre tant de choses à la fois qu'il balbutia, sautant avec incohérence d'une idée à une autre. Comparer la reconquête de l'Alsace à un vol!.. Une terre allemande!.. La race!.. La langue!.. L'histoire!..
– Mais qu'est-ce qui prouve que l'Alsace a la volonté d'être allemande? interrogea le jeune homme sans se départir de son calme. Quand lui avez-vous demandé son opinion?
Le capitaine demeura incertain, comme s'il hésitait entre deux partis à prendre: tomber à coups de poing sur l'insolent, ou l'écraser de son mépris.
– Jeune homme, proféra-t-il enfin avec majesté, vous ne savez ce que vous dites. Vous êtes Argentin et vous n'entendez rien aux affaires de l'Europe.
Tous les assistants approuvèrent, dépouillant subitement Jules de la nationalité qu'ils lui attribuaient tout à l'heure. Quant au capitaine Erckmann, il lui tourna le dos avec une rudesse militaire, ramassa sur le tapis qu'il avait devant lui un jeu de cartes, et se mit à faire silencieusement une «réussite».
Si pareille scène se fût passée à terre, Jules aurait cessé toute relation avec ces malotrus; mais l'inévitable promiscuité de la vie sur un transatlantique oblige à l'indulgence. Il se montra donc bon enfant, lorsque, le lendemain, le Commerzienrath et ses amis vinrent à lui et, pour effacer tout fâcheux souvenir, lui prodiguèrent les politesses. C'était un jeune homme qui appartenait à une famille riche, et par conséquent il fallait le ménager. Toutefois ils eurent soin de ne plus faire allusion à son origine française. Pour eux, désormais, il était Argentin; et cela fit que, tous en chœur, ils s'intéressèrent à la prospérité de l'Argentine et de tous les États de l'Amérique du Sud. Ils attribuaient à chacun de ces pays une importance excessive, commentaient avec gravité les faits et gestes de leurs hommes politiques, donnaient à entendre qu'il n'y avait personne en Allemagne qui ne se préoccupât de leur avenir, prédisaient à chacun d'eux une gloire future, reflet de la gloire impériale, pourvu qu'ils acceptassent de demeurer sous l'influence allemande.
Le peintre eut la faiblesse de revenir au fumoir, de préférence à l'heure où la partie était terminée et où une débauche de bière et de gros cigares de Hambourg fêtait la chance des gagnants. C'était l'heure des expansions germaniques, de l'intimité entre hommes, des lents et lourds badinages, des contes montés en couleur. Le Commerzienrath présidait, sans se départir de sa prééminence, à ces ébats de ses compatriotes, sages négociants des ports hanséatiques, qui jouissaient de larges crédits à la Deutsche Bank, ou riches boutiquiers installés dans les républiques de la Plata avec leurs innombrables familles. Lui, il était un capitaine, un guerrier, et, à chaque bon mot qu'il accueillait par un rire dont son épaisse nuque était secouée, il se croyait au bivouac avec des compagnons d'armes. Jules admirait l'hilarité facile dont tous ces hommes étaient doués; pour rire avec fracas, ils se rejetaient en arrière sur leurs sièges; et, s'il advenait que l'auditoire ne partageât par cette gaîté violente, le conteur avait un moyen infaillible de remédier au manque de succès:
– On a conté cela au kaiser, disait-il, et le kaiser en a beaucoup ri.
Cela suffisait pour que tout le monde rît à gorge déployée.
Lorsque le paquebot approcha de l'Europe, un flot de nouvelles l'assaillit. Les employés de la télégraphie sans fil travaillaient continuellement. Un soir, Jules, en entrant au fumoir, vit les Allemands gesticuler avec animation. Au lieu de boire de la bière, ils avaient fait apporter du Champagne des bords du Rhin. Le capitaine Erckmann offrit une coupe au jeune homme.
– C'est la guerre! dit-il avec enthousiasme. Enfin c'est la guerre! Il était temps…
Jules fit un geste de surprise.
– La guerre? Quelle guerre?
Il avait lu comme tout le monde, sur le tableau du vestibule, un radiotélégramme annonçant que le gouvernement autrichien venait d'envoyer un ultimatum à la Serbie; mais cela ne lui avait pas donné la moindre émotion. Il méprisait les affaires des Balkans: c'étaient des querelles de pouilleux, qui accaparaient mal à propos l'attention du monde et qui le distrayaient de choses plus sérieuses. En quoi cet événement pouvait-il intéresser le belliqueux conseiller? Les deux nations finiraient bien par s'entendre. La diplomatie sert parfois à quelque chose.
– Non! déclara rudement le capitaine. C'est la guerre, la guerre bénie. La Russie soutiendra la Serbie, et nous, nous appuierons notre alliée. Que fera la France? Savez-vous ce que fera la France?
Jules haussa les épaules, d'un air qui signifiait à la fois son incompétence et son indifférence.
– C'est la guerre, vous dis-je, répéta l'autre, la guerre préventive dont nous avons besoin. La Russie grandit trop vite, et c'est contre nous qu'elle se prépare. Encore quatre ans de paix, et elle aura terminé la construction de ses chemins de fer stratégiques. Alors sa force militaire, jointe à celle de ses alliés, vaudra la nôtre. Le mieux est donc de lui porter dès maintenant un coup décisif. Il faut savoir profiter de l'occasion… Ah! la guerre! la guerre préventive! Ce sera le salut de l'industrie allemande.
Ses compatriotes l'écoutaient en silence. Il semblait que quelques-uns ne partageassent pas son enthousiasme. Leur imagination de négociants voyait les affaires paralysées, les succursales en faillite, les crédits coupés par les banques, bref, une catastrophe plus effrayante pour eux que les batailles et les massacres. Néanmoins ils approuvaient par des grognements et par des hochements de tête les féroces déclamations du capitaine de landsturm. Jules crut que le conseiller et ses admirateurs étaient ivres.
– Prenez garde, capitaine, répondit-il d'un ton conciliant. Ce que vous dites manque peut-être de logique. Comment une guerre favoriserait-elle l'industrie allemande? D'un jour à l'autre l'Allemagne élargit davantage son action économique; elle conquiert chaque mois un marché nouveau; chaque année, son bilan commercial augmente dans des proportions incroyables. Il y a un demi-siècle, elle était réduite à donner pour matelots à ses quelques navires les cochers de Berlin punis par la police; aujourd'hui ses flottes de commerce et de guerre sillonnent tous les océans, et il n'est aucun port où la marchandise allemande n'occupe sur les quais la place la plus considérable. Donc, ce qu'il faut à l'Allemagne, c'est continuer à vivre ainsi et se préserver des aventures guerrières. Encore vingt ans de paix, et les Allemands seront les maîtres de tous les marchés du monde, triompheront de l'Angleterre, leur maîtresse et leur rivale, dans cette lutte où il n'y a pas de sang répandu. Voulez-vous, comme un homme qui risque sur une carte sa fortune entière, exposer de gaîté de cœur toute cette prospérité dans une lutte qui, en somme, pourrait vous être défavorable?
– Ce qu'il nous faut, répliqua rageusement Erckmann, c'est la guerre, la guerre préventive! Nous vivons entourés d'ennemis, et cela ne peut pas durer. Qu'on en finisse une bonne fois! Eux ou nous! L'Allemagne se sent assez forte pour défier le monde. Notre devoir est de mettre fin à la menace russe. Et si la France ne se tient pas tranquille, tant pis pour elle! Et si quelque autre peuple ose intervenir contre nous, tant pis pour lui! Quand je monte dans mes ateliers une machine nouvelle, c'est pour qu'elle produise, non pour qu'elle demeure au repos. Puisque nous possédons la première armée du monde, servons nous-en; sinon, elle risquerait de se rouiller. Oui, oui! on veut nous étouffer dans un cercle de fer; mais l'Allemagne a la poitrine robuste, et, en se raidissant elle brisera le corset mortel. Réveillons-nous avant qu'on ne nous enchaîne dans notre sommeil! Malheur à ceux que rencontrera notre épée!
Jules se crut obligé de répondre à cette déclaration arrogante. Il n'avait jamais vu le cercle de fer dont se plaignaient les Allemands. Tout ce que faisaient les nations voisines, c'était de prendre leurs précautions et de ne pas continuer à vivre dans une inerte confiance en présence de l'ambition démesurée des Germains; elles se préparaient tout simplement à se défendre contre une agression presque certaine; elles voulaient se mettre en état de soutenir leur dignité menacée par les prétentions les plus inouïes.
– Les autres peuples, conclut-il, ont bien le droit de se prémunir contre vous. N'est-ce pas vous qui représentez un péril pour le monde?
Le paquebot n'étant plus dans les mers américaines, le Commerzienrath mit dans sa riposte la hauteur d'un maître de maison qui relève une incongruité.
– J'ai déjà eu l'honneur de vous faire observer, jeune homme, dit-il en imitant le flegme des diplomates, que vous n'êtes qu'un Sud-Américain et que vous n'entendez rien à ces questions.
Ainsi se terminèrent les relations de Jules avec le conseiller et son clan. A mesure que les passagers allemands se rapprochaient de leur patrie, ils se dépouillaient du servile désir de plaire qui les accompagnait dans leurs voyages au nouveau monde, et aucun d'eux n'essaya de réconcilier le peintre et le capitaine.
Cependant le service télégraphique fonctionnait sans répit, et le commandant conférait très souvent dans sa cabine avec le Commerzienrath, parce que celui-ci était le plus important personnage du groupe allemand. Les autres cherchaient les lieux isolés pour s'entretenir à voix basse. Tous les jours, sur le tableau du vestibule, apparaissaient des nouvelles de plus en plus alarmantes, reçues par les appareils radiotélégraphiques.
Dans la matinée du jour qui devait être pour Jules Desnoyers le dernier du voyage, le garçon de cabine l'appela.
– Herr, montez donc sur le pont: c'est joli à voir.
La mer était voilée de brume; mais à travers les vapeurs flottantes se dessinaient des silhouettes semblables à des îles, avec de robustes tours et des minarets pointus. Ces îles s'avançaient sur l'eau huileuse, lentement et majestueusement, d'une pesante allure. Jules en compta dix-huit, qui semblaient emplir l'Océan. C'était l'escadre de la Manche qui, par ordre du gouvernement britannique, venait de quitter les côtes anglaises, sans autre objet que de faire constater sa force. Pour la première fois, en contemplant dans le brouillard ce défilé de dreadnoughts qui donnaient l'idée d'un troupeau de monstres marins préhistoriques, le peintre se rendit compte de la puissance de l'Angleterre. Lorsque le paquebot allemand passa entre les navires de guerre, il fut comme rapetissé, comme humilié, et Jules s'aperçut qu'il accélérait sa marche. «On dirait, pensa le jeune homme, que notre bateau a la conscience inquiète et qu'il veut se mettre en sûreté.»
Un peu après midi, le Kœnig Frederic-August entra dans la rade de Southampton, mais pour en sortir le plus rapidement possible. Quoique l'on eût à embarquer une énorme quantité de personnes et de bagages, les opérations de l'escale se firent avec une diligence prodigieuse. Deux vapeurs pleins abordèrent le transatlantique, et une avalanche d'Allemands établis en Angleterre envahit les ponts. Puis le paquebot reprit sa route dans le canal avec une vitesse insolite dans des parages si fréquentés.
Ce jour-là, on faisait sur ce boulevard maritime des rencontres extraordinaires. Des fumées vues à l'horizon décelèrent l'escadre française qui ramenait de Russie le président Poincaré. Puis ce furent de nombreux vaisseaux anglais, qui montaient la garde devant les côtes comme des dogues vigilants. Deux cuirassés de l'Amérique du Nord se reconnurent à leurs mâts en forme de corbeilles. Un vaisseau russe, blanc et brillant depuis les hunes jusqu'à la ligne de flottaison, passa à toute vapeur, se dirigeant vers la Baltique. Les passagers du paquebot, accoudés au bordage, commentaient ces rencontres.
– Ça va mal, disaient-ils, ça va mal! Cette fois-ci, l'affaire est sérieuse.
Et ils regardaient avec inquiétude les côtes voisines, à droite et à gauche. Ces côtes avaient leur aspect habituel; mais on devinait que dans l'arrière-pays se préparait un grand événement.
Le paquebot devait arriver à Boulogne vers minuit et séjourner en rade jusqu'à l'aube pour permettre aux voyageurs un débarquement plus commode. Or il arriva à dix heures, jeta l'ancre loin du port, et le commandant donna des ordres pour que le débarquement se fît à l'instant même. Il fallait repartir le plus tôt possible: les appareils radiographiques ne fonctionnaient pas pour rien.
A la lumière des feux bleus qui répandaient sur la mer une clarté livide, commença le transbordement des passagers et des bagages à destination de Paris. Les matelots bousculaient les dames qui s'attardaient à compter leurs malles; les garçons de service emportaient les enfants comme des paquets. La précipitation générale abolissait l'excessive obséquiosité germanique.
Jules, descendu sur un remorqueur que les ondulations de la mer faisaient danser, se trouva en bas du transatlantique dont le flanc noir et immobile ressemblait à un mur criblé de trous lumineux, mur au-dessus duquel s'allongeaient comme d'immenses balcons les garde-fous des ponts chargés de gens qui saluaient avec leurs mouchoirs. Puis la distance s'élargit entre le transatlantique qui partait et les remorqueurs qui se dirigeaient vers la terre. Et tout à coup une voix de stentor, celle du capitaine Erckmann, cria du bateau, dans un accompagnement d'éclats de rire:
– Au revoir, messieurs les Français! Nous nous reverrons bientôt à Paris!
Le paquebot se perdit dans l'ombre avec la précipitation de la fuite et l'insolence d'une vengeance prochaine. C'était le dernier paquebot allemand qui, cette année-là, devait toucher la côte française.
A Boulogne, Jules Desnoyers dut attendre trois heures le train spécial qui amènerait à Paris les voyageurs d'Amérique, et il profita de ce retard pour entrer dans un café et pour écrire à madame Marguerite Laurier une longue lettre où il l'avertissait de son retour et la priait de lui donner le plus tôt possible un rendez-vous.
Quand il arriva à Paris, vers quatre heures du matin, il fut reçu à la gare du Nord par son camarade Pepe Argensola, qui remplissait auprès de lui les fonctions multiples d'ami, d'intendant et de parasite. Chez lui, rue de la Pompe, il fit un bon somme qui le reposa des fatigues du voyage, et il ne se leva que pour déjeuner. Pendant qu'il était à table, Argensola lui remit un petit bleu par lequel Marguerite lui assignait un rendez-vous pour le jour même, à cinq heures de l'après-midi, dans le jardin de la Chapelle expiatoire.
Après déjeuner, il alla voir ses parents, avenue Victor-Hugo. Sa mère Luisa lui jeta les bras autour du cou aussi passionnément que si elle l'avait cru perdu pour toujours; sa sœur Luisita, dite Chichi, l'accueillit avec une tendresse mêlée de curiosité sympathique à l'égard de ce frère chéri qu'elle savait être un mauvais sujet; et il eut même la surprise de trouver aussi à la maison sa tante Héléna, qui avait laissé en Allemagne son mari Karl von Hartrott et ses innombrables enfants pour venir passer deux ou trois mois chez les Desnoyers; mais il ne put voir son père Marcel, déjà sorti pour aller prendre au cercle des nouvelles de cette guerre invraisemblable dont l'idée hantait tous les esprits.
A quatre heures et demie, il pénétra dans le jardin de la Chapelle expiatoire. C'était une demi-heure trop tôt; mais son impatience d'amoureux lui donnait l'illusion d'avancer l'heure de la rencontre en avançant sa propre arrivée au lieu convenu.
Marguerite Laurier était une jeune dame élégante, un peu légère, encore honnête, qu'il avait connue dans le salon du sénateur Lacour. Elle était mariée à un ingénieur qui avait dans les environs de Paris une fabrique de moteurs pour automobiles. Laurier était un homme de trente-cinq ans, grand, un peu lourd, taciturne, et dont le regard lent et triste semblait vouloir pénétrer jusqu'au fond des hommes et des choses. Sa femme, moins âgée que lui de dix ans, avait d'abord accepté avec une souriante condescendance l'adoration silencieuse et grave de son époux; mais elle s'en était bientôt lassée, et, lorsque Jules, le peintre fashionable, était apparu dans sa vie, elle l'avait accueilli comme un rayon de soleil. Ils se plurent l'un à l'autre. Elle avait été flattée de l'attention que l'artiste lui prêtait, et l'artiste l'avait trouvée moins banale que ses admiratrices ordinaires. Ils eurent donc des entrevues dans les jardins publics et dans les squares; ils se promenèrent amoureusement aux Buttes-Chaumont, au Luxembourg, au parc Montsouris. Elle frissonnait délicieusement de terreur à la pensée d'être surprise par Laurier, lequel, très occupé de sa fabrique, n'avait pas encore le moindre soupçon. D'ailleurs elle entendait bien ne pas se donner à Jules avec la même facilité que tant d'autres: cet amour à la fois innocent et coupable était sa première faute, et elle voulait que ce fût la dernière. La situation paraissait sans issue, et Jules commençait à s'impatienter de ces relations trop chastes et même un peu puériles, dont les plus grandes licences consistaient à prendre quelques baisers à la dérobée.