Loe raamatut: «Entre ombres et obscurités»

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© Willem Ngouane, 2018

ISBN 978-5-4490-4021-3

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Chapitre 1

Caroline faisait encore des siennes et c’en était devenu très agaçant même pour l’habitué que j’étais. Cela devait faire plus d’une trentaine de minutes que je subissais les effets de son ultra exigence vestimentaire. L’impatience née de tous ces essayages et le temps qui s’amenuisait m’avaient imposé le choix de la première cravate qui m’était tombée sous la main, et avec cela la dame n’était pas du tout d’accord. Elle insistait sur ses préférences avec toute la véhémence de critique de mode qu’elle se passionnait à être. « Tu dois assurer, tu es quand même le chef du protocole!”, répétait-elle de manière aussi engagée que persuadée. Ma femme était une fashion victim comme on dit ces jours-ci, et naturellement ma présentation se devait d’être en accord avec ses gouts de dame élégante. J’avoue que sa justesse vestimentaire, fût-elle souvent excessive, avait été le détail déterminant dans plusieurs cas lors de mes sollicitations professionnelles. Le look compte, j’avais réussi à obtenir des contrats et à convaincre des clients dans mon ancien emploi en partie parce que je présentais mieux que mes concurrents. Mais là l’attention ne devait pas être particulièrement portée sur ma personne, donc je pouvais faire fi de tous ses conseils. Si au moins elle tâtonnait moins, je me serais volontiers adonné à ses essayages.

C’est ainsi que les minutes s’égrainaient en donnant lieu à une opposition d’arguments parmi lesquels les miens étaient les plus pertinents, sans toutefois parvenir à faire flancher la dame.

– Chéri!!! Je t’assure, cette cravate ira mieux avec ta veste, insistait-elle malgré mon exaspération de plus en plus manifeste.

Elle se mettait ensuite à tendrement caresser la cravate en question et à me la présenter sous les yeux comme une commerciale affutée dans un grand magasin. Mais je ne pus me laisser séduire pour autant malgré les yeux de petit chat qu’elle m’afficha par la suite, le temps qui passait augmentait mon angoisse et focalisait ma personne tout entière vers l’échéance qui se rapprochait. Il me restait à peine une heure et demie; en imaginant la densité du trafic routier à ces heures de la journée, il y avait de quoi commencer à s’inquiéter.


Mais malgré cela, quelque temps plus tard nous n’étions pas plus avancés, madame persistait et finissait par m’entrainer de nouveau dans ses tâtonnements d’habilleuse de star. En effet, il m’était généralement difficile de lui tenir tête bien longtemps, sa personnalité en était la principale cause, et si on y rajoute l’amour et l’idiotie qui en provient, on comprend mieux comment j’ai pu accepter de telles choses dans des circonstances pourtant pesantes.

Je me sapais et me déshabillais, une veste bleue puis une veste noire, une cravate rouge puis une cravate pourpre, toute une souffrance. Mon alarme psychologique, elle, n’avait pas cessé de fonctionner, et sans consulter l’heure je la sentais régulièrement me brutaliser l’intérieur et me rappeler la nécessité d’écourter ce manège.

– Désolé chérie, pas le temps de tergiverser, je dois arriver avant le ministre, je dois vite y aller…

– Mais tes obligations ne doivent pas te faire perdre le sens de l’élégance, me répondit-elle avec conviction. Tu dois toujours être fringant, le monde te regarde. On est habitué à te voir chic et distingué, tu ne dois pas décevoir tous ces gens qui apprécient beaucoup ce côté-là de toi.

– Tu me fais bien rire Caro. Tu sais… ce n’est pas moi qui passe à la télé, lui rappelai-je.

– Ce n’est pas toi mais…

Subitement le bruit aigu de la sonnerie de mon téléphone coupa notre discussion pareillement au marteau d’un juge venu confirmer la décision du jury. Après avoir regardé l’heure, un affolement sans pareil m’agrippa l’esprit. J’avais pourtant tout fait pour éviter cette sentence, je me mettais désormais à maudire Eve d’avoir entraîné la chute d’Adam, et à supplier Dieu de m’épargner de cette condamnation.

– Où est-il? Où est-il? criai-je tout troublé à ma femme qui s’interrogeait aussi en étant complètement paniquée.

Tout m’amenait à croire que cet appel ne pouvait être qu’un rappel à l’ordre compte tenu de mon retard. A cause du précédent qui avait eu lieu au début du mois, mes plus grandes frayeurs venaient de l’éventualité qu’il provienne du ministre en personne. En effet un de mes collègues m’avait rapporté combien il avait souffert pendant cinq minutes sous la rage de monsieur mécontent de lui après qu’il eut été retardataire à une réunion.

Depuis lors, même ses coups de fil ordinaires me conduisaient dans une obscure incertitude où le stress devenait le seul maitre, usant de ses pouvoirs tel Bokassa 1er, disposant de ma vie comme s’il me l’avait empruntée depuis trente ans. Tout commençait dès la simple vue de son nom sur l’afficheur, instantanément mon cerveau se mettait à affreusement souffrir et enflait sous une rafale d’inquiétudes laissant place à toutes sortes de conclusions: un renvoi, un remaniement? Le supplice s’accentuait tout le long des échanges et la délivrance prenait place seulement après qu’il eut raccroché, parce que la civilité imposait que lui seul puisse terminer l’appel! Si on y rajoute le contexte particulier de cette journée, il y avait de quoi s’affoler comme un homme sans issue dans un immeuble sous la menace d’un écroulement imminent.

La cause de toute cette excitation matinale était une interview que monsieur le ministre avait programmée à la première chaine de télévision privée de notre pays. C’était la période qui suivait la divulgation par la presse d’un supposé système de détournement de fonds dans notre ministère. Les esprits étaient un peu tendus en effet et de ce fait, monsieur pestait d’une nervosité inhabituelle; mais au vu de la situation il y avait franchement matière à être grincheux. À peine après avoir majestueusement survécu à une campagne diffamatoire de la part de la presse à scandale qui l’accusait de pratiques spirituellement obscures, et supporté tous les ragots partis de son propre bureau qui faisaient de lui un homme aux multiples aventures extraconjugales, il se retrouvait devant cet autre épineux problème qui semblait ne pas être né d’affabulations infamantes comme les précédents. Les responsables de ce tonnerre travaillaient pour un journal spécialisé dans l’investigation, le Herald. Dans un numéro spécial, ils avaient apporté des preuves difficilement discutables mais jusque-là pas assez fortes pour étayer ce qu’ils appelaient la mafia: ils affirmaient que depuis plus de cinq ans de nombreux dons de l’UNESCO avaient été utilisés à des fins personnelles et reversés dans des circuits commerciaux par plusieurs hauts cadres de notre administration. Ce n’était pas une affaire à négliger, la comptabilisation qu’ils avaient faite de ces malversations avoisinait des milliards de notre monnaie. Dans un pays pauvre comme le nôtre, c’est triste à dire, les scandales pareils étaient légion. Monsieur le ministre, aimé et respecté de la majorité de mes concitoyens comme il était, ne pouvait supporter d’être mis dans le même sac que les voleurs de la République et de laisser libre cours au doute qui commençait à gagner les cœurs de ses partisans. Il avait donc décidé de mettre un terme aux agitations en optant pour une communication média à travers l’émission de télévision la plus suivie de tout le pays. C’est ce qui faisait de ce jour une journée si spéciale. Il était exigé de nous une ponctualité extraordinaire, nous devions arriver sur les lieux une heure avant le chef, mais voilà que je m’illustrais à l’opposé des ordres!

C“était la panique totale, ma femme et moi nous activions à chercher mon téléphone dans toute la chambre en augmentant le désordre qui témoignait déjà suffisamment mal de notre habituelle discipline. Heureusement, après une recherche assidue, elle le trouva enfin!

– Chéri le voici… cria-t-elle en le brandissant comme de l’or trouvé dans les profondeurs d’une mine au Katanga.

– PASSE LE MOI! lui hurlai-je dessus, oubliant la douceur attendrissante qui accompagne ordinairement les paroles de ma bouche qui lui sont destinées.

En consultant l’afficheur je plongeai dans la frayeur la plus traumatisante. Mes craintes se voyaient réalisées, il était bel et bien l’auteur de l’appel! Comme agonisant d’angoisse, mon pouce tremblant appuya la touche « décrocher” du combiné et mes oreilles s’apprêtaient à entendre la pire des sanctions.

– Allo, Monsieur le ministre…

Pendant que je me battais contre la torture du stress durant l’appel, ma femme y rajoutait de la nervosité en marmonnant derrière moi à cause de la frustration ressentie après les rudes paroles de tantôt, mais le soulagement qui résultait ensuite de ma conversation téléphonique me fit oublier ses gesticulations de poulette dégoûtée. Elle revint à de meilleurs sentiments lorsque je lui rapportai le propos de ma discussion. Monsieur m’avait appelé pour me communiquer un réaménagement du programme, l’interview était finalement annulée pour une toute autre activité aux environs de douze heures.

– Bah au moins tu vas pouvoir déjeuner, me dit-elle en commençant à faire du rangement dans ce semi-dépotoir que nous avions organisé.

Tout redevint calme par la suite, mes esprits retrouvés me firent regretter ma rudesse, regret que je transmis à la belle dame en lui arrachant au passage son formidable sourire.

Une vingtaine de minutes passées, une bonne odeur d’œufs au feu vint chatouiller mes narines pendant que je dressais la table. Caroline a aussi cet autre talent, c’est un véritable cordon-bleu. Cette qualité a été la première qui m’avait séduit chez elle lorsque nous commencions à nous fréquenter. Elle ferait tomber amoureux n’importe quel homme par ses petits plats.

Alors que j’étais maintenant assis sur la table en salivant, elle se ramena avec deux plats tellement remplis que des pains en tombaient presque.

– WOW!! C’est bien garni Caro, c’est pour nous deux, j’espère, lui dis-je alors qu’elle me regardait en m’affichant un sourire moqueur pour finir par bouger la tête d’un geste traduisant une réponse négative.

Elle m’avait servi quatre pains, de la salade d’avocat et des œufs bouillis. La vue de toute cette nourriture réduisit mon appétit. Finir ce plat entrainerait un étouffement! Discernant à travers ma réaction la barrière que je m’étais mise en rendant impossible la consommation totale de ce plat, elle réagit tout de suite en m’encourageant à la tâche.

– Mange mon amour. Je ne veux surtout pas que ta mère m’appelle encore pour me dire: mon fils a maigri. Mange chéri, me répétait-elle d’un air réellement ennuyé.

Mon poids était une obsession familiale. Ma mère me trouvait désespérément maigre par rapport à tout l’argent que je gagnais. Il était inconcevable pour elle que je continue à rester ce gringalet dont la corpulence reflétait l’état de misère auquel il avait été convié dans la majeure partie de son enfance. Elle n’hésitait pas à le faire savoir à Caroline chaque fois qu’elle en avait l’occasion, et lui tenait implicitement responsable de cette contrastante maigreur. Cela mettait une pression énorme à la pauvre qui naturellement me la transférait. C’est ainsi que toutes les fois où l’opportunité de me servir à manger se présentait à elle, j’avais droit à de copieux repas avec obligation de consommation intégrale. C’était très compliqué. Même rassasié, il ne fallait rien laisser dans l’assiette au risque de s’attirer ses foudres. Manger en sa présence devenait un véritable acte de bravoure. Personne n’était épargné à la maison.

Comme à son habitude lorsqu’une sourde contrariété dans mon comportement lui parvenait, elle bondit vers un sujet plus conciliateur, cette fois-ci son dévolu était porté sur l’inutilité du stress dans lequel nous avions été plongés depuis le matin.

– Ton travail me dépasse!!! Avec toute la peine de ce matin, subitement tout est annulé!! me dit-elle alors que je me faisais violence en avalant un pain de plus.

– Je t’assure… répondis-je après avoir bu un peu de jus de fruit.

Elle avait quand même raison, nous étions sous une pression considérable depuis les premières heures de la journée… Mon corps avait été frustré par une douche froide en plein cinq heures du matin, je crois qu’il m’en veut encore de l’avoir autant maltraité, mais la panne d’eau chaude ne m’avait guère laissé le choix. Que dire de ces essayages de vestes, ce fut un début de journée très éprouvant! Hélas, toute cette contrariété résumait à elle seule ma vie de fonctionnaire pendant cette période, beaucoup trop de feu et de panique. Nous voir nous agiter de la sorte pourrait laisser plus d’un extrapoler sur un caractère tyrannique chez le ministre, il n’en était pourtant rien, de mémoire, je ne me rappelle pas avoir réellement été un jour verbalement brutalisé par monsieur, mais l’ambiance tendue de ces derniers temps au ministère me conseillait d’éviter tout ce qui pourrait m’amener à découvrir son côté obscur.

À cause de toute cette tension et des sollicitations de mon patron, j’avais ajourné mes vacances. Ce fut très difficile à accepter pour Caroline qui me souhaitait plus souvent à la maison. Elle ne s’était point plainte, mais son mal-être se lisait dans certaines de ses réactions. Mais que pouvais-je faire à part me soumettre à mon travail? Il fallait bien que les factures soient payées, que l’éducation de nos enfants soit financée et que j’épargne pour qu’on puisse terminer la construction de notre maison. Malgré cela j’avais conscience de combien il pouvait être exaspérant d’être la femme d’un fonctionnaire aussi sollicité que je l’étais. Pour moi aussi ce fut difficile, j’adore passer du temps en famille et encore plus avec elle. Mes journées libres ont toujours été d’un immense plaisir, encore plus à cause du bonheur dans lequel elles plongeaient mon épouse. Caroline mettait de la musique, faisait ses travaux ménagers avec beaucoup plus de gaieté que d’habitude, me racontait ses histoires de familles, ses histoires de femmes. Elle se revêtait de sa plus belle robe, rajeunissait de dix ans son visage en se maquillant d’une manière dont elle seule a le secret. Nous allions faire des balades, souvent nous nous retrouvions au restaurant de notre premier rendez-vous galant. Nous revivions des moments intimes semblables à ceux de notre plus grande jeunesse, à cette époque où nous n’avions pas d’argent, pas d’enfants, pas de sollicitations contraignantes. Je l’accompagnais faire du shopping, je supportais de passer des heures à la recherche du nouveau produit révolutionnaire. Nous regardions un film ensemble, elle aimait beaucoup les films de romance, comme toute femme finalement. Elle me rappelait alors de manière moqueuse combien j’ai souffert avant qu’elle n’accepte de devenir ma petite amie. On se remémorait ensuite nos débuts… Elle riait, elle souriait, elle s’amusait, son teint clair en devenait presque rouge tellement elle pétillait de gaieté. J’étais toujours émerveillé devant ce spectacle, c’est tellement beau de la voir si enjouée.

Hélas, il fallait accepter d’attendre longtemps avant de la revoir ainsi, l’heure était grave au ministère et je ne pouvais abandonner mon parrain pendant toute cette période. A la place de l’interview, sous le conseil de son équipe de communication, monsieur le ministre avait décidé de jouer sur l’image en optant plutôt pour une remise de don à l’école publique d’un village à l’ouest du pays. L’idée en elle-même me semblait bonne, mais la destination choisie était loin de me ravir. La très mauvaise qualité de la route pour s’y rendre risquait de me causer un accident. En plus de cela, l’éventualité d’y croiser un de ces groupes de brigands spécialisés dans l’agression de voyageurs en abaissant des troncs d’arbres en pleine chaussée m’effrayait abondamment. Mais la plus grande raison à mes craintes restait le fait que cette région avait servi de base à la rébellion pendant la grande guerre: il y demeurait encore beaucoup d’animosité, de refus de l’ordre étatique. La preuve la plus récente était la grande émeute qui avait eu lieu il y a quelques mois de cela lorsque les habitants de cette localité s’étaient révoltés contre une énième taxe foncière. La contestation avait paralysé cette partie du pays pendant des mois et ce n’était qu’après maintes tractations avec le gouvernement que les choses s’étaient un tout petit peu calmées. Mais la haine était toujours présente. Tout ce qui représentait l’État dans quelque forme que ce soit n’y était pas le bienvenu. Et bizarrement… c’est dans cet endroit que le ministre avait décidé d’aller faire des dons. Je trouvais cela vraiment fou!!

Malgré mes réticences, je violentai mes peurs et me résolus à suivre mes imposantes obligations… Après une courte sieste, et une longue prière animée par ma femme, je pris ma voiture en direction de Waloua. Je me fis accompagner par deux gendarmes, cela aurait été une folie de s’y rendre tout seul, et surtout non-armé.

À ma grande surprise le début du trajet était fort agréable. La beauté de la nature m’emportait en combattant le scepticisme qui m’avait convaincu d’un florilège d’images navrantes dès les premiers kilomètres de route. L’émerveillement me supplantait à la vue des plantations de café, elles dégageaient une esthétique provoquant en moi l’idée selon laquelle des intentions artistiques délibérées animaient forcement les agriculteurs lors de leur semence. C’était si beau!!

La structure des habitations contrastait énormément avec l’urbanité à laquelle je m’efforçais de m’habituer dans la capitale. L’humidité régnait dans l’air avec une pureté qui me rapprochait de ce que l’imaginaire commun nous renvoie comme tentative de définition du paradis. De temps à autre aux postes de péage routier, nous avions droit à de réelles scènes d’agressivité commerciale, une véritable démonstration de la débrouillardise rurale: de jeunes commerçants prenaient d’assaut les véhicules en proposant à leurs occupants divers produits alimentaires: du bâton de manioc, du mets de pistache, etc. L’amabilité apparente et fortement séductrice des vendeurs compliquait la domination sans partage de ma chicheté habituelle, et finissait par m’obtenir de trahir mes penchants radins pour me soustraire d’une culpabilité naissante face à tant d’affabilité.

Malheureusement la suite du voyage vint confirmer toutes mes plus folles appréhensions en me désolant à foison. Plus on avançait, plus ce décor paradisiaque laissait place à un tableau sombre et pathétique. Arrivés à la bordure de Waloua, nous découvrîmes la rouille dominante sur la plaque indiquant le nom de la ville, elle nous annonçait l’état de délabrement total qui y régnait. Les cicatrices de la guerre restées encore visibles depuis toutes ces années créaient une ambiance de maison hantée où l’esprit du malin s’accapare les plus grandes peurs en asservissant les âmes pour laisser les mentalités dans ce qu’elles ont de plus primitif. J’avais l’impression d’être un de ces grands reporters de chaines de télévision occidentales suffisamment fou pour se rendre en territoire hostile et poussé par un enthousiasme professionnel qui le castre de tout sens de la responsabilité envers soi-même et sa vie.

Comment faisaient-ils pour y vivre? La pauvreté criait sur tous les toits. Pourquoi toute cette misère? Même si cette région avait une histoire qui pouvait l’incriminer aux yeux de certains, la logique de la solidarité ne saurait pardonner cette absence de compassion de la part des élites de la nation.

Alors que je me perdais progressivement dans mes questionnements émotionnels, subitement je vis une bande de jeunes se diriger tout droit vers notre véhicule avec de lisibles et hostiles intentions. Après les avoir aussi vus, la nervosité brulait dans les yeux des gendarmes qui m’accompagnaient. J’apercevais la vapeur de la rage sortir de leurs peaux, aérant leurs grosses veines encastrées dans des biceps d’une énormité respectant la norme professionnelle d’homme en tenue. À peine je me plaçais pour mieux distinguer la tête des jeunes qu’un des gendarmes, lui, avait déjà brusquement ouvert la portière de la voiture et pointait désormais son calibre sur eux!

– Vous vous croyez où ici? Tirez! Vous allez voir! C’est tout le village que vous allez tuer, cria un des villageois, ce devait être lui le leader.

Sans doute je me suis laissé influencer par la négativité de la situation, mais j’ai trouvé que ce personnage était taché d’une laideur macabre! En même temps, il fallut qu’il soit laid pour asseoir son autorité sur ses naïfs sbires, sinon je ne vois pas quel autre argument il pouvait avoir parce qu’il était d’une corpulence qui n’effraierait même pas un bambin.

Un silence inquiétant s’imposa ensuite. Tous les protagonistes se regardaient avec de la défiance pleine dans les yeux, on se serait cru dans un western américain: avec d’un côté le bon que je représentais à côté des brutes qu’étaient les gendarmes, et de l’autre côté les truands villageois. L’électricité montante me conseilla d’agir avant de voir les balles fuser des armes de ces excités hommes en tenue et atteindre d’idiots adversaires simplement munis de machettes. Je ne voulais en aucun cas voir mon nom mêlé aux grands titres de journaux d’opposition et de la communauté internationale qui à son habitude condamnera promptement une énième dérive d’un gouvernement africain.

Fort de ce risque, j’ouvris ma portière et m’adressai aux hommes en tenue d’un ton solennel :

– Ça va les gars, baissez vos armes.

Les gendarmes s’exécutèrent tout en exprimant un mécontentement dans leurs gestes, après avoir été stoppés dans leurs envies de punition.

– Je me présente: je suis Paul Endenne, je travaille au ministère de l’éducation nationale. Nous accompagnons le ministre pour les dons qu’il doit faire au profit de l’école publique, dis-je aux jeunes délinquants d’un ton conciliateur. Mais ils se mirent plutôt à me brutaliser du regard en affichant leur rage devant l’assurance et la détente avec laquelle je m’étais adressé à eux.

Les seuls comportements que ce type de personnes était habitué à voir de la part des étrangers se résumaient en de la soumission. J’imaginais le cataclysme mental qu’ils avaient dû subir en voyant un maigre civil s’adresser à eux avec tant de maitrise émotionnelle. S’ils avaient seulement fait un tour dans mes cavités nerveuses, ils auraient su que la peur régnait à l’unanimité dans le royaume de mes sentiments.

– Les dons? demanda soudainement l’un d’eux.

– Oui les dons, idiot, répondit un autre, comme pour signifier au premier la stupidité de sa question.

Puis ils se mirent à discuter entre eux en dialecte. Il me paraissait difficile de saisir le moindre mot de leur conversation malgré mes bases solides de maîtrise de plusieurs langues de mon pays. Les gendarmes quant à eux étaient toujours prêts à en découdre, ils continuaient à fixer du regard les jeunes gens en serrant leurs armes.

– Ça va, vous pouvez passer, conclut leur leader deux minutes après le début de leur conclave. Vous êtes les gens du ministre Agbwala, c’est un bon gars.

Après la conclusion du chef de file, tout le groupe s’était écarté du chemin d’un mouvement harmonisé semblable à un ballet aquatique. Le regret se faisait encore lire sur les visages de mes gardes du corps quand ils reprenaient place dans la voiture. Ils avaient dû considérer tout ce qui venait de se passer comme un acte de défiance, un affront qu’un homme en tenue digne de ce nom ne saurait tolérer. De grâce, nous continuâmes ensuite notre chemin avec plus de tranquillité, c’en était moins une!

Arrivé au centre du village, je pris la décision de rencontrer la directrice de l’école en premier lieu, mais constatai qu’elle ne se trouvait pas à son bureau lorsque je m’y rendis. Heureusement, quelques secondes plus tard, en repassant par la cour de l’école, un habitant la pointa du doigt à l’autre bout du terrain de football où elle discutait avec quelques enfants. Alors que je m’attendais une fois rapproché à voir une dame sèche aux grosses lunettes et à l’autorité frappante, c’est avec plaisir que je découvris qu’il s’agissait d’une femme charmante, tenue sur de hauts talons, charnue, et dont la beauté au premier regard entrainerait plus d’un dans une tentative d’appropriation corporelle. Elle faisait dans les un mètre soixante, un teint foncé, et un visage rond rempli de sensualité ponctué d’un rouge à lèvres marron. Sublime dans son endimanchement fait d’une robe ample en tissu africain, sa personne laissait échapper une fraicheur exceptionnelle et finissait par me rendre captif comme sous l’effet de la splendeur d’un tableau de Michel-Ange. Il fut difficile de me concentrer dans la conversation tant l’intensité de son doux regard me subjuguait jusqu’à m’obstruer l’ouïe de telle sorte que je ne pus même pas entendre son nom. L’engagement brutal contenu dans son discours vint alors me violenter et me remettre sur le droit chemin, celui d’une écoute plus attentive. Les traits froncés de son visage accompagnaient son propos mélancolique, les complaintes s’enchainaient de sa bouche avec une conviction qui me désolait de ne pas être en mesure d’apporter solutions à elles toutes.

Notre conversation prit fin lorsqu’elle me laissa devant la porte du chef du village en me soustrayant à sa grâce que je regrettai très rapidement une fois mon entretien commencé avec l’autorité traditionnelle, un homme dont la sénescence de la peau fit de lui un sexagénaire de l’avis de mes yeux, sec et très solide, trahissant par sa gestuelle son passé d’ancien combattant.

Ce dernier réussit cependant à plus rapidement attirer mon attention grâce au charisme qui accompagna sa prise de parole.

– D’après-vous monsieur Paul, pourquoi le ministre fait-il tout ceci? me demanda-t-il en me fixant droit dans les yeux.

– Monsieur Agbwala est un homme très charitable vous savez…

– Exactement!!! me coupa-t-il sèchement. Beaucoup de mes frères ici voient en sa visite un calcul politique et un moyen de redorer son blason. Moi je vois juste en monsieur le ministre un homme qui a de la compassion, un homme qui a du cœur. Depuis la guerre nous sommes devenus des parias dans cette République. Nous payons le prix des décisions des autres… Actuellement même les miettes nous n’avons pas. Vous avez vu par vous même l’état du village, dites-moi, pourquoi les jeunes ne se rebelleraient-ils pas!!!?

Il était presque devenu nerveux à cause de ce qu’il racontait, ce qui me poussa à prendre un air attristé pour lui montrer toute ma commisération. En général je m’abstiens de prononcer le moindre mot face aux interlocuteurs qui prennent le chemin d’un monologue guidé par des motivations passionnées, le calme est la meilleure des réponses dans ce genre de situation. Il resta ensuite silencieux un moment puis prit son téléphone. Je l’entendis converser en dialecte avec son interlocuteur avant de le voir se retourner brusquement vers moi et me dire :

– Repartez à l’école! Des jeunes vous y attendent. Ils vont vous donner un coup de main.

– Merci beaucoup, lui répondis-je un peu surpris par cette aide qui m’embarrassait du fait qu’elle ne coïncidait pas avec les vraies raisons de ma venue que je qualifierais de courtoise.

Ma sournoise ingratitude fut sanctionnée quand deux heures de travail plus tard, j’en étais rendu à remercier ciel et terre pour l’assistance dont m’avait fait bénéficier le vieil homme. On ne s’en serait jamais sorti sans la débauche d’énergie de ces jeunes qui avaient suivi les ordres de leur chef. Ils avaient travaillé avec tellement de gaieté et d’enthousiasme en m’aidant à installer les bâches et les chaises en plastique nécessaires à l’accueil des personnalités conviées à la cérémonie. Je préférais retenir ce visage de la jeunesse, loin des clichés sur l’inhospitalité de la région tout entière et surtout à des kilomètres du comportement animal qu’avaient eu les agresseurs à l’entrée du village. Une fois le travail fini, il ne restait plus qu’à attendre l’arrivée du ministre. Malgré son indéniable popularité, la peur de constater plus tard une mobilisation peu significative de la population m’angoissait. Franchement cela allait faire mauvaise presse de ne voir que quelques personnes assister à cet évènement. J’imaginais combien les opposants s’en seraient donné à cœur joie pour utiliser cet éventuel échec comme preuve de l’impopularité du gouvernement et du ministre en personne. Malheureusement pour eux petit à petit les gens commençaient à s’amasser autour de l’endroit.

Trente minutes plus tard le petit nombre s’était transformé en une grande foule dans la cour de l’école, tout le village était désormais présent, même les autorités administratives de la région étaient au complet. Il y avait une forte ambiance, au rythme des tam-tams et des balafons des jeunes se déhanchaient, de petits enfants nous offraient le spectacle d’une chorégraphie certainement travaillée depuis des semaines, l’excitation était à son comble. La chaine de télévision nationale capturait cette liesse, toute une équipe avait été missionnée pour immortaliser l’évènement. Soudainement, comme dans un mirage, nous aperçûmes un quatre-quatre noir aux vitres fumées s’amener à l’avant d’un convoi de véhicules de ce même calibre. Deux minutes après, la garde rapprochée du ministre, constituée d’hommes habillés en noir, lunettes aux yeux et chuchotant dans leurs oreillettes, ouvrait les portières de la Volkswagen située au milieu du groupe de véhicules.

Monsieur le ministre sortit tout magnanimement de la caisse, dans un costume gris, des lunettes noires, tout bien accoutré comme à son habitude, sa prestance n’avait d’égal que son charisme. À sa vue, la liesse grimpa en tonalité et envoya une gifle à tous ceux qui imaginaient que la popularité de cet homme avait considérablement diminué depuis les révélations de la presse et toutes les campagnes de dénigrement dont il avait été l’objet. L’amour que cette population témoigna à mon patron me fit comprendre pourquoi ce village avait été choisi parmi tant d’autres pour cette campagne d’image. Effectivement le message qui en résultait était celui de la communion du peuple avec ce héros qui lui avait tant donné et qui continuait à le faire sans distinction d’appartenance ethnique ou politique.