Loe raamatut: «Jules César»
NOTICE SUR JULES CESAR
Parmi les tragédies de Shakspeare que l'opinion a placées au premier rang, Jules César est celle dont les commentateurs ont parlé le plus froidement. Le plus froid de tous, Johnson, se contente de dire: «Plusieurs passages de cette tragédie méritent d'être remarqués, et on y a généralement admiré la querelle et la réconciliation de Brutus et de Cassius; mais jamais en la lisant je ne me suis senti fortement agité, et en la comparant à quelques autres ouvrages de Shakspeare, il me semble qu'on la peut trouver assez froide et peu propre à émouvoir.»
C'est adopter un principe de critique entièrement faux que de juger Shakspeare d'après lui-même, et de comparer les impressions qu'il a pu produire, dans un genre et dans un sujet donnés, avec celles qu'il produira dans un autre sujet et un autre genre, comme s'il ne possédait qu'un mérite spécial et singulier qu'il fût tenu de déployer dans chaque occasion, et qui restât le titre unique de sa gloire. Ce génie vaste et vrai veut être mesuré sur une échelle plus large; c'est à la nature, c'est au monde qu'il faut comparer Shakspeare: et, dans chaque cas particulier, c'est entre la portion du monde et de la nature qu'il a dessein de représenter et le tableau qu'il en fait, que se doit établir la comparaison. Ne demandez pas au peintre de Brutus les mêmes impressions, les mêmes effets qu'à celui du roi Lear ou de Roméo et Juliette; Shakspeare pénètre au fond de tous les sujets, et sait tirer de chacun les impressions qui en découlent naturellement, et les effets distincts et originaux qu'il doit produire.
Qu'après cela, le spectacle de l'âme de Brutus soit, pour Johnson, moins touchant et moins dramatique que celui de telle ou telle passion, de telle ou telle situation de la vie, c'est là un résultat des inclinations personnelles du critique, et du tour qu'ont pris ses idées et ses sentiments; on n'y saurait trouver une règle générale, sur laquelle se doive fonder la comparaison entre des ouvrages d'un genre absolument différent. Il est des esprits formés de telle sorte que Corneille leur donnera plus d'émotions que Voltaire, et une mère se sentira plus troublée, plus agitée à Mérope qu'à Zaïre. L'esprit de Johnson, plus droit et plus ferme qu'élevé, arrivait assez bien à l'intelligence des intérêts et des passions qui agitent la moyenne région de la vie, mais il ne parvenait guère à ces hauteurs où vit sans effort et sans distraction une âme vraiment stoïque. Le temps de Johnson n'était pas d'ailleurs celui des grands dévouements; et bien que, même à cette époque, le climat politique de l'Angleterre préservât un peu sa littérature de cette molle influence qui avait énervé la nôtre, elle ne pouvait cependant échapper entièrement à cette disposition générale des esprits, à cette sorte de matérialisme moral, qui n'accordant, pour ainsi dire, à l'âme aucune autre vie que celle qu'elle reçoit du choc des objets extérieurs, ne supposait pas qu'on pût lui offrir d'autres objets d'intérêt que le pathétique proprement dit, les douleurs individuelles de la vie, les orages du coeur et les déchirements des passions. Cette disposition du XVIIIe siècle était si puissante qu'en transportant sur notre théâtre la mort de César, Voltaire, qui se glorifiait à juste titre d'y avoir fait réussir une tragédie sans amour, n'a pas cru cependant qu'un pareil spectacle pût se passer de l'intérêt pathétique qui résulte du combat douloureux des devoirs et des affections. Dans cette grande lutte des derniers élans d'une liberté mourante contre un despotisme naissant, il est allé chercher, pour lui donner la première place, un fait obscur, douteux, mais propre à lui fournir le genre d'émotions dont il avait besoin; et c'est de la situation, réelle ou prétendue, de Brutus placé entre son père et sa patrie, que Voltaire a fait le fond et le ressort de sa tragédie.
Celle de Shakspeare repose tout entière sur le caractère de Brutus; on l'a même blâmé de n'avoir pas intitulé cet ouvrage Marcus Brutus plutôt que Jules César. Mais si Brutus est le héros de la pièce, César sa puissance, sa mort, en voilà le sujet. César seul occupe l'avant-scène; l'horreur de son pouvoir, le besoin de s'en délivrer remplissent toute la première moitié du drame; l'autre moitié est consacrée au souvenir et aux suites de sa mort. C'est, comme le dit Antoine, l'ombre de César «promenant sa vengeance;» et pour ne pas laisser méconnaître son empire, c'est encore cette ombre qui, aux plaines de Sardes et de Philippes, apparaît à Brutus comme son mauvais génie.
Cependant à la mort de Brutus finira le tableau de cette grande catastrophe. Shakspeare n'a voulu nous intéresser à l'événement de sa pièce que par rapport à Brutus, de même qu'il ne nous a présenté Brutus que par rapport à cet événement; le fait qui fournit le sujet de la tragédie et le caractère qui l'accomplit, la mort de César et le caractère de Brutus, voilà l'union qui constitue l'oeuvre dramatique de Shakspeare, comme l'union de l'âme et du corps constitue la vie, éléments également nécessaires l'un et l'autre à l'existence de l'individu. Avant que se préparât la mort de César, la pièce n'a pas commencé; après la mort de Brutus, elle finit.
C'est donc dans le caractère de Brutus, âme de sa pièce, que Shakspeare a déposé l'empreinte de son génie; d'autant plus admirable dans cette peinture, qu'en y demeurant fidèle à l'histoire, il en a su faire une oeuvre de création, et nous rendre le Brutus de Plutarque tout aussi vrai, tout aussi complet dans les scènes que le poëte lui a prêtées que dans celles qu'a fournies l'historien. Cet esprit rêveur, toujours occupé à s'interroger lui-même, ce trouble d'une conscience sévère aux premiers avertissements d'un devoir encore douteux, cette fermeté calme et sans incertitude dès que le devoir est certain, cette sensibilité profonde et presque douloureuse, toujours contenue dans la rigueur des plus austères principes, cette douceur d'âme qui ne disparaît pas un seul instant au milieu des plus cruels offices de la vertu, ce caractère de Brutus enfin, tel que l'idée nous en est à tous présente, marche vivant et toujours semblable à lui-même à travers les différentes scènes de la vie où nous le rencontrons, et où nous ne pouvons douter qu'il n'ait paru sous les traits que lui donne le poëte.
Peut-être cette fidélité historique a-t-elle causé la froideur des critiques de Shakspeare sur la tragédie de Jules César. Ils n'y pouvaient rencontrer ces traits d'une originalité presque sauvage qui nous saisissent dans les ouvrages que Shakspeare a composés sur des sujets modernes, étrangers aux habitudes actuelles de notre vie, comme aux idées classiques sur lesquelles se sont formées les habitudes de notre esprit. Les moeurs de Hotspur sont certainement beaucoup plus originales pour nous que celles de Brutus: elles le sont davantage en elles-mêmes; la grandeur des caractères du moyen âge est fortement empreinte d'individualité; la grandeur des anciens s'élève régulièrement sur la base de certains principes généraux qui ne laissent guère, entre les individus, d'autre différence très-sensible que celle de la hauteur à laquelle ils parviennent. C'est ce qu'a senti Shakspeare; il n'a songé qu'à rehausser Brutus et non à le singulariser; placés dans une sphère inférieure, les autres personnages reprennent un peu la liberté de leur caractère individuel, affranchi de cette règle de perfection que le devoir impose à Brutus. Le poëte aussi semble se jouer autour d'eux avec moins de respect, et se permettre de leur imposer quelques-unes des formes qui lui appartiennent plus qu'à eux, Cassius comparant avec dédain la force corporelle de César à la sienne, et parcourant la nuit les rues de Rome, au fort de la tempête, pour assouvir cette fièvre de danger qui le dévore, ressemble beaucoup plus à un compagnon de Canut ou de Harold qu'à un Romain du temps de César; mais cette teinte barbare jette, sur les irrégularités du caractère de Cassius, un intérêt qui ne naîtrait peut-être pas aussi vif de la ressemblance historique. M. Schlegel, dont les jugements sur Shakspeare méritent toujours beaucoup de considération, me semble cependant tomber dans une légère erreur lorsqu'il remarque que «le poëte a indiqué avec finesse la supériorité que donnaient à Cassius une volonté plus forte et des vues plus justes sur les événements.» Je pense au contraire que l'art admirable de Shakspeare consiste, dans cette pièce, à conserver au principal personnage toute sa supériorité, même lorsqu'il se trompe, et à la faire ressortir par ce fait même qu'il se trompe et que néanmoins on lui défère, que la raison des autres cède avec confiance à l'erreur de Brutus. Brutus va jusqu'à se donner un tort; dans la scène de la querelle avec Cassius, vaincu un moment par une effroyable et secrète douleur, il oublie la modération qui lui convient; enfin Brutus a tort une fois, et c'est Cassius qui s'humilie, car en effet Brutus est demeuré plus grand que lui.
Le caractère de César peut nous paraître un peu trop entaché de cette jactance commune à tous les temps barbares où la force individuelle, sans cesse appelée aux plus terribles luttes, ne s'y soutient que par le sentiment exalté de sa propre puissance, et même a besoin d'être secourue par l'idée qu'en conçoivent les autres. Il fallait montrer dans César la force qui soumet les Romains et l'orgueil qui les écrase; Shakspeare n'avait qu'un coin pour laisser entrevoir cet état de l'âme du héros; il a forcé les couleurs. Cependant son César, je l'avoue, ne me paraît pas plus faux que le nôtre; Shakspeare me semble même, au milieu de ses rodomontades, lui avoir mieux conservé ces formes d'égalité que le despote d'une république garde toujours envers ceux qu'il opprime.
Le ton du Jules César est plus généralement soutenu que celui de la plupart des autres tragédies de Shakspeare. A peine, dans tout le rôle de Brutus, se trouve-t-il une image basse, et c'est au moment où il se laisse aller à la colère. Le soin visible qu'a mis le poëte à imiter le langage laconique que l'histoire attribue à son héros ne l'a que très-rarement conduit à l'affectation, si ce n'est dans le discours de Brutus au peuple, modèle de l'éloquence scolastique du temps de l'auteur. Le langage de Cassius, plus figuré parce qu'il est plus passionné, et d'une élévation moins simple que celui de Brutus, est cependant également exempt de trivialité. La harangue d'Antoine est un modèle de ruse et de la feinte simplicité d'un fourbe adroit qui veut gagner les esprits d'une multitude grossière et mobile. Voltaire blâme, au moins avec sévérité, Shakspeare d'avoir présenté sous une forme comique la scène des Lupercales, dont le fond, dit-il, «est si noble et intéressant.» Voltaire ne voit ici qu'une couronne demandée à un peuple libre qui la refuse; mais César se faisant, en présence du peuple, l'acteur d'une farce préparée pour lui, et désespéré des applaudissements qu'on donne à la manière dont il a joué son rôle, c'était là en effet, pour les bons esprits de Rome, quelque chose d'extrêmement comique et qui ne pouvait leur être présenté autrement.
L'action de la pièce comprend depuis le triomphe de César, après la victoire remportée sur le jeune Pompée, jusqu'à la mort de Brutus, ce qui lui donne une durée d'environ trois ans et demi.
On a en anglais une autre tragédie de Jules César composée par lord Sterline, connue du public, à ce qu'il paraît, quelques années avant que Shakspeare composât la sienne, et à laquelle Shakspeare pourrait bien avoir emprunté quelques idées. Cette tragédie finit à la mort de César, que l'auteur a mise en récit. Un docteur Richard Eedes, célèbre de son temps comme poëte tragique, avait fait en latin une pièce sur le même sujet, imprimée, dit-on, en 1582, mais qui n'a pas été retrouvée, non plus qu'une pièce anglaise intitulée The history of Cæsar and Pompey, antérieure à l'année 1579. On imprima à Londres, en 1607, une pièce intitulée The tragédie of Cæsar and Pompey, or Cæsar's revenge. Cette pièce, qui comprend depuis la bataille de Pharsale jusqu'à celle de Philippes inclusivement, avait été représentée sur un théâtre particulier, par quelques étudiants d'Oxford; on suppose qu'elle fut imprimée à l'occasion de la représentation et du succès de celle de Shakspeare, que la chronologie de M. Malone rapporte à cette même année 1607.
Le Jules César a été représenté, corrigé par Dryden et Davenant, sous le titre de Julius Cæsar, with the death of Brutus, imprimé à Londres en 1719.
Le duc de Buckingham a aussi retravaillé cette même tragédie qu'il a séparée en deux parties, la première sous le titre de Julius Cæsar, avec des changements, un prologue et un choeur; la seconde sous le titre de Marcus Brutus, avec un prologue et deux choeurs; toutes deux imprimées en 1722.
JULES CÉSAR
TRAGÉDIE
PERSONNAGES
JULES CÉSAR.
1 Ce conjuré s'appelait non pas Décius, mais Décimus Brutus surnommé Albinus. C'est de lui que Plutarque dit, dans la Vie de Brutus, qu'on s'ouvrit à lui de la conjuration, «non qu'il fût autrement homme à la main, ou vaillant de sa personne, mais parce qu'il pouvoit beaucoup à cause d'un grand nombre de serfs escrimans à oultrance qu'il nourrissoit pour donner au peuple le passe-temps de les voir combattre; joint aussi qu'il avoit crédit alentour de César.» Il dit ailleurs que César avait tant de confiance en ce Décimus Brutus qu'il l'avait nommé son second héritier. Ce fut lui qui, le jour de sa mort, alla le chercher et le décida à se rendre au sénat, malgré Calphurnia et les augures.
ARTEMIDORE, sophiste ou rhéteur de Guide.
Un devin.
CINNA, poète.
Un autre Poète.
PINDARUS, esclave de Cassius.
CALPHURNIA, femme de César.
PORCIA, femme de Brutus.
SÉNATEURS, CITOYENS, GARDES ET SUITE.
La scène, pendant la plus grande partie de la pièce, est à Rome, ensuite à Sardes et près de Philippes
ACTE PREMIER
SCÈNE I
Rome. – Une rue
Entrent FLAVIUS ET MARULLUS, et une multitude de citoyens des basses classes
FLAVIUS. – Hors d'ici, rentrez, fainéans; rentrez chez vous. Est-ce aujourd'hui fête? Quoi! ne savez-vous pas que vous autres artisans vous ne devez circuler dans les rues les jours ouvrables qu'avec les signes de votre profession? – Parle, quel est ton métier?
PREMIER CITOYEN. – Moi, monsieur? charpentier.
MARULLUS. – Où sont ton tablier de cuir et ta règle? Que fais-tu ici avec ton habit des jours de fêtes? – Et vous, s'il vous plaît, quel est votre métier?
SECOND CITOYEN. – Pour dire vrai, monsieur, en fait d'ouvrage fin, je ne suis pas autre chose que comme qui dirait un savetier.
MARULLUS. – Mais quel est ton métier? Réponds-moi tout de suite.
SECOND CITOYEN. – Un métier, monsieur, que je crois pouvoir faire en sûreté de conscience: je remets en état les âmes1 qui ne valent rien.
MARULLUS. – Quel est ton métier, maraud, mauvais drôle, ton métier?
SECOND CITOYEN. – Monsieur, je vous en prie, que je ne vous fasse pas ainsi sortir de votre caractère2. Cependant, si vous en sortiez par quelque bout, monsieur, je pourrais vous remettre en état.
MARULLUS. – Qu'entends-tu par là? Me remettre en état, insolent?
SECOND CITOYEN. – Sans difficulté, monsieur, vous resaveter.
MARULLUS. – Tu es donc savetier? L'es-tu?
SECOND CITOYEN. – Bien vrai, monsieur, je n'ai pour vivre que mon alêne. Je n'entre pas, moi, dans les affaires de commerce, dans les affaires de femmes; je n'entre qu'avec mon alêne3 Au fait, monsieur, je suis un chirurgien de vieux souliers: quand ils sont presque perdus, je les recouvre 4; et on a vu bien des gens, je dis des meilleurs qui aient jamais marché sur peau de bête, faire leur chemin sur de l'ouvrage de ma façon5.
FLAVIUS. – Mais pourquoi n'es-tu pas dans ta boutique aujourd'hui? pourquoi mènes-tu tous ces gens-là courir les rues?
SECOND CITOYEN. – Vraiment, monsieur, pour user leurs souliers, afin de me procurer plus d'ouvrage. – Mais sérieusement, monsieur, nous nous sommes mis en fête pour voir César, et nous réjouir de son triomphe.
MARULLUS. – Vous réjouir! et de quoi? quelles conquêtes vient-il vous rapporter? Quels nouveaux tributaires le suivent à Rome pour orner, enchaînés, les roues de son char? Bûches, pierres que vous êtes, vous êtes pires que les choses insensibles! O coeurs durs, cruels enfants de Rome, n'avez-vous point connu Pompée? Bien des fois, bien souvent, n'êtes-vous pas montés sur les murailles et les créneaux, sur les fenêtres et les tours, jusque sur le haut des cheminées, vos enfants dans vos bras; et là, patiemment assis, n'attendiez-vous pas tout le long du jour pour voir le grand Pompée traverser les rues de Rome; et de si loin que vous voyiez paraître son char, le cri universel de vos acclamations ne faisait-il pas trembler le Tibre au plus profond de son lit, de l'écho de vos voix répété sous ses rivages caverneux? Et aujourd'hui vous prenez vos plus beaux vêtements, et vous choisissez ce jour pour un jour de fête! et aujourd'hui vous semez de fleurs le passage de l'homme qui vient à vous triomphant du sang de Pompée!6. – Allez-vous-en. – Courez à vos maisons, tombez à genoux, priez les dieux de suspendre l'inévitable fléau près d'éclater sur cette ingratitude.
FLAVIUS. – Allez, allez, bons compatriotes; et pour expier votre faute, assemblez tous les pauvres gens de votre sorte, conduisez-les au bord du Tibre; et là, pleurez dans son canal tout ce que vous avez de larmes, jusqu'à ce que ses eaux, à l'endroit le plus enfoncé de son cours, caressent le point le plus élevé de son rivage. (Les citoyens sortent.) Voyez si cette matière grossière n'a pas été émue: ils disparaissent la langue enchaînée par le sentiment de leur tort. – Vous, descendez cette rue qui mène au Capitole; moi, je vais suivre ce chemin. Dépouillez les statues si vous les trouvez parées d'ornements de fête.
MARULLUS. – Le pouvons-nous? Vous savez que c'est aujourd'hui la fête des Lupercales.
FLAVIUS. – N'importe, ne souffrons pas qu'aucune statue porte les trophées de César7. Je vais parcourir ces quartiers et chasser le peuple des rues; faites-en de même partout où vous le trouverez attroupé. Ces plumes naissantes arrachées de l'aile de César ne le laisseront voler qu'à la hauteur ordinaire; autrement dans son essor, il s'élèverait trop haut pour être vu des hommes, et nous tiendrait tous dans un servile effroi.
(Ils sortent.)
SCÈNE II
Toujours à Rome. – Une place publique
Entrent en procession et avec la musique CÉSAR, ANTOINE préparé pour la course; CALPHURNIA, PORCIA, DÉCIUS, CICÉRON, BRUTUS, CASSIUS, CASCA. – Ils sont suivis d'une grande multitude dans laquelle se trouve un devin
CÉSAR. – Calphurnia!
CASCA. – Holà! silence! César parle8.
(La musique cesse.)
CÉSAR. – Calphurnia!
CALPHURNIA. – Me voici, mon seigneur.
CÉSAR. – Ayez soin de vous tenir sur le passage d'Antoine, quand il courra. – Antoine!
ANTOINE. – César, mon seigneur.
CÉSAR. – N'oubliez pas en courant, Antoine, de toucher Calphurnia; car nos anciens disent que les femmes infécondes, en se faisant toucher dans cette sainte course, secouent la malédiction qui les rendait stériles.
ANTOINE. – Je m'en souviendrai. Quand César dit: Faites cela, cela est fait.
CÉSAR. – Partez, et n'omettez aucune cérémonie.
(Musique.)
LE DEVIN. – César!
CÉSAR. – Ha! qui m'appelle?
CASCA, s'adressant à ceux qui l'environnent.– Commandez que tout bruit cesse. Encore une fois, silence!
(La musique s'arrête.)
CÉSAR. – Qui est-ce, dans la foule, qui m'appelle ainsi? J'entends une voix, plus perçante que tous les instruments de musique crier César! Parle, César se tourne pour entendre.
LE DEVIN. – Prends garde aux ides de mars.
CÉSAR. – Quel est cet homme?
BRUTUS. – Un devin qui vous avertit de prendre garde aux ides de mars.
CÉSAR. – Amenez-le devant moi, que je voie son visage.
CASCA. – Mon ami, sors de la foule, regarde César.
CÉSAR. – Qu'as-tu à me dire maintenant? Répète encore.
LE DEVIN. – Prends garde aux ides de mars.
CÉSAR. – C'est un visionnaire; laissons-le, passons.
(Les musiciens exécutent un morceau.)
(Tous sortent, excepté Brutus et Cassius.)
CASSIUS. – Irez-vous voir l'ordre de la course?
BRUTUS. – Moi? non.
CASSIUS. – Je vous en prie, allez-y.
BRUTUS. – Je ne suis point un homme de divertissements; je n'ai pas tout à fait la vivacité d'Antoine. Que je ne vous empêche pas, Cassius, de suivre votre intention; je vais vous laisser.
CASSIUS. – Brutus, je vous observe depuis quelque temps: je ne reçois plus de vos yeux ces regards de douceur, ces signes d'affection que j'avais coutume d'en recevoir. Vous tenez envers votre ami, qui vous aime, une conduite trop froide et trop peu cordiale.
BRUTUS. – Ne vous y trompez point, Cassius: si mon regard s'est voilé, ce trouble de mon maintien ne porte que sur moi-même. Je suis tourmenté depuis quelque temps de sentiments qui se contrarient, d'idées qui ne concernent que moi, et donnent peut-être quelque bizarrerie à mes manières: mais que mes bons amis, au nombre desquels je vous compte, Cassius, n'en soient donc pas affligés, et ne voient rien de plus dans cette négligence, sinon que ce pauvre Brutus, en guerre avec lui-même, oublie de donner aux autres des témoignages de son amitié9.
CASSIUS. – Alors je me suis bien trompé, Brutus, sur le sujet de vos peines, et cela m'a fait ensevelir dans mon sein des pensées d'un haut prix, d'honorables méditations. Dites-moi, digne Brutus, pouvez-vous voir votre propre visage?
BRUTUS. – Non, Cassius; car l'oeil ne peut se voir lui-même, si ce n'est par réflexion, au moyen de quelque autre objet.
CASSIUS. – Cela est vrai, et l'on déplore beaucoup, Brutus, que vous n'ayez pas de miroirs qui puissent réfléchir à vos yeux votre mérite caché pour vous, qui vous fassent voir votre image. J'ai entendu plusieurs des citoyens les plus considérés de Rome (sauf l'immortel César) parler de Brutus; et, gémissant sous le joug qui opprime notre génération, ils souhaitaient que le noble Brutus fît usage de ses yeux.
BRUTUS. – Dans quels périls prétendez-vous m'entraîner, Cassius, en me pressant de chercher en moi-même ce qui n'y est pas.
CASSIUS. – Brutus, préparez-vous à m'écouter; et puisque vous savez que vous ne pouvez pas vous voir vous-même aussi bien que par la réflexion, moi, votre miroir, je vous découvrirai modestement les parties de vous-même que vous ne connaissez pas encore. Et ne vous méfiez pas de moi, excellent Brutus: si je suis un railleur de profession, si j'ai coutume de faire avec les serments ordinaires, étalage de mon amitié à tous ceux qui viennent me protester de la leur, si vous savez que je courtise les hommes et les étouffe de caresses pour les déchirer ensuite, ou que dans la chaleur des festins je fais des déclarations d'amitié à toute la salle, alors tenez-moi pour dangereux.
(On entend des trompettes et une acclamation.)
BRUTUS. – Qu'annonce cette acclamation? Je crains que ce peuple n'adopte César pour roi.
CASSIUS. – Oui? le craignez-vous? – Je dois donc penser que vous ne voudriez pas qu'il le fût.
BRUTUS. – Je ne le voudrais pas, Cassius; cependant je l'aime beaucoup. – Mais pourquoi me retenez-vous si longtemps? de quoi désirez-vous me faire part? Si c'est quelque chose qui tende au bien public, placez devant mes yeux l'honneur d'un côté, la mort de l'autre10, et je les regarderai tous deux indifféremment; car je demande aux dieux de m'être aussi propices, qu'il est vrai que j'aime ce qui s'appelle honneur plus que je ne crains la mort.
CASSIUS. – Je vous connais cette vertu, Brutus, tout aussi bien que je connais le charme de vos manières. Eh bien! l'honneur est le sujet de ce que j'ai à vous exposer. Je ne puis dire ce que vous et d'autres hommes pensent de cette vie; mais pour moi, j'aimerais autant ne pas être que de vivre dans la crainte et le respect devant un être semblable à moi. Je suis né libre comme César; vous aussi; nous avons tous deux profité de même; tous deux nous pouvons aussi bien que lui soutenir le froid de l'hiver. – Dans un jour brumeux et orageux où le Tibre agité s'irritait contre ses rivages, César me dit: «Oses-tu, Cassius, t'élancer avec moi dans ce courant furieux, et nager jusque là-bas?» – À ce seul mot, vêtu comme j'étais, je plongeai dans le fleuve, en le sommant de me suivre. En effet, il me suivit: le torrent rugissait; nous le battions de nos muscles nerveux, rejetant ses eaux des deux côtés et coupant le courant d'un coeur animé par la dispute. Mais avant que nous eussions atteint le but marqué, César s'écrie: «Secours-moi, Cassius, ou je péris.» Moi, comme Énée notre grand ancêtre emporta sur son épaule le vieux Anchise hors des flammes de Troie, j'emportai hors des vagues du Tibre César épuisé: et cet homme aujourd'hui est devenu un dieu, et Cassius n'est qu'une misérable créature, et il faut que son corps se courbe si César daigne seulement le saluer d'un signe de tête négligent! – En Espagne, il eut la fièvre, et pendant l'accès je fus frappé de voir comme il tremblait. Rien n'est plus vrai, je vis ce dieu trembler: ses lèvres poltronnes avaient fui leurs couleurs; et ce même oeil, dont le regard seul impose au monde, avait perdu son éclat. Je l'entendis gémir, oui, en vérité; et cette langue qui commande aux Romains de l'écouter et de déposer ses paroles dans leurs annales11, criait: «Hélas! Titinius, donne-moi à boire,» comme l'aurait fait une petite fille malade. Dieux que j'atteste, je me sens confondu qu'un homme si faible de tempérament prenne les devants sur ce monde majestueux, et seul remporte la palme.
(Acclamation, fanfare.)
BRUTUS. – Encore une acclamation! Sans doute ces applaudissements annoncent de nouveaux honneurs qu'on accumule sur la tête de César.
CASSIUS. – Eh quoi! mon cher, il foule comme un colosse cet étroit univers, et nous autres petits bonshommes nous circulons entre ses jambes énormes, cherchant de tous côtés où nous pourrons trouver à la fin d'ignominieux tombeaux. Les hommes, à de certains moments, sont maîtres de leur sort; et si notre condition est basse, la faute, cher Brutus, n'en est pas à nos étoiles; elle en est à nous-mêmes. Brutus et César… Qu'y a-t-il donc dans ce César? Pourquoi ferait-on résonner ce nom plus que le vôtre? Écrivez-les ensemble, le vôtre est tout aussi beau; prononcez-les, il remplit tout aussi bien la bouche; pesez-les, son poids sera le même; employez-les pour une conjuration, Brutus évoquera aussi facilement un esprit que César. Maintenant dites-moi, au nom de tous les dieux ensemble, de quelle viande se nourrit donc ce César d'aujourd'hui pour être devenu si grand? Siècle, tu es déshonoré! Rome, tu as perdu la race des nobles courages! Quel siècle s'est écoulé depuis le grand déluge, qui ne se soit enorgueilli que d'un seul homme? A-t-on pu dire, jusqu'à ce jour, en parlant de Rome, que ses vastes murs n'enfermaient qu'un seul homme? C'est bien toujours Rome, en vérité, et la place n'y manque pas, puisqu'il n'y a qu'un seul homme12. Oh! vous et moi nous avons ouï dire à nos pères qu'il fut jadis un Brutus qui eût aussi aisément souffert dans Rome le trône du démon éternel que celui d'un roi.
BRUTUS. – Que vous m'aimiez, Cassius, je n'en doute point. Ce que vous voudriez que j'entreprisse, je crois le deviner: ce que j'ai pensé sur tout cela, et ce que je pense du temps où nous vivons, je le dirai plus tard. Quant à présent, je désire n'être pas pressé davantage; je vous le demande au nom de l'amitié. Ce que vous m'avez dit, je l'examinerai. Ce que vous avez à me dire encore, je l'écouterai avec patience, et je trouverai un moment convenable pour vous écouter et répondre sur de si hautes matières. Jusque-là, mon noble ami, méditez sur ceci: Brutus aimerait mieux être un villageois que de se compter pour un enfant de Rome aux dures conditions que ce temps doit probablement nous imposer.
CASSIUS. – Je suis bien aise que le choc de mes faibles paroles ait du moins fait jaillir cette étincelle de l'âme de Brutus.
(Rentrent César et son cortège.)
BRUTUS. – Les jeux sont terminés; César revient.
CASSIUS. – Quand ils passeront près de nous, retenez Casca par la manche; et il vous racontera de son ton bourru tout ce qui s'est aujourd'hui passé de remarquable.
BRUTUS. – Oui, je le ferai. Mais regardez, Cassius: la teinte de la colère enflamme le front de César, et tout le reste a l'air d'une troupe de serviteurs réprimandés. Les joues de Calphurnia sont pâles; Cicéron a ce regard fureteur et flamboyant que nous lui avons vu au Capitole, lorsque dans nos débats il était contredit par quelques sénateurs.
CASSIUS. – Casca nous dira de quoi il s'agit.
CÉSAR. – Antoine!
ANTOINE. – César.
CÉSAR. – Que j'aie toujours autour de moi des hommes gras et à la face brillante, des gens qui dorment la nuit. Ce Cassius là-bas a un visage hâve et décharné; il pense trop. De tels hommes sont dangereux.
ANTOINE. – Ne le crains pas, César; il n'est pas dangereux. C'est un noble Romain et bien intentionné.
CÉSAR. – Je voudrais qu'il fût plus gras, mais je ne le crains pas. Cependant si quelque chose en moi pouvait être sujet à la crainte, je ne connaîtrais point d'homme que je voulusse éviter avec plus de soin que ce maigre Cassius. Il lit beaucoup, il est grand observateur et pénètre jusqu'au fond des actions des hommes. Il n'a point comme toi le goût des jeux, Antoine; on ne le voit point écouter de musique. Rarement il sourit, et il sourit alors de telle sorte qu'il a l'air de se moquer de lui-même, et de dédaigner son propre esprit parce qu'il a pu se laisser émouvoir à sourire de quelque chose. Les hommes de ce caractère n'ont jamais le coeur à l'aise tant qu'ils en voient un autre plus élevé qu'eux; et voilà ce qui les rend si dangereux. Je te dis ce qui est à craindre plutôt que ce que je crains, car je suis toujours César. Passe à ma droite, j'ai cette oreille dure, et dis-moi franchement ce que tu penses de lui.
(César sort avec son cortège.)
(Casca demeure en arrière.)
CASCA. – Vous m'avez tiré par mon manteau. Voudriez-vous me parler?
BRUTUS. – Oui, Casca. Dites-nous, que s'est-il donc passé aujourd'hui, que César ait l'air si triste?
CASCA. – Quoi! vous étiez à sa suite. N'y étiez-vous pas?
Après la victoire remportée en Espagne sur les enfants de Pompée. C'était la première fois que Rome voyait triompher d'une victoire remportée sur des Romains, et ce fut ce qui commença à indisposer fortement contre César. Shakspeare place ce triomphe le jour de cette fête des Lupercales, où Antoine offrit la couronne à César, ce qui n'eut lieu que plus d'un an après. Il fait de même des Lupercales la veille des ides de mars, quoique les Lupercales se célébrassent vers le milieu de février et que les ides fussent le 15 mars.
Voltaire n'a pas bien compris ce passage, et a cru que César triomphait de la bataille de Pharsale.
Quoi vous couvrez de fleurs le chemin d'un coupable,Du vainqueur de Pompée encor teint de son sang!
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Traduction de Voltaire:
Vous vous êtes trompé: quelques ennuis secrets,Des chagrins peu connus, ont changé mon visage;Ils me regardent seul et non pas mes amis.Non, n'imaginez point que Brutus vous néglige:Plaignez plutôt Brutus en guerre avec lui-même:J'ai l'air indifférent, mais mon coeur ne l'est pas.
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La gloire dans un oeil, et le trépas dans l'autre. Eye veut dire ici point de vue; il est continuellement employé en anglais dans ce sens.
Voltaire s'est ici tout à fait mépris sur le sens; il traduit ainsi:
Et cette même voix qui commande à la terre,Cette terrible voix (remarque bien, Brutus,Remarque, et que ces mots soient écrits dans tes livres)
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