Loe raamatut: «Tout est bien qui finit bien»
NOTICE
SUR
TOUT EST BIEN QUI FINIT BIEN
C'est à une des plus intéressantes nouvelles de Boccace que nous devons cette pièce. En voici les principaux événements que Shakspeare a transportés sur la scène en leur donnant une nouvelle vie, par ce charme de sensibilité et cette verve comique qui lui manquent si rarement.
Un grand médecin, appelé Gérard de Narbonne, avait laissé une fille qui, élevée dans le palais du comte de Roussillon, avait conçu l'amour le plus tendre pour son fils unique, le jeune Bertrand. Celui-ci fut mandé à la cour après la mort de son père, et la pauvre Gillette, c'était le nom de la fille de Gérard, resta en Roussillon bien résolue de n'avoir jamais d'autre époux que Bertrand.
Bientôt elle apprit que le roi souffrait beaucoup d'une fistule déclarée incurable; son père lui avait légué plusieurs secrets de son art, et Gillette conçut l'espoir de guérir le monarque. Elle se rendit à Paris. Le roi lui promit que, si son remède réussissait, il la marierait avec l'homme le plus noble et le plus riche du royaume, qu'elle choisirait elle-même. Il fut guéri et Gillette demanda le comte Bertrand.
Celui-ci se crut déshonoré par une alliance au-dessous de son rang; mais le roi commanda en maître, il fallut obéir. Aussitôt après la célébration du mariage, le comte Bertrand partit pour la Toscane et prit du service parmi les Florentins alors en guerre avec les Siennois. Gillette s'en retourna en Roussillon d'où elle envoya dire au comte que, si sa présence était la cause de son exil volontaire, elle s'éloignerait pour toujours. Bertrand lui fit répondre qu'il était fermement résolu de ne point vivre avec elle jusqu'au jour où elle serait en possession de son anneau, et aurait un fils de lui. Il croyait exiger l'impossible; mais Gillette déguisée en pèlerine, partit pour Florence où elle logea chez une veuve, qui, sans la connaître, lui apprit que le comte de Roussillon était amoureux d'une de ses voisines, jeune, belle et vertueuse quoique pauvre. Gillette fut trouver la mère de sa rivale, se découvrit à elle et lui promit une forte récompense si elle voulait favoriser ses projets. On fit dire au comte que la jeune fille céderait à ses voeux, mais qu'elle demandait son anneau pour gage de sa foi. Bertrand envoya son anneau et s'empressa d'aller à une heure fixée au rendez-vous qui lui fut donné. Ce fut Gillette qui le reçut dans ses bras et qui répéta plusieurs fois cette innocente supercherie, jusqu'à ce que des signes évidents de grossesse vinssent accomplir tous ses souhaits. Enfin le comte, instruit de l'absence de sa femme et cédant aux instances de ses vassaux, revint dans sa patrie. Cependant Gillette mit au monde deux enfants jumeaux qui ressemblaient beaucoup à leur père; elle se rendit elle-même en Roussillon après ses couches, et y arriva le jour où son époux donnait un grand festin. La pèlerine se présenta au milieu de l'assemblée portant ses deux enfants sur ses bras. Elle se jeta aux genoux du comte, lui donna l'anneau et lui avoua tout. Bertrand touché reçut Gillette pour son épouse.
Tout ce que Shakspeare a ajouté à ce fond, déjà si intéressant, n'est pas également heureux et probable. L'obstination et la pétulance de Bertrand sont bien peintes; mais son caractère nous semble odieux; c'est un gentilhomme sans générosité, lâche, ingrat et menteur éhonté. Le poëte devait aux vertus d'Hélène et à la morale de le punir; mais il avait peut-être malgré lui de l'indulgence pour le fils de cette comtesse si bonne et si aimable, et que sa sagesse et sa tendresse pour Hélène élèvent au-dessus de tous les préjugés ridicules de la naissance. Shakspeare n'a peut-être pas osé être trop sévère pour celui qu'aimait cette même Hélène, si douce et si modeste malgré la position critique où l'a placée le sot orgueil de Bertrand; on devine ce sentiment du poëte dans la conduite du roi, dont la reconnaissance ingénieuse eût craint d'humilier sa bienfaitrice dans son époux.
Le personnage comique de la pièce est un peu usé sur le théâtre depuis que nous y avons tant de fanfarons de la même famille; mais Parolles et ses aventures ont passé en proverbe en Angleterre. La scène du tambour est digne de Molière, et nous apprécierions encore davantage Parolles, si nous ne connaissions pas Falstaff.
Selon Malone, cette pièce aurait été composée en 1598.
PERSONNAGES
LE ROI DE FRANCE.
LE DUC DE FLORENCE.
BERTRAND, comte de Roussillon.
LAFEU, vieux courtisan.
PAROLLES 1, parasite à la suite de Bertrand.
PLUSIEURS JEUNES SEIGNEURS FRANÇAIS, qui servent avec Bertrand dans la guerre de Florence.
UN INTENDANT, }
UN PAYSAN BOUFFON,} au service de la comtesse de Roussillon.
LA COMTESSE DE ROUSSILLON, mère de Bertrand.
HÉLÈNE, protégée de la comtesse.
UNE VIEILLE VEUVE de Florence.
DIANE, fille de cette veuve.
VIOLENTA, }
MARIANA 2,} voisines et amies de la veuve.
SEIGNEURS DE LA COUR DU ROI, UN PAGE, OFFICIERS, SOLDATS FRANÇAIS ET FLORENTINS.
La scène est tantôt en France, tantôt en Toscane
ACTE PREMIER
SCÈNE I
On est en Roussillon. Appartement dans le palais de la comtesse
Entrent BERTRAND, LA COMTESSE DE ROUSSILLON HÉLÈNE ET LAFEU, tous en deuil
LA COMTESSE. – En laissant mon fils se séparer de moi, j'enterre un second époux.
BERTRAND. – Et moi, en m'éloignant, madame, je pleure de nouveau la mort de mon père: mais il me faut obéir aux ordres de Sa Majesté. Devenu son pupille 3, je suis plus que jamais dans sa dépendance.
LAFEU. – Vous, madame, vous retrouverez un époux dans la bonté du roi. (A Bertrand.) Et vous, seigneur, un père. Un roi, qui dans tous les temps est si universellement bon, doit nécessairement conserver sa bienveillance pour vous, dont le mérite la ferait naître là où elle manquerait bien loin de ne la pas trouver là où elle abonde.
LA COMTESSE. – Que peut-on espérer de la guérison du roi?
LAFEU. – Madame, il a congédié tous ses médecins. Sous leur direction, il a fatigué le temps de ses espérances, sans trouver d'autre avantage dans leurs remèdes que de perdre l'espérance avec le temps.
LA COMTESSE. – Cette jeune personne avait un père (oh! avait! que ce mot réveille un triste souvenir!) dont la science égalait presque la probité. Si elle eût été aussi loin, il aurait rendu la nature immortelle, et la mort aurait pu jouer faute d'ouvrage. Plût à Dieu que pour le bonheur du roi il fût encore vivant! je crois qu'il aurait été la mort de sa maladie.
LAFEU. – Comment l'appeliez-vous, madame, cet homme dont vous parlez?
LA COMTESSE. – Il était fameux, monsieur, dans son art, et il avait bien mérité de l'être; – Gérard de Narbonne.
LAFEU. – C'était vraiment un habile homme, madame. Le roi parla de lui dernièrement avec beaucoup d'éloges et de regrets. Il avait assez de science pour vivre encore, si la science pouvait être un préservatif du trépas.
BERTRAND. – Quel est le mal, mon bon seigneur, qui mine les jours du roi?
LAFEU. – Une fistule, seigneur.
BERTRAND. – Je n'avais jamais entendu parler de ce mal.
LAFEU. – Je voudrais bien qu'il fût encore inconnu. – Cette jeune personne est donc la fille de Gérard de Narbonne?
LA COMTESSE. – Sa seule enfant, seigneur, et léguée à mes soins. J'ai d'elle toutes les bonnes espérances que promet son éducation. Elle hérite de ces heureuses dispositions qui embellissent encore les beaux dons de la nature; car, lorsqu'un naturel pervers est doué d'aimables qualités, ces éloges sont mêlés de pitié, puisque ces qualités sont à la fois des vertus et des traîtres: chez Hélène, elles sont relevées encore par sa simplicité; elle a reçu la vertu de la nature, et elle a su se rendre parfaite.
LAFEU. – Vos louanges, madame, font couler ses larmes.
LA COMTESSE. – C'est la meilleure manière dont une jeune fille puisse assaisonner l'éloge qu'elle entend d'elle. Le souvenir de son père n'approche jamais de son coeur que la violence de son chagrin ne prive ses joues de tout signe de vie. N'y pensez plus, Hélène: allons, plus de larmes; on pourrait croire que vous affectez plus de tristesse que vous n'en ressentez.
HÉLÈNE. – J'ai l'air triste, en effet; mais je le suis réellement.
LAFEU. – Des regrets modérés sont un tribut que l'on doit aux morts: le chagrin excessif est l'ennemi des vivants.
HÉLÈNE. – Si les vivants sont ennemis du chagrin, il se détruit bientôt par son excès même.
BERTRAND. – Madame, je demande votre bénédiction.
LAFEU. – Comment entendons-nous cela?
LA COMTESSE. – Reçois ma bénédiction, Bertrand. Ressemble à ton père par tes actions comme par tes traits. Que la noblesse de ton sang et ta vertu rivalisent en toi, et que ton mérite partage avec ta naissance. Aime tous les hommes; fie-toi à quelques-uns; ne fais tort à aucun. Fais craindre plutôt que sentir ta puissance à ton ennemi. Garde ton ami sous la clef de ta propre vie. Qu'on te reproche ton silence, et jamais d'avoir parlé. Que toutes les grâces que le ciel voudra t'accorder encore et que mes prières importunes pourront lui arracher, pleuvent sur ta tête! Adieu, seigneur. – Ce jeune homme est un courtisan bien novice. Mon cher seigneur, conseillez-le.
LAFEU. – Il ne peut manquer de recevoir les meilleurs conseils, si son amitié veut les écouter.
LA COMTESSE. – Que le ciel te bénisse! Adieu, Bertrand.
(Elle sort.)
BERTRAND, à Hélène.-Que tous les voeux qui peuvent se former dans votre coeur soient vos serviteurs! Soyez la consolation de ma mère, votre maîtresse, et qu'elle vous soit chère.
LAFEU. – Adieu, ma belle enfant. Vous devez soutenir la réputation de votre père.
(Bertrand et Lafeu sortent.)
HÉLÈNE. – Oh! si c'était tout! – Je ne pense plus à mon père; et ces grosses larmes honorent plus sa mémoire que celles que j'ai répandues pour lui. – A qui ressemblait-il donc? Je l'ai oublié. Mon imagination ne conserve aucune image que celle de Bertrand. Je suis perdue; il n'y a plus de vie, plus de vie pour moi, si Bertrand s'éloigne de ces lieux. Autant vaudrait que je fusse éprise de quelque étoile brillante, et que je songeasse à l'épouser; tant il est au-dessus de moi! Il faut que je me contente de recevoir les obliques rayons de sa lumière éloignée. Je ne puis arriver jusqu'à sa sphère: ainsi l'ambition de mon amour est son propre tourment. La biche qui voudrait s'unir avec le lion doit mourir d'amour. Il m'était doux, quoique ce fût une souffrance, de le voir à toute heure, de m'asseoir devant lui, et de pouvoir graver le bel arc de ses sourcils, son oeil fier et ses cheveux bouclés, sur la table de mon coeur… mon coeur trop prompt à retracer tous les traits et les particularités de son visage chéri. Mais à présent le voilà parti, et mon amour idolâtre va sanctifier ses reliques. – Qui vient ici? – (Entre Parolles.) Un homme de sa suite, que j'aime à cause de Bertrand; et cependant je le connais pour un menteur avéré. Je le regarde comme aux trois quarts sot, et comme un lâche parfait. Cependant toutes ces mauvaises qualités lui vont si bien qu'elles trouvent un asile, tandis que la vertu, d'une trempe d'acier, se morfond exposée aux injures de l'air. Aussi voyons-nous très-souvent la Sagesse glacée au service de la Folie pompeusement parée.
PAROLLES. – Dieu vous garde, belle reine!
HÉLÈNE. – Et vous aussi, monarque!
PAROLLES. – Monarque? non.
HÉLÈNE. – Ni reine non plus.
PAROLLES. – Étiez-vous là occupée à méditer sur la virginité?
HÉLÈNE. – Oui. Vous avez quelque chose de l'air d'un guerrier. Il faut que je vous fasse une question: l'homme est l'ennemi de la virginité; par quel moyen pouvons-nous la défendre contre ses attaques?
PAROLLES. – Tenez-le à distance.
HÉLÈNE. – Mais il nous assiège; et notre virginité, quoique vaillante à la défense, est faible pourtant. Enseignez-nous donc quelque expédient guerrier pour la résistance.
PAROLLES. – Il n'y en a pas. L'homme qui met le siége devant vous vous minera et vous fera sauter en l'air.
HÉLÈNE. – Que le ciel préserve notre pauvre virginité des mineurs et des bombardiers! N'y a-t-il pas aussi un art militaire par lequel les vierges puissent contre-miner les hommes?
PAROLLES. – La virginité une fois à terre, l'homme en sautera plus vite en l'air. Diantre! en mettant de nouveau l'homme à terre, vous perdez votre ville par la brèche que vous avez faite vous-même. Dans la république de la nature, la politique n'est pas de conserver la virginité; sa perte augmente le nombre des sujets. Jamais vierge ne serait née s'il n'y avait eu auparavant une virginité de perdue. L'étoffe dont vous avez été formée est celle dont on fait les vierges. Pour une virginité perdue on en peut trouver dix: la garder toujours, c'est la perdre pour jamais. Allons, c'est une compagne trop froide; il faut s'en défaire.
HÉLÈNE. – Je la défendrai encore un peu de temps, quand je devrais m'exposer à mourir vierge.
PAROLLES. – Il y a peu de chose à dire en sa faveur: c'est contre l'ordre de la nature. Parler pour défendre la virginité, c'est accuser sa mère: ce qui est une désobéissance notoire. Celui qui se pend fait comme la vierge; car la virginité se tue elle-même: et l'on devrait l'enterrer hors de la terre bénite, dans les grands chemins, comme une coupable signalée contre la nature. La virginité engendre des mites comme le fromage; elle se consume elle-même jusqu'à la croûte, et meurt en dévorant sa propre substance. De plus, la virginité est hargneuse, arrogante, vaine, gonflée d'amour-propre; ce qui est le péché le plus expressément défendu par les canons. Ne la gardez pas: vous ne pouvez que perdre avec elle. Défaites vous-en, et dans dix ans vous l'aurez doublée, ce qui fait un intérêt très-honnête; et encore le principal lui-même n'en vaudra guère moins. Allons, ne gardez pas cela.
HÉLÈNE. – Mais que faut-il faire, monsieur, pour la perdre à son gré?
PAROLLES. – Attendez: voyons. – Que faire, dites-vous? Ma foi, mal faire: aimer celui qui ne l'aime pas. La virginité est un meuble qui perd son lustre dans le repos 4; plus on la garde, moins elle vaut: défaites-vous-en, tandis qu'elle est encore de vente: profitez du temps où on la recherche. La virginité ressemble à un vieux courtisan qui porte un habit à l'antique, riche, mais qui n'est plus de mode, comme ces parures et ces cure-dents qu'on ne porte plus aujourd'hui. Votre datte 5 vaut mieux dans un pâté ou un potage que sur vos joues; et votre virginité, votre antique virginité ressemble à une de nos poires passées de France, elle a mauvais air, elle est sèche, enfin c'est une poire passée: elle valait mieux jadis; oui, mais ce n'est plus qu'une poire passée; qu'en voulez-vous faire?
HÉLÈNE. – Ma virginité n'en est pas encore là. – Votre maître y retrouverait mille amours, une mère et une maîtresse, un ami, un phénix, un capitaine et un ennemi; un guide, une déesse et une souveraine, un conseiller, une traîtresse et une amie: son humble ambition, sa fière humilité, sa concorde discordante et sa douce discorde; sa foi, son doux malheur avec un monde de jolis petits chrétiens charmants, dont Cupidon jasera en souriant. – Alors il sera… Je ne sais pas ce qu'il sera. – Que la main de Dieu le conduise! – La cour est un endroit où l'on apprend-et Bertrand est un de ceux…
PAROLLES. – Eh bien! quoi; un de ceux?..
HÉLÈNE. – A qui je souhaite du bien. – Il est bien malheureux que…
PAROLLES. – Qui est-ce qui est malheureux?
HÉLÈNE. – Que nos voeux n'aient pas un corps qu'on puisse rendre sensible, afin que nous, qui sommes nés pauvres, et dont les étoiles inférieures nous bornent aux seuls désirs, nous puissions transmettre leurs effets jusqu'à nos amis absents, et montrer ce que nous devons nous contenter de penser sans en recueillir aucune reconnaissance!
(Un page entre.)
LE PAGE. – Monsieur Parolles, Monseigneur vous demande.
(Le page sort.)
PAROLLES. – Adieu, ma petite Hélène. Si je puis me ressouvenir de toi, je songerai à toi quand je serai à la cour.
HÉLÈNE. – Monsieur Parolles, vous êtes né sous une étoile bien charitable.
PAROLLES. – Je suis né sous Mars, moi.
HÉLÈNE. – Oui, c'est sous Mars même que je vous crois né.
PAROLLES. – Et pourquoi sous Mars?
HÉLÈNE. – Vous avez soutenu tant de guerres, qu'il faut absolument que vous soyez né sous Mars.
PAROLLES. – Et lorsqu'il était la planète prédominante.
HÉLÈNE. – Plutôt, je crois lorsqu'il était rétrograde.
PAROLLES. – Pourquoi jugez-vous ainsi?
HÉLÈNE. – Vous savez si bien rétrograder, quand vous combattez.
PAROLLES. – C'est pour en prendre plus d'avantage.
HÉLÈNE. – C'est aussi pour cela que l'on fuit, quand la crainte conseille de chercher sa sûreté. Mais ce mélange de courage et de peur qui est en vous est une vertu dont l'aile est bien rapide, et dont le vol me plaît infiniment.
PAROLLES. – J'ai la tête si occupée d'affaires, que je ne suis pas en état de vous faire une réponse piquante. Je serai à mon retour un parfait courtisan, mon instruction servira à vous naturaliser, et vous serez en état de recevoir les conseils d'un homme de cour, et de comprendre les avis qu'il vous consacrera. Autrement, vous mourrez dans votre ingratitude, et votre ignorance vous perdra. Adieu. Quand vous aurez du loisir, récitez vos prières; et quand vous n'en aurez point, souvenez-vous de vos amis: procurez-vous un bon mari, et traitez-le comme il vous traitera: et là-dessus, adieu.
(Il sort.)
HÉLÈNE. – Souvent ces ressources, que nous attribuons au ciel, résident en nous-mêmes. Le destin nous laisse une libre carrière; il ne tire en arrière nos projets languissants que lorsque nous sommes paresseux nous-mêmes. Quelle est cette puissance qui élève mon amour si haut, et qui me fait voir ce dont je ne puis rassasier mes regards? Souvent deux êtres entre lesquels la fortune a jeté un espace immense, la nature les réunit comme deux moitiés, et les amène à s'embrasser, comme s'ils étaient nés l'un pour l'autre. Les entreprises extraordinaires sont impossibles pour qui mesure leur difficulté par ses sens, et qui s'imagine que ce qui n'est pas arrivé ne peut arriver. Quelle femme vit-on jamais s'efforcer de faire connaître son mérite, qui ait échoué dans ses amours? La maladie du roi… – Mon projet peut tromper mon espoir; mais ma résolution est bien arrêtée, et elle ne m'abandonnera pas.
SCÈNE II
Paris. Appartement dans le palais du roi
Fanfares. LE ROI DE FRANCE paraît avec sa suite; il tient des lettres à la main
LE ROI. – Les Florentins et les Siennois en sont venus aux mains. Ils ont combattu avec un avantage égal, ils continuent la guerre avec courage.
PREMIER SEIGNEUR. – C'est ce qu'on dit, sire.
LE ROI. – Mais c'est fort incroyable. Nous recevons la confirmation de cette nouvelle par mon cousin d'Autriche, qui me prévient que les Florentins vont nous demander un prompt secours. Là-dessus notre bon ami préjuge lui-même la proposition, et il semble désirer que nous les refusions.
PREMIER SEIGNEUR. – Son amitié et sa prudence, dont il a donné de si grandes preuves à Votre Majesté, méritent bien qu'on lui accorde la plus grande confiance.
LE ROI. – Il a décidé notre réponse, et Florence est refusée, avant d'avoir demandé. Mais pour nos gentilshommes qui désirent essayer du service toscan, je les laisse entièrement libres de se ranger de l'un ou de l'autre parti.
SECOND SEIGNEUR. – Cela peut servir d'école militaire à notre jeune noblesse, qui est malade faute d'air et d'exploits.
LE ROI. – Qui vient à nous?
(Entrent Bertrand, Lafeu, Parolles.)
PREMIER SEIGNEUR. – C'est le comte de Roussillon, mon bon seigneur, le jeune Bertrand.
LE ROI. – Jeune homme, tu portes la physionomie de ton père. La nature libérale ne t'a point ébauché à la hâte: elle a pris soin à te former. Puisses-tu hériter aussi des vertus morales de ton père! Sois le bienvenu à Paris.
BERTRAND. – Que Votre Majesté daigne recevoir mes remerciements et mes hommages!
LE ROI. – Je voudrais avoir encore aujourd'hui cette rigueur de corps que je possédais lorsque jadis ton père et moi nous fîmes nos premières armes ensemble! Il était exercé à fond dans tout le service de ce temps-là, et il était l'élève des plus braves capitaines. Il résista longtemps; mais à la fin la hideuse vieillesse nous a atteints tous deux, et nous a dépouillés de la force d'agir. Je me sens plus jeune en parlant de votre bon père. Dans sa jeunesse, il avait cet esprit caustique que je suis à portée de remarquer aujourd'hui chez nos jeunes seigneurs. Mais ils peuvent railler tant que leurs propres railleries retombent sur leur personne obscure encore, avant qu'ils puissent couvrir leur légèreté sous l'éclat de leur gloire. Mais lui, il était un courtisan si parfait, qu'il n'y avait ni mépris ni amertume dans ses railleries ou sa fierté. S'il s'en glissait parfois, ce n'était jamais que pour repousser l'injure de son égal. Son honneur lui servait de cadran, et lui marquait la minute précise où il devait parler, et sa langue obéissait à sa direction. Ceux qui étaient au-dessous de lui, il les traitait comme des créatures d'une autre classe, et il abaissait son élévation jusqu'à leurs rangs inférieurs. Il les rendait fiers par son humilité, et il s'humiliait encore pour recevoir leurs louanges maladroites. Voilà l'homme qui devrait servir de modèle aux jeunes gens de nos jours; et s'il était bien suivi, il leur montrerait qu'ils ne font que rétrograder.
BERTRAND. – La mémoire de ses vertus, sire, est plus glorieuse dans votre souvenir que sur sa tombe; et son épitaphe est moins honorable pour son nom que vos royaux éloges.
LE ROI. – Plût à Dieu que je fusse avec lui! – Il avait toujours coutume de dire… (il me semble l'entendre en ce moment. Il ne jetait pas ses paroles sensées dans les oreilles, il les y greffait pour y croître et y porter du fruit.) – Il disait: «Que je ne vive plus… – Tel était le début de son aimable mélancolie quand il avait fini son badinage. – Que je ne vive plus, disait-il, dès que ma lampe manquera d'huile, afin que son reste de lueur ne soit pas un objet de risée pour ces jeunes étourdis, dont l'esprit superbe dédaigne tout ce qui n'est pas nouveau, dont le jugement se borne à être le créateur de leurs toilettes, et dont la constance expire même avant ces modes passagères!» C'était là ce qu'il souhaitait; et ce que je souhaite après lui; puisque je ne puis plus apporter à la ruche ni cire ni miel, je voudrais en être promptement congédié, pour céder la place à des travailleuses.
SECOND SEIGNEUR. – Vous êtes aimé, sire, et ceux qui vous aiment le moins seront les premiers à regretter que vous n'y soyez plus.
LE ROI. – Je remplis une place, je le sais… – Combien y a-t-il, comte, que le médecin de votre père est mort? – Il était très-renommé.
BERTRAND. – Sire, il y a environ six mois.
LE ROI. – S'il était vivant, j'essayerais encore de lui. – Prêtez-moi votre bras. – Tous les autres m'ont usé à force de remèdes. Que la nature et la maladie se disputent maintenant l'événement à leur loisir. – Soyez le bienvenu, comte; mon fils ne m'est pas plus cher que vous.
BERTRAND. – Je remercie Votre Majesté.