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Loe raamatut: «Le corricolo», lehekülg 29

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– Mais pourquoi, averti comme tu l'es, ne te garantirais-tu pas de leurs complots en demeurant chez toi?

– Ils diraient que j'ai peur.

– En t'entourant de gardes chaque fois que tu sortiras par la ville?

– Ils diraient que je veux me faire roi.

– Mais on ne le croirait pas.

– Tu l'as bien cru, toi!

Salvator courba son front, rougissant, car il y avait tant de douceur dans la réponse de Masaniello que sa réponse n'était pas une accusation, mais un reproche.

– Eh bien! soit, répondit-il, que la volonté de Dieu s'accomplisse.

Salvator Rosa s'assit près du lit de son ami.

– Quelle est ton intention? demanda Masaniello.

– De rester près de toi, et, bonne ou mauvaise, de partager ta fortune.

– Tu es fou, Salvator, répondit Masaniello. Que moi, que le Seigneur a choisi pour son élu, j'attende tranquillement le calice qu'il me reste à épuiser, c'est bien, car je ne puis pas, car je ne dois pas faire autrement; mais toi, Salvator, qu'aucune fatalité ne pousse, qu'aucun serment ne lie, que tu restes dans cette infâme Babylone, c'est une folie, c'est un aveuglement, c'est un crime.

– J'y resterai pourtant, dit Salvator.

– Tu le perdrais sans me sauver, Salvator, et tout dévoûment inutile est une sottise.

– Advienne que pourra! reprit le peintre. C'est ma volonté.

– C'est ta volonté? Et tes soeurs? et ta mère? C'est ta volonté! Le jour où tu m'as reconnu pour chef, tu as fait abnégation de ta volonté pour la subordonner à la mienne. Eh bien! moi, ma volonté est, Salvator, que tu sortes à l'instant même de Naples, que tu te rendes à Rome, que tu te jettes au genoux du saint-père, et que tu lui demandes ses indulgences pour moi, car je mourrai probablement sans que mes meurtriers m'accordent le temps de me mettre en état de grâce. Entends-tu? Ceci est ma volonté, à moi. Je te l'ordonne comme ton chef, je t'en conjure comme ton ami.

– C'est bien, dit Salvator, je t'obéirai.

Et alors il déroula une toile, tira d'une trousse qu'il portait à sa ceinture ses pinceaux qui, non plus que son épée, ne le quittaient jamais, et, à la lueur de la lampe qui brûlait sur la table, d'une main ferme et rapide, il improvisa ce beau portrait que l'on voit encore aujourd'hui près de la porte dans la première chambre du musée des Studi, à Naples, et où Masaniello est représenté avec un béret de couleur sombre, le cou nu et revêtu d'une chemise seulement.

Les deux amis se séparèrent pour ne se revoir jamais. La même nuit Salvator prit le chemin de Rome. Quant à Masaniello, fatigué de cette scène, il reposa la tête sur son oreiller et se rendormit.

Le lendemain, il se réveilla au son de la cloche qui appelait les fidèles à l'église; il se leva, fit sa prière, revêtit ses simples habits de pêcheur, descendit, traversa la place et entra dans l'église del Carmine. C'était le jour de la fête de la Vierge du Mont-Carmel. Le cardinal Filomarino disait la messe; l'église regorgeait de monde.

A la vue de Masaniello, la foule s'ouvrit et lui fit place. La messe finie, Masaniello monta dans la chaire et fit signe qu'il voulait parler. Aussitôt chacun s'arrêta, et il se fit un profond silence pour écouter ce qu'il allait dire.

– Amis, dit Masaniello d'une voix triste, mais calme, vous étiez esclaves, je vous ai faits libres. Si vous êtes dignes de cette liberté, défendez-la, car maintenant c'est vous seuls que cela regarde. On vous a dit que je voulais me faire roi: ce n'est pas vrai, et j'en jure par ce Christ qui a voulu mourir sur la croix pour acheter au prix de son sang la liberté des hommes. Maintenant tout est fini entre le monde et moi. Quelque chose me dit que je n'ai plus que peu d'heures à vivre. Amis, rappelez-vous la seule chose que je vous aie jamais demandée et que vous m'avez promise: au moment où vous apprendrez ma mort, dites un Ave Maria pour mon âme.

Tous les assistans le lui promirent de nouveau. Alors Masaniello fit signe à la foule de s'écouler, et la foule s'écoula; puis, quand il fut seul, il descendit, alla s'agenouiller devant l'autel de la Vierge et fit sa prière.

Comme il relevait la tête, un homme vint lui dire que le cardinal Filomarino l'attendait au couvent pour s'entretenir avec lui des affaires d'État. Masaniello fit signe qu'il allait se rendre à l'invitation du cardinal. Le messager disparut.

Masaniello dit encore un Pater et un Ave, baisa trois fois l'amulette qu'il portait au cou et dont il avait toujours scellé les ordonnances; puis il s'avança vers la sacristie. Arrivé là, il entendit plusieurs voix qui l'appelaient dans le cloître: il alla du côté d'où venaient ces voix; mais au moment où il mettait le pied sur le seuil de la porte, trois coups de fusil partirent et trois balles lui traversèrent la poitrine. Cette fois son heure était venue; tous les coups avaient porté. Il tomba en prononçant ces seules paroles: – Ah! les traîtres! ah! les ingrats!

Il avait reconnu dans les trois assassins ses trois amis, Calaneo, Renna et Ardizzone.

Ardizzone s'approcha du cadavre, lui coupa la tête, et, traversant la ville tout entière cette tête sanglante à la main, il alla la déposer aux pieds du vice-roi.

Le vice-roi la regarda un instant pour bien s'assurer que c'était la tête de Masaniello; puis, après avoir fait compter à Ardizzone la récompense convenue, il fit jeter cette tête dans les fossés de la ville.

Quant à Renna à Cataneo, ils prirent le cadavre mutilé et le traînèrent par les rues de la ville sans que le peuple, qui, trois jours auparavant, mettait en pièces ceux qui avaient essayé d'assassiner son chef, parût s'émouvoir aucunement à ce terrible spectacle.

Lorsqu'ils furent las de traîner et d'insulter ce cadavre, comme en passant près des fossés ils aperçurent sa tête, ils jetèrent à son tour le corps dans le fossé, où ils restèrent jusqu'au lendemain.

Le lendemain le peuple se reprit d'amour pour Masaniello. Ce n'était que pleurs et gémissemens par la ville. On se mit à la recherche de cette tête et de ce corps tant insultés la veille: on les retrouva, on les rajusta l'un à l'autre, on mit le cadavre sur un brancard, on le couvrit d'un manteau royal, on lui ceignit le front d'une couronne de laurier, on lui mit à la main droite le bâton de commandement, à la main gauche son épée nue; puis on le promena solennellement dans tous les quartiers de la ville.

Ce que voyant, le vice-roi envoya huit pages avec un flambeau de cire blanche à la main pour suivre le convoi, et ordonna à tous les hommes de guerre de le saluer lorsqu'il passerait en inclinant leurs armes. On le porta ainsi à la cathédrale Sainte-Claire, où le cardinal Filomarino dit pour lui la messe des morts.

Le soir, il fut inhumé avec les mêmes cérémonies qu'on avait l'habitude de pratiquer pour les gouverneurs de Naples ou pour les princes des familles royales.

Ainsi finit Thomas Aniello, roi pendant huit jours, fou pendant quatre, assassiné comme un tyran, abandonné comme un chien, recueilli comme un martyr, et depuis lors vénéré comme un saint.

La terreur qu'inspira son nom fut si grande, que l'ordonnance des vice-rois qui défendit de donner aux enfans le nom de Masaniello existe encore aujourd'hui et est en pleine vigueur par tout le royaume de Naples.

Ainsi ce nom a été gardé de toute tache et conservé pur à la vénération des peuples.

VII
Le Mariage sur l'échafaud

Un jour, c'était en 1501, on afficha sur les murs de Naples le placard suivant:

«Il sera compté la somme de quatre mille ducats à celui qui livrera, mort ou vif, à la justice, le bandit calabrais Rocco del Pizzo. ISABELLE D'ARAGON, régente.»

Trois jours après, un homme se présenta chez le ministre de la police, et déclara qu'il savait un moyen immanquable de s'emparer de celui qu'on cherchait, mais qu'en échange de l'or offert il demandait une grâce que la régente seule pouvait lui accorder: c'était donc avec la régente seule qu'il voulait traiter de cette affaire.

Le ministre répondit à cet homme qu'il ne voulait pas déranger Son Altesse pour une pareille bagatelle, qu'on avait promis quatre mille ducats et non autre chose; et que si les quatre mille ducats lui convenaient, il n'avait qu'à livrer Rocco del Pizzo, et que les quatre mille ducats lui seraient comptés.

L'inconnu secoua dédaigneusement la tête et se retira.

Le soir même, un vol d'une telle hardiesse fut commis entre Resina et Torre del Greco, que chacun fut d'avis qu'il n'y avait que Rocco del Pizzo qui pouvait avoir fait le coup.

Le lendemain, à la fin du conseil, Isabelle demanda au ministre de la police des explications sur ce nouvel événement. Le ministre n'avait aucune explication à donner; cette fois, comme toujours, l'auteur de l'attentat avait disparu, et, selon toute probabilité, exerçait déjà sur un tout autre point du royaume.

Le ministre alors se souvint de cet homme qui s'était présenté chez lui la veille, et qui lui avait offert de livrer Rocco del Pizzo: il raconta à la régente tous les détails de son entrevue avec cet homme; mais il ajouta que, comme la première condition imposée par lui avait été de traiter l'affaire avec Son Altesse, à laquelle, au lieu de la prime accordée, il avait disait-il, une grâce particulière à demander, il avait cru devoir repousser une pareille ouverture, venant surtout de la part d'un inconnu.

– Vous avez eu tort, dit la régente, faites chercher à l'instant même cet homme, et si vous le trouvez amenez-le-moi.

Le ministre s'inclina, et promit de mettre, le jour même, tous ses agens en campagne.

Effectivement, en rentrant chez lui, il donna à l'instant même le signalement de l'inconnu, recommandant qu'on le découvrît quelque part qu'il fût, mais qu'une fois découvert on eût pour lui les plus grands égards, et qu'on le lui amenât sans lui faire aucun mal.

La journée se passa en recherches infructueuses.

La nuit même, un second vol eut lieu près d'Averse. Celui-là était accompagné de circonstances plus audacieuses encore que celui de la veille, et il ne resta plus aucun doute que Rocco del Pizzo, pour des motifs de convenance personnelle, ne se fût rapproché de la capitale.

Le ministre de la police commença à regretter sincèrement d'avoir éloigné l'étranger d'une façon aussi absolue, et le regret augmenta encore lorsque deux fois dans la journée du lendemain la régente lui fit demander s'il avait découvert quelque chose relativement à l'inconnu qui avait offert de livrer Rocco del Pizzo. Malheureusement ce retour sur le passé fut inutile; cette journée, comme celle de la veille, s'écoula sans amener aucun renseignement sur le mystérieux révélateur.

Mais la nuit amena une nouvelle catastrophe. Au point du jour, on trouva, sur la route d'Amalfi à là Cava, un homme assassiné. Il était complètement nu et avait un poignard planté au milieu du coeur.

A tort ou à raison, la vindicte publique attribua encore ce nouveau crime à Rocco del Pizzo.

Quant au cadavre, il fut reconnu pour être celui d'un jeune seigneur connu sous le nom de Raymond-le-Bâtard, et qui appartenait, moins cette faute d'orthographe dans sa naissance, à la puissante maison des Carraccioli, ces éternels favoris des reines de Naples, et dont l'un des membres passait pour remplir alors, près de la régente, la charge héréditaire de la famille.

Cette fois le ministre fut désespéré, d'autant plus désespéré qu'une demi-heure après que le rapport de cet événement lui eut été fait, il reçut de la régente l'ordre de passer au palais.

Il s'y rendit aussitôt: la régente l'attendait le sourcil froncé et l'oeil sévère; près d'elle était Antoniello Caracciolo, le frère du mort, lequel sans doute était venu réclamer justice.

Isabelle demanda d'une voix brève au pauvre ministre s'il avait appris quelque chose de nouveau relativement à l'inconnu; mais celui-ci avait eu beau faire courir les places, les carrefours et les rues de Naples, il en était toujours au même point d'incertitude. La régente lui déclara que, si le lendemain l'inconnu n'était point retrouvé ou Rocco del Pizzo pris, il était invité à ne plus se présenter devant elle que pour lui remettre sa démission; le comte Antoniello Carracciolo ayant déclaré que Rocco del Pizzo seul pouvait avoir commis un pareil crime.

Le ministre rentrait donc chez lui, le front sombre et incliné, lorsqu'en relevant la tête il crut voir de l'autre côté de la place, enveloppé d'un manteau et se chauffant au soleil d'automne, un homme qui ressemblait étrangement à son inconnu. Il s'arrêta d'abord comme cloué à sa place, car il tremblait que ses yeux ne l'eussent trompé; mais plus il le regarda, plus il s'affermit dans son opinion; il s'avança alors vers lui, et à mesure qu'il s'avança il reconnut plus distinctement son homme.

Celui-ci le laissa approcher sans faire un seul mouvement pour le fuir ou pour aller au devant de lui. On l'eût pris pour une statue.

Arrivé près de lui, le ministre lui mit la main sur l'épaule, comme s'il eût eu peur qu'il ne lui échappât.

– Ah! enfin, c'est toi! lui dit-il.

– Oui, c'est moi, répondit l'inconnu, que me voulez-vous?

– Je veux te conduire à la régente, qui désire te parler.

– Vraiment; c'est un peu tard.

– Comment, c'est un peu tard! demanda le ministre tremblant que le révélateur ne voulût rien révéler. Que voulez-vous dire?

– Je veux dire que, si vous aviez fait, il y a trois jours, ce que vous faites aujourd'hui, vous compteriez dans les annales de Naples deux vols de moins.

– Mais, demanda le ministre, tu n'as pas changé d'avis, j'espère?

– Je n'en change jamais.

– Tu es toujours dans l'intention de livrer Rocco del Pizzo, si l'on t'accorde ce que tu demandes?

– Sans doute.

– Et tu en as encore la possibilité?

– Cela m'est aussi facile que de me remettre moi-même entre vos mains.

– Alors, viens.

– Un instant. Je parlerai à la régente?

– A elle-même.

– A elle seule?

– A elle seule.

– Je vous suis.

– Mais à une condition, cependant.

– Laquelle?

– C'est qu'avant d'entrer chez elle vous remettrez vos armes à l'officier de service.

– N'est-ce point la règle? demanda l'inconnu.

– Oui, répondit le ministre.

– Eh bien! alors, cela va tout seul.

– Vous y consentez?

– Sans doute.

– Alors, venez.

– Je viens.

Et l'inconnu suivit le ministre qui, de dix pas en dix pas, se retournait pour voir si son mystérieux compagnon marchait toujours derrière lui.

Ils arrivèrent ainsi au palais.

Devant le ministre toutes les portes s'ouvrirent, et au bout d'un instant ils se trouvèrent dans l'antichambre de la régente. On annonça le ministre, qui fut introduit aussitôt, tandis que l'inconnu remettait de lui-même à l'officier des gardes le poignard et les pistolets qu'il portait à la ceinture.

Cinq minutes après, le ministre reparut; il venait chercher l'inconnu pour le conduire près de Son Altesse.

Ils traversèrent ensemble deux ou trois chambres, puis ils trouvèrent un long corridor, et au bout de ce corridor une porte entr'ouverte. Le ministre poussa cette porte; c'était celle de l'oratoire de la régente. La duchesse Isabelle les y attendait.

Le ministre et l'inconnu entrèrent; mais quoique ce fût, selon toute probabilité, la première fois que cet homme se trouvât en face d'une si puissante princesse, il ne parut aucunement embarrassé, et, après avoir salué avec une certaine rudesse qui ne manquait pas cependant d'aisance, il se tint debout, immobile et muet, attendant qu'on l'interrogeât.

– C'est donc vous, dit la duchesse, qui vous engagez à livrer Rocco del Pizzo?

– Oui, madame, répondit l'inconnu.

– Et vous êtes sûr de tenir votre promesse?

– Je m'offre comme otage.

– Ainsi votre tête…

– Paiera pour la sienne, si je manque à ma parole.

– Ce n'est pas tout à fait la même chose, dit la régente.

– Je ne puis pas offrir davantage, répondit l'inconnu.

– Dites donc ce que vous désirez alors?

– J'ai demandé à parler à Votre Altesse seule.

– Monsieur est un autre moi-même, dit la régente.

– J'ai demandé à parler à Votre Altesse seule, reprit l'inconnu: c'est ma première condition.

– Laissez-nous, don Luiz, dit la duchesse.

Le ministre s'inclina et sortit.

L'inconnu se trouva tête-à-tête avec la régente, séparé seulement d'elle par le prie-dieu sur lequel était posé un Évangile, et au dessus duquel s'élevait un crucifix.

La régente jeta un coup d'oeil rapide sur lui. C'était un homme de trente à trente-cinq ans, d'une taille au dessus de la moyenne, au teint hâlé, aux cheveux noirs retombant en boucles le long de son cou, et dont les yeux ardens exprimaient à la fois la résolution et la témérité: comme tous les montagnards, il était admirablement bien fait, et l'on sentait que chacun de ces membres si bien proportionnés était riche de souplesse et d'élasticité.

– Qui êtes-vous et d'où venez-vous? demanda la régente.

– Que vous fait mon nom, madame? dit l'inconnu; que vous importe le pays où je suis né? Je suis Calabrais, c'est-à-dire esclave de ma parole… Voilà tout ce qu'il vous importe de savoir, n'est-ce pas?

– Et vous vous engagez à me livrer Rocco del Pizzo?

– Je m'y engage.

– Et en échange qu'exigez-vous de moi?

– Justice.

– Rendre la justice est un devoir que j'accomplis, et non pas une récompense que j'accorde.

– Oui, je sais bien que c'est là une de vos prétentions, à vous autres souverains; vous vous croyez tous des juges aussi intègres que Salomon: malheureusement votre justice a deux poids et deux mesures.

– Comment cela?

– Oui, oui; lourde aux petits, légère aux grands, continua l'inconnu.

Voilà ce que c'est que votre justice.

– Vous avez tort, monsieur, reprit la régente; ma justice à moi est égale pour tous, et je vous en donnerai la preuve. Parlez: pour qui demandez-vous justice?

– Pour ma soeur, lâchement trompée.

– Par qui?

– Par l'un de vos courtisans.

– Lequel?

– Oh! un des plus jeunes, des plus beaux, un des plus nobles! – Ah! tenez, voilà que Votre Altesse hésite déjà!

– Non; seulement je désire savoir d'abord ce qu'il a fait…

– Et si ce qu'il a fait mérite la mort, aurais-je sa tête en échange de la tête de Rocco del Pizzo?

– Mais, demanda la duchesse, qui sera juge de la gravité du crime?

L'inconnu hésita un instant; puis, regardant fixement la régente:

– La conscience de Votre Altesse, dit-il.

– Donc, vous vous en rapportez à elle?

– Entièrement.

– Vous avez raison.

– Ainsi, si Votre Altesse trouve le crime capital, j'aurai sa tête en échange de celle de Rocco del Pizzo?

– Je vous le jure.

– Sur quoi?

– Sur cet Évangile et sur ce Christ.

– C'est bien. Écoutez alors, madame, car c'est tout une histoire.

– J'écoute.

– Notre famille habite une petite maison isolée, à une demi-lieue du village de Rosarno, situé entre Cosenza et Sainte-Euphémie; elle se compose de deux vieillards: mon père et ma mère; de deux jeunes gens: ma soeur et moi. Ma soeur s'appelle Costanza.

Tout autour de nous s'étendent les domaines d'un puissant seigneur, sur les terres duquel le hasard nous fit naître, et dont, par conséquent, nous sommes les vassaux.

– Comment s'appelle ce seigneur? interrompit la régente.

– Je vous dirai son crime d'abord, son nom après.

– C'est bien; continuez.

– C'était un magnifique seigneur que notre jeune maître, beau, noble, riche, généreux, et cependant avec tout cela haï et redouté; car, en le voyant paraître, il n'y avait pas un mari qui ne tremblât pour sa femme, pas un père qui ne tremblât pour sa fille, pas un frère qui ne tremblât pour sa soeur. Mais il faut dire aussi que tout ce qu'il faisait de mal lui venait d'un mauvais génie qui lui soufflait l'enfer aux oreilles. Ce mauvais génie était son frère naturel, on le nommait Raymond-le-Bâtard.

– Raymond-le-Bâtard! s'écria la régente, celui qui a été assassiné cette nuit?

– Celui-là même.

– Connaissez-vous son assassin?

– C'est moi.

– Ce n'est donc pas Rocco del Pizzo? s'écria la duchesse.

– C'est moi, répéta l'inconnu avec le plus grand calme.

– Donc vous avez commencé par vous faire justice vous-même.

– Je suis venu la demander il y a trois jours, et on me l'a refusée.

– Alors, que venez-vous réclamer aujourd'hui?

– La meilleure partie de ma vengeance, madame; Raymond-le-Bâtard n'était que l'instigateur du crime, son frère est le criminel.

– Son frère! s'écria la duchesse, son frère! mais son frère c'est Antoniello Carracciolo.

– Lui-même, madame, répondit l'inconnu, en fixant son regard perçant sur la régente.

Isabelle pâlit et s'appuya sur le prie-dieu, comme si les jambes lui manquaient; mais bientôt elle reprit courage.

– Continuez, monsieur, continuez.

– Et le nom du coupable ne changera rien à l'arrêt du juge? demanda l'inconnu.

– Rien, répondit la régente, absolument rien, je vous le jure.

– Toujours sur cet Évangile et sur ce Christ?

– Toujours, continuez; j'écoute.

Et elle reprit la même attitude et le même visage qu'elle avait un moment avant que la terrible révélation ne lui eût été faite, et l'inconnu à son tour reprit, de la même voix qu'il l'avait commencé, le récit interrompu.

– Je vous disais donc, madame, que le comte Antoniello Caracciolo était un beau, noble, riche et généreux seigneur; mais qu'il avait un frère qui était pour lui ce que le serpent fut pour nos premiers pères, le génie du mal.

Un jour il arriva, il y a de cela six mois à peu près, madame, il arriva, dis-je, que le comte Antoniello chassait dans la portion de ses forêts qui avoisine notre maison. Il s'était perdu à la poursuite d'un daim, il avait chaud, il avait soif, il aperçut une jeune fille qui revenait de la fontaine, portant sur son épaule un vase rempli d'eau; il sauta à bas de son cheval, passa la bride de l'animal a son bras, et vint demander à boire à la jeune fille. Cette jeune fille, c'était Costanza, c'était ma soeur.

Un frisson passa par le corps de la régente, mais l'inconnu continua sans paraître s'apercevoir de l'effet produit par ses dernières paroles:

– Je vous ai dit, madame, ce qu'était le comte Antoniello, permettez que je vous dise aussi ce qu'était ma soeur.

C'était une jeune fille de seize ans, belle comme un ange, chaste comme une madone. On voyait, à travers ses yeux, jusqu'au fond de son âme, comme, à travers une eau limpide, on voit jusqu'au fond d'un lac; et son père et sa mère, qui y regardaient tous les jours, n'avaient jamais pu y lire l'ombre d'une mauvaise pensée.

Costanza n'aimait personne, et disait toujours qu'elle n'aimerait jamais que Dieu; et, en effet, sa nature fine et délicate était trop supérieure à la matière qui l'entourait, pour que cette fange humaine souillât jamais sa blanche robe de vierge.

Mais, je vous l'ai dit, madame, et peut-être le savez-vous vous-même, le comte Antoniello est un beau, noble, riche et généreux seigneur. Costanza voyait pour la première fois un homme de cette classe; le comte Antoniello voyait pour la première, sans doute aussi, une femme de cette espèce. Ces deux natures supérieures, l'une par le corps, l'autre par l'âme, se sentirent attirées l'une par l'autre, et lorsqu'ils se furent quittés avec une longue conversation, Costanza commença à penser au beau jeune homme, et le comte Antoniello ne fit plus que rêver à la belle jeune fille.

Les lèvres de la régente se crispèrent; mais il n'en sortit pas une seule syllabe.

– Il faut tout vous dire, madame; Costanza ignorait que ce beau jeune homme fût le comte Carracciolo; elle croyait que c'était quelque page ou quelque écuyer de sa suite, qu'elle pouvait, chaste et riche, car elle est riche pour une paysanne, ma soeur, qu'elle pouvait, dis-je, regarder en face et aimer.

Ils se virent ainsi trois ou quatre jours de suite, toujours sur le chemin de la fontaine et au même endroit où ils s'étaient vus pour la première fois; mais, une après-midi, ils s'oublièrent, de sorte que mon père, ne voyant pas revenir sa fille, fut inquiet, et, jetant son fusil sur son épaule, il alla au devant d'elle.

Au détour d'un chemin, il l'aperçut assise près d'un jeune homme.

A la vue de notre père, Costanza bondit comme un daim effrayé, et le jeune homme, de son côté, s'enfonça dans la forêt. Le premier mouvement de mon père fut d'abaisser son arquebuse et de le mettre en joue, mais Costanza se jeta entre le canon de l'arme et Carracciolo. Notre père releva son arquebuse, mais il avait reconnu le jeune comte.

– Et c'était bien Antoniello Carracciolo? murmura la régente.

– C'était lui-même, dit l'inconnu.

Le même soir, notre père ordonna à sa femme et à sa fille de se tenir prêtes à partir dans la nuit: toutes deux devaient quitter notre maison et chercher un asile chez une tante que nous avions à Monteleone. Au moment de partir, mon père prit Costanza à part, et lui dit:

– Si tu le revois, je le tuerai.

Costanza tomba aux genoux de mon père, promettant de ne pas le revoir; puis, les mains jointes et les yeux pleins de larmes, elle lui demanda son pardon. Costanza partit avec sa mère, et, lorsque le jour parut, toutes deux étaient déjà hors des terres du comte Antoniello.

La régente respira.

Le lendemain, mon père alla trouver le comte. Je ne sais ce qui se passa entre eux; mais ce que je sais, c'est que le comte lui jura sur son honneur qu'il n'avait rien à craindre dans l'avenir pour la vertu de Costanza.

Le lendemain de cette entrevue, le comte, de son côté, partit pour Naples.

– Oui, oui, je me rappelle son retour, murmura la régente. Après? après?

– Eh bien! après, madame, après?.. Il continua de se souvenir de celle qu'il aurait dû oublier. Les plaisirs de la cour, les faveurs des dames de haut parage, les espérances de l'ambition, ne purent chasser de son souvenir l'image de la pauvre Calabraise: cette image était sans cesse présente à ses yeux pendant ses jours, pendant ses nuits; elle tourmentait ses veilles, elle brûlait son sommeil. Ses lettres à son frère devenaient tristes, amères, désespérées. Son frère, inquiet, partit et arriva à la cour. Il le croyait amoureux de quelque reine, à la main de laquelle il n'osait aspirer. Il éclata de rire lorsqu'il apprit que l'objet de cet amour était une misérable Calabraise.

– Tu es fou, Antoniello, lui dit-il. Cette fille est ta vassale, ta serve, ta sujette, cette fille est ton bien.

– Mais, dit Antoniello, j'ai juré à son père…

– Quoi? qu'as-tu juré, imbécile?

– J'ai juré de ne pas chercher à revoir sa fille.

– Très bien! Il faut tenir la promesse. Un gentilhomme n'a qu'une parole.

– Tu vois donc que tout est perdu pour moi.

– Tu as juré de ne pas chercher à la revoir?

– Oui.

– Mais si c'est elle qui vient te trouver?

– Elle!

– Oui, elle!

– Où cela?

– Où tu voudras. Ici, par exemple!

– Oh! non, pas ici.

– Eh bien! dans ton château de Rosarno.

– Mais je suis enchaîné ici; je ne puis quitter Naples.

– Pour huit jours?

– Oh! pour huit jours? oui, c'est possible, je trouverai quelque prétexte pour lui échapper pendant huit jours. Je ne sais pas de qui il parlait, madame, ni quelle chose le tenait en esclavage; mais voilà ce qu'il dit.

– Je le sais, moi, dit la régente en devenant affreusement pâle.

Continuez, monsieur, continuez.

– Ainsi, reprit Raymond, quand tu recevras ma lettre tu partiras?

– A l'instant même.

– C'est bien.

Les deux frères se serrèrent la main en se quittant; le comte Antoniello resta à Naples, et Raymond-le-Bâtard partit pour la Calabre.

Un mois après, le comte Antoniello reçut une lettre de son frère, et, il faut lui rendre justice, c'est un homme fidèle à sa promesse que le comte! Ce jour même il partit.

Voilà ce qui était arrivé. Ne vous impatientez pas, madame, j'arrive au dénouement.

– Je ne m'impatiente pas, j'écoute, répondit la régente; seulement je frissonne en vous écoutant.

– Un homme avait été assassiné près de la fontaine. Mon père, en ce moment, revenait de la chasse; il trouva ce malheureux expirant; il se précipita à son secours, et, comme il essayait, mais inutilement, de le rappeler à la vie, deux domestiques de Raymond-le-Bâtard sortirent de la forêt et arrêtèrent mon père comme l'assassin.

Par un malheur étrange, l'arquebuse de mon père était déchargée, et, par une coïncidence fatale, mais dont Raymond pourrait donner le secret s'il n'était pas mort, la balle qu'on retira de la poitrine du cadavre était du même calibre que celles que l'on retrouva sur mon père.

Le procès fut court; les deux domestiques déposèrent dans un sens qui ne permettait pas aux juges d'hésiter. Mon père fut condamné à mort.

Ma mère et ma soeur apprirent tout ensemble la catastrophe, le procès et le jugement; elles quittèrent Monteleone et arrivèrent à Rosarno, ce jour même où le comte Antoniello, prévenu par la lettre de son frère, arrivait, de son côté, de Naples.

Le comte Carracciolo, comme seigneur de Rosarno, avait droit de haute et basse justice. Il pouvait donc, d'un signe, donner à mon père la vie ou la mort.

Ma mère ignorait que le comte fût arrivé; elle rencontra Raymond-le-Bâtard, qui lui annonça cette heureuse nouvelle, et lui donna le conseil de venir solliciter avec sa fille la grâce de notre père et de son mari; il n'y avait pas de temps à perdre, l'exécution de mon père était fixée au lendemain.

Elle saisit avec avidité la voie qui lui était ouverte par ce conseil, qu'elle regardait comme un conseil ami; elle vint prendre sa fille, elle l'entraîna avec elle sans même lui dire où elle la conduisait, et, le jour même de l'arrivée du noble seigneur, les deux femmes éplorées vinrent frapper à la porte de son château.

Elle ignorait, la pauvre mère, l'amour du comte pour Costanza.

La porte s'ouvrit, comme on le pense bien, car toutes choses avaient été préparées par l'infâme Raymond pour que rien ne vint s'opposer à l'accomplissement de son projet; mais une fois entrées, la mère et la fille rencontrèrent des valets qui leur barrèrent le passage et qui leur dirent qu'une seule des deux pouvait entrer.

Ma mère entra, Costanza attendit.

Elle trouva le comte Antoniello qui la reçut avec un visage sévère; elle se jeta à ses pieds, elle pria, elle supplia; Antoniello fut inflexible: un crime avait été commis, disait-il, son mari était coupable de ce crime, il fallait que ce meurtre fût vengé; il fallait que la justice eût son cours: le sang demandait du sang.

Ma pauvre mère sortit de la chambre du comte, brisée par la douleur, anéantie par le désespoir, et criant merci à Dieu.

– Mais où donc étiez-vous pendant ce temps-là? demanda la régente à l'inconnu.

– A l'autre bout de la Calabre, madame, à Tarente, à Brindisi, que sais-je. J'étais trop loin pour rien savoir de ce qui se passait. Voilà tout.

Vanusepiirang:
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Ilmumiskuupäev Litres'is:
28 september 2017
Objętość:
750 lk 1 illustratsioon
Õiguste omanik:
Public Domain