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Loe raamatut: «Le corricolo», lehekülg 39

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XX
Les Héritiers d'un grand Homme

Je suivis mon jeune guide avec toute la docilité que commandaient les circonstances, mais, je l'avoue, non sans jeter un regard d'admiration et de regret sur le charmant groupe dont je devais me séparer si promptement. Nous traversâmes deux petites chambres dont tout l'ameublement consistait en quatre monceaux d'épis de maïs entassés dans les coins, et dont la tapisserie, formée tout bonnement de bottes d'aulx et d'oignons, se faisait sentir une demi-lieue à la ronde; puis une cuisine dont le plafond pliait sous les quartiers de lard et les festons de salami, et enfin un petit corridor assez mal éclairé, au bout duquel nous trouvâmes un escalier de bois plus raide et plus incommode qu'une échelle. Mon guide le gravit en deux bonds et s'arrêta sur un petit palier carrelé de rouge et de noir, qui n'était pas assez large pour nous contenir tous les deux. Arrivé là, il colla l'oreille à la porte, mit l'oeil à la serrure et frappa trois petits coups, après m'avoir fait signe de la main d'écouter et de me taire.

J'entendis d'abord le vieillard grogner sourdement comme un dogue dont le sommeil est tout à coup interrompu par une visite importune. Le gamin me regarda en souriant comme pour me donner du courage, hocha légèrement la tête en homme habitué à une semblable réception, et sachant parfaitement que, si la colère du vieillard était facile à allumer, quelques mots suffisaient pour l'éteindre. En effet, ses grognemens s'apaisèrent bientôt et furent suivis par un bruit de chaises qu'on dérangeait, et par le craquement d'une porte intérieure qu'on fermait à double tour. Puis les pas se rapprochèrent lentement, et une voix claire et ferme, où perçait cependant un reste de courroux, demanda: – Qui va là?

– C'est moi, mon grand-père, ouvrez.

La voix se radoucit et le vieillard mit la main sur la clé.

– Es-tu seul? demanda-t-il après un instant de réflexion.

– Je suis avec un monsieur qui demande à visiter votre atelier.

– Va-t'en au diable, méchant coureur, s'écria le vieux peintre furieux; c'est encore quelque brocanteur que tu auras ramassé sur la grande route, et qui vient dans l'intention de me marchander mes chefs-d'oeuvre.

– Mais je vous jure que non, mon grand-père.

– Alors c'est quelque rustre de Sainte-Agathe qui veut par ses sottises et par ses âneries me faire renier le bon Dieu.

– Encore moins, mon grand-père; croyez-vous que votre petit Salvator soit capable de vous causer du chagrin?

– Hum! hum! fit le vieillard ébranlé dans sa résolution, et qui est donc ce monsieur que tu m'amènes?

– C'est un artiste étranger qui n'a pas le sou pour acheter vos tableaux, mais en revanche qui a assez de temps pour écouter votre histoire.

– Ah! ah! c'est un confrère, s'écria gaîment le bonhomme en passant rapidement de la colère à la bonne humeur; et il fit tourner la clé dans la serrure.

Je voulus protester par un reste de scrupule, mais l'enfant me fit signe de me tenir tranquille en mettant son index en croix sur ses lèvres.

La porte s'ouvrit et je me trouvai en face d'une des plus belles têtes de vieillard que j'aie jamais vues. Une forêt de cheveux blancs ombrageait son front large et sans rides, ses traits étaient calmes et reposés, et son sourire avait quelque chose d'affectueux et de bienveillant qui contrastait fort avec le ton bourru qu'il affectait de prendre dans les grandes occasions pour se débarrasser des fâcheux. Il était vêtu d'une espèce de froc dont le capuchon retombait sur ses épaules, et dont la couleur primitive avait disparu sous les différentes couches de graisse et de peinture qui l'avaient successivement recouvert. Au reste, le plus grand désordre régnait dans l'atelier malgré l'empressement que le bonhomme avait mis à ranger quelques objets qui gênaient trop visiblement le passage. C'était un pêle-mêle inextricable d'outils de paysan et d'instrumens de peintre; des faux, des bêches et des râteaux s'accrochaient bizarrement aux chevalets, aux appuie-mains, aux échelles; des toiles, des cartons, des esquisses étaient enfouis sous un tas de cordes, de paniers, d'arrosoirs; des boîtes à couleurs étaient remplies de graines; des flacons d'essence, à goulots fracassés, servaient de vase et de prison à la tige d'une fleur; des pinceaux, des brosses et des palettes se prélassaient agréablement sur des cuillers de bois et dans des moules à fromages. Un joyeux rayon de soleil glissait légèrement à travers cette confusion étrange, et posait là-bas une aigrette de diamans au front d'une madone enfermée, caressait ici les racines d'une pauvre plante oubliée et frileuse, et piquait plus loin une paillette au ventre d'un pot de cuivre luisant comme de l'or.

Le vieillard m'observa en silence pendant deux ou trois minutes, pour me juger sans doute d'après l'effet que produirait sur moi la vue de son pandæmonium. Mais comme il s'aperçut que, loin de paraître choqué de ces bizarreries criantes qui eussent irrité les nerfs d'un bourgeois, je les contemplais au contraire avec le plus vif intérêt, il se tourna vivement vers son petit-fils et lui dit d'un air satisfait:

– Bien, mon garçon, tu ne m'as pas trompé, monsieur est un brave et digne étranger, et pourvu qu'il soit aussi pauvre qu'il est raisonnable…

– Rassurez-vous, mon cher hôte, repris-je à mon tour, je n'ai pas une obole à dépenser en tableaux; et fusse-je plus riche qu'un nabab, je comprends qu'il y a certains objets qu'on ne cède pas au prix de l'or.

– Alors soyez le bien-venu, s'écria la vieux peintre avec toute l'expression de son âme, et il me tendit une main calleuse que je m'empressai de serrer dans les miennes. Soyez mille fois le bien-venu, mon hôte et mon confrère. Dieu soit loué, vous ne traitez pas de fou un pauvre vieillard, parce qu'il tient plus à ses tableaux qu'à la vie. Et quand vous les aurez vus, ces tableaux, quand vous aurez su comment ma famille les possède depuis tantôt deux cents ans, vous ne serez pas étonné, vous, de m'entendre dire que je consentirais plutôt à mendier, moi et mes enfans, qu'à me laisser enlever mon trésor. Vous voyez en nous de pauvres paysans, monsieur, mais nous sommes les héritiers d'un grand homme; et pour garder dignement cet héritage sacré, il y a toujours eu dans notre famille un peintre, bon, médiocre ou mauvais, qui, ne pouvant gagner sa vie par son art sans quitter notre village, a préféré de rester fidèle à son poste de gardien et de laboureur, qui a travaillé le jour dans les champs, la nuit dans l'atelier, et a manié de la même main la bêche et les pinceaux. Mon pauvre fils, le père de tous ces enfans que vous avez peut-être vus, s'est tué à la peine. Il était meilleur peintre que moi, mais moi j'ai été meilleur vigneron que lui; aussi lui ai-je survécu pour élever notre famille. Mais Dieu a bien fait les choses, et il nous a envoyé assez d'enfans pour faire largement la part du travail et de l'étude. J'ai trois petits-fils qui sont les meilleurs garçons de Sainte-Agathe, et dont chacun n'a pas l'égal dans son métier. Quant à ce petit vagabond, ajouta le bonhomme en lui tapant doucement sur la joue, je le destine à la peinture, et il ne manque pas de dispositions. En attendant, je l'ai nommé Salvator: c'est aussi mon nom, vous en saurez bientôt la cause.

– Eh bien! monsieur, interrompit le petit Salvator, impatient de rester si long-temps en place, vous voilà au mieux avec mon grand-père, il va vous compter son histoire, ou plutôt l'histoire de ses tableaux. Vous en aurez pour une bonne demi-heure. Comme je connais la chose pour l'avoir entendu raconter au moins trois fois par jour, je vous laisse et je m'en vais veiller au repas. Mon frère le garde-chasse va nous apporter du gibier, le pêcheur nous donnera des carpes et des anguilles, et le vigneron songera au fruit, mes trois petites soeurs font la cuisine à tenter les anges du paradis; quant à votre serviteur, en ma qualité de futur grand homme, je ne sais que manger pour six; mais, vu la circonstance et pour faire honneur à notre hôte, je servirai à table. Seulement, si vous vouliez demander une grâce à mon grand-père…

– Voyons, voyons, laisse-nous donc, bavard, s'écria brusquement le vieux peintre.

– Si vous vouliez, monsieur, continua le gamin sans se déconcerter, m'obtenir la permission d'endosser mes habits de fête…

– Pour les mettre en lambeaux, vaurien…

– Mais, grand-papa, s'écria le petit Salvator presque en pleurant, regardez donc comme je suis fait. Puis-je m'approcher d'une table d'honnêtes gens, arrangé de la sorte? C'est pour le coup que monsieur ne voudrait pas toucher au dîner.

– Va te changer, petit misérable, et débarrasse-nous une fois pour toutes de ta présence.

Ma sincérité d'historien m'oblige à faire un aveu, quelque effort qu'il en coûte à mon amitié. Tout ce que je voyais et tout ce que j'entendais me paraissait si nouveau, si étrange et pourtant si simple, que j'avais complètement oublié Jadin, Jadin avec lequel j'avais jusque alors partagé en frère mes plaisirs et mes peines, mes impressions douces ou pénibles, ma bonne et ma mauvaise fortune; Jadin que j'avais laissé dans l'affreux bouge que vous savez, à peu près dans la position d'Ugolin, plus Milord, moins les cadavres de ses enfans. Oui, je l'avais oublié!

Mais je dois le dire aussi à mon honneur: à la seule idée de repas, je me souvins de mon ami, et me penchant à l'oreille du petit Salvator, je lui dis à voix basse:

– J'ai mille grâces à vous rendre pour votre bonne hospitalité; je dois cependant vous déclarer que je n'accepterai le dîner que vous m'offrez qu'à la condition que mon camarade aussi en profitera. Songez donc qu'il se morfond à cette heure, un peu par votre faute, dans cette horrible caverne où vous nous avez envoyés. Il peut bien se passer d'admirer vos tableaux, puisque tel est votre bon plaisir, mais je ne puis pas sans crime et sans remords le laisser mourir de faim là-bas, tandis que je nage ici dans l'abondance.

– Soyez tranquille; je ne suis pas aussi méchant diable que j'en ai l'air. Votre ami aura sa part du festin. Seulement, comme il s'est un peu trop moqué de mes guenilles, on la lui servira à la nobile locanda del Sole.

Et sans plus m'écouter il tourna lestement sur ses talons.

– Enfin, dit le vieillard en respirant, il nous laisse un peu en repos! Venez, venez, signor forestiere, mes chefs-d'oeuvre vous attendent.

– A vos ordres, signor pittore, lui répondis-je en m'inclinant. Alors il poussa la porte par laquelle j'étais entré, écarta doucement une vieille tapisserie qui masquait une seconde porte intérieure, celle que nous avions entendu fermer à notre arrivée, tira une clé de sa poche, ouvrit cette seconde porte et me fit passer dans une petite pièce d'une architecture simple et sévère, qui n'avait pour tout ameublement que deux chaises et une armoire.

– Ah ça! mon cher hôte, lui dis-je en m'asseyant sans façon, mais c'est une véritable chapelle que vous me montrez là, et je commence à croire que vos tableaux pourraient bien être des reliques.

– Vous me rappelez, monsieur, toutes les persécutions que je me suis attirées par ma persistance à garder mes chefs-d'oeuvre. On m'a traité tantôt de fou, tantôt d'égoïste, quelquefois de sorcier, quelque autre fois de saint. Tout cela, je vous le répète, parce que j'ai entouré ces peintures d'une espèce de culte, parce que je n'ai jamais pu me décider à les vendre aux juifs ou à les montrer aux sots. J'ai vu passer les habitans de Sainte-Agathe de la curiosité à l'envie, et de l'envie à la superstition. Croiriez-vous qu'ils sont allés jusqu'à prétendre que je devais leur prêter mes tableaux pour guérir les hydropiques et pour exorciser les possédés. Un soir, il y a long-temps de cela, la femme d'un de mes voisins était en mal d'enfant et souffrait d'atroces douleurs. Quant à cela, je la plains, la pauvre femme; mais était-ce ma faute à moi, si elle ne pouvait pas accoucher? Eh bien! ne voilà-t-il pas que ses parens et ses amis s'avisent de venir me demander une de mes images! De mes images! monsieur. Et vous allez voir bientôt que dans mes trois tableaux il n'y a pas l'ombre d'un saint. C'est égal, il leur fallait un miracle. Je tins bon au commencement; mais le pays s'ameutait, on menaçait d'enfoncer les portes et de mettre le feu à la maison. Il n'y avait pas de temps à perdre. Illuminé par une idée subite, à la place du chef-d'oeuvre demandé, je leur livre une vieille croûte, ouvrage d'un de mes oncles, qui a été, après moi, le plus mauvais barbouilleur de la famille. Le tumulte s'apaise, on reçoit avec des cris de joie le vieux tableau tout noirci de fumée et de poussière, on le porte en procession à la maison du voisin, on allume des cierges, on se prosterne et on entonne les litanies. Miracle! les douleurs cessent, la femme est sauvée: elle accouche de deux jumeaux! Le mari, tout en larmes, veut savoir à quelle sainte effigie il doit l'heureuse délivrance de sa femme. C'est sans doute la Vierge-aux-Sept-Douleurs, ou sainte Elisabeth, ou tout au moins sainte Anne. Dans l'excès de sa reconnaissance, il prend une éponge et commence à laver les nombreuses couches de poussière qui lui cachent les traits de sa céleste protectrice. Tous les yeux sont fixés sur le tableau, toutes les lèvres répètent des prières, lorsque sur la toile mise à nu on voit apparaître tout à coup… Devinez qui, monsieur?.. Le portrait d'un vieil avocat en robe noire! A dater de ce jour, on m'a laissé tranquille!

– Votre histoire est parfaite, mon cher maître; mais, en vérité, il me tarde de voir enfin ces tableaux qui vous ont donné tant de mal.

– Vous avez raison, monsieur, je vous fatigue avec mes redites, mais à mon âge il est permis de radoter.

– A Dieu ne plaise, mon hôte, que vous interprétiez si mal mes paroles. Vos récits m'intéressent au plus haut degré, et si j'ai montré quelque impatience…

– Allons, allons! voici la première de mes reliques, comme vous venez de le dire. Ce n'est, à proprement parler, qu'une esquisse, mais vous y verrez le germe d'un grand génie.

Et il tira de l'armoire un petit tableau carré de deux pieds de haut et de deux de large, ôta avec toutes sortes de précautions le morceau de drap dont ledit tableau était enveloppé, et s'approchant de la croisée me montra le précieux croquis dans tout son jour.

C'était prodigieux d'éclat, d'originalité, de vigueur. Peut-être un critique méticuleux eût trouvé à redire sur quelques parties de cette esquisse, peut-être les lignes n'en étaient-elles pas très correctes, ni la composition irréprochable; mais il y avait dans cette improvisation de quelques heures une touche si hardie et si franche, une conception si puissante et si naïve, une telle vérité de détails, qu'il était impossible de ne pas y voir le cachet d'un grand maître.

C'était à coup sûr un souvenir des Calabres ou des Abruzzes. Figurez-vous des rochers noirs, dévastés, menaçans, suspendus comme un pont sur l'abîme; une plaine aride et maudite, éclairée par la lumière intermittente et livide d'un ciel orageux; de vieux troncs séculaires se tordant sous l'étreinte de l'ouragan, ou calcinés par la foudre. Nul vivant n'est témoin de cette scène de désolation et d'horreur; ou plutôt dans la lutte affreuse que les élémens livrent à la nature, l'homme a succombé le premier. De quelle mort? Dieu seul le sait! Des os fracturés, des lambeaux de chair humaine sont semés çà et là sur le sol, mais nul indice ne pouvait vous dire si le misérable auquel appartenaient ces tristes débris s'est brisé le crâne en tombant du précipice, ou s'il a été broyé sous la dent des bêtes féroces. On dirait une page du Dante traduite en peinture.

Je tournai et retournai le tableau en tous sens; je l'approchai et l'éloignai de ma vue pour le contempler à mon aise, tandis que le vieillard se frottait les mains de satisfaction et jouissait de ma surprise.

– Savez-vous que ce que vous me montrez là est admirable, lui dis-je en lui rendant son esquisse, et que ce petit chef-d'oeuvre, bien qu'il ne soit pas fini, ne déparerait pas le musée des Studi, ou la galerie du prince Borghèse?

– Ainsi vous ne trouvez pas que j'aie tort d'en avoir le soin que j'en ai?

– Bien au contraire.

– Et de ne pas jeter mes perles devant… mes compatriotes?

– Je ne saurais que vous approuver.

– Et d'en avoir refusé six cents ducats du prince de Salerne?

– J'en eus fait autant à votre place.

– Cependant vous n'avez vu jusqu'ici que le moins précieux de mes trois tableaux.

– Je verrai les autres avec le même intérêt; mais comment sont-ils en votre possession, mon cher hôte, et quel en est l'auteur?

– Ah! voilà, vous allez me traiter, vous aussi, de vieux bavard, ni plus ni moins que mes bons voisins de Sainte-Agathe. Ma foi, tant pis; je vais vous conter tout cela d'un bout à l'autre, car il faut que vous sachiez que ce n'est pas seulement le prix des tableaux, mais encore, mais surtout le souvenir de celui qui nous les a donnés, qui nous les rend si chers, à moi comme à tous ceux qui m'ont précédé dans ma famille, comme à tous ceux qui viendront après moi. Asseyons-nous là, dit-il en prenant une des chaises, et prêtez-moi quelques momens d'attention.

– Je vous écoute.

– Il y a deux cents ans de cela, comme je crois vous l'avoir dit, que le père du grand-père de mon aïeul, un pauvre paysan comme moi, se tenait sur le pas de sa porte, pour prendre un peu le frais, après une rude journée de travail. La soirée s'annonçait comme devant être orageuse; de gros nuages, amoncelés lentement pendant le jour, enveloppaient de toutes parts l'horizon. La lune, qui s'allumait déjà comme un phare, perçait à peine de sa clarté rougeâtre cet épais rideau de vapeurs. Rosalvo Pascoli (c'est ainsi que se nommait le paysan), après avoir regardé le ciel deux fois du côté de Capoue et deux fois du côté de Gaëte, s'était levé pour rentrer, lorsqu'il vit s'avancer vers lui un jeune homme de dix-huit à vingt ans, d'une taille au dessous de la moyenne, dont l'extérieur annonçait plutôt un mendiant qu'un voyageur. Son teint était presque aussi brun que celui d'un Maure, ses cheveux d'un noir d'ébène flottaient au gré du vent, hérissés et en désordre; ses vêtemens étaient en lambeaux. Figurez-vous, en un mot, le portrait de mon petit Salvator, tel que vous l'aurez rencontré tantôt sur la grande route, mais plus grand, plus maigre et plus déguenillé, si cela est possible.

Cependant l'inconnu aborda Rosalvo d'un pas ferme, et lui demanda d'un ton hardi et cavalier:

– Saurais-tu, mon brave, m'indiquer une auberge dans les environs où je puisse trouver, pour mon argent, un gîte et du pain?

Mon vieux parent le regarda d'abord avec un étonnement mêlé de défiance, tant les manières froides et hautaines du jeune homme contrastaient avec son costume délabré et sa détresse apparente. Mais, rassuré bientôt par l'air de franchise et d'honnêteté qu'il crut lire sur ses traits, il lui répondit, non seulement sans humeur, mais avec une bonté tout à fait paternelle:

– Il y a bien à l'autre bout de Sainte-Agathe un assez mauvais cabaret où l'on te donnera à peu près ce que tu cherches; mais comme tu ne pourrais pas y arriver, mon garçon, avant d'être surpris par l'orage, entre ici chez nous, et tu trouveras toujours du pain et un asile.

– En ce cas, faisons notre prix d'avance, car je ne suis pas bien riche pour le moment, et il n'y a rien que je déteste tant que les discussions après mon dîner et les disputes après mon réveil.

Le paysan s'approcha du jeune homme, le prit par la main, et l'attirant vers lui doucement, lui dit de son ton le plus calme:

– Regarde bien, mon ami, au dessus de ma porte.

– Eh bien, après?

– Y vois-tu une enseigne?

– Qu'est-ce que cela veut dire?

– Cela veut dire, mon ami, que je ne tiens pas auberge, et que je ne vends ni ne loue mon hospitalité.

– Alors, merci, mon brave homme, répondit brusquement l'inconnu; j'irai à l'autre bout du village; j'irai, s'il le faut, jusqu'à Rome sans prendre un instant de repos; mais je suis bien décidé de ne rien accepter de personne.

Et il fit un mouvement pour partir.

Le vieux paysan, blessé par un refus auquel il était loin de s'attendre, eut envie de tourner le dos à cette espèce de mendiant orgueilleux, pour le punir ainsi de son mauvais caractère; mais il pensa que l'injustice ou la dureté des hommes avait peut-être aigri son coeur, et il n'eut pas le courage de l'abandonner à sa destinée. De larges gouttes d'eau commençaient à tomber sur les feuilles, le vent sifflait avec furie, et le pauvre garçon, malgré la fierté de ses paroles et l'assurance affectée de sa démarche, paraissait tellement à bout de ses forces qu'il n'aurait pu faire trois pas sans succomber à son épuisement et à sa fatigue.

Rosalvo l'arrêta donc par le bras au moment où il allait s'éloigner et lui dit en souriant:

– Tu es un singulier garçon, sur le salut de mon âme! et quand tu serais le vice-roi déguisé, tu n'aurais pas plus de morgue et plus d'orgueil. C'est égal, je ne veux pas me reprocher un jour de t'avoir laissé partir par une nuit pareille, au risque de te casser le cou ou de mourir de faim sur la route. Tu paieras ton écot, puisque tel est ton bon plaisir. Je n'y mets qu'une condition: c'est que tu t'en rapporteras à ma probité; et quoique tu veuilles à toute force transformer ma maison en taverne, je te promets de ne pas trop t'écorcher.

– Soit, reprit l'inconnu d'un ton d'indifférence, je viderai le fond de ma bourse, mais il ne sera pas dit qu'un paysan de Sainte-Agathe m'a vaincu de courtoisie et de générosité.

Rosalvo l'introduisit alors dans sa maison et le présenta au reste de sa famille. Le jeune étranger fut reçu sous ce pauvre toit avec tant d'égards et tant de cordialité qu'il passa bientôt de sa froide réserve et de son dédain amer à la plus franche expansion et aux plus vives sympathies.

On lui donna la meilleure place à table; le paysan lui servit les meilleurs morceaux, sa femme lui versa à boire, ses enfans l'entourèrent. On ne prit garde à ses haillons que pour le fêter davantage. Point de chuchotemens indiscrets, point de curiosité agressive, point de questions importunes. Parlait-il, on l'écoutait avec intérêt; voulait-il se taire, on respectait son silence. Bref, il fut tellement charmé de cet accueil si affectueux et si simple, qu'à la fin du repas il était de la famille.

– Eh bien, mon enfant, reprit alors le vieux Rosalvo d'un ton sérieux, mais sans colère et sans amertume, voulez-vous encore payer votre compte comme si vous étiez au cabaret?

– Pardonnez-moi, mon père, s'écria le jeune homme en lui serrant la main, tandis que ses yeux se mouillaient de larmes, j'ai été dur et injuste envers vous. Mon orgueil a dû vous paraître bien déplacé et bien ridicule dans l'état où je me trouve; mais j'ai tant souffert depuis mon enfance! j'ai été si abreuvé d'humiliations et de douleurs dès mes premières années, qu'au moment où les autres ne font qu'entrer dans la vie je voudrais déjà en sortir. Tenez, mon hôte, vous me disiez tout à l'heure que si j'étais le vice-roi en personne je ne serais ni plus résolu ni plus fier… Eh bien! dussiez-vous m'accuser de folie, ajouta-t-il en portant la main à son front, je me sens là quelque chose qui me rend plus orgueilleux que les rois.

– Calmez-vous, mon jeune homme, reprit le bon Rosalvo moitié étonné, moitié attendri par cet étrange discours, vous n'êtes encore qu'un enfant, et vous avez tant d'années devant vous que vous pouvez bien braver l'injustice du sort et réparer ses erreurs.

– Ma foi, vous avez bien raison, s'écria gaîment le jeune homme en changeant tout à coup d'expression; au diable la tristesse et les soucis! Vous pourriez croire, grand Dieu! que j'ai le vin morose, ce qui n'est permis que lorsqu'on en a bu de mauvais, tandis que le vôtre était excellent. Mais aussi pourquoi me parlez-vous comme si vous étiez mon père? pourquoi cette belle enfant est-elle tout le portrait de ma soeur? pourquoi enfin me faites-vous songer à ma famille?

– Comment! demanda le paysan d'un ton de reproche, vous avez une famille, et vous pouvez la quitter!

– Hélas! reprit le jeune homme, j'en avais une! Mais mon père n'est plus; et lorsque le chef est mort, tous les membres se dispersent et se brisent.

Et son front s'assombrit de nouveau.

– Allons! s'écria Rosalvo en frappant du poing sur la table, je ne suis qu'un vieil imbécile; voilà la deuxième fois que je vous attriste et vous chagrine par mes sottes questions. Vous devez bien m'en vouloir?

– Mais non, je vous assure; et pour que vous n'alliez pas croire, mes amis, que je veuille m'entourer de mystère, je vous dirai en peu de mots qui je suis, d'où je viens, quel est le but de mon voyage; car, je ne sais pourquoi, jamais, depuis que je suis au monde, je n'ai éprouvé si vivement le besoin d'épancher mon coeur.

– Tout ce que nous pouvons faire, répondit le paysan, c'est de prier Dieu, qui vous a amené sous notre toit, de seconder vos projets et de bénir vos espérances.

– J'accepte vos souhaits, mes amis, et je crois que les voeux de brave gens tels que vous êtes ne pourront que me porter bonheur. J'ai dix-neuf ans passés; je ne suis ni le dernier des vagabonds comme mes haillons pourraient le faire croire, ni un gentilhomme déguisé voyageant, dans cet accoutrement bizarre pour mieux assurer son incognito. Je suis un pauvre artiste; mais quoique depuis ma naissance j'aie eu de bons et de mauvais momens, je n'ai jamais été aussi pauvre et aussi malheureux que vous me voyez à cette heure. Je suis né dans un petit village aux environs de Naples, connu sous le doux nom de l'Aranella. Mon père était un architecte plein de mérite à qui n'a jamais manqué qu'une chose: des maisons à bâtir. Mon oncle maternel était peintre, et on n'a pu lui reprocher qu'un défaut, celui de n'avoir jamais eu une commande de sa vie. Aussi, le premier tort de mes parens fut-il de m'éloigner de l'art pour lequel je me sentais un penchant irrésistible.

– Pauvre garçon! interrompit Rosalvo, ce n'est pas moi qui aurais jamais empêché mes enfans de suivre leur vocation.

– D'autant plus que cela ne sert à rien, continua l'étranger en souriant. Pliez jusqu'à terre un jeune arbre plein de sève et de vigueur; quand vous l'aurez courbé comme un arc, il vous échappe et se redresse tout à coup vers le ciel. On m'envoya à l'école chez les bons religieux, qui m'ennuyaient à périr. On n'eût pas été fâché de faire de moi un prêtre, voire même un camaldule; mais, au lieu d'apprendre mon latin et de réciter mes psaumes, je volais tout le charbon qui me tombait sous la main pour tracer des paysages sur les murs des cellules, ou dessiner le profil de mon révérend précepteur. Dieu seul peut savoir ce que mes chefs-d'oeuvre m'ont coûté de calottes.

– On allait jusqu'à vous battre! s'écria le paysan indigné.

– Et on n'y allait pas de main morte, je vous en réponds; si bien qu'un jour que la correction m'avait paru un peu rude, je plantai là mon collége et mes maîtres, et je me sauvai au bout du monde, en Pouille, en Calabre, dans les Abruzzes, que sais-je? J'ai erré de vallée en vallée, de montagne en montagne; j'ai souffert le froid et la faim. Je suis tombé dans les mains des brigands qui m'ont forcé à être des leurs. Mais à travers tous mes voyages, au milieu de tous mes malheurs, si je pouvais me procurer un crayon ou des pinceaux, si je pouvais jeter sur le papier ou sur la toile tout ce qui me passait par le cerveau, tout ce qui frappait mes regards, j'oubliais mes chagrins et ma misère, je ne pleurais plus que de joie, et je tombais à genoux pour bénir Dieu, qui m'avait donné des yeux pour admirer la nature, un coeur pour en sentir les merveilles, une main pour en retracer les beautés.

– Mon Dieu, que votre état doit être sublime: interrompit le pauvre paysan, animé par le feu de l'artiste.

– Enfin, je revins à Naples, continua le jeune homme. Mon père était mort; ma soeur aînée avait épousé Fracanzani, un peintre de talent et de coeur, que la fortune avait traité presque aussi mal que mon père et mon oncle. On dirait que l'indigence est devenue pour nous autres une tradition de famille. Je me mis à travailler nuit et jour pour aider mon beau-frère. Vains efforts! les marchands me jetaient au nez mes paysages, ou bien le prix que j'en retirais ne suffisait pas pour acheter mes brosses et mes couleurs. On m'appelait, comme par mépris, Salvatoriello, et pourtant, j'en jure Dieu, on me nommera un jour Salvator! Découragé, avili, dévoré de chagrin et de fièvre, j'allais succomber à mon désespoir, lorsque celui dont je porte le nom a daigné me sauver par un miracle.

Je venais de vendre un tableau au plus juif de mes brocanteurs. Le malheureux me reprochait encore les quelques sous qu'il m'avait donnés pour prix de mon oeuvre, lorsqu'un beau carrosse armorié s'arrête tout à coup devant sa boutique. La portière s'ouvre, et un personnage d'un noble aspect, d'une tournure imposante, fait signe au revendeur, et demande à voir le tableau qu'on vient d'exposer à l'étalage. Tandis que le marchand se confond en révérences, caché derrière les roues de la voiture, je ne perds pas un mot de leur entretien.

– Quel est le sujet de ce tableau? demandait le cavalier en prenant la toile des mains du brocanteur.

– Vous le voyez, Excellence, c'est une Agar dans le désert.

– Je n'ai jamais rien vu de si profondément senti, répliqua tout haut le cavalier, et quel prix demandes-tu de cet ouvrage?

– Monseigneur, c'est vingt… c'est vingt-cinq ducats tout au juste: c'est le prix qu'il m'a coûté.

J'avais envie de l'étrangler de mes mains.

– Vingt-cinq ducats! reprit le cavalier, mais c'est pour rien: je l'achète. Et quel en est l'auteur?

– L'auteur, Excellence, balbutia le marchand; mais qu'est-ce que cela fait, l'auteur, à votre Excellence?

– Comment! qu'est-ce que cela me fait, imbécile?

– Monseigneur, le marché est conclu, et, quel que soit le nom de l'auteur, il n'y a plus à s'en dédire.

– Voici tes vingt-cinq ducats, maraud, parleras-tu maintenant?

– L'auteur, Excellence, est un tout jeune homme, qui s'appelle Salvatoriello.

– Eh bien! tu diras à ce jeune homme, de ma part, que, lorsqu'il aura des tableaux à vendre, il vienne chez le cavalier Lanfranco; je les lui achèterai au prix qu'il en voudra; car je le dis en vérité, sur mon honneur et sur mon âme, ce petit Salvator est un grand peintre.