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Loe raamatut: «Le vicomte de Bragelonne, Tome II.», lehekülg 9

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Chapitre LXXXVI – La nuit

La concorde était revenue s'asseoir au milieu des tentes.

Anglais et Français rivalisaient de galanterie auprès des illustres voyageuses et de politesse entre eux.

Les Anglais envoyèrent aux Français des fleurs dont ils avaient fait provision pour fêter l'arrivée de la jeune princesse; les Français invitèrent les Anglais à un souper qu'ils devaient donner le lendemain. Madame recueillit donc sur son passage d'unanimes félicitations. Elle apparaissait comme une reine, à cause du respect de tous; comme une idole, à cause de l'adoration de quelques-uns. La reine mère fit aux Français l'accueil le plus affectueux. La France était son pays, à elle, et elle avait été trop malheureuse en Angleterre pour que l'Angleterre lui pût faire oublier la France. Elle apprenait donc à sa fille, par son propre amour, l'amour du pays où toutes deux avaient trouvé l'hospitalité, et où elles allaient trouver la fortune d'un brillant avenir.

Lorsque l'entrée fut faite et les spectateurs un peu disséminés, lorsqu'on n'entendit plus que de loin les fanfares et le bruissement de la foule, lorsque la nuit tomba, enveloppant de ses voiles étoilés la mer, le port, la ville et la campagne encore émue de ce grand événement, de Guiche rentra dans sa tente, et s'assit sur un large escabeau, avec une telle expression de douleur, que Bragelonne le suivit du regard jusqu'à ce qu'il l'eût entendu soupirer; alors il s'approcha. Le comte était renversé en arrière, l'épaule appuyée à la paroi de la tente, le front dans ses mains, la poitrine haletante et le genou inquiet.

– Tu souffres, ami? lui demanda Raoul.

– Cruellement.

– Du corps, n'est-ce pas?

– Du corps, oui.

– La journée a été fatigante, en effet, continua le jeune homme, les yeux fixés sur celui qu'il interrogeait.

– Oui, et le sommeil me rafraîchirait.

– Veux-tu que je te laisse?

– Non, j'ai à te parler.

– Je ne te laisserai parler qu'après avoir interrogé, moi-même, de Guiche.

– Interroge.

– Mais sois franc.

– Comme toujours.

– Sais-tu pourquoi Buckingham était si furieux?

– Je m'en doute.

– Il aime Madame, n'est-ce pas?

– Du moins on en jurerait, à le voir.

– Eh bien! il n'en est rien.

– Oh! cette fois, tu te trompes, Raoul, et j'ai bien lu sa peine dans ses yeux, dans son geste, dans toute sa vie depuis ce matin.

– Tu es poète, mon cher comte, et partout tu vois de la poésie.

– Je vois surtout l'amour.

– Où il n'est pas.

– Où il est.

– Voyons, de Guiche, tu crois ne pas te tromper?

– Oh! j'en suis sûr! s'écria vivement le comte.

– Dis-moi, comte, demanda Raoul avec un profond regard, qui te rend si clairvoyant?

– Mais, répondit de Guiche en hésitant, l'amour-propre.

– L'amour-propre! c'est un mot bien long, de Guiche.

– Que veux-tu dire?

– Je veux dire, mon ami, que d'ordinaire tu es moins triste que ce soir.

– La fatigue.

– La fatigue?

– Oui.

– Écoute, cher ami, nous avons fait campagne ensemble, nous nous sommes vus à cheval pendant dix-huit heures; trois chevaux, écrasés de lassitude ou mourant de faim, tombaient sous nous, que nous riions encore. Ce n'est point la fatigue qui te rend triste, comte.

– Alors, c'est la contrariété.

– Quelle contrariété?

– Celle de ce soir.

– La folie de lord Buckingham?

– Eh! sans doute; n'est-il point fâcheux, pour nous Français représentant notre maître, de voir un Anglais courtiser notre future maîtresse, la seconde dame du royaume?

– Oui, tu as raison; mais je crois que lord Buckingham n'est pas dangereux.

– Non, mais il est importun. En arrivant ici, n'a-t-il pas failli tout troubler entre les Anglais et nous, et sans toi, sans ta prudence si admirable et ta fermeté si étrange, nous tirions l'épée en pleine ville.

– Il a changé, tu vois.

– Oui, certes; mais de là même vient ma stupéfaction. Tu lui as parlé bas; que lui as-tu dit? Tu crois qu'il l'aime; tu le dis, une passion ne cède pas avec cette facilité; il n'est donc pas amoureux d'elle!

Et de Guiche prononça lui-même ces derniers mots avec une telle expression, que Raoul leva la tête.

Le noble visage du jeune homme exprimait un mécontentement facile à lire.

– Ce que je lui ai dit, comte, répondit Raoul, je vais le répéter à toi. Écoute bien, le voici: «Monsieur, vous regardez d'un air d'envie, d'un air de convoitise injurieuse, la soeur de votre prince, laquelle ne vous est pas fiancée, laquelle n'est pas, laquelle ne peut pas être votre maîtresse; vous faites donc affront à ceux qui, comme nous, viennent chercher une jeune fille pour la conduire à son époux.»

– Tu lui as dit cela? demanda de Guiche en rougissant.

– En propres termes; j'ai même été plus loin.

De Guiche fit un mouvement.

– Je lui ai dit: «De quel oeil nous regarderiez-vous, si vous aperceviez parmi nous un homme assez insensé, assez déloyal, pour concevoir d'autres sentiments que le plus pur respect à l'égard d'une princesse destinée à notre maître?»

Ces paroles étaient tellement à l'adresse de de Guiche, que de Guiche pâlit, et, saisi d'un tremblement subit, ne put tendre que machinalement une main vers Raoul, tandis que de l'autre il se couvrait les yeux et le front.

– Mais, continua Raoul sans s'arrêter à cette démonstration de son ami, Dieu merci! les Français, que l'on proclame légers, indiscrets, inconsidérés, savent appliquer un jugement sain et une saine morale à l'examen des questions de haute convenance. «Or, ai-je ajouté, sachez, monsieur de Buckingham, que nous autres, gentilshommes de France, nous servons nos rois en leur sacrifiant nos passions aussi bien que notre fortune et notre vie; et quand, par hasard, le démon nous suggère une de ces mauvaises pensées qui incendient le coeur, nous éteignons cette flamme, fût-ce en l'arrosant de notre sang. De cette façon, nous sauvons trois honneurs à la fois: celui de notre pays, celui de notre maître et le nôtre. Voilà, monsieur de Buckingham, comme nous agissons; voilà comment tout homme de coeur doit agir.» Et voilà, mon cher de Guiche, continua Raoul, comment j'ai parlé à M. de Buckingham; aussi s'est-il rendu sans résistance à mes raisons.

De Guiche, courbé jusqu'alors sous la parole de Raoul, se redressa, les yeux fiers et la main fiévreuse, il saisit la main de Raoul; les pommettes de ses joues, après avoir été froides comme la glace, étaient de flamme.

– Et tu as bien parlé, dit-il d'une voix étranglée; et tu es un brave ami, Raoul, merci; maintenant, je t'en supplie, laisse-moi seul.

– Tu le veux?

– Oui, j'ai besoin de repos. Beaucoup de choses ont ébranlé aujourd'hui ma tête et mon coeur; demain, quand tu reviendras, je ne serai plus le même homme.

– Et bien! soit, je te laisse, dit Raoul en se retirant.

Le comte fit un pas vers son ami, et l'étreignit cordialement entre ses bras.

Mais, dans cette étreinte amicale, Raoul put distinguer le frissonnement d'une grande passion combattue.

La nuit était fraîche, étoilée, splendide; après la tempête, la chaleur du soleil avait ramené partout la vie, la joie et la sécurité. Il s'était formé au ciel quelques nuages longs et effilés dont la blancheur azurée promettait une série de beaux jours tempérés par une brise de l'est. Sur la place de l'hôtel, de grandes ombres coupées de larges rayons lumineux formaient comme une gigantesque mosaïque aux dalles noires et blanches. Bientôt tout s'endormit dans la ville; il resta une faible lumière dans l'appartement de Madame, qui donnait sur la place, et cette douce clarté de la lampe affaiblie semblait une image de ce calme sommeil d'une jeune fille, dont la vie à peine se manifeste, à peine est sensible, et dont la flamme se tempère aussi quand le corps est endormi. Bragelonne sortit de sa tente avec la démarche lente et mesurée de l'homme curieux de voir et jaloux de n'être point vu. Alors, abrité derrière les rideaux épais, embrassant toute la place d'un seul coup d'oeil, il vit, au bout d'un instant, les rideaux de la tente de de Guiche s'entrouvrir et s'agiter.

Derrière les rideaux se dessinait l'ombre de de Guiche, dont les yeux brillaient dans l'obscurité, attachés ardemment sur le salon de Madame, illuminé doucement par la lumière intérieure de l'appartement.

Cette douce lueur qui colorait les vitres était l'étoile du comte. On voyait monter jusqu'à ses yeux l'aspiration de son âme tout entière. Raoul, perdu dans l'ombre, devinait toutes les pensées passionnées qui établissaient entre la tente du jeune ambassadeur et le balcon de la princesse un lien mystérieux et magique de sympathie; lien formé par des pensées empreintes d'une telle volonté, d'une telle obsession, qu'elles sollicitaient certainement les rêves amoureux à descendre sur cette couche parfumée que le comte dévorait avec les yeux de l'âme.

Mais de Guiche et Raoul n'étaient pas les seuls qui veillassent. La fenêtre d'une des maisons de la place était ouverte; c'était la fenêtre d'une maison habitée par Buckingham.

Sur la lumière qui jaillissait hors de cette dernière fenêtre se détachait en vigueur la silhouette du duc, qui, mollement appuyé sur la traverse sculptée et garnie de velours, envoyait au balcon de Madame ses voeux et les folles visions de son amour.

Bragelonne ne put s'empêcher de sourire.

– Voilà un pauvre coeur bien assiégé, dit-il en songeant à

Madame.

Puis, faisant un retour compatissant vers Monsieur:

– Et voilà un pauvre mari bien menacé, ajouta-t-il; bien lui est d'être un grand prince et d'avoir une armée pour garder son bien.

Bragelonne épia pendant quelque temps le manège des deux soupirants, écouta le ronflement sonore, incivil, de Manicamp, qui ronflait avec autant de fierté que s'il eût eu son habit bleu au lieu d'avoir son habit violet, se tourna vers la brise qui apportait à lui le chant lointain d'un rossignol; puis, après avoir fait sa provision de mélancolie, autre maladie nocturne, il rentra se coucher en songeant, pour son propre compte, que peut- être quatre ou six yeux tout aussi ardents que ceux de de Guiche ou de Buckingham couvaient son idole à lui dans le château de Blois.

– Et ce n'est pas une bien solide garnison que Mlle de Montalais, dit-il tout bas en soupirant tout haut.

Chapitre LXXXVII – Du Havre à Paris

Le lendemain, les fêtes eurent lieu avec toute la pompe et toute l'allégresse que les ressources de la ville et la disposition des esprits pouvaient donner.

Pendant les dernières heures passées au Havre, le départ avait été préparé.

Madame, après avoir fait ses adieux à la flotte anglaise et salué une dernière fois la patrie en saluant son pavillon, monta en carrosse au milieu d'une brillante escorte.

De Guiche espérait que le duc de Buckingham retournerait avec l'amiral en Angleterre; mais Buckingham parvint à prouver à la reine que ce serait une inconvenance de laisser arriver Madame presque abandonnée à Paris.

Ce point une fois arrêté, que Buckingham accompagnerait Madame, le jeune duc se choisit une cour de gentilshommes et d'officiers destinés à lui faire cortège à lui-même; en sorte que ce fut une armée qui s'achemina vers Paris, semant l'or et jetant les démonstrations brillantes au milieu des villes et des villages qu'elle traversait.

Le temps était beau. La France était belle à voir, surtout de cette route que traversait le cortège. Le printemps jetait ses fleurs et ses feuillages embaumés sur les pas de cette jeunesse. Toute la Normandie, aux végétations plantureuses, aux horizons bleus, aux fleuves argentés, se présentait comme un paradis pour la nouvelle soeur du roi. Ce n'était que fêtes et enivrements sur la route. De Guiche et Buckingham oubliaient tout: de Guiche pour réprimer les nouvelles tentatives de l'Anglais, Buckingham pour réveiller dans le coeur de la princesse un souvenir plus vif de la patrie à laquelle se rattachait la mémoire des jours heureux.

Mais, hélas! le pauvre duc pouvait s'apercevoir que l'image de sa chère Angleterre s'effaçait de jour en jour dans l'esprit de Madame, à mesure que s'y imprimait plus profondément l'amour de la France. En effet, il pouvait s'apercevoir que tous ces petits soins n'éveillaient aucune reconnaissance, et il avait beau cheminer avec grâce sur l'un des plus fougueux coursiers du Yorkshire, ce n'était que par hasard et accidentellement que les yeux de la princesse tombaient sur lui.

En vain essayait-il, pour fixer sur lui un de ses regards égarés dans l'espace ou arrêtés ailleurs, de faire produire à la nature animale tout ce qu'elle peut réunir de force, de vigueur, de colère et d'adresse: en vain, surexcitant le cheval aux narines de feu, le lançait-il, au risque de se briser mille fois contre les arbres ou de rouler dans les fossés, pardessus les barrières et sur la déclivité des rapides collines, Madame, attirée par le bruit, tournait un moment la tête, puis, souriant légèrement, revenait à ses gardiens fidèles, Raoul et de Guiche, qui chevauchaient tranquillement aux portières de son carrosse.

Alors Buckingham se sentait en proie à toutes les tortures de la jalousie; une douleur inconnue, inouïe, brûlante, se glissait dans ses veines et allait assiéger son coeur; alors, pour prouver qu'il comprenait sa folie, et qu'il voulait racheter par la plus humble soumission ses torts d'étourderie, il domptait son cheval et le forçait, tout ruisselant de sueur, tout blanchi d'une écume épaisse, à ronger son frein près du carrosse, dans la foule des courtisans.

Quelquefois il obtenait pour récompense un mot de Madame, et encore ce mot lui semblait-il un reproche.

– Bien! monsieur de Buckingham, disait-elle, vous voilà raisonnable.

Ou un mot de Raoul.

– Vous tuez votre cheval, monsieur de Buckingham.

Et Buckingham écoutait patiemment Raoul, car il sentait instinctivement, sans qu'aucune preuve lui en eût été donnée, que Raoul était le modérateur des sentiments de de Guiche, et que, sans Raoul, déjà quelque folle démarche, soit du comte, soit de lui, Buckingham, eût amené une rupture, un éclat, un exil peut- être. Depuis la fameuse conversation que les deux jeunes gens avaient eue dans les tentes du Havre, et dans laquelle Raoul avait fait sentir au duc l'inconvenance de ses manifestations, Buckingham était comme malgré lui attiré vers Raoul.

Souvent il engageait la conversation avec lui, et presque toujours c'était pour lui parler ou de son père, ou de d'Artagnan, leur ami commun, dont Buckingham était presque aussi enthousiaste que Raoul. Raoul affectait principalement de ramener l'entretien sur ce sujet devant de Wardes, qui pendant tout le voyage avait été blessé de la supériorité de Bragelonne, et surtout de son influence sur l'esprit de de Guiche. De Wardes avait cet oeil fin et inquisiteur qui distingue toute mauvaise nature; il avait remarqué sur-le-champ la tristesse de de Guiche et ses aspirations amoureuses vers la princesse.

Au lieu de traiter le sujet avec la réserve de Raoul, au lieu de ménager dignement comme ce dernier les convenances et les devoirs, de Wardes attaquait avec résolution chez le comte cette corde toujours sonore de l'audace juvénile et de l'orgueil égoïste. Or, il arriva qu'un soir, pendant une halte à Mantes, de Guiche et de Wardes causant ensemble appuyés à une barrière, Buckingham et Raoul causant de leur côté en se promenant, Manicamp faisant sa cour aux princesses, qui déjà le traitaient sans conséquence à cause de la souplesse de son esprit, de la bonhomie civile de ses manières et de son caractère conciliant:

– Avoue, dit de Wardes au comte, que te voilà bien malade et que ton pédagogue ne te guérit pas.

– Je ne te comprends pas, dit le comte.

– C'est facile cependant: tu dessèches d'amour.

– Folie, de Wardes, folie!

– Ce serait folie, oui, j'en conviens, si Madame était indifférente à ton martyr; mais elle le remarque à un tel point qu'elle se compromet, et je tremble qu'en arrivant à Paris ton pédagogue, M. de Bragelonne, ne vous dénonce tous les deux.

– De Wardes! de Wardes! encore une attaque à Bragelonne!

– Allons, trêve d'enfantillage, reprit à demi-voix le mauvais génie du comte; tu sais aussi bien que moi tout ce que je veux dire; tu vois bien, d'ailleurs, que le regard de la princesse s'adoucit en te parlant; tu comprends au son de sa voix qu'elle se plaît à entendre la tienne; tu sens qu'elle entend les vers que tu lui récites, et tu ne nieras point que chaque matin elle ne te dise qu'elle a mal dormi?

– C'est vrai, de Wardes, c'est vrai; mais à quoi bon me dire tout cela?

– N'est-il pas important de voir clairement les choses?

– Non quand les choses qu'on voit peuvent vous rendre fou.

Et il se retourna avec inquiétude du côté de la princesse, comme si, tout en repoussant les insinuations de de Wardes, il eût voulu en chercher la confirmation dans ses yeux.

– Tiens! tiens! dit de Wardes, regarde, elle t'appelle, entends- tu? Allons, profite de l'occasion, le pédagogue n'est pas là.

De Guiche n'y put tenir; une attraction invincible l'attirait vers la princesse.

De Wardes le regarda en souriant.

– Vous vous trompez, monsieur, dit tout à coup Raoul en enjambant la barrière où, un instant auparavant, s'adossaient les deux causeurs; le pédagogue est là et il vous écoute.

De Wardes, à la voix de Raoul qu'il reconnut sans avoir besoin de le regarder, tira son épée à demi.

– Rentrez votre épée, dit Raoul; vous savez bien que, pendant le voyage que nous accomplissons, toute démonstration de ce genre serait inutile. Rentrez votre épée, mais aussi rentrez votre langue. Pourquoi mettez-vous dans le coeur de celui que vous nommez votre ami tout le fiel qui ronge le vôtre? À moi, vous voulez faire haïr un honnête homme, ami de mon père et des miens! Au comte, vous voulez faire aimer une femme destinée à votre maître! En vérité, monsieur, vous seriez un traître et un lâche à mes yeux, si, bien plus justement, je ne vous regardais comme un fou.

– Monsieur, s'écria de Wardes exaspéré, je ne m'étais donc pas trompé en vous appelant un pédagogue! Ce ton que vous affectez, cette forme dont vous faites la vôtre, est celle d'un jésuite fouetteur et non celle d'un gentilhomme Quittez donc, je vous prie, vis-à-vis de moi, cette forme et ce ton. Je hais M. d'Artagnan parce qu'il a commis une lâcheté envers mon père.

– Vous mentez, monsieur, dit froidement Raoul.

– Oh! s'écria de Wardes, vous me donnez un démenti, monsieur?

– Pourquoi pas, si ce que vous dites est faux?

– Vous me donnez un démenti et vous ne mettez pas l'épée à la main?

– Monsieur, je me suis promis à moi-même de ne vous tuer que lorsque nous aurons remis Madame à son époux.

– Me tuer? oh! votre poignée de verges ne tue point ainsi, monsieur le pédant.

– Non, répliqua froidement Raoul, mais l'épée de M. d'Artagnan tue; et non seulement j'ai cette épée, monsieur, mais c'est lui qui m'a appris à m'en servir, et c'est avec cette épée, monsieur, que je vengerai, en temps utile, son nom outragé par vous.

– Monsieur, monsieur! s'écria de Wardes, prenez garde! Si vous ne me rendez pas raison sur-le-champ, tous les moyens me seront bons pour me venger!

– Oh! Oh! monsieur! fit Buckingham en apparaissant tout à coup sur le théâtre de la scène, voilà une menace qui frise l'assassinat, et qui, par conséquent, est d'assez mauvais goût pour un gentilhomme.

– Vous dites, monsieur le duc? dit de Wardes en se retournant.

– Je dis que vous venez de prononcer des paroles qui sonnent mal à mes oreilles anglaises.

– Eh bien! monsieur, si ce que vous dites est vrai, s'écria de Wardes exaspéré, tant mieux! je trouverai au moins en vous un homme qui ne me glissera pas entre les doigts. Prenez donc mes paroles comme vous l'entendez.

– Je les prends comme il faut, monsieur, répondit Buckingham avec ce ton hautain qui lui était particulier et qui donnait, même dans la conversation ordinaire, le ton de défi à ce qu'il disait; M. de Bragelonne est mon ami, vous insultez M. de Bragelonne, vous me rendrez raison de cette insulte.

De Wardes jeta un regard sur Bragelonne, qui, fidèle à son rôle, demeurait calme et froid, même devant le défi du duc.

– Et d'abord, il paraît que je n'insulte pas M. de Bragelonne, puisque M. de Bragelonne, qui a une épée au côté, ne se regarde pas comme insulté.

– Mais, enfin, vous insultez quelqu'un?

– Oui, j'insulte M. d'Artagnan, reprit de Wardes, qui avait remarqué que ce nom était le seul aiguillon avec lequel il pût éveiller la colère de Raoul.

– Alors, dit Buckingham, c'est autre chose.

– N'est-ce pas? dit de Wardes. C'est donc aux amis de

M. d'Artagnan de le défendre.

– Je suis tout à fait de votre avis, monsieur, répondit l'Anglais, qui avait retrouvé tout son flegme; pour M. de Bragelonne offensé, je ne pouvais, raisonnablement, prendre le parti de M. de Bragelonne, puisqu'il est là; mais dès qu'il est question de M. d'Artagnan…

– Vous me laissez la place, n'est-ce pas, monsieur? dit de Wardes.

– Non pas, au contraire, je dégaine, dit Buckingham en tirant son épée du fourreau, car si M. d'Artagnan a offensé monsieur votre père, il a rendu ou, du moins, il a tenté de rendre un grand service au mien.

De Wardes fit un mouvement de stupeur.

– M. d'Artagnan, poursuivit Buckingham, est le plus galant gentilhomme que je connaisse. Je serai donc enchanté, lui ayant des obligations personnelles, de vous les payer, à vous, d'un coup d'épée.

Et, en même temps, Buckingham tira gracieusement son épée, salua

Raoul et se mit en garde.

De Wardes fit un pas pour croiser le fer.

– Là! là! messieurs, dit Raoul en s'avançant et en posant à son tour son épée nue entre les combattants, tout cela ne vaut pas la peine qu'on s'égorge presque aux yeux de la princesse. M. de Wardes dit du mal de M. d'Artagnan, mais il ne connaît même pas M. d'Artagnan.

– Oh! oh! fit de Wardes en grinçant des dents et en abaissant la pointe de son épée sur le bout de sa botte; vous dites que moi, je ne connais pas M. d'Artagnan?

– Eh! non, vous ne le connaissez pas, reprit froidement Raoul, et même vous ignorez où il est.

– Moi! j'ignore où il est?

– Sans doute, il faut bien que cela soit ainsi, puisque vous cherchez, à son propos, querelle à des étrangers, au lieu d'aller trouver M. d'Artagnan où il est.

De Wardes pâlit.

– Eh bien! je vais vous le dire, moi, monsieur, où il est, continua Raoul; M. d'Artagnan est à Paris; il loge au Louvre quand il est de service, rue des Lombards quand il ne l'est pas; M. d'Artagnan est parfaitement trouvable à l'un ou l'autre de ces deux domiciles; donc, ayant tous les griefs que vous avez contre lui, vous n'êtes point un galant homme en ne l'allant point quérir, pour qu'il vous donne la satisfaction que vous semblez demander à tout le monde, excepté à lui.

De Wardes essuya son front ruisselant de sueur.

– Fi! monsieur de Wardes, continua Raoul, il ne sied point d'être ainsi ferrailleur quand nous avons des édits contre les duels. Songez-y: le roi nous en voudrait de notre désobéissance, surtout dans un pareil moment, et le roi aurait raison.

– Excuses! murmura de Wardes, prétextes!

– Allons donc, reprit Raoul, vous dites là des billevesées, mon cher monsieur de Wardes; vous savez bien que M. le duc de Buckingham est un galant homme qui a tiré l'épée dix fois et qui se battra bien onze. Il porte un nom qui oblige, que diable! Quant à moi, n'est-ce pas? vous savez bien que je me bats aussi. Je me suis battu à Lens, à Bléneau, aux Dunes, en avant des canonniers, à cent pas en avant de la ligne, tandis que vous, par parenthèse, vous étiez à cent pas en arrière. Il est vrai que là-bas il y avait beaucoup trop de monde pour que l'on vît votre bravoure, c'est pourquoi vous la cachiez; mais ici ce serait un spectacle, un scandale, vous voulez faire parler de vous, n'importe de quelle façon. Eh bien! ne comptez pas sur moi, monsieur de Wardes, pour vous aider dans ce projet, je ne vous donnerai pas ce plaisir.

– Ceci est plein de raison, dit Buckingham en rengainant son épée, et je vous demande pardon, monsieur de Bragelonne, de m'être laissé entraîner à un premier mouvement.

Mais, au contraire, de Wardes furieux fit un bond en avant, et l'épée haute, menaçant Raoul, qui n'eut que le temps d'arriver à une parade de quarte.

– Eh! monsieur, dit tranquillement Bragelonne, prenez donc garde, vous allez m'éborgner.

– Mais vous ne voulez pas vous battre! s'écria M. de Wardes.

– Non, pas pour le moment; mais voilà ce que je vous promets aussitôt notre arrivée à Paris: je vous mènerai à M. d'Artagnan, auquel vous conterez les griefs que vous pourrez avoir contre lui. M. d'Artagnan demandera au roi la permission de vous allonger un coup d'épée, le roi la lui accordera, et, le coup d'épée reçu, eh bien! mon cher monsieur de Wardes, vous considérerez d'un oeil plus calme les préceptes de l'Évangile qui commandent l'oubli des injures.

– Ah! s'écria de Wardes furieux de ce sang-froid, on voit bien que vous êtes à moitié bâtard, monsieur de Bragelonne!

Raoul devint pâle comme le col de sa chemise; son oeil lança un éclair qui fit reculer de Wardes.

Buckingham lui-même en fut ébloui, et se jeta entre les deux adversaires, qu'il s'attendait à voir se précipiter l'un sur l'autre. De Wardes avait réservé cette injure pour la dernière; il serrait convulsivement son épée et attendait le choc.

– Vous avez raison, monsieur, dit Raoul en faisant un violent effort sur lui-même, je ne connais que le nom de mon père; mais je sais trop combien M. le comte de La Fère est homme de bien et d'honneur pour craindre un seul instant, comme vous semblez le dire, qu'il y ait une tache sur ma naissance. Cette ignorance où je suis du nom de ma mère est donc seulement pour moi un malheur et non un opprobre. Or, vous manquez de loyauté, monsieur; vous manquez de courtoisie en me reprochant un malheur. N'importe, l'insulte existe, et, cette fois, je me tiens pour insulté! Donc, c'est chose convenue: après avoir vidé votre querelle avec M. d'Artagnan, vous aurez affaire à moi, s'il vous plaît.

– Oh! oh! répondit de Wardes avec un sourire amer, j'admire votre prudence, monsieur; tout à l'heure vous me promettiez un coup d'épée de M. d'Artagnan, et c'est après ce coup d'épée, déjà reçu par moi, que vous m'offrez le vôtre.

– Ne vous inquiétez point, répondit Raoul avec une sourde colère; M. d'Artagnan est un habile homme en fait d'armes et je lui demanderai cette grâce qu'il fasse pour vous ce qu'il a fait pour monsieur votre père, c'est-à-dire qu'il ne vous tue pas tout à fait, afin qu'il me laisse le plaisir, quand vous serez guéri, de vous tuer sérieusement, car vous êtes un méchant coeur, monsieur de Wardes, et l'on ne saurait, en vérité, prendre trop de précautions contre vous.

– Monsieur, j'en prendrai contre vous-même, dit de Wardes, soyez tranquille.

– Monsieur, fit Buckingham, permettez-moi de traduire vos paroles par un conseil que je vais donner à M. de Bragelonne: monsieur de Bragelonne, portez une cuirasse.

De Wardes serra les poings.

– Ah! je comprends, dit-il, ces messieurs attendent le moment où ils auront pris cette précaution pour se mesurer contre moi.

– Allons! monsieur, dit Raoul, puisque vous le voulez absolument, finissons-en.

Et il fit un pas vers de Wardes en étendant son épée.

– Que faites-vous? demanda Buckingham.

– Soyez tranquille, dit Raoul, ce ne sera pas long.

De Wardes tomba en garde: les fers se croisèrent. De Wardes s'élança avec une telle précipitation sur Raoul, qu'au premier froissement du fer, il fut évident pour Buckingham que Raoul ménageait son adversaire.

Buckingham recula d'un pas et regarda la lutte. Raoul était calme comme s'il eût joué avec un fleuret, au lieu de jouer avec une épée; il dégagea son arme engagée jusqu'à la poignée en faisant un pas de retraite, para avec des contres les trois ou quatre coups que lui porta de Wardes; puis, sur une menace en quarte basse que de Wardes para par le cercle, il lia l'épée et l'envoya à vingt pas de l'autre côté de la barrière.

Puis, comme de Wardes demeurait désarmé et étourdi, Raoul remit son épée au fourreau, le saisit au collet et à la ceinture et le jeta de l'autre côté de la barrière, frémissant et hurlant de rage.

– Au revoir! au revoir! murmura de Wardes en se relevant et en ramassant son épée.

– Eh! pardieu! dit Raoul, je ne vous répète pas autre chose depuis une heure.

Puis, se retournant vers Buckingham:

– Duc, dit-il, pas un mot de tout cela, je vous en supplie; je suis honteux d'en être venu à cette extrémité, mais la colère m'a emporté. Je vous en demande pardon, oubliez.

– Ah! cher vicomte, dit le duc en serrant cette main si rude et si loyale à la fois, vous me permettrez bien de me souvenir, au contraire, et de me souvenir de votre salut, cet homme est dangereux, il vous tuera.

– Mon père, répondit Raoul, a vécu vingt ans sous la menace d'un ennemi bien plus redoutable, et il n'est pas mort. Je suis d'un sang que Dieu favorise, monsieur le duc.

– Votre père avait de bons amis, vicomte.

– Oui, soupira Raoul, des amis comme il n'y en a plus.

– Oh! ne dites point cela, je vous en supplie, au moment où je vous offre mon amitié.

Et Buckingham ouvrit ses bras à Bragelonne, qui reçut avec joie l'alliance offerte.

– Dans ma famille, ajouta Buckingham, on meurt pour ceux que l'on aime, vous savez cela, monsieur de Bragelonne.

– Oui, duc, je le sais, répondit Raoul.

Vanusepiirang:
12+
Ilmumiskuupäev Litres'is:
28 september 2017
Objętość:
600 lk 1 illustratsioon
Õiguste omanik:
Public Domain