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Loe raamatut: «Les Quarante-Cinq — Tome 3», lehekülg 9

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Aurilly, qui ne le perdait pas des yeux, put le voir avec ses regards perdus dans le vague, comme sont ceux d'un homme qui appelle à lui ses souvenirs les plus anciens et les plus fugitifs.

Après dix minutes de rêverie et d'immobilité, le duc remonta vers la fenêtre, plongea de nouveau ses regards à travers les vitres, mais ne parvint sans doute pas à la découverte qu'il désirait, car la même ombre resta sur son front, et la même incertitude dans son regard.

Il en était là de ses recherches, lorsque Aurilly s'approcha vivement du pied de l'échelle.

— Vite, vite, monseigneur, descendez, dit Aurilly, j'entends des pas au bout de la rue voisine.

Mais au lieu de se rendre à cet avis, le duc descendit lentement, sans rien perdre de son attention à interroger ses souvenirs.

— Il était temps! dit Aurilly.

— De quel côté vient le bruit? demanda le duc.

— De ce côté, dit Aurilly, et il étendit la main dans la direction d'une espèce de ruelle sombre.

Le prince écouta.

— Je n'entends plus rien, dit-il.

— La personne se sera arrêtée; c'est quelque espion qui nous guette.

— Enlève l'échelle, dit le prince.

Aurilly obéit; le prince, pendant ce temps, s'assit sur le banc de pierre qui bordait de chaque côté la porte de la maison.

Le bruit ne s'était point renouvelé, et personne ne paraissait à l'extrémité de la ruelle.

Aurilly revint.

— Eh bien! monseigneur, demanda-t-il, est-elle belle?

— Fort belle, répondit le prince d'un air sombre.

— Qui vous fait si triste alors, monseigneur? Vous aurait-elle vu?

— Elle dort.

— De quoi vous préoccupez-vous en ce cas?

Le prince ne répondit pas.

— Brune?.. blonde?.. interrogea Aurilly.

— C'est bizarre, Aurilly, murmura le prince, j'ai vu cette femme-là quelque part.

— Vous l'avez reconnue alors.

— Non, car je ne puis mettre aucun nom sur son visage; seulement sa vue m'a frappé d'un coup violent au coeur.

Aurilly regarda le prince tout étonné, puis, avec un sourire dont il ne se donna pas la peine de dissimuler l'ironie:

— Voyez-vous cela! dit-il.

— Eh! monsieur, ne riez pas, je vous prie, répliqua sèchement François; ne voyez-vous pas que je souffre?

— Oh! monseigneur, est-il possible? s'écria Aurilly.

— Oui, en vérité, c'est comme je te le dis, je ne sais ce que j'éprouve; mais, ajouta-t-il d'un air sombre, je crois que j'ai eu tort de regarder.

— Cependant, justement à cause de l'effet que sa vue a produit sur vous, il faut savoir quelle est cette femme, monseigneur.

— Certainement qu'il le faut, dit François.

— Cherchez bien dans vos souvenirs, monseigneur; est-ce à la cour que vous l'avez vue?

— Non, je ne crois pas.

— En France, en Navarre, en Flandre?

— Non.

— C'est une Espagnole peut-être?

— Je ne crois pas.

— Une Anglaise? quelque dame de la reine Élisabeth?

— Non, non, elle doit se rattacher à ma vie d'une façon plus intime; je crois qu'elle m'est apparue dans quelque terrible circonstance.

— Alors vous la reconnaîtrez facilement, car, Dieu merci! la vie de monseigneur n'a pas vu beaucoup de ces circonstances dont Son Altesse parlait tout à l'heure.

— Tu trouves? dit François, avec un funèbre sourire.

Aurilly s'inclina.

— Vois-tu, dit le duc, maintenant je me sens assez maître de moi pour analyser mes sensations: cette femme est belle, mais belle à la façon d'une morte, belle comme une ombre, belle comme les figures qu'on voit dans les rêves; aussi me semble-t-il que c'est dans un rêve que je l'ai vue; et, continua le duc, j'ai fait deux ou trois rêves effrayants dans ma vie, et qui m'ont laissé comme un froid au coeur. Eh bien! oui, j'en suis sûr maintenant, c'est dans un de ces rêves-là que j'ai vu la femme de là- haut.

— Monseigneur, monseigneur, s'écria Aurilly, que Votre Altesse me permette de lui dire que, rarement, je l'ai entendue exprimer si douloureusement sa susceptibilités matière de sommeil; le coeur de Son Altesse est heureusement trempé de manière à lutter avec l'acier le plus dur; et les vivants n'y mordent pas plus que les ombres, j'espère; tenez, moi, monseigneur, si je ne me sentais sous le poids de quelque regard qui nous surveille de cette rue, j'y monterais à mon tour, à l'échelle, et j'aurais raison, je vous le promets, du rêve, de l'ombre et du frisson de Votre Altesse.

— Ma foi, tu as raison, Aurilly, va chercher l'échelle; dresse-la et monte; qu'importe le surveillant! n'es-tu pas à moi? Regarde, Aurilly, regarde.

Aurilly avait déjà fait quelques pas pour obéir à son maître, quand soudain un pas précipité retentit sur la place et Henri cria au duc:

— Alarme! monseigneur, alarme!

D'un seul bond Aurilly rejoignit le duc.

— Vous, dit le prince, vous ici, comte! et sous quel prétexte avez-vous quitté votre poste?

— Monseigneur, répondit Henri avec fermeté, si Votre Altesse croit devoir me faire punir, elle le fera. En attendant, mon devoir était de venir ici, et m'y voici venu.

Le duc, avec un sourire significatif, jeta un coup d'oeil sur la fenêtre.

— Votre devoir, comte? Expliquez-moi cela, dit-il.

— Monseigneur, des cavaliers ont paru du côté de l'Escaut; on ne sait s'ils sont amis ou ennemis.

— Nombreux? demanda le duc avec inquiétude.

— Très nombreux, monseigneur.

— Eh bien, comte, pas de fausse bravoure, vous avez bien fait de revenir; faites réveiller vos gendarmes. Longeons la rivière qui est moins large, et décampons, c'est le plus prudent parti.

— Sans doute, monseigneur, sans doute; mais il serait urgent, je crois, de prévenir mon frère.

— Deux hommes suffiront.

— Si deux hommes suffisent, monseigneur, dit Henri, j'irai avec un gendarme.

— Non pas, morbleu! dit vivement François, non pas, du Bouchage, vous viendrez avec nous. Peste! ce n'est point en de pareils moments que l'on se sépare d'un défenseur tel que vous.

— Votre Altesse emmène toute l'escorte?

— Toute.

— C'est bien, monseigneur, répliqua Henri en s'inclinant; dans combien de temps part Votre Altesse?

— Tout de suite, comte.

— Holà! quelqu'un! cria Henri.

Le jeune enseigne sortit de la ruelle comme s'il n'eût attendu que cet ordre de son chef pour paraître.

Henri lui donna ses ordres, et presque aussitôt on vit les gendarmes se replier sur la place de toutes les extrémités du bourg, en faisant leurs préparatifs de départ.

Au milieu d'eux le duc s'entretenait avec les officiers.

— Messieurs, dit-il, le prince d'Orange me fait poursuivre, à ce qu'il paraît; mais il ne convient pas qu'un fils de France soit fait prisonnier sans le prétexte d'une bataille comme Poitiers ou Pavie. Cédons donc au nombre et replions-nous sur Bruxelles. Je serai sûr de ma vie et de ma liberté tant que je demeurerai au milieu de vous.

Puis, se tournant vers Aurilly:

— Toi, tu vas rester ici, lui dit-il. Cette femme ne peut nous suivre. Et d'ailleurs je connais assez ces Joyeuse pour savoir que celui-ci n'osera point emmener sa maîtresse avec lui en ma présence. D'ailleurs nous n'allons point au bal, et nous courrons d'un train qui fatiguerait la dame.

— Où va monseigneur?

— En France; je crois que mes affaires sont tout à fait gâtées ici.

— Mais dans quelle partie de la France? Monseigneur pense-t-il qu'il soit prudent pour lui de retourner à la cour?

— Non pas; aussi, selon toutes les apparences, je m'arrêterai en route dans un de mes apanages, à Château-Thierry, par exemple.

— Votre Altesse est-elle fixée?

— Oui, Château-Thierry me convient sous tous les rapports, c'est à une distance convenable de Paris, à vingt-quatre lieues; j'y surveillerai MM. de Guise, qui sont la moitié de l'année à Soissons. Donc, c'est à Château- Thierry que tu m'amèneras la belle inconnue.

— Mais, monseigneur, elle ne se laissera peut-être pas emmener.

— Es-tu fou? puisque du Bouchage m'accompagne à Château-Thierry et qu'elle suit du Bouchage, les choses, au contraire, iront toutes seules.

— Mais elle peut vouloir aller d'un autre côté, si elle remarque que j'ai de la pente à la conduire vers vous.

— Ce n'est pas vers moi que tu la conduiras, mais, je te le répète, c'est vers le comte. Allons donc! mais, parole d'honneur, on croirait que c'est la première fois que tu m'aides en pareille circonstance. As-tu de l'argent?

— J'ai les deux rouleaux d'or que Votre Altesse m'a donnés au sortir du camp des polders.

— Va donc de l'avant. Et par tous les moyens possibles, tu entends? par tous, amène-moi ma belle inconnue à Château-Thierry; peut-être qu'en la regardant de plus près je la reconnaîtrai.

— Et le valet aussi?

— Oui, s'il ne te gêne pas.

— Mais s'il me gêne?

— Fais de lui ce que tu fais d'une pierre que tu rencontres sur ton chemin, jette-le dans un fossé.

— Bien, monseigneur.

Tandis que les deux funèbres conspirateurs dressaient leurs plans dans l'ombre, Henri montait au premier et réveillait Remy.

Remy, prévenu, frappa à la porte d'une certaine façon, et presque aussitôt la jeune femme ouvrit.

Derrière Remy, elle aperçut du Bouchage.

— Bonsoir, monsieur, dit-elle avec un sourire que son visage avait désappris.

— Oh! pardonnez-moi, madame, se hâta de dire le comte, je ne viens point vous importuner, je viens vous faire mes adieux.

— Vos adieux! vous partez, monsieur le comte?

— Pour la France, oui, madame.

— Et vous nous laissez?

— J'y suis forcé, madame, mon premier devoir étant d'obéir au prince.

— Au prince! il y a un prince, ici? dit Remy.

— Quel prince? demanda Diane en pâlissant.

— M. le duc d'Anjou que l'on croyait mort, et qui est miraculeusement sauvé, nous a rejoints.

Diane poussa un cri terrible, et Remy devint si pâle, qu'il semblait avoir été frappé d'une mort subite.

— Répétez-moi, balbutia Diane, que M. le duc d'Anjou est vivant, que M. le duc d'Anjou est ici.

— S'il n'y était point, madame, et s'il ne me commandait de le suivre, je vous eusse accompagnée jusqu'au couvent dans lequel, m'avez-vous dit, vous comptez vous retirer.

— Oui, oui, dit Remy, le couvent, madame, le couvent.

Et il appuya un doigt sur ses lèvres.

Un signe de tête de Diane lui apprit qu'elle avait compris ce signe.

— Je vous eusse accompagnée d'autant plus volontiers, madame, continua Henri, que vous pourrez être inquiétée par les gens du prince.

— Comment cela?

— Oui, tout me porte à croire qu'il sait qu'une femme habite cette maison, et il pense sans doute que cette femme est une amie à moi.

— Et d'où vous vient cette croyance?

— Notre jeune enseigne l'a vu dresser une échelle contre la muraille et regarder par cette fenêtre.

— Oh! s'écria Diane, mon Dieu! mon Dieu!

— Rassurez-vous, madame, il a entendu dire à son compagnon qu'il ne vous connaissait pas.

— N'importe, n'importe, dit la jeune femme en regardant Remy.

— Tout ce que vous voudrez, madame, tout, dit Remy en armant ses traits d'une suprême résolution.

— Ne vous alarmez point, madame, dit Henri, le duc va partir à l'instant même; un quart d'heure encore et vous serez seule et libre. Permettez-moi donc de vous saluer avec respect et de vous dire encore une fois que jusqu'à mon soupir de mort mon coeur battra pour vous et par vous. Adieu! madame, adieu!

Et le comte, s'inclinant aussi religieusement qu'il eût fait devant un autel, fit deux pas en arrière.

— Non! non! s'écria Diane avec l'égarement de la fièvre; non, Dieu n'a pas voulu cela; non; Dieu avait tué cet homme, il ne peut l'avoir ressuscité; non, non, monsieur; vous vous trompez, il est mort!

En ce moment même, et comme pour répondre à cette douloureuse invocation à la miséricorde céleste, la voix du prince retentit dans la rue.

— Comte, disait-elle, comte, vous nous faites attendre.

— Vous l'entendez, madame, dit Henri. Une dernière fois, adieu!

Et serrant la main de Remy, il s'élança dans l'escalier.

Diane s'approcha de la fenêtre, tremblante et convulsive comme l'oiseau que fascine le serpent des Antilles.

Elle aperçut le duc à cheval; son visage était coloré par la lueur des torches que portaient deux gendarmes.

— Oh! il vit le démon, il vit! murmura Diane à l'oreille de Remy avec un accent tellement terrible, que le digne serviteur en fut épouvanté lui- même; il vit, vivons aussi; il part pour la France. Soit, Remy, c'est en France que nous allons.

LXXVI
SÉDUCTION

Les préparatifs du départ des gendarmes avaient jeté la confusion dans le bourg; leur départ fit succéder le plus profond silence au bruit des armes et des voix.

Remy laissa ce bruit s'éteindre peu à peu et se perdre tout à fait; puis, lorsqu'il crut la maison complètement déserte, il descendit dans la salle basse pour s'occuper de son départ et de celui de Diane.

Mais, en poussant la porte de cette salle, il fut bien surpris de voir un homme assis près du feu, le visage tourné de son côté.

Cet homme guettait évidemment la sortie de Remy, quoique en l'apercevant, il eût pris l'air de la plus profonde insouciance.

Remy s'approcha, selon son habitude, avec une démarche lente et brisée, en découvrant son front chauve et pareil à celui d'un vieillard accablé d'années.

Celui vers lequel il s'approchait avait la lumière derrière lui, de sorte que Remy ne put distinguer ses traits.

— Pardon, monsieur, dit-il, je me croyais seul ou presque seul ici.

— Moi aussi, répondit l'interlocuteur; mais je vois avec plaisir que j'aurai des compagnons.

— Oh! de bien tristes compagnons, monsieur, se hâta de dire Remy, car, excepté un jeune homme malade que je ramène en France...

— Ah! fit tout à coup Aurilly en affectant toute la bonhomie d'un bourgeois compatissant, je sais ce que vous voulez dire.

— Vraiment? demanda Remy.

— Oui, vous voulez parler de la jeune dame.

— De quelle jeune dame? s'écria Remy sur la défensive.

— Là! là! ne vous fâchez point, mon bon ami, répondit Aurilly; je suis l'intendant de la maison de Joyeuse; j'ai rejoint mon jeune maître par l'ordre de son frère; et, à son départ, le comte m'a recommandé une jeune dame et un vieux serviteur qui ont l'intention de retourner en France, après l'avoir suivi en Flandre...

Cet homme parlait ainsi en s'approchant de Remy avec un visage souriant et affectueux. Il s'était placé, dans son mouvement, au milieu du rayon de la lampe, en sorte que toute la clarté l'illuminait.

Remy alors put le voir.

Mais, au lieu de s'avancer de son côté vers son interlocuteur, Remy fit un pas en arrière, et un sentiment semblable à celui de l'horreur se peignit un instant sur son visage mutilé.

— Vous ne répondez pas, on dirait que je vous fais peur? demanda Aurilly de son visage le plus souriant.

— Monsieur, répondit Remy en affectant une voix cassée, pardonnez à un pauvre vieillard que ses malheurs et ses blessures ont rendu timide et défiant.

— Raison de plus, mon ami, répondit Aurilly, pour que vous acceptiez le secours et l'appui d'un honnête compagnon; d'ailleurs, comme je vous l'ai dit tout à l'heure, je viens de la part d'un maître qui doit vous inspirer confiance.

— Assurément, monsieur.

Et Remy fit un pas en arrière.

— Vous me quittez?..

— Je vais consulter ma maîtresse; je ne puis rien prendre sur moi, vous comprenez.

— Oh! c'est naturel; mais permettez que je me présente moi-même, je lui expliquerai ma mission dans tous ses détails.

— Non, non, merci; madame dort peut-être encore, et son sommeil m'est sacré.

— Comme vous voudrez. D'ailleurs, je n'ai plus rien à vous dire, sinon ce que mon maître m'a chargé de vous communiquer.

— A moi?

— A vous et à la jeune dame.

— Votre maître, M. le comte du Bouchage, n'est-ce pas?

— Lui-même.

— Merci, monsieur.

Lorsqu'il eut refermé la porte, toutes les apparences du vieillard, excepté le front chauve et le visage ridé, disparurent à l'instant même, et il monta l'escalier avec une telle précipitation et une vigueur si extraordinaire, que l'on n'eût pas donné vingt-cinq ans à ce vieillard qui, un instant auparavant, en paraissait soixante.

— Madame! madame! s'écria Remy d'une voix altérée, dès qu'il aperçut Diane.

— Eh! qu'y a-t-il encore, Remy? le duc n'est-il point parti?

— Si fait, madame; mais il y a ici un démon mille fois pire, mille fois plus à craindre que lui; un démon sur lequel tous les jours, depuis six ans, j'ai appelé la vengeance du ciel comme vous le faisiez pour son maître, et cela comme vous le faisiez aussi, en attendant la mienne.

— Aurilly, peut-être? demanda Diane.

— Aurilly lui-même; l'infâme est là, en bas, oublié comme un serpent hors du nid par son infernal complice.

— Oublié, dis-tu, Remy! oh! tu te trompes; toi qui connais le duc, tu sais bien qu'il ne laisse point au hasard le soin de faire le mal, quand ce mal, il peut le faire lui-même; non! non! Remy, Aurilly n'est point oublié ici, il y est laissé, et laissé pour un dessein quelconque, crois- moi.

— Oh! sur lui, madame, je croirai tout ce que vous voudrez!

— Me connaît-il?

— Je ne crois pas.

— Et t'a-t-il reconnu?

— Oh! moi, madame, répondit Remy avec un triste sourire, moi, l'on ne me reconnaît pas.

— Il m'a devinée, peut-être?

— Non, car il a demandé à vous voir.

— Remy, je te dis que, s'il ne m'a point reconnue, il me soupçonne.

— En ce cas, rien de plus simple, dit Remy d'un air sombre, et je remercie Dieu de nous tracer si franchement notre route; le bourg est désert, l'infâme est seul, comme je suis seul... j'ai vu un poignard à sa ceinture... j'ai un couteau à la mienne.

— Un moment, Remy, un moment, dit Diane, je ne vous dispute pas la vie de ce misérable; mais, avant de le tuer, il faut savoir ce qu'il nous veut, et si, dans la situation où nous sommes, il n'y a pas moyen d'utiliser le mal qu'il veut nous faire. Comment s'est-il présenté à vous, Remy?

— Comme l'intendant de M. du Bouchage, madame.

— Tu vois bien, il ment; donc il a un intérêt à mentir. Sachons ce qu'il veut, tout en lui cachant notre volonté à nous.

— J'agirai selon vos ordres, madame.

— Pour le moment, que demande-t-il?

— A vous accompagner.

— En quelle qualité?

— En qualité d'intendant du comte.

— Dis-lui que j'accepte.

— Oh! madame!

— Ajoute que je suis sur le point de passer en Angleterre, où j'ai des parents, et que cependant j'hésite; mens comme lui; pour vaincre, Remy, il faut au moins combattre à armes égales.

— Mais il vous verra.

— Et mon masque! D'ailleurs je soupçonne qu'il me connaît, Remy.

— Alors, s'il vous connaît, il vous tend un piège.

— Le moyen de s'en garantir, est d'avoir l'air d'y tomber.

— Cependant...

— Voyons, que crains-tu? connais-tu quelque chose de pire que la mort?

— Non.

— Eh bien! n'es-tu donc plus décidé à mourir pour l'accomplissement de notre voeu?

— Si fait; mais non pas à mourir sans vengeance.

— Remy, Remy, dit Diane avec un regard brillant d'une exaltation sauvage, nous nous vengerons, sois tranquille, toi du valet, moi du maître.

— Eh bien! soit, madame, c'est chose dite.

— Va, mon ami, va.

Et Remy descendit, mais hésitant encore. Le brave jeune homme avait, à la vue d'Aurilly, ressenti malgré lui ce frissonnement nerveux plein de sombre terreur que l'on ressent à la vue des reptiles; il voulait tuer parce qu'il avait eu peur.

Mais cependant, au fur et à mesure qu'il descendait, la résolution rentrait dans cette âme si fortement trempée, et en rouvrant la porte, il était résolu, malgré l'avis de Diane, à interroger Aurilly, à le confondre, et, s'il trouvait en lui les mauvaises intentions qu'il lui soupçonnait, à le poignarder sur la place.

C'était ainsi que Remy entendait la diplomatie.

Aurilly l'attendait avec impatience; il avait ouvert la fenêtre afin de garder d'un seul coup d'oeil toutes les issues.

Remy vint à lui, armé d'une résolution inébranlable; aussi ses paroles furent-elles douces et calmes.

— Monsieur, lui dit-il, ma maîtresse ne peut accepter ce que vous lui proposez.

— Et pourquoi cela?

— Parce que vous n'êtes point l'intendant de M. du Bouchage.

Aurilly pâlit.

— Mais qui vous a dit cela? demanda-t-il.

— Rien de plus simple. M. du Bouchage m'a quitté en me recommandant la personne que j'accompagne, et M. du Bouchage, en me quittant, ne m'a pas dit un mot de vous.

— Il ne m'a vu qu'après vous avoir quitté.

— Mensonges, monsieur, mensonges!

Aurilly se redressa; l'aspect de Remy lui donnait toutes les apparences d'un vieillard.

— Vous le prenez sur un singulier ton, brave homme, dit-il en fonçant le sourcil. Prenez garde, vous êtes vieux, je suis jeune; vous êtes faible, je suis fort.

Remy sourit, mais ne répondit rien.

— Si je vous voulais du mal, à vous ou à votre maîtresse, continua Aurilly, je n'aurais que la main à lever.

— Oh! oh! fit Remy, peut-être me trompé-je, et est-ce du bien que vous lui voulez?

— Sans doute.

— Expliquez-moi ce que vous désirez, alors.

— Mon ami, dit Aurilly, je désire faire votre fortune d'un seul coup, si vous me servez.

— Et si je ne vous sers pas?

— En ce cas-là, puisque vous me parlez franchement, je vous répondrai avec une pareille franchise: en ce cas-là, je désire vous tuer...

— Me tuer! ah! fit Remy avec un sombre sourire.

— Oui, j'ai plein pouvoir pour cela.

Remy respira.

— Mais pour que je vous serve, dit-il, faut-il au moins que je connaisse vos projets.

— Les voici: vous avez deviné juste, mon brave homme; je ne suis point au comte du Bouchage.

— Ah! et à qui êtes-vous?

— Je suis à un plus puissant seigneur.

— Faites-y attention: vous allez mentir encore.

— Et pourquoi cela?

— Au-dessus de la maison de Joyeuse, je ne vois pas beaucoup de maisons.

— Pas même la maison de France?

— Oh! oh! fit Remy.

— Et voilà comme elle paie, ajouta Aurilly en glissant un des rouleaux d'or du duc d'Anjou dans la main de Remy.

Remy tressaillit au contact de cette main, et fit un pas en arrière.

— Vous êtes au roi? demanda-t-il avec une naïveté qui eût fait honneur même à un homme plus rusé que lui.

— Non, mais à son frère, M. le duc d'Anjou.

— Ah! très bien; je suis le très humble serviteur de M. le duc.

— A merveille.

— Mais après?

— Comment, après?

— Oui, que désire monseigneur?

— Monseigneur, très cher, dit Aurilly en s'approchant de Remy et en essayant pour la seconde fois de lui glisser le rouleau dans la main, monseigneur est amoureux de votre maîtresse.

— Il la connaît donc?

— Il l'a vue.

— Il l'a vue! s'écria Remy dont la main crispée s'appuya sur le manche de son couteau, et quand cela l'a-t-il vue?

— Ce soir.

— Impossible, ma maîtresse n'a pas quitté sa chambre.

— Eh bien! voilà justement; le prince a agi comme un véritable écolier, preuve qu'il est véritablement amoureux.

— Comment a-t-il agi? voyons, dites.

— Il a pris une échelle et a grimpé au balcon.

— Ah! fit Remy en comprimant les battements tumultueux de son coeur; ah! voilà comment il a agi?

— Il paraît qu'elle est fort belle, ajouta Aurilly.

— Vous ne l'avez donc pas vue, vous?

— Non, mais d'après ce que monseigneur m'a dit, je brûle de la voir, ne fût-ce que pour juger de l'exagération que l'amour apporte dans un esprit sensé. Ainsi donc, c'est convenu, vous êtes avec nous.

Et pour la troisième fois, Aurilly essaya de faire accepter l'or à Remy.

— Certainement que je suis à vous, dit Remy en repoussant la main d'Aurilly; mais encore faut-il que je sache quel est mon rôle dans les événements que vous préparez.

— Répondez-moi d'abord: la dame de là-haut est-elle la maîtresse de M. du Bouchage ou de son frère?

Le sang monta au visage de Remy.

— Ni de l'un ni de l'autre, dit-il avec contrainte; la dame de là-haut n'a pas d'amant.

— Pas d'amant! mais alors c'est un morceau de roi. Une femme qui n'a pas d'amant! morbleu! monseigneur, nous avons trouvé la pierre philosophale.

— Donc, reprit Remy, monseigneur le duc d'Anjou est amoureux de ma maîtresse?

— Oui.

— Et que veut-il?

— Il veut l'avoir à Château-Thierry, où il se rend à marches forcées.

— Voilà, sur mon âme, une passion venue bien vite.

— C'est comme cela que les passions viennent à monseigneur.

— Je ne vois à cela qu'un inconvénient, dit Remy.

— Lequel?

— C'est que ma maîtresse va s'embarquer pour l'Angleterre.

— Diable! voilà en quoi justement vous pouvez m'être utile: décidez-la.

— A quoi?

— A prendre la route opposée.

— Vous ne connaissez pas ma maîtresse, monsieur; c'est une femme qui tient à ses idées; d'ailleurs, ce n'est pas le tout qu'elle aille en France au lieu d'aller à Londres. Une fois à Château-Thierry, croyez-vous qu'elle cède aux désirs du prince?

— Pourquoi pas?

— Elle n'aime pas le duc d'Anjou.

— Bah! on aime toujours un prince du sang.

— Mais comment monseigneur le duc d'Anjou, s'il soupçonne ma maîtresse d'aimer M. le comte du Bouchage ou M. le duc de Joyeuse, a-t-il eu l'idée de l'enlever à celui qu'elle aime?

— Bonhomme, dit Aurilly, tu as des idées triviales, et nous aurons de la peine à nous entendre, à ce que je vois; aussi je ne discuterai pas; j'ai préféré la douceur à la violence, et maintenant, si tu me forces à changer de conduite, eh bien! soit, j'en changerai.

— Que ferez vous?

— Je te l'ai dit, j'ai plein pouvoir du prince. Je te tuerai dans quelque coin, et j'enlèverai la dame.

— Vous croyez à l'impunité?

— Je crois à tout ce que mon maître me dit de croire. Voyons, décideras- tu ta maîtresse à venir en France?

— J'y tâcherai; mais je ne puis répondre de rien.

— Et quand aurai-je la réponse?

— Le temps de monter chez elle et de la consulter.

— C'est bien; monte, je t'attends.

— J'obéis, monsieur.

— Un dernier mot, bonhomme: tu sais que je tiens dans ma main ta fortune et ta vie?

— Je le sais.

— Cela suffit, va, je m'occuperai des chevaux pendant ce temps.

— Ne vous hâtez pas trop.

— Bah! je suis sûr de la réponse; est-ce que les princes trouvent des cruelles?

— Il me semblait que cela arrivait quelquefois.

— Oui, dit Aurilly, mais c'est chose rare, allez.

Et tandis que Remy remontait, Aurilly, comme s'il eût été certain de l'accomplissement de ses espérances, se dirigeait réellement vers l'écurie.

— Eh bien? demanda Diane en apercevant Remy.

— Eh bien! madame, le duc vous a vue.

— Et...

— Et il vous aime.

— Le duc m'a vue! le duc m'aime! s'écria Diane; mais tu es en délire, Remy.

— Non; je vous dis ce qu'il m'a dit.

— Et qui t'a dit cela?

— Cet homme! cet Aurilly! cet infâme!

— Mais s'il m'a vue, il m'a reconnue, alors.

— Si le duc vous eût reconnue, croyez-vous qu'Aurilly oserait se présenter devant vous et vous parler d'amour au nom du prince? Non, le duc ne vous a pas reconnue.

— Tu as raison, mille fois raison, Remy. Tant de choses ont passé depuis six ans dans cet esprit infernal, qu'il m'a oubliée. Suivons cet homme, Remy.

— Oui, mais cet homme vous reconnaîtra, lui.

— Pourquoi veux-tu qu'il ait plus de mémoire que son maître?

— Oh! parce que son intérêt à lui est de se souvenir, tandis que l'intérêt du prince est d'oublier; que le duc oublie, lui, le sinistre débauché, l'aveugle, le blasé, l'assassin de ses amours, cela se conçoit. Lui, s'il n'oubliait pas, comment pourrait-il vivre? Mais Aurilly n'aura pas oublié, lui; s'il voit votre visage, il croira voir une ombre vengeresse, et vous dénoncera.

— Remy, je croyais t'avoir dit que j'avais un masque, je croyais que tu m'avais dit que tu avais un couteau.

— C'est vrai, madame, dit Remy, et je commence à croire que Dieu est d'intelligence avec nous pour punir les méchants.

Alors appelant Aurilly du haut de l'escalier:

— Monsieur, dit-il, monsieur!

— Eh bien? demanda Aurilly.

— Eh bien, ma maîtresse remercie M. le comte du Bouchage d'avoir ainsi pourvu à sa sûreté, et elle accepte avec reconnaissance votre offre obligeante.

— C'est bien, c'est bien, dit Aurilly, prévenez-la que les chevaux sont prêts.

— Venez, madame, venez, dit Remy, en offrant son bras à Diane.

Aurilly attendait au bas de l'escalier, lanterne en main, avide qu'il était de voir le visage de l'inconnue.

— Diable! murmura-t-il, elle a un masque. Oh! mais d'ici à Château-Thierry les cordons de soie seront usés... ou coupés.

Thierry les cordons de soie seront usés... ou coupés.

Vanusepiirang:
12+
Ilmumiskuupäev Litres'is:
28 september 2017
Objętość:
290 lk 1 illustratsioon
Õiguste omanik:
Public Domain