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Loe raamatut: «Vingt ans après», lehekülg 6

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Il avisa dans l'établissement un petit drôle de douze à quinze ans à l'air éveillé, qu'il crut reconnaître pour l'avoir vu vingt minutes auparavant sous l'habit d'enfant de choeur. Il l'interrogea, et comme l'apprenti sous-diacre n'avait aucun intérêt à dissimuler, d'Artagnan apprit de lui qu'il exerçait de six à neuf heures du matin la profession d'enfant de choeur et de neuf heures à minuit celle de garçon de cabaret.

Pendant qu'il causait avec l'enfant, on amena un cheval à la porte de la maison de Bazin. Le cheval était tout sellé et bridé. Un instant après, Bazin descendit.

– Tiens! dit l'enfant, voilà notre bedeau qui va se mettre en route.

– Et où va-t-il comme cela? demanda d'Artagnan.

– Dame, je n'en sais rien.

– Une demi-pistole, dit d'Artagnan, si tu peux le savoir.

– Pour moi! dit l'enfant dont les yeux étincelèrent de joie, si je puis savoir où va Bazin! ce n'est pas difficile. Vous ne vous moquez pas de moi?

– Non, foi d'officier, tiens, voilà la demi-pistole.

Et il lui montra la pièce corruptrice, mais sans cependant la lui donner.

– Je vais lui demander.

– C'est justement le moyen de ne rien savoir, dit d'Artagnan; attends qu'il soit parti, et puis après, dame! questionne, interroge, informe-toi. Cela te regarde, la demi-pistole est là. Et il la remit dans sa poche.

– Je comprends, dit l'enfant avec ce sourire narquois qui n'appartient qu'au gamin de Paris; eh bien! on attendra.

On n'eut pas à attendre longtemps. Cinq minutes après, Bazin partit au petit trot, activant le pas de son cheval à coups de parapluie.

Bazin avait toujours eu l'habitude de porter un parapluie en guise de cravache.

À peine eut-il tourné le coin de la rue de la Juiverie, que l'enfant s'élança comme un limier sur sa trace.

D'Artagnan reprit sa place à la table où il s'était assis en entrant, parfaitement sûr qu'avant dix minutes il saurait ce qu'il voulait savoir.

En effet, avant que ce temps fût écoulé, l'enfant rentrait.

– Eh bien? demanda d'Artagnan.

– Eh bien, dit le petit garçon, on sait la chose.

– Et où est-il allé?

– La demi-pistole est toujours pour moi?

– Sans doute! réponds.

– Je demande à la voir. Prêtez-la-moi, que je voie si elle n'est pas fausse.

– La voilà.

– Dites donc, bourgeois, dit l'enfant, monsieur demande de la monnaie.

Le bourgeois était à son comptoir, il donna la monnaie et prit la demi-pistole.

L'enfant mit la monnaie dans sa poche.

– Et maintenant, où est-il allé? dit d'Artagnan, qui l'avait regardé faire son petit manège en riant.

– Il est allé à Noisy.

– Comment sais-tu cela?

– Ah! pardié! il n'a pas fallu être bien malin. J'avais reconnu le cheval pour être celui du boucher qui le loue de temps en temps à M. Bazin. Or, j'ai pensé que le boucher ne louait pas son cheval comme cela sans demander où on le conduisait, quoique je ne croie pas M. Bazin capable de surmener un cheval.

– Et il t'a répondu que M. Bazin…

– Allait à Noisy. D'ailleurs il paraît que c'est son habitude, il y va deux ou trois fois par semaine.

– Et connais-tu Noisy?

– Je crois bien, j'y ai ma nourrice.

– Y a-t-il un couvent à Noisy?

– Et un fier, un couvent de jésuites.

– Bon, fit d'Artagnan, plus de doute!

– Alors, vous êtes content?

– Oui. Comment t'appelle-t-on?

– Friquet.

D'Artagnan prit ses tablettes et écrivit le nom de l'enfant et l'adresse du cabaret.

– Dites donc, monsieur l'officier, dit l'enfant, est-ce qu'il y a encore d'autres demi-pistoles à gagner?

– Peut-être, dit d'Artagnan.

Et comme il avait appris ce qu'il voulait savoir, il paya la mesure d'hypocras, qu'il n'avait point bue, et reprit vivement le chemin de la rue Tiquetonne.

IX. Comment d'Artagnan, en cherchant bien loin Aramis, s'aperçut qu'il était en croupe derrière Planchet

En rentrant, d'Artagnan vit un homme assis au coin du feu: c'était Planchet, mais Planchet si bien métamorphosé, grâce aux vieilles hardes qu'en fuyant le mari avait laissées, que lui-même avait peine à le reconnaître. Madeleine le lui présenta à la vue de tous les garçons. Planchet adressa à l'officier une belle phrase flamande, l'officier lui répondit par quelques paroles qui n'étaient d'aucune langue, et le marché fut conclu. Le frère de Madeleine entrait au service de d'Artagnan.

Le plan de d'Artagnan était parfaitement arrêté: il ne voulait pas arriver de jour à Noisy, de peur d'être reconnu. Il avait donc du temps devant lui, Noisy n'étant situé qu'à trois ou quatre lieues de Paris, sur la route de Meaux.

Il commença par déjeuner substantiellement, ce qui peut être un mauvais début quand on veut agir de la tête, mais ce qui est une excellente précaution lorsqu'on veut agir de son corps; puis il changea d'habit, craignant que sa casaque de lieutenant de mousquetaires n'inspirât de la défiance; puis il prit la plus forte et la plus solide de ses trois épées, qu'il ne prenait qu'aux grands jours; puis, vers les deux heures, il fit seller les deux chevaux, et, suivi de Planchet, il sortit par la barrière de la Villette. On faisait toujours, dans la maison voisine de l'hôtel de La Chevrette, les perquisitions les plus actives pour retrouver Planchet.

À une lieue et demie de Paris, d'Artagnan, voyant que dans son impatience il était encore parti trop tôt, s'arrêta pour faire souffler les chevaux; l'auberge était pleine de gens d'assez mauvaise mine qui avaient l'air d'être sur le point de tenter quelque expédition nocturne. Un homme enveloppé d'un manteau parut à la porte; mais voyant un étranger, il fit un signe de la main et deux buveurs sortirent pour s'entretenir avec lui.

Quant à d'Artagnan, il s'approcha de la maîtresse de la maison insoucieusement, vanta son vin, qui était d'un horrible cru de Montreuil, lui fit quelques questions sur Noisy, et apprit qu'il n'y avait dans le village que deux maisons de grande apparence: l'une qui appartenait à monseigneur l'archevêque de Paris, et dans laquelle se trouvait en ce moment sa nièce, madame la duchesse de Longueville; l'autre qui était un couvent de jésuites, et qui, selon l'habitude, était la propriété de ces dignes pères; il n'y avait pas à se tromper.

À quatre heures, d'Artagnan se remit en route, marchant au pas, car il ne voulait arriver qu'à nuit close. Or, quand on marche au pas à cheval, par une journée d'hiver, par un temps gris, au milieu d'un paysage sans accident, on n'a guère rien de mieux à faire que ce que fait, comme dit La Fontaine, un lièvre dans son gîte: à songer; d'Artagnan songeait donc, et Planchet aussi. Seulement, comme on va le voir, leurs rêveries étaient différentes.

Un mot de l'hôtesse avait imprimé une direction particulière aux pensées de d'Artagnan; ce mot, c'était le nom de madame de Longueville.

En effet, madame de Longueville avait tout ce qu'il fallait pour faire songer: c'était une des plus grandes dames du royaume, c'était une des plus belles femmes de la cour. Mariée au vieux duc de Longueville qu'elle n'aimait pas, elle avait d'abord passé pour être la maîtresse de Coligny, qui s'était fait tuer pour elle par le duc de Guise, dans un duel sur la place Royale; puis on avait parlé d'une amitié un peu trop tendre qu'elle aurait eue pour le prince de Condé, son frère, et qui aurait scandalisé les âmes timorées de la cour; puis enfin, disait-on encore, une haine véritable et profonde avait succédé à cette amitié, et la duchesse de Longueville, en ce moment, avait, disait-on toujours, une liaison politique avec le prince de Marcillac, fils aîné du vieux duc de La Rochefoucauld, dont elle était en train de faire un ennemi à M. le duc de Condé, son frère.

D'Artagnan pensait à toutes ces choses-là. Il pensait que lorsqu'il était au Louvre il avait vu souvent passer devant lui, radieuse et éblouissante, la belle madame de Longueville. Il pensait à Aramis, qui, sans être plus que lui, avait été autrefois l'amant de madame de Chevreuse, qui était à l'autre cour ce que madame de Longueville était à celle-ci. Et il se demandait pourquoi il y a dans le monde des gens qui arrivent à tout ce qu'ils désirent, ceux-ci comme ambition, ceux-là comme amour, tandis qu'il y en a d'autres qui restent, soit hasard, soit mauvaise fortune, soit empêchement naturel que la nature a mis en eux, à moitié chemin de toutes leurs espérances.

Il était forcé de s'avouer que malgré tout son esprit, malgré toute son adresse, il était et resterait probablement de ces derniers, lorsque Planchet s'approcha de lui et lui dit:

– Je parie, monsieur, que vous pensez à la même chose que moi.

– J'en doute, Planchet, dit en souriant d'Artagnan; mais à quoi penses-tu?

– Je pense, monsieur, à ces gens de mauvaise mine qui buvaient dans l'auberge où nous nous sommes arrêtés.

– Toujours prudent, Planchet.

– Monsieur, c'est de l'instinct.

– Eh bien! voyons, que te dit ton instinct en pareille circonstance?

– Monsieur, mon instinct me disait que ces gens-là étaient rassemblés dans cette auberge pour un mauvais dessein, et je réfléchissais à ce que mon instinct me disait dans le coin le plus obscur de l'écurie, lorsqu'un homme enveloppé d'un manteau entra dans cette même écurie suivi de deux autres hommes.

– Ah! ah! fit d'Artagnan, le récit de Planchet correspondant avec ses précédentes observations. Eh bien?

– L'un de ces hommes disait:

« – Il doit bien certainement être à Noisy ou y venir ce soir, car j'ai reconnu son domestique.

« – Tu es sûr? a dit l'homme au manteau.

– Oui, mon prince.

– Mon prince, interrompit d'Artagnan.

– Oui, mon prince. Mais écoutez donc.

« – S'il y est, voyons décidément, que faut-il en faire? a dit l'autre buveur.

« – Ce qu'il faut en faire? a dit le prince.

« – Oui. Il n'est pas homme à se laisser prendre comme cela, il jouera de l'épée.

« – Eh bien, il faudra faire comme lui, et cependant tâchez de l'avoir vivant. Avez-vous des cordes pour le lier, et un bâillon pour lui mettre sur la bouche?

« – Nous avons tout cela.

« – Faites attention qu'il sera, selon toute probabilité, déguisé en cavalier.

« – Oh! oui, oui, Monseigneur, soyez tranquille.

« – D'ailleurs, je serai là, et je vous guiderai.

« – Vous répondez que la justice…

« – Je réponds de tout, dit le prince.»

« – C'est bon, nous ferons de notre mieux.»

Et sur ce, ils sont sortis de l'écurie.

– Eh bien, dit d'Artagnan, en quoi cela nous regarde-t-il? C'est quelqu'une de ces entreprises comme on en fait tous les jours.

– Êtes-vous sûr qu'elle n'est point dirigée contre nous?

– Contre nous! et pourquoi?

– Dame! repassez leurs paroles: «J'ai reconnu son domestique», a dit l'un, ce qui pourrait bien se rapporter à moi.

– Après?

«Il doit être à Noisy ou y venir ce soir», a dit l'autre, ce qui pourrait bien se rapporter à vous.

– Ensuite?

– Ensuite le prince a dit: «Faites attention qu'il sera, selon toute probabilité, déguisé en cavalier», ce qui me paraît ne pas laisser de doute, puisque vous êtes en cavalier et non en officier de mousquetaires; eh bien! que dites-vous de cela?

– Hélas! mon cher Planchet! dit d'Artagnan en poussant un soupir, j'en dis que je n'en suis malheureusement plus au temps où les princes me voulaient faire assassiner. Ah! celui-là, c'était le bon temps. Sois donc tranquille, ces gens-là n'en veulent point à nous.

– Monsieur est sûr?

– J'en réponds.

– C'est bien, alors; n'en parlons plus.

Et Planchet reprit sa place à la suite de d'Artagnan, avec cette sublime confiance qu'il avait toujours eue pour son maître, et que quinze ans de séparation n'avaient point altérée.

On fit ainsi une lieue à peu près.

Au bout de cette lieue, Planchet se rapprocha de d'Artagnan.

– Monsieur, dit-il.

– Eh bien? fit celui-ci.

– Tenez, monsieur, regardez de ce côté, dit Planchet, ne vous semble-t-il pas au milieu de la nuit voir passer comme des ombres? Écoutez, il me semble qu'on entend des pas de chevaux.

– Impossible, dit d'Artagnan, la terre est détrempée par les pluies; cependant, comme tu me le dis, il me semble voir quelque chose.

Et il s'arrêta pour regarder et écouter.

– Si l'on n'entend point les pas des chevaux, on entend leur hennissement au moins; tenez.

Et en effet le hennissement d'un cheval vint, en traversant l'espace et l'obscurité, frapper l'oreille de d'Artagnan.

– Ce sont nos hommes qui sont en campagne, dit-il, mais cela ne nous regarde pas, continuons notre chemin.

Et ils se remirent en route.

Une demi-heure après ils atteignaient les premières maisons de

Noisy, il pouvait être huit heures et demie à neuf heures du soir.

Selon les habitudes villageoises, tout le monde était couché, et pas une lumière ne brillait dans le village.

D'Artagnan et Planchet continuèrent leur route.

À droite et à gauche de leur chemin se découpait sur le gris sombre du ciel la dentelure plus sombre encore des toits des maisons; de temps en temps un chien éveillé aboyait derrière une porte, ou un chat effrayé quittait précipitamment le milieu du pavé pour se réfugier dans un tas de fagots, où l'on voyait briller comme des escarboucles ses yeux effarés. C'étaient les seuls êtres vivants qui semblaient habiter ce village.

Vers le milieu du bourg à peu près, dominant la place principale, s'élevait une masse sombre, isolée entre deux ruelles, et sur la façade de laquelle d'énormes tilleuls étendaient leurs bras décharnés. D'Artagnan examina avec attention la bâtisse.

– Ceci, dit-il à Planchet, ce doit être le château de l'archevêque, la demeure de la belle madame de Longueville. Mais le couvent, où est-il?

– Le couvent, dit Planchet, il est au bout du village, je le connais.

– Eh bien, dit d'Artagnan, un temps de galop jusque-là, Planchet, tandis que je vais resserrer la sangle de mon cheval, et reviens me dire s'il y a quelque fenêtre éclairée chez les jésuites.

Planchet obéit et s'éloigna dans l'obscurité, tandis que d'Artagnan, mettant pied à terre, rajustait, comme il l'avait dit, la sangle de sa monture.

Au bout de cinq minutes, Planchet revint.

– Monsieur, dit-il, il y a une seule fenêtre éclairée sur la face qui donne vers les champs.

– Hum! dit d'Artagnan; si j'étais frondeur, je frapperais ici et serais sûr d'avoir un bon gîte; si j'étais moine, je frapperais là-bas et serais sûr d'avoir un bon souper; tandis qu'au contraire, il est bien possible qu'entre le château et le couvent nous couchions sur la dure, mourant de soif et de faim.

– Oui, ajouta Planchet, comme le fameux âne de Buridan. En attendant, voulez-vous que je frappe?

– Chut! dit d'Artagnan; la seule fenêtre qui était éclairée vient de s'éteindre.

– Entendez-vous, monsieur? dit Planchet.

– En effet, quel est ce bruit? C'était comme la rumeur d'un ouragan qui s'approchait; au même instant deux troupes de cavaliers, chacune d'une dizaine d'hommes, débouchèrent par chacune des deux ruelles qui longeaient la maison, et fermant toute issue enveloppèrent d'Artagnan et Planchet.

– Ouais! dit d'Artagnan en tirant son épée et en s'abritant derrière son cheval, tandis que Planchet exécutait la même manoeuvre, aurais-tu pensé juste, et serait-ce à nous qu'on en veut réellement?

– Le voilà, nous le tenons! dirent les cavaliers en s'élançant sur d'Artagnan, l'épée nue.

– Ne le manquez pas, dit une voix haute.

– Non, Monseigneur, soyez tranquille.

D'Artagnan crut que le moment était venu pour lui de se mêler à la conversation.

– Holà, messieurs! dit-il avec son accent gascon, que voulez- vous, que demandez-vous?

– Tu vas le savoir! hurlèrent en choeur les cavaliers.

– Arrêtez, arrêtez! cria celui qu'ils avaient appelé Monseigneur; arrêtez, sur votre tête, ce n'est pas sa voix.

– Ah çà! messieurs, dit d'Artagnan, est-ce qu'on est enragé, par hasard, à Noisy? Seulement, prenez-y garde, car je vous préviens que le premier qui s'approche à la longueur de mon épée, et mon épée est longue, je l'éventre.

Le chef s'approcha.

– Que faites-vous là? dit-il d'une voix hautaine et comme habituée au commandement.

– Et vous-même? dit d'Artagnan.

– Soyez poli, ou l'on vous étrillera de bonne sorte; car, bien qu'on ne veuille pas se nommer, on désire être respecté selon son rang.

– Vous ne voulez pas vous nommer parce que vous dirigez un guet- apens, dit d'Artagnan; mais moi qui voyage tranquillement avec mon laquais, je n'ai pas les mêmes raisons de vous taire mon nom.

– Assez, assez! comment vous appelez-vous?

– Je vous dis mon nom afin que vous sachiez où me retrouver, monsieur, Monseigneur ou mon prince, comme il vous plaira qu'on vous appelle, dit notre Gascon, qui ne voulait pas avoir l'air de céder à une menace, connaissez-vous M. d'Artagnan?

– Lieutenant aux mousquetaires du roi? dit la voix.

– C'est cela même.

– Oui, sans doute.

– Eh bien! continua le Gascon, vous devez avoir entendu dire que c'est un poignet solide et une fine lame?

– Vous êtes monsieur d'Artagnan?

– Je le suis.

– Alors, vous venez ici pour le défendre?

– Le?.. qui le?..

– Celui que nous cherchons.

– Il paraît, continua d'Artagnan, qu'en croyant venir à Noisy, j'ai abordé, sans m'en douter, dans le royaume des énigmes.

– Voyons, répondez! dit la même voix hautaine; l'attendez-vous sous ces fenêtres? Veniez-vous à Noisy pour le défendre?

– Je n'attends personne, dit d'Artagnan, qui commençait à s'impatienter, je ne compte défendre personne que moi; mais, ce moi, je le défendrai vigoureusement, je vous en préviens.

– C'est bien, dit la voix, partez d'ici et quittez-nous la place!

– Partir d'ici! dit d'Artagnan, que cet ordre contrariait dans ses projets, ce n'est pas facile, attendu que je tombe de lassitude et mon cheval aussi; à moins cependant que vous ne soyez disposé à m'offrir à souper et à coucher aux environs.

– Maraud!

– Eh! monsieur! dit d'Artagnan, ménagez vos paroles, je vous en prie, car si vous en disiez encore une seconde comme celle-ci, fussiez-vous marquis, duc, prince ou roi, je vous la ferais rentrer dans le ventre, entendez-vous?

– Allons, allons, dit le chef, il n'y a pas à s'y tromper, c'est bien un Gascon qui parle, et par conséquent ce n'est pas celui que nous cherchons. Notre coup est manqué pour ce soir, retirons-nous. Nous nous retrouverons, maître d'Artagnan, continua le chef en haussant la voix.

– Oui, mais jamais avec les mêmes avantages, dit le Gascon en raillant, car, lorsque vous me retrouverez, peut-être serez-vous seul et fera-t-il jour.

– C'est bon, c'est bon! dit la voix; en route, messieurs! Et la troupe, murmurant et grondant, disparut dans les ténèbres, retournant du côté de Paris.

D'Artagnan et Planchet demeurèrent un instant encore sur la défensive; mais le bruit continuant de s'éloigner, ils remirent leurs épées au fourreau.

– Tu vois bien, imbécile, dit tranquillement d'Artagnan à

Planchet, que ce n'était pas à nous qu'ils en voulaient.

– Mais à qui donc alors? demanda Planchet.

– Ma foi, je n'en sais rien! et peu m'importe. Ce qui m'importe, c'est d'entrer au couvent des jésuites. Ainsi, à cheval! et allons y frapper. Vaille que vaille, que diable, ils ne nous mangeront pas!

Et d'Artagnan se remit en selle.

Planchet venait d'en faire autant, lorsqu'un poids inattendu tomba sur le derrière de son cheval, qui s'abattit.

– Eh! monsieur, s'écria Planchet, j'ai un homme en croupe!

D'Artagnan se retourna et vit effectivement deux formes humaines sur le cheval de Planchet.

– Mais c'est donc le diable qui nous poursuit! s'écria-t-il en tirant son épée et s'apprêtant à charger le nouveau venu.

– Non, mon cher d'Artagnan, dit celui-ci; ce n'est pas le diable. C'est moi, c'est Aramis. Au galop, Planchet, et au bout du village, guide à gauche.

Et Planchet, portant Aramis en croupe, partit au galop suivi de d'Artagnan, qui commençait à croire qu'il faisait quelque rêve fantastique et incohérent.

X. L'abbé d'Herblay

Au bout du village, Planchet tourna à gauche, comme le lui avait ordonné Aramis, et s'arrêta au-dessous de la fenêtre éclairée. Aramis sauta à terre et frappa trois fois dans ses mains. Aussitôt la fenêtre s'ouvrit, et une échelle de corde descendit.

– Mon cher, dit Aramis, si vous voulez monter, je serai enchanté de vous recevoir.

– Ah çà, dit d'Artagnan, c'est comme cela que l'on rentre chez vous?

– Passé neuf heures du soir il le faut pardieu bien! dit Aramis: la consigne du couvent est des plus sévères.

– Pardon, mon cher ami, dit d'Artagnan, il me semble que vous avez dit pardieu!

– Vous croyez, dit Aramis en riant, c'est possible; vous n'imaginez pas, mon cher, combien dans ces maudits couvents on prend de mauvaises habitudes et quelles méchantes façons ont tous ces gens Église avec lesquels je suis forcé de vivre! mais vous ne montez pas?

– Passez devant, je vous suis.

– Comme disait le feu cardinal au feu roi: «Pour vous montrer le chemin, sire.»

Et Aramis monta lestement à l'échelle, et en un instant il eut atteint la fenêtre.

D'Artagnan monta derrière lui, mais plus doucement; on voyait que ce genre de chemin lui était moins familier qu'à son ami.

– Pardon, dit Aramis en remarquant sa gaucherie: si j'avais su avoir l'honneur de votre visite, j'aurais fait apporter l'échelle du jardinier; mais pour moi seul, celle-ci est suffisante.

– Monsieur, dit Planchet lorsqu'il vit d'Artagnan sur le point d'achever son ascension, cela va bien pour M. Aramis, cela va encore pour vous, cela, à la rigueur, irait aussi pour moi, mais les deux chevaux ne peuvent pas monter l'échelle.

– Conduisez-les sous ce hangar, mon ami, dit Aramis en montrant à Planchet une espèce de fabrique qui s'élevait dans la plaine, vous y trouverez de la paille et de l'avoine pour eux.

– Mais pour moi? dit Planchet.

– Vous reviendrez sous cette fenêtre, vous frapperez trois fois dans vos mains, et nous vous ferons passer des vivres. Soyez tranquille, morbleu! on ne meurt pas de faim ici, allez!

Et Aramis, retirant l'échelle, ferma la fenêtre.

D'Artagnan examinait la chambre.

Jamais il n'avait vu appartement plus guerrier à la fois et plus élégant. À chaque angle étaient des trophées d'armes offrant à la vue et à la main des épées de toutes sortes, et quatre grands tableaux représentaient dans leurs costumes de bataille le cardinal de Lorraine, le cardinal de Richelieu, le cardinal de La Valette et l'archevêque de Bordeaux. Il est vrai qu'au surplus rien n'indiquait la demeure d'un abbé; les tentures étaient de damas, les tapis venaient d'Alençon et le lit surtout avait plutôt l'air du lit d'une petite-maîtresse, avec sa garniture de dentelle et son couvre-pied, que de celui d'un homme qui avait fait voeu de gagner le ciel par l'abstinence et la macération.

– Vous regardez mon bouge, dit Aramis. Ah! mon cher, excusez-moi. Que voulez-vous! je suis logé comme un chartreux. Mais que cherchez-vous des yeux?

– Je cherche qui vous a jeté l'échelle; je ne vois personne, et cependant l'échelle n'est pas venue toute seule.

– Non, c'est Bazin.

– Ah! ah! fit d'Artagnan.

– Mais, continua Aramis, monsieur Bazin est un garçon bien dressé, qui, voyant que je ne rentrais pas seul, se sera retiré par discrétion. Asseyez-vous, mon cher, et causons.

Et Aramis poussa à d'Artagnan un large fauteuil, dans lequel celui-ci s'allongea en s'accoudant.

– D'abord, vous soupez avec moi, n'est-ce pas? demanda Aramis.

– Oui, si vous le voulez bien, dit d'Artagnan, et même ce sera avec grand plaisir, je vous l'avoue; la route m'a donné un appétit de diable.

– Ah! mon pauvre ami! dit Aramis, vous trouverez maigre chère, on ne vous attendait pas.

– Est-ce que je suis menacé de l'omelette de Crèvecoeur et des théobromes en question? N'est-ce pas comme cela que vous appeliez autrefois les épinards?

– Oh! il faut espérer, dit Aramis, qu'avec l'aide de Dieu et de Bazin nous trouverons quelque chose de mieux dans le garde-manger des dignes pères jésuites.

– Bazin, mon ami, dit Aramis, Bazin, venez ici.

La porte s'ouvrit et Bazin parut; mais, en apercevant d'Artagnan, il poussa une exclamation qui ressemblait à un cri de désespoir.

– Mon cher Bazin, dit d'Artagnan, je suis bien aise de voir avec quel admirable aplomb vous mentez, même dans une église.

– Monsieur, dit Bazin, j'ai appris des dignes pères jésuites qu'il était permis de mentir lorsqu'on mentait dans une bonne intention.

– C'est bien, c'est bien, Bazin, d'Artagnan meurt de faim et moi aussi, servez-nous à souper de votre mieux, et surtout, montez- nous du bon vin.

Bazin s'inclina en signe d'obéissance, poussa un gros soupir et sortit.

– Maintenant que nous voilà seuls, mon cher Aramis, dit d'Artagnan en ramenant ses yeux de l'appartement au propriétaire et en achevant par les habits l'examen commencé par les meubles, dites-moi, d'où diable veniez-vous lorsque vous êtes tombé en croupe derrière Planchet?

– Eh! corbleu! dit Aramis, vous le voyez bien, du ciel!

– Du ciel! reprit d'Artagnan en hochant la tête, vous ne m'avez pas plus l'air d'en revenir que d'y aller.

– Mon cher, dit Aramis avec un air de fatuité que d'Artagnan ne lui avait jamais vu du temps qu'il était mousquetaire, si je ne venais pas du ciel, au moins je sortais du paradis: ce qui se ressemble beaucoup.

– Alors voilà les savants fixés, reprit d'Artagnan. Jusqu'à présent on n'avait pas su s'entendre sur la situation positive du paradis: les uns l'avaient placé sur le mont Ararat; les autres entre le Tigre et l'Euphrate; il parait qu'on le cherchait bien loin tandis qu'il était bien près. Le paradis est à Noisy-le-Sec, sur l'emplacement du château de M. l'archevêque de Paris. On en sort non point par la porte, mais par la fenêtre; on en descend non par les degrés de marbre d'un péristyle, mais par les branches d'un tilleul, et l'ange à l'épée flamboyante qui le garde m'a bien l'air d'avoir changé son nom céleste de Gabriel en celui plus terrestre de prince de Marcillac.

Aramis éclata de rire.

– Vous êtes toujours joyeux compagnon, mon cher, dit-il, et votre spirituelle humeur gasconne ne vous a pas quitté. Oui, il y a bien un peu de tout cela dans ce que vous me dites; seulement, n'allez pas croire au moins que ce soit de madame de Longueville que je sois amoureux.

– Peste, je m'en garderai bien! dit d'Artagnan. Après avoir été si longtemps amoureux de madame de Chevreuse, vous n'auriez pas été porter votre coeur à sa plus mortelle ennemie.

– Oui, c'est vrai, dit Aramis d'un air détaché, oui, cette pauvre duchesse, je l'ai fort aimée autrefois, et il faut lui rendre cette justice, qu'elle nous a été fort utile; mais, que voulez- vous! il lui a fallu quitter la France. C'était un si rude jouteur que ce damné cardinal! continua Aramis en jetant un coup d'oeil sur le portrait de l'ancien ministre: il avait donné l'ordre de l'arrêter et de la conduire au château de Loches; il lui eût fait trancher la tête, sur ma foi, comme à Chalais, à Montmorency et à Cinq-Mars; elle s'est sauvée déguisée en homme, avec sa femme de chambre, cette pauvre Ketty; il lui est même arrivé, à ce que j'ai entendu dire, une étrange aventure dans je ne sais quel village, avec je ne sais quel curé à qui elle demandait l'hospitalité, et qui, n'ayant qu'une chambre et la prenant pour un cavalier, lui a offert de la partager avec elle. C'est qu'elle portait d'une façon incroyable l'habit d'homme, cette chère Marie. Je ne connais qu'une femme qui le porte aussi bien; aussi avait-on fait ce couplet sur elle:

Laboissière, dis-moi… Vous le connaissez?Non pas; chantez-le, mon cher. Et Aramis reprit du ton le plus cavalier: Laboissière, dis-moi, Suis-je pas bien en hommeVous chevauchez, ma foi, Mieux que tant que nous sommes. Elle est, Parmi les hallebardes, Au régiment des gardes, Comme un cadet.

– Bravo! dit d'Artagnan; vous chantez toujours à merveille, mon cher Aramis, et je vois que la messe ne vous a pas gâté la voix.

– Mon cher, dit Aramis, vous comprenez… du temps que j'étais mousquetaire, je montais le moins de gardes que je pouvais; aujourd'hui que je suis abbé, je dis le moins de messes que je peux. Mais revenons à cette pauvre duchesse.

– Laquelle? la duchesse de Chevreuse ou la duchesse de

Longueville?

– Mon cher, je vous ai dit qu'il n'y avait rien entre moi et la duchesse de Longueville: des coquetteries peut-être, et voilà tout. Non, je parlais de la duchesse de Chevreuse. L'avez-vous vue à son retour de Bruxelles, après la mort du roi?

– Oui, certes, et elle était fort belle encore.

– Oui, dit Aramis. Aussi l'ai-je quelque peu revue à cette époque; je lui avais donné d'excellents conseils, dont elle n'a point profité; je me suis tué de lui dire que Mazarin était l'amant de la reine; elle n'a pas voulu me croire, disant qu'elle connaissait Anne d'Autriche, et qu'elle était trop fière pour aimer un pareil faquin. Puis, en attendant, elle s'est jetée dans la cabale du duc de Beaufort, et le faquin a fait arrêter M. le duc de Beaufort et exilé madame de Chevreuse.

– Vous savez, dit d'Artagnan, qu'elle a obtenu la permission de revenir?

– Oui, et même qu'elle est revenue… Elle va encore faire quelque sottise.

– Oh! mais cette fois peut-être suivra-t-elle vos conseils.

– Oh! cette fois, dit Aramis, je ne l'ai pas revue; elle est fort changée.

– Ce n'est pas comme vous, mon cher Aramis, car vous êtes toujours le même; vous avez toujours vos beaux cheveux noirs, toujours votre taille élégante, toujours vos mains de femme, qui sont devenues d'admirables mains de prélat.

– Oui, dit Aramis, c'est vrai, je me soigne beaucoup. Savez-vous, mon cher, que je me fais vieux: je vais avoir trente-sept ans.

– Écoutez, mon cher, dit d'Artagnan avec un sourire, puisque nous nous retrouvons, convenons d'une chose: c'est de l'âge que nous aurons à l'avenir.

– Comment cela? dit Aramis.

– Oui, reprit d'Artagnan; autrefois c'était moi qui étais votre cadet de deux ou trois ans, et, si je ne fais pas d'erreur, j'ai quarante ans bien sonnés.

– Vraiment! dit Aramis. Alors c'est moi qui me trompe, car vous avez toujours été, mon cher, un admirable mathématicien. J'aurais donc quarante-trois ans, à votre compte! Diable, diable, mon cher! n'allez pas le dire à l'hôtel de Rambouillet, cela me ferait tort.

– Soyez tranquille, dit d'Artagnan, je n'y vais pas.

– Ah çà mais, s'écria Aramis, que fait donc cet animal de Bazin? Bazin! dépêchons-nous donc, monsieur le drôle! nous enrageons de faim et de soif!

Bazin, qui entrait en ce moment, leva au ciel ses mains chargées chacune d'une bouteille.

– Enfin, dit Aramis, sommes-nous prêts, voyons?