Veux-tu que je te dise mon opinion?
Sur quoi?
Sur madame Dubois. Je ne serais pas étonné qu'elle fût, non la tante, mais la mère de Daniel.
La mère de Daniel! Qu'est-ce que tu me chantes là?
C'est le seul moyen d'expliquer son trouble, ses hésitations, lorsque je lui demandais tout à l'heure certaines pièces que je crois nécessaires.
La mère de Daniel!
Vas-tu prendre les choses au tragique? Tu savais Daniel enfant naturel, seulement tu le croyais orphelin. Il se trouve que sa mère existe: voilà toute la différence entre ce qui est et ce qui était. En somme, la pauvre femme n'a pas osé nous avouer la vérité et je ne saurais lui en vouloir.
Tu me renverses!
C'est que tu es facile à renverser.
La mère de Daniel!
Quand tu répéteras cela jusqu'à demain? Mme Dubois est, après tout, une femme intelligente, distinguée; mais sa tendresse pour Daniel, c'est de la tendresse maternelle.
M. de Montjoie, M. Morisseau.
Il y a un moyen bien simple de recueillir des renseignements. M. de Montjoie la connaît, je crois, à ce que m'a dit Édith, ou du moins ils ont un ami commun.
Ah!
Faites entrer.
Un ami commun?
J'allais travailler en forêt, lorsque j'ai rencontré M. de Montjoie qui venait vous faire visite, je suis entré avec lui. (A Godefroy.) A propos, j'irai demain à votre ferme de Cos. Oui, vous avez là une très belle basse-cour: elle m'inspire, je veux écrire une symphonie d'après les vrais principes de notre école symboliste, car la musique sera symboliste ou elle ne sera pas.
Moi je viens vous faire mes adieux.
Vous partez?
Demain ou après-demain au plus tard.
Est-ce que votre absence se prolongera?
Je ne sais au juste. Peut-être mon goût de voyage me reprendra-t-il. Quand on est seul dans la vie, comme moi, peu importe qu'on soit ici ou là, à droite ou à gauche.
Décidément, depuis hier vous êtes sous une influence de tristesse.
Moi?
Oh! je m'en suis bien aperçu quand nous sommes revenus ensemble. Est-ce la vue de madame Dubois qui a réveillé les souvenirs de votre passion d'autrefois?
Monsieur Morisseau!
Hein?
Je ne commets pas d'indiscrétion, que je sache? Imaginez-vous que la tante du capitaine Daniel ressemble à s'y méprendre à Coralie, cette femme que notre ami M. de Montjoie a tant aimée.
Vraiment?
Ah!
Monsieur Morisseau…
Vous ne nierez pas que cette ressemblance vous ait frappé. Moi je l'ai trouvée sans hésiter. Le coup d'œil de l'artiste! (A Bonchamp.) C'est vraiment extraordinaire. Les mêmes yeux profonds et étranges, le même nez, la même bouche. Une seule différence: Coralie était blonde, et madame Dubois est brune. (A Montjoie.) Vous ne direz pas le contraire.
Non pas, mais ce sont des souvenirs pour le moins inutiles à évoquer.
Vous les évoquiez vous-même hier encore. Mais, j'y pense, vous avez causé longuement avec madame Dubois. Vous avez un ami commun, paraît-il?
En effet, et nous nous sommes trouvés tout de suite en pays de connaissance.
Emmène cet imbécile de Morisseau, et laisse-moi seul avec M. de Montjoie.
Mais…
Fais ce que je te dis.
Enfin… (A Claude.) Vous allez en forêt? Je vais faire un tour avec vous.
Tiens!.. c'est une idée! (A Montjoie.) Je vous reverrai avant votre départ?
Je sors avec vous.
Mais non, attendez donc un peu. Ma fille et ma sœur ne tarderont pas à revenir. Elles seront charmées de vous voir. A tout à l'heure!
Monsieur, vous êtes un galant homme; il me répugnerait de vous mentir. Je vais donc droit au but. Vous connaissez madame Dubois; vous l'avez sûrement vue déjà avant de vous rencontrer ici avec elle. Je n'en veux pour preuve que votre long entretien d'hier. Or, je soupçonne quelque chose de grave. Le capitaine Daniel a avoué à mon ami Godefroy qu'il était enfant naturel, Godefroy a passé par là-dessus et il a bien fait. Mais le capitaine se croit orphelin; en cela il se trompe. Sa mère vit, sa mère c'est madame Dubois.
Vous m'apprenez là, monsieur, des choses que je n'ai pas le droit de connaître, et…
Certains secrets peuvent toujours être confiés à certains hommes; j'ajoute qu'il dépend de vous de sauver cette maison d'une catastrophe peut-être; c'est un service que j'attends de vous: car vous êtes notre ami, n'est-ce pas?
J'espère que vous me faites l'honneur de n'en pas douter.
Non. Je reprends. Tout à l'heure Godefroy et moi nous avons discuté avec madame Dubois les clauses du contrat de mariage. Si certains points sont restés trop obscurs, d'autres sont devenus trop clairs; elle a parlé plusieurs fois de sa sœur, de la mère de son neveu. Elle a donc cherché à nous tromper sur un point; elle peut chercher à nous tromper aussi sur le reste. Et voici que l'on me parle soudainement d'une ressemblance extraordinaire qui existe entre madame Dubois et cette fille nommée Coralie; voici que vous, l'ancien amant de Coralie, vous qui ne connaissiez pas madame Dubois, vous causez longuement avec elle… Eh bien!.. c'est absurde, soit!.. mais je me dis: «Est-ce que par hasard madame Dubois et Coralie ne seraient point la même et unique personne?»
Je l'ignore, monsieur; puis, tout cela ne me regarde pas.
Ou j'ai raison, ou j'ai tort dans mon soupçon. Si j'ai tort, dites-le-moi; si j'ai raison, souvenez-vous de l'accueil qu'on vous a fait en cette maison, et décidez, dans votre conscience, si vous devez vous taire ou parler.
Monsieur…
Un mot tranchera la question; donnez-moi votre parole d'honneur que madame Dubois n'est pas Coralie, et je me tiens pour satisfait. (Montjoie se tait.) Votre silence répond, prenez garde!
Vous vous trompez, monsieur: je me tais parce que je n'ai rien à vous apprendre. Si vous n'étiez pas l'ami de M. Godefroy, le parrain de mademoiselle Édith, je m'étonnerais du droit que vous prenez de faire cette inquisition dans ma vie passée. Vous semblez m'encourager à remplir un devoir. Permettez-moi de vous dire que je n'ai besoin de personne pour connaître le mien. Au surplus, brisons là, monsieur.
Ainsi vous refusez de répondre?
Mais je n'ai rien à vous dire.
Voici les renseignements que vous m'avez demandés. (Elle s'arrête en apercevant Montjoie. – Un silence. Montjoie s'incline profondément devant elle et sort. – A part.) A-t-il parlé?
Il faut pourtant que je sache…
C'est moi qui fais fuir monsieur de Montjoie?
C'est le seul moyen.
Je vous disais donc que je vous apporte…
Inutile, madame.
Ah!
M. de Montjoie m'a tout dit.
Le misérable!
J'ai menti pour la première fois de ma vie: M. de Montjoie n'a rien dit; c'est moi qui ai tout deviné. (Coralie tombe anéantie sur un fauteuil. Bonchamp reprend très doucement.) Vous comprenez qu'Édith ne peut pas épouser le fils riche de Coralie. Et cependant il faut éviter que Daniel découvre tout. Il va revenir tout à l'heure de sa promenade avec ma filleule et Mlle Césarine. Préparez-le à cette rupture. Moi, de mon côté, je tâcherai d'obtenir de Godefroy qu'il reste calme. Ça ne sera point facile. Dans une petite ville un mariage manqué, c'est une grosse affaire. Il verra sa fille compromise; il s'emportera d'abord, quitte à le regretter après. (Coralie se tait toujours; elle reste immobile. – A part.) Pauvre femme! (Haut.) Vous souffrez beaucoup?
Oh! oui, je souffre… Cette nuit, pendant que mon fils me croyait endormie, je suis sortie de ma chambre, j'ai traversé le jardin, j'ai ouvert la petite porte, j'ai erré par les rues comme une folle. Le hasard a voulu que je sois arrivée sur le pont. L'idée de la mort a effleuré mon cerveau. L'eau du fleuve m'attirait; je n'avais qu'à fermer les yeux, à me laisser glisser, et ce serait fini… Non, ce ne serait pas fini… Moi morte, mon passé vivrait encore. Pour la première fois de ma vie, j'ai compris qu'il y a des actes irréparables. Il suffirait que quelqu'un dit: «C'est le fils de Coralie!» pour attacher un écriteau d'infamie sur cet homme d'honneur! Je ne sauvais rien en me noyant; toutes les eaux du fleuve n'auraient pas lavé une heure de ma vie passée!
Je vous plains du plus profond de mon cœur. Vous souffrez infiniment, et, selon moi, la douleur est un anoblissement. Je voudrais vous épargner cette épreuve, mais…
Mais c'est impossible! Je le sens bien. Alors, une prière: au nom de cette pitié que vous me témoignez, que Daniel ne sache rien; qu'il me garde du moins sa tendresse, que je conserve son respect…
Lui! Du calme…
Quelle belle promenade! mais il fait un chaud!.. Édith est au jardin avec sa tante et son père sous la fraîcheur des grands arbres. Est-ce que tu ne veux pas venir avec nous?
Si, mon enfant; tout à l'heure.
Tu es toute pâle: qu'y a-t-il donc?..
Vous dites que Godefroy est là?
Oui, monsieur.
Je vais le retrouver, j'ai à causer avec lui. Restez, mon cher capitaine. (A part.) Que va penser Godefroy.
Il faut que je t'embrasse, je suis trop heureux. Comprends-tu? Elle m'aime! Croirais-tu que je me répète ces trois mots à chaque minute, comme si, à chaque minute, je m'apercevais de quelque chose de nouveau?
Et moi, m'aimes-tu?
Belle demande!
Ai-je rempli tous mes devoirs envers toi?
Mais pourquoi ces questions?
Réponds-moi ce que tu penses…
C'est sérieux?
Très sérieux.
Je devine… Tu crains que je ne t'oublie pour Édith!.. Tu n'as rien à redouter, ma chérie. Je serais plus qu'un ingrat si je t'oubliais jamais. Il est certaines choses qui ne s'effacent pas… J'ai gardé là (Il met la main sur son cœur.) le passé tout entier. Je me souviens du jour où je tombai malade au collège. Jusqu'alors, je t'avais vue rarement; tu payais ma pension, tu m'envoyais de l'argent: nos rapports se bornaient là. On t'écrivit que j'étais alité: tu arrivas le lendemain. Pendant trois semaines tu m'as veillé avec un dévouement acharné, me disputant à la mort. Que de fois, au sortir de mon délire, je me suis réveillé sur ta poitrine où tu me serrais étroitement comme pour mieux me garder. J'aperçois, dans la pénombre du souvenir, ce long dortoir du collège, avec ses rideaux blancs à franges rouges; et, si ma pensée suit le cours des ans, je te retrouve toujours, bonne, dévouée, vaillante. Tu as exalté mon courage aux heures de succès, tu l'a relevé aux heures de défaillance. Quand la guerre a été déclarée, tu m'as dit: «Pars et fais ton devoir!..» Après la capture de Metz, tu as été la première à m'écrire: «Tu as eu raison de t'évader: retourne te battre!» Et j'oublierais ces dévouements, ces sacrifices et ces héroïsmes-là! Allons donc! tu me juges mal. Plus je suis heureux, et plus je t'aime.
Oh! mon enfant! mon enfant!
Bonchamp a raison. Je suis devant le fils…
M. Godefroy!
Qu'y a-t-il donc?
Monsieur, je viens remplir une triste mission: un mariage entre ma fille et vous n'est plus possible, et je vous prie de me rendre ma parole.
Vous voulez!.. (Se tournant vers Coralie.) Que veut dire?..
Ce matin, au sujet de la rédaction de ton contrat de mariage, M. Godefroy, M. Bonchamp et moi, nous nous sommes trouvés en désaccord sur un point très important.
Quel qu'il soit, je te supplie de céder! Tout mon bonheur en dépend.
Madame votre tante croirait devoir céder que ma résolution ne serait modifiée en rien. Je vous le répète, j'ai le regret de vous redemander ma parole.
Vous me refusez la main d'Édith!
Oui.
Et rien ne vous fera revenir sur cette décision?
Rien.
Pourquoi?
Mais, monsieur…
Oui, pourquoi? voyons, monsieur, raisonnons froidement. Il faut un prétexte pour changer d'avis si promptement… M'a-t-on calomnié auprès de vous? Je vous adjure de me l'apprendre. Suis-je victime d'une accusation mensongère? Dites-moi laquelle.
Vous vous trompez; personne ne vous a calomnié, personne ne vous a accusé.
Alors, vous me forcez à exiger l'explication catégorique que je me bornais à solliciter. Ma dignité est atteinte, car j'estime qu'on ne repousse un homme tel que moi que si son honneur est entaché!
Je ne dis pas cela, mais…
Vous ne le dites pas, mais vous le pensez! En vérité, je deviens fou! Je vous somme de vous expliquer.
Ah! vous le prenez sur ce ton!
Sur le ton d'un homme qu'on chasse sans lui dire pourquoi.
Vous me feriez sortir de mon caractère! Si je ne parle pas, monsieur, c'est que je ne peux parler, c'est qu'il est certaines choses que je voudrais vous taire!
Mais vous ne voyez donc pas que je ne me contiens plus! Vous n'avez plus le droit de garder le silence. Mais répondez-moi donc! C'est une question d'honneur qui me sépare d'Édith?
Oui.
Une tare sur moi?
Oui.
Laquelle?
Interrogez madame: c'est elle qui doit vous répondre.
Ma chérie, est-ce vrai ce qu'a dit cet homme? Est-ce vrai que c'est à toi de m'apprendre, de me révéler…
Oui.
Il ment, n'est-ce pas?.. Il ment… ou on l'a trompé?
Non, tu ne peux pas épouser Édith.
C'est donc vrai! Je suis donc déshonoré! Tu courbes le front, tu ne réponds rien? Je suis déshonoré! moi! Comment? par qui?
Par ta mère.
Par ma mère…
Je t'ai menti; je ne pouvais faire autrement. Ta mère n'est pas morte en te mettant au monde. Elle a eu une existence honteuse: c'était une fille perdue.
Ma mère!
Et pour tout te dire en un mot: elle s'appelait Coralie.
Je suis le fils de Coralie, moi! (Coralie tombe agenouillée, foudroyée, avec un sanglot. – Un silence. – Daniel la regarde.) C'est toi qui es Coralie; c'est toi qui es ma mère.
Oui.
Tu es ma mère. Relève-toi.
Daniel…
Quoi que tu aies fait, je suis forcé de t'absoudre.
Tu ne me maudis pas?
Puisque je suis ton fils… Tu n'es pas une femme pour moi, tu es la mère, l'être sacré qui a pris soin de mon enfance, qui m'a élevé, qui m'a aimé, moi qui étais seul au monde. Que d'autres t'accablent; moi je te pardonne. Que d'autres te méprisent, moi je te respecte.
Tu me pardonnes?
J'oublie.
Oh! mon Daniel! Et je te condamne à la souffrance! Et je brise ton bonheur! Ah! si tu voyais le martyre que j'endure!..
Je le vois, mais sois courageuse comme je suis fort. Tu comprends qu'à partir de cette heure, une existence nouvelle commence pour nous deux. Après ton aveu, je n'ai pas à t'interroger. De ton passé, je ne veux, je ne dois savoir qu'une chose… (Il la regarde en face.) Qui est mon père?
Je refuse ton pardon! Renie-moi, chasse-moi, je suis une misérable! Il serait odieux que l'existence d'un homme tel que toi fût brisée par une Coralie! Tu crois que je t'ai aimé tout de suite? Ce n'est pas vrai. Je n'ai même pas eu cette vertu. Quand tu es né, je t'ai mis en nourrice, au hasard, comme tu étais venu, et j'allais te voir, une fois, deux fois par an, quand je m'ennuyais, comme j'aurais fait une partie de campagne. Mais tu ne peux pas te rappeler, tu étais trop petit. Tu as grandi, ça me vieillissait, je t'ai mis au collège pour me débarrasser de toi. Un jour on m'a dit que tu étais intelligent. Cela m'a fait plaisir; je t'ai aimé, parce que tu flattais mon orgueil. Je n'ai changé que plus tard, quand je t'ai vu le premier de tous par l'intelligence, par le travail, par le succès. T'imagines-tu par hasard que tu me doives quelque chose? C'est moi qui te dois tout. D'habitude, c'est la mère qui met de nobles sentiments dans l'âme de son fils: c'est toi au contraire qui mettais lentement comme une vague idée d'honneur dans la mienne. En vain je me suis retirée au fond de l'Auvergne. Quelques années de retraite n'effacent pas toute une vie infâme. Tu sais tout: décide. Quand tu m'as pardonnée ce n'est pas ta justice qui a prononcé, c'est ta reconnaissance. Je la répudie, j'en suis indigne. La seule grâce que je te demande, c'est de me maudire, de me renier, de me chasser, et de continuer ta route comme si je n'existais pas!
Tu ne me quitteras jamais.
Rien ne te lie à moi.
Tu te trompes. Il y a mon sang.
Daniel, Daniel, je ne veux pas de ton sacrifice. Je suis le seul obstacle à ton bonheur. Aucun lien légal n'existe entre nous. Si tu dis: «Je ne connais plus cette femme,» tu peux épouser Édith, puisque tu ne portes pas mon nom.
C'est vrai, je ne porte pas ton nom; eh bien! je te donne le mien. Tu ne m'as pas reconnu à ma naissance, mais tu es ma mère, tu m'as aimé: je te légitime. Embrasse-moi.