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Albert

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I
L’INITIALE DÉVEINE

Fantoches, vous qui, durant les insomnies, voletez étrangement autour des prunelles fiévreuses, contez à celui qui ne craint ni l’extrême, ni le choquant, ni l’absurde, ni l’ironique, ni l’incohérence des actes, ni la disproportion des pensées, contez, sans éloge ou blâme, la décevante vie d’Albert.

Du reste, sous toute chose, formule saint Thomas d’Aquin, gît le réel.

En une minime cité de province, plus malsaine qu’immorale, plus stérilisante que perverse, où l’existence avait des longueurs particulières, de spéciales somnolences que ne soupçonnent point les vraies villes, point la pure campagne; en une sous-préfecture maussade, flasque, incolore, gluante, solitaire et confite en soi, prétentieuse et banale, chaste jusqu’à l’espionnage, inconsciente, naïve, burlesque, ignorée des humains et les ignorant; en une moyenne bourgade vulgairement située sur l’inévitable affluent aux ondes grisâtres, aux grèves grisâtres clairsemées de grisâtres roseaux, vague église gothique, pont restauré; en un de ces trous administratifs et mornes, dont le nom provient d’une ancienne peuplade des Gaules mentionnée dans César; en un de ces marécages de la sottise, végétaient, monotones et bouffis, son père et sa mère.

Ils l’eurent – lui – troisième, quatrième ou cinquième enfant d’une nombreuse famille, procréé à son heure, en son jour, dans son numéro d’ordre, tranquillement, béatement et suivant les laisser-aller passifs de la bourgeoise providence. Ils l’avaient appelé Albert, parce que son parrain s’appelait Albert et que sa bonne tante maternelle s’appelait Albertine.

O confiance!

Ainsi il naissait parce qu’il naissait, sans raison, sans cause appréciable qui expliquât pourquoi il naissait à cette latitude, sous ce méridien, dans cet endroit, pourquoi il naissait de ces petits commerçants plutôt que de gros industriels, plutôt que d’un banquier, ou que d’un bandit, ou que d’un baron, ou que d’une actrice, pourquoi il naissait catholique et non pas calviniste, turc, disciple de Zoroastre, indou, païen, même adorateur du grand Lama, pourquoi il naissait avec ses vices et ses qualités, au lieu de différents, pourquoi il naissait, enfin!

Il n’avait rien d’extraordinaire qui le distinguât du commun des nouveau-nés: ses chairs pendillottantes, ridées, rouges, son nez camard, ses yeux grêles, ses bras et jambes difformes qui bougillaient impondérés, sa tête ridiculement anormale, sa bouche édentée qui sans cesse s’écarquillait pour glapir les vagissements … il n’était ni plus laid, ni plus beau que les autres hommes – moins laid, peut-être, – c’était un homme. Mais s’il avait déjà pu réfléchir (la réflexion semblait pourtant habiter ses plaintes précoces), c’eût été justement de cela qu’il se serait lamenté: d’être homme.

La bête, la plante, le protoplasma qui éclosent trouvent à la sortie de leur œuf, de leur germe, de leurs éléments, une nature assez bienveillante, qui, si elle ne leur fait pas oublier les douceurs du non-être, incline, du moins, à ne pas leur gâter le sort par de trop viles insuffisances, par de trop sauvages imbécillités. Ils jouissent, sans autre travail que celui de leur propre et libre développement, des irradiations de la lumière, des nourritures du sol, des exquisités de l’air et des liesses de la chaleur. La sensation les sert sans leur nuire. L’idée ne leur incombe que dans les limites de la contemplation. Quelques-uns, sans doute, sont esclaves: mais ils ne le sont que par leurs rapports avec l’homme. Ils meurent accablés par l’âge ou de mort subite; et pour ceux qui inspirent la pitié, les compagnons de l’homme, tout ce que la science a de ressources s’applique à leur escamoter les souffrances du trépas et l’appréhension d’être dévorés.

L’homme, au contraire, vaincu d’avance sous les horions de son destin, condamné à l’accablement partiel ou total de ses volontés les plus chères, pétri dans la misère, la nudité, l’inquiétude, surmène son énergie pour des buts qu’il n’atteint pas; rongé d’ambitions, toutes légitimes, puisqu’elles sont ses besoins, depuis l’ambition de manger, jusqu’à celle de régenter le monde, il vogue d’espoir en espoir et tombe de désastre en désastre; son sang épuisé, ses tissus étiques couvent les miasmes et les pustules, et son âme est le siège de maladies morales, d’autant plus violentes qu’une relative santé du corps leur laisse plus de loisir pour se développer; il ne peut se soustraire à ce fatalisme, et, malgré l’éternelle illusion, perdant à mesure qu’il vieillit son courage et sa vigueur, qu’exaltait jadis sa nostalgie d’assouvissement, il se révolte, il maugrée, il reconnaît Arimane comme son maître, et il est obligé d’inventer une vie future pour se consoler de celle dont il est le jouet.

De là cet axiome:

Les races inférieures s’épanouissent, l’homme se fane.

Et, nuit et jour, Albert criait.

Sa mère, pour l’apaiser, déboutonnait généreusement sa poitrine mûre et lui donnait le sein.

II
PREMIÈRE LUEUR DE RAISON

De ce lait maternel il eût fallu beaucoup plus, pour faire du rétif nourrisson un mortel docile ou résigné.

La rebuffade lui était innée.

Déjà, ses yeux considéraient les objets avec plus d’hésitation que de curiosité, et, avant même de pouvoir les nommer, comme autant d’ennemis il s’en fallait de peu qu’il ne les redoutât. Les mines arides de son entourage éveillaient, à ses premiers regards, des velléités circonspectes et peureuses. Singulières, les rêveries muettes qui composaient sa pensée en formation s’attardaient sur ces répulsions éprouvées. Il suspectait la lumière du matin de ramper par la vitre jusque sur son berceau pour voir ses paupières clignoter douloureusement; la charrette cahotant dans la rue de dégringoler, assourdissante, lui casser la tête; l’interminablement maigre crucifix, là-bas, dans le coin, ce long corps efflanqué sur le prie-Dieu, de méditer l’effroi à le fixer ainsi de ses orbites immobiles; et de vouloir l’horripiler les baisers gras dont ne cessaient de le couvrir, avec des mots bêtes, le père, la mère, les frères, les sœurs, la cuisinière et toute la clique répugnante des connaissances.

On lui apprit à marcher et à causer.

Certes, ce fut un soulagement de n’avoir plus à subir ces bras qui le portaient de chambre en chambre, à la promenade, au lit, à l’office, qui le plantaient sur des genoux pointus, le ballottaient de ci, de là, et dont il ne pouvait se passer. Il se servit de ses jambes pour quelquefois s’enfuir hors de la maison, se perdre dans quelque jardin, dans quelque faubourg, au risque de la verge. Quant au langage, s’il connut vite l’usage de deux ou trois substantifs, il s’en abstint volontiers et préféra le geste, plus sobre, plus rapide, plus expressif. Mais, dès qu’il ne s’agissait pas de réclamer pain, soupe ou polichinelle, aussitôt qu’il y avait idée à émettre, jugement à poser, il n’était pas rare qu’il trouvât des paroles imprévues, qui surprenaient parce que, peu enfantines, elles dénotaient d’anormales dispositions.

Il crût de la sorte.

A vrai dire, la raison n’avait pas encore jailli en une de ces étincelles crépitantes, qui ébouriffent d’aise ou de détresse les parents décontenancés. Elle germait cependant. Durant d’ineffables heures, Albert contemplait l’univers ambiant, comme s’il eût voulu en respirer l’essence et s’en instruire. Il s’acclimatait abondamment à ces nouveautés, ou plutôt il tentait de s’y acclimater: car s’il y eût réussi, il les eût acceptées à la façon des autres hommes, sans critiquer, dévotement. Or, observant avec cet esprit – inexpérimenté, sans doute, mais exempt de préjugés, puisque, à ce moment, presque rien n’y avait été mis, offrant ainsi table rase aux phénomènes – un accès de raison ne devait pas tarder à éclater, fût-ce le seul, avant la corruption fatale engendrée par les désirs vitaux.

Condisciple du premier âge, qui l’enchâsse d’innocence, toute pétrie d’ingénuités, pourtant d’autant plus pure qu’elle a moins été troublée par l’existence, qu’aurait été la raison, sinon une vue soudainement évidente, par divination, par coup de théâtre, une irrésistible vue du vrai philosophique, déduit simplement, théoriquement, mathématiquement de prémisses découvertes tout à coup?

La raison: clarté de l’intelligence sur les choses, abstraction faite du sentiment et des instincts.

Un vieux curé, podagre, marmiteux, cacochyme, ratatiné comme un bout de parchemin, ridé comme une pomme brûlée, avait pris Albert en affection. Grave et cérémonieux, l’enfant venait boire le café au lait avec lui, sur sa terrasse haut perchée, d’où l’on dominait la petite ville et l’alentour mélancolique des champs. Le vieux curé le faisait asseoir dans un fauteuil trop gros, où il enfonçait jusqu’au ventre, et lui donnait des gâteaux à grignoter, tandis que, le chef branlant, il l’incitait par de bénévoles questions à s’intéresser à mille brimborions de science et de morale, au moyen desquels il se figurait le façonner pour l’avenir honnête homme et consciencieux citoyen.

Nulle pédanterie, vraiment, mais une crédulité pieuse et de touchantes superstitions en ce qu’il lui disait du grand ordre qui règne ici-bas, des harmonies de la nature, du roi de la création et des oiseaux chantant des louanges sur de jolies branches vertes, par un beau soleil. Que le globe était bien installé, bien admirable, bien construit dans son indulgente imagination de vieux curé! Comme tous les mignons pantins manœuvraient délicieusement entre les doigts de l’excellente cause suprême! Le brave ecclésiastique s’attendrissait, mouillait des mouchoirs, pleurnichait en y songeant, tout en grattant ses articulations, dont les raideurs lui arrachaient parfois, au milieu de ses enthousiasmes, de piteux gémissements.

«Vois» disait-il «cette atmosphère si lucide, que l’œil perçoit, au travers, à de considérables distances! Réfléchis que nous aurions pu être entourés de ténébreux voiles, comme les habitants de Londres quand il fait du brouillard, ou plongés dans l’opaque étendue des ondes, comme les poissons. Quel merveilleux spectacle que celui de l’araignée tissant sa toile pour prendre des mouches! Remarquant le misérable insecte, Dieu, en son infinie et prévoyante pitié, lui donna le fil. En haut, en bas, tout conspire au bien. Si les continents n’existaient pas, les eaux envahiraient toute la terre; si les eaux n’existaient pas, la terre serait complètement à sec. Partout se devine la main céleste du meilleur des souverains. Le lion dans les déserts trouve la chair succulente de la gazelle, la gazelle trouve l’herbe de l’oasis, l’oasis trouve le sable qui l’entoure et sans lequel elle ne serait plus oasis, le sable trouve la sécheresse, et la sécheresse produit ce vent chaud du midi qui fleurit les orangers sur la côte de Nice. Tout s’enchaîne suivant une indissoluble suite de bénédictions, et, depuis le dernier des grains de poussière, jusqu’à toi-même, mon petit ami, tous les êtres ont leur part à ce magnifique et copieux festin, qui s’appelle la vie.»

 

A ces discours, prononcés d’une voix émue et tremblotante – avec le mouchoir rouge qui allait et venait et ponctuait longuement les phrases, avec aussi les contractions pénibles et les involontaires plaintes – Albert ne répondait ordinairement que par de rares signes de tête ou d’équivoques monosyllabes. Le vieux curé avait-il raison de prôner ainsi l’universelle symphonie? Il ne le savait pas précisément, mais il se doutait que cette apparente beauté, si tant est qu’elle existât, ne devait guère s’obtenir sans de louches perturbations et de latents vices. Il n’avait encore ni vu beaucoup, ni appris grand’chose, mais le peu qui dans sa cervelle était venu se nicher suffisait à fomenter la délétère kyrielle des incertitudes. A la maison, chiens, chats, parents et enfants étaient plus souvent de mauvaise humeur que de bonne; on y entendait gronder, quereller, tempêter, japper, miauler, larmoyer, et l’on y sentait de vilaines odeurs; le repas était mal cuit, il y avait des indigestions; ni liberté, ni fantaisie, mais des devoirs et une continuelle abdication de soi. Au dehors, le pavé boueux, les boutiques sombres, le passant rébarbatif. Rien n’indiquait cette joie tendre et salutaire célébrée par le vieux curé. Des corbillards emmenaient les restes.

«A quoi rêves-tu, mon petit ami?» s’avisa d’interroger un jour le bonhomme. – «A rien» répondit Albert.

Mais, comme le magister n’en démordait pas et voulait lui tirer les vers du nez, fébrilement, un ressort aux lèvres, sans même prendre garde aux friandises étalées sur son assiette, il s’écria:

«Hélas! monsieur le curé, l’atmosphère si chargée de nuages ne me cause aucune satisfaction, et je plains bien plus les mouches que je n’admire les araignées. S’il n’y avait pas de lions, les gazelles seraient heureuses, et s’il n’y avait pas de gazelles, l’herbe de l’oasis ne serait pas mangée; l’oasis n’est qu’une mince consolation du désert, et le vent du midi serait bien plus agréable, s’il n’engloutissait pas les caravanes. Le revers de ce qui vous plaît me déplaît excessivement. Nulle part, le bien ne répare le mal. Si celui-là vous frappe, celui-ci m’étonne. J’observe et je vois que tout travaille, sans relâche, sans repos, pressé par une incompréhensible nécessité. On croirait que tout court après un futur qui ne devient jamais le présent, mécontent de l’heure actuelle, espérant mieux. Mais, tout meurt. Puisque tout meurt, à quoi sert de vivre? C’est se donner beaucoup de peine pour rien.»

Le vieux curé se redressa sur son séant, désorienté, lâchant, dans sa stupéfaction, sa pipe d’écume qui tomba sur la pierre et se brisa.

«Malheureux Albert!» murmura-t-il.

L’enfant riait, inconscient de la grande portée de ses paroles, presque glorieux du scandale.

«Alors?..» demanda le vieux curé avec l’air de chercher une conclusion.

– «Alors, je trouve le monde inutile» dit Albert.

Le vieux curé ébaucha un signe de croix, qui fut interrompu par une douleur.

III
POURTANT ALBERT PREND LE MONDE AU SÉRIEUX

Quoi qu’on fasse, quoi qu’on dise, quoi qu’on suppose, de quoi qu’on se targue, l’instinct demeure, et, le plus fort, domine les théories, les contredit et les accule.

Quoi qu’on fasse, rien ne l’efface: car il est greffé par d’innombrables cultures ancestrales, héréditaires et naturées. Quoi qu’on dise, on l’attise: car on reconnaît en des vocables sa vitalité, et le combattant, on l’excite. Quoi qu’on suppose, il dispose: car une hypothèse autre que lui le rend évident et détermine sa victoire. De quoi qu’on se targue, sa réalité nargue: car elle se fait sentir à chaque heure, à chaque minute, à chaque seconde, implacable comme une loi, comme un arrêt, comme une condamnation.

Déjà, de petits orgueils taraient les franchises de ce rare cœur. Ce monde «inutile» lui paraissait l’être moins, venant à réfléchir qu’il s’y trouvait. Des ardeurs, point d’ailleurs extraordinaires, agissaient en lui et forçaient ses moelles au désir. Désir de quoi? désir vers où? Désir inachevé des luttes, désir vers l’espoir, désir en lequel s’amalgamaient les imaginations d’enfance, qui peignent chez les plus graves avec de rutilantes et infatuées couleurs, et les latentes élasticités de nerfs et de muscles qui croissent, se développent, cherchent l’espace et s’émancipent. Le soleil, quand il brillait, versait de chaudes pluies stimulantes. La victuaille quotidienne gonflait d’alimenteuse et substantielle sève les vaisseaux écarlates du sanguin réseau. Des joies s’épanchaient au contact de mille riens: images d’Epinal, chevaux de bois, contes bleus, pêche aux écrevisses. De très nettes rivalités entre camarades recélaient le presque voluptueux frisson du combat. De curieux mystères à éclaircir, des ignorances à sonder, devinées, mais imprégnées encore de doutes, des attentes, des explorations commandaient l’intérêt et palpitaient. Albert ne pouvait échapper à l’instinct de vivre.

Pourquoi n’aurait-il pas vécu?

Nullement plus mal que les autres, en somme! Une intelligence mieux que commune, d’indiscutables supériorités prenaient jour en lui; on le distinguait, on le citait. Fréquemment, il lui arrivait de recevoir des compliments, qui faisaient ampoule à son amour-propre et chatouillaient sa sensualité vaniteuse. Il n’était ni bossu, ni boiteux, ni manchot, ni faible, ni délicat, ni sujet aux rhumes ou aux rages de dents. De corps et d’esprit, c’était bien. En ce qui concerne la fortune, certes, son père ne possédait pas le Pactole: mais eu égard à tant de faméliques qui, formant de grosses masses au sein des nations barbares et civilisées, détiennent les bas-fonds des sociétés, Albert eût eu tort d’être plaint. A tout peser, sa portion était congrue; il pouvait se croire parmi les privilégiés.

Il faut penser qu’un ressort étonnant joue au centre de tout biologique individu. Il faut calculer que bien des circonstances et de longs laps sont nécessaires pour parvenir à user, fausser, casser ce ressort. D’où, clairement, la conséquence appert que, malgré la raison, malgré le bon sens, Albert dut, téméraire, se décider à faire figure au monde et à s’enrégimenter dans la parade des fatuités.

Aux après-midi sèches, il coiffait son chapeau marin (le bleu ruban portait en lettres dorées un nom dont il rêvait: «le Vainqueur») et, le nez aux brises, l’œil agile, rôdait. Les enseignes appendues attiraient ses réflexions: «charcuterie», «étude», «ferblantier». Dans la charcuterie, de grasses salaisons roses se dandinant découvraient un horizon de pensées. Le porc saigné pour fournir à la consommation devait avoir coûté quelque somme; or, cette somme était, sans doute, minime en comparaison de celle que retirait le charcutier de son débit. Justement, le charcutier, rose et gras comme sa marchandise, la large barbe blonde en éventail, les manches de chemise retroussées sur ses bras épilés, s’affairait à l’intérieur, découpant, tailladant, environné de pratiques. Il encaissait, il devenait riche. Empli de respect, l’enfant s’enthousiasmait pour le commerce, et, complaisamment, songeait à de gigantesques charcuteries. Devant l’étude, nouvelles méditations. Là trônait un avoué, un avoué corpulent, débordant, suintant, flanqué de trois clercs, au milieu d’un chaos de cartons, de dossiers et de parchemins. Toute la ville rampait à ses pieds; il était mêlé à tout, connaissait tout, dirigeait tout. Son énorme voix grasseyante passait à volonté aux inflexions câlines les plus mielleuses. Elle amadouait, alléchait, affriandait, amorçait, appâtait les moins dociles. Clients d’entrer, clients de sortir: des sieurs bombés, des favoris sentencieux, des moustaches cirées, des femmes. Un éblouissement frappait Albert; sans oublier le charcutier, l’étude s’imposait à son admiration. Plus loin, un tintamarre d’objets, des éclats, d’assourdissantes sonorités: l’industrie encombrante et tapageuse accaparant le trottoir. D’ouvrières suées s’essoraient en ferveurs de travail, mouvementées et rudes, farcies de violences brutales à la poursuite de l’existence. Les blouses braillaient l’apothéose du labeur. C’était donc bien important, le monde, que les foules y peinaient si passionnément! Contemplant leurs poils mouillés, leurs creuses rides, Albert béait. Et au continu roulement de ces activités, il convoitait, ému d’émulation, sa part dans le grabuge, se promettant même d’en emporter une des bonnes.

A l’instar d’un simple qui en un parterre pour la prime fois s’installe et suit, fasciné, la comédie. Son obtuse cervelle qu’illusionne la scène, trébuche dans le leurre des fables représentées. Il les opine sérieuses: assiste horriblement aux conciliabules du traître avec sa lame, scandaleusement aux séductions du suborneur de la vierge, comminatoirement aux outrages de l’ennemi envers le drapeau de la patrie, dolemment aux plaintes susurrées par l’amoureux transi, jovialement aux cocasseries que prononce le mari déçu, narquoisement aux amphibologies de la marquise et approbativement aux tirades du personnage probe. Il interrompt. Il prend fait et cause pour l’un ou pour l’autre. Peu s’en faut qu’il n’escalade la rampe et ne donne tête baissée au fort de l’action. Il veut, lui aussi, revêtir un costume, mettre ses airs, s’empanacher et décocher aux oreilles une brasillante et tintinnabulante phrase.