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Loe raamatut: «Nach Paris! Roman», lehekülg 6

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– Il y en a six cent cinquante, dit Schimmel, et un second train suivra dans une demi-heure. Ils disent qu'à Liége ça cuit dur. Von Emmich a fait donner l'assaut à deux forts par masses compactes.

– Sont-ils pris, au moins? balbutiai-je.

– Ils le seront. En attendant, c'est une belle salade.

Rien n'avait été prévu dans cette gare de frontière où ne se trouvaient ni médecins, ai infirmiers, non plus d'ailleurs que dans le train, expédié tel quel sur Aix avec son chargement. Nos sanitaires sortirent quatre cadavres des voitures. Une dizaine de prisonniers belges, également blessés, occupaient un wagon à bestiaux, gardés par deux fusiliers, baïonnette au canon. J'examinai avec intérêt leurs uniformes bleus passementés de rouge, leurs képis à rabat, leurs molletières, la veste verte d'un carabinier, la culotte amarante d'un guide. Trois étaient couchés sur de la paille souillée; les autres, le bras en échappe ou le crâne embandé, fumaient debout, appuyés de l'épaule ou du dos. Je me trouvais posté à la hauteur de leur wagon et j'eus le loisir de les observer. Ils me parurent harassés et stupéfaits. L'un d'eux, la figure brûlée de poudre, sans pansements, l'œil et le nez emportés, me demanda en français:

– Sommes-nous en Allemagne?

Je ne répondis pas. Un autre dit en mauvais allemand:

– Tâchez de nous faire donner un peu à boire.

Je ne répondis pas davantage. Mais une foule hostile s'était amassée au dehors qui, par-dessus les clôtures, couvrait d'insultes les prisonniers. Des poings menaçants se tendaient; une pierre vola. J'allais intervenir, quand Schimmel qui passait, le sabre tintant sur l'asphalte, me décocha durement:

– Pas de zèle, mon petit! Ce sont des ennemis.

Je me le tins pour dit. Un gros chef de gare, bedonnant et suant, la casquette écarlate sur le front cramoisi, longeait en courant le train, tandis qu'un officier de landsturm faisait descendre les sanitaires.

– En routa!.. La voie est libre… Geschwind!Aussteigen!

Des coups de sifflet stridèrent. Les essieux gémirent.

Alors, aux premières secousses du train qui s'ébranlait, un immense cri de détresse, une clameur infinie s'éleva de tous ces wagons où se disloquaient des membres, où se débridaient des plaies, où se rouvraient des blessures, où se tordaient des nerfs. Ce fut enrayant. Une sueur d'angoisse me couvrit de la tête aux pieds et je crus que j'allais m'évanouir.

Et tandis que le train hurlant s'éloignait vers Aix-la-Chapelle, un autre train tout aussi hurlant, mais de joie, venait en sens inverse, le croisait et entrait en gare. Il était bondé de soldats de l'active, jeunes, bouillonnant de vie, agitant à toutes les fenêtres, des bonnets trépidante et des casques en délire. Les wagons étaient décorés de drapeaux et de branchages. Leurs panneaux portaient des inscriptions: «Nach Paris!… Train de plaisir pour la France!.. A bientôt au bal des Veuves à Montmartre!.. Gott mit uns!…» Des accordéons beuglaient, des harmonicas miaulaient. On chantait Morgenroth, Morgenroth, leuchtest mir zum frühen Tod et Kürassier sind lustige Brüder. C'était la folle ivresse, la frénésie, l'hystérie, l'épilepsie.

Electrisée, la foule rugissait et trépignait d'allégresse. Les nôtres et les landsturmiens vociféraient: «Dieu, vous garde, camarades!.. Tapez dur!.. Laissez-nous-en!..» Moi-même, je fus pris par cette démence et, comme par une effroyable réaction au spectacle des blessés, je joignis férocement ma voix au sabbat.

Puis le train allant en guerre partit, croisant au sortir de la gare celui qui en revenait, le nouveau train de blessés. Et les mêmes scènes recommencèrent. De celui-là on tira six cadavres, qui allèrent rejoindre les quatre premiers sous une bâche. Le lendemain les landsturmiens les enfouiraient, en leur rendant les honneurs militaires.

Quand nous remontâmes à notre stationnement, tout s'organisait pour un imminent départ. Des estafettes sillonnaient les lignes et l'on entendait le cliquettement du téléphone de campagne. Le soir tombait. D'étranges lueurs trouaient, à l'ouest, le ciel qui s'assombrissait. De distance en distance, des sonneries cornaient et se répondaient, plus ou moins distinctes. Son ordre de marche dans sa poche, le major vint inspecter les compagnies. Kaiserkopf et son felwebel procédèrent à une distribution de vivres et de munitions. Chacun s'absorba dans ses préparatifs.

A dix heures, le bruit se répandit que l'avant-garde se mettait en route. Elle se composait d'une pointe de cavalerie, d'un demi-peloton de cavalerie de tête d'une pointe d'infanterie, d'une compagnie avancée et de trois compagnies de tête, puis d'un groupe d'artillerie, de deux bataillons d'infanterie, d'une compagnie de pionniers, de l'équipage de ponts divisionnaire et d'une colonne légère de munitions. Le tout pouvait s'échelonner sur quatre à cinq kilomètres et prit deux heures pour vider le terrain. Ils descendirent et contournèrent la colline et nous entendîmes passer au-dessous de nous les fers de leurs chevaux, les roues de leurs caissons, les bottes de leurs fantassins. A une heure, le gros commença à s'ébranler. Ce fut d'abord un régiment d'infanterie, précédé d'un peloton de cavalerie; puis venait le reste de l'artillerie, un régiment et demi, comportant cinquante-quatre pièces, autant de caissons, dix-huit chariots de batterie, dix-huit voitures de service, une voiture observatoire, sur près de trois kilomètres. Notre brigade partit ensuite vers trois heures; elle était longue de quatre kilomètres, avec ses bataillons énormes et ses compagnies gonflées. Nous étions suivis de trois colonnes légères de munitions, de la compagnie d'ambulance et de cinq ou six kilomètres de trains régimentaires. La tête de cette formidable division foulait depuis longtemps le sol gras de la Belgique, que la queue se détachait à peine du versant caillouteux et sapineux où nous avions reçu notre première image de la guerre.

Il me sembla que nous marchions toujours plus vers le nord, laissant sur notre gauche les lueurs qui fulguraient de Liége. On nous poussait à une forte allure, sans haltes, comme si l'on eût été pressé de libérer la route pour donner passage à de nouveaux contingents. La buée, la poussière, le temps orageux couvraient le ciel, où nulle étoile ne tentait de briller. L'aube matinale nous parut lente à venir. Nous progressions à grands pas depuis plus de trois heures et nous distinguions encore à peine ce qui se présentait autour de nous. Lorsque la lumière fut moins rare, nous nous trouvâmes dans un paysage doucement mamelonné de pâturages coupés de vergers. Aucun être vivant ne l'animait. Au loin, dans un site agreste, les ruines d'un château féodal couronnaient un roc, souvenir des guerres d'autrefois.

– Monsieur l'aspirant, regardez! me dit soudain Kasper, mon exempt, en dégageant un geste indicatif.

Une ferme calcinée tordait au bord de la route son squelette noirci.

Mes soldats se poussaient joyeusement du coude.

– Nous sommes en Belgique, disait l'un.

– Ç'a dû faire une belle flambée! disait l'autre.

– S'il y avait de ces pous de Belges dedans, lançait un troisième, j'espère qu'ils y sont restés!

Dix minutes plus loin, c'était un village, tout un petit village, de douze à quinze maisons, complètement ravagé par le feu, noué, crispé, disloquant ses ruines sans toits, ouvrant à tous vents ses trous d'ombre et ses brèches enfumées. Des éboulis de gravats comblaient les cours et construisaient des porches loqueteux au vide des portes. Des façades se découpaient en pignons ou se crénelaient de mâchicoulis. Des poutraisons à demi consumées dessinaient d'informes arcs-boutants. Sous l'arche rompue d'un pont, un ruisseau faisait scintiller son eau pure. Le délabrement biscornu d'un moulin s'y reflétait pittoresquement. Sauf le chantonnement de l'eau et l'aboi plaintif d'un chien dans le lointain, le silence planait sur cette dévastation. Quelques arbres mangés par l'incendie dressaient sur ce qui avait été la place du village leurs troncs boursouflés et leurs branches grimaçantes. A l'un d'eux se distendaient trois pendus.

Après un court instant de stupeur causée par l'inattendu de cette scène, la compagnie éclata en hourras. Ce village anéanti et ces trois pendus solitaires, c'était la première marque de la morsure de notre pied sur le sol ennemi, le sillon du premier coup de griffe de la puissance allemande. Strangulés dans leur corde de chanvre, les pendus, deux hommes et une femme, tiraient une langue livide et laissaient couler démesurément vers la terre belge leurs longs doigts au bout de leurs longs bras et leurs longues jambes étirées. Les jupes de la femme lui collaient aux mollets. Détachée d'un mur par nos clameurs une pierre dégringola et fit flac! dans le ruisseau.

Alors la grosse voix de Wacht am Rhein se mit à entonner, bien que par extraordinaire elle ne fût pas ivre, sinon d'enthousiasme et de patriotisme:

 
Es braust ein Ruf wie Donnerhall,
Wie Schwertgeklirr und Wogenprall:
Zum Rhein, zum Rhein, zum deutschen Rhein!
Wer will des Stromes Hüter sein?
 

Et toute la compagnie, joignant ses quatre cents gosiers au bourdon du sous-officier, suivit en chœur:

 
Lieb Vaterland, magst ruhig sein,
Lieb Vaterland, magst ruhig sein:
Fest steht und treu die Wacht am Rhein!
 

Le chien invisible ululait plus lamentablement dans le lointain, tandis que les pendus allongeaient leurs silhouettes patibulaires dans l'or du soleil levant.

 
Fest steht und treu die Wacht, die Wacht am Rhein!
 

Une vingtaine d'hommes dont le sous-officier Bosch, s'étaient jetés dans les maisons et les exploraient hâtivement. On les voyait en ressortir un à un et rejoindre leurs groupes avec des mines déconfites: il n'y avait plus rien, tout avait été vidé, nettoyé. Pendant ce temps, le feldwebel Schlapps était allé flairer de plus près les pendus. Il les examinait jovialement. Arrêté sous la femme, il la fit balancer d'une claque sur les mollets et, aux grands rires de la compagnie, esquissa du bras sous ses jupes un geste obscène.

Nous quittâmes ce lieu macabre le pas plus léger, les yeux curieux d'assister à d'autres spectacles. Très allumés par ce début, nous marchions allègrement au travers d'une contrée dévastée et qui semblait désertique. De droite et de gauche, sur les flancs des vallonnements jaunes, les meules carbonisées crayonnaient des taches noires. De distance en distance, une métairie décharnait sa carcasse, un hameau charbonnait ses décombres, une auberge pillée amoncelait ses tessons et ses fûts éventrés. Nous passâmes une voie ferrée, que réparaient hâtivement des soldats du génie faisant trimer à grands coups de bottes, de triques, de crosses et de fouets une centaine de malheureux paysans belges complètement harassés. La canonnade se poursuivait, ininterrompue, au sud-ouest.

Quelques kilomètres plus tard, des ordres coururent le long de la brigade. On nous fit quitter la route, où continuait à poudroyer l'artillerie, pour nous jeter en colonne large à travers champs. Nous foulâmes des chaumes et des jardins, nous sautâmes des fossés, nous bousculâmes des haies. Des lièvres éperdus détalaient devant nous, le cul sautillant, et des compagnies de perdrix s'enlevaient à notre approche. Les ondulations succédaient aux ondulations et nous en franchissions les vastes plissements. D'une dernière croupe, nous surgîmes à la lisière d'une plaine immense qui s'inclinait en longue dégradation vers une ligne grise légèrement scintillante. D'innombrables troupes parsemaient ou sillonnaient en tous sens cet espace soudainement déployé.

– La Meuse! fit Schimmel, qui marchait près de mon groupe à la droite de la section. La Meuse! prononça-t-il en tirant son épée et en désignant de sa pointe la ligne qui clignotait à l'horizon.

– La Meuse!.. répétèrent des voix.

Sous le soleil ruisselant, les bataillons inondaient la plaine de leurs mouvements vermiculaires. Les uns disparaissaient dans les lointains et se roulaient avec la poussière dorée; d'autres entremêlaient leurs reptations, se frôlaient, se joignaient, se séparaient, changeaient de forme selon leurs ordres de marche; de longs serpentements de train ou d'artillerie, faisant progresser leurs anneaux, marquaient les routes; une division au repos étalait un large grouillement gris; à droite, du côté de la Hollande, dont elles paraissaient emprunter la frontière toute proche, des forces de cavalerie coulaient comme une armée de cloportes. Un énorme bruissement montait de cette inondation visqueuse, emplissant de sa verbération continue les interstices de la canonnade. Des fumées situaient, par places, des villages achevant de se consumer et l'on voyait, jusqu'au delà de la Meuse, leurs flocons noirs ou violets se suspendre dans l'atmosphère étincelante.

Un commandement au sifflet nous jeta par le flanc en colonne de compagnie. Nous disparûmes entre des blés non coupés. Quand nous en sortîmes, nous aperçûmes à peu de distance un petit tertre couronné d'une douzaine d'officiers d'état-major devant lesquels des troupes défilaient. Ils étaient groupés autour d'un cheval noir qui supportait un général de haut grade. Ce personnage attira aussitôt tous nos regards. A mesure que nous avancions, nous en discernions la taille replète, la figure pleine et dure, le nez droit sur la moustache courte, les épaules carrées sous les torsades à quatre étoiles. A sa gauche, la hampe fichée au sol, flottait un fanion carré rouge à damier noir et blanc.

– Von Kluck! murmura Schimmel, bombant le torse et le sabre au bras.

Un tremblement sacré me parcourut. Les capitaines crièrent:

– Zum Defilieren… Auf der Stelle!.. Frei… weg!

Nos milliers de jambes se projetèrent à angle droit, mécaniquement, d'un seul élan. On entendit le sol sonner fortement sous les coups cadencés de nos semelles.

– Achtung!.. Augen rechts!

Toutes les têtes se tournèrent du même mouvement raide vers le cheval noir.

Et nous passâmes comme sous une lame de rasoir devant le regard d'acier du général-colonel von Kluck, tandis que le général-major von Morlach, qui s'était porté à sa droite au galop de son rouan, lui nommait respectueusement les bataillons.

V

Nous fîmes halte, au soir, près d'un boqueteau de petits chênes et de coudres. Nous étions fatigués par cette rude journée de marche, l'excitation de l'entrée en Belgique, la chaleur implacable du soleil d'août et l'émotion du défilé devant le général von Kluck. La division s'était peu à peu morcelée dans ses éléments; notre brigade s'était sectionnée; le régiment lui-même n'était plus au complet, le bataillon von Putz ayant disparu dans la direction de l'est.

Nous campâmes plusieurs jours dans ce site champêtre, qui n'avait pour voisinage que deux fermes carbonisées. La région était pleine de troupes: il y en avait à Fouron, à Warsage, au camp de Mouland, les unes qui passaient d'autres qui bivouaquaient, attendant comme nous leur ordre de route. On disait que les Belges, en fuite, avaient coupé tous les ponts. Nos sentinelles et nos agents de liaison rapportaient mille bruits alarmants. Le pays était infesté de francs-tireurs. On en prenait et on en fusillait de tous les côtés. Plusieurs officiers allemands avaient déjà reçu des balles de ces bandits. Les femmes mêmes, lorsqu'elles en trouvaient l'occasion, se livraient à d'incroyables sévices envers nos hommes. On avait découvert dans une cave un soldat du 25e aux trois quarts égorgé par une de ces mégères. De temps en temps, surtout vers le soir ou de grand matin, de lointaines fusillades crépitaient et l'on percevait de vagues cris: c'était de ces lâches civils que l'on exécutait.

A part cela, aucune nouvelle précise. Nous ne recevions ni lettres, ni journaux. Les conjectures circulaient, énervantes, venues on ne savait d'où. Les Français, assurait-on, avaient été écrasés dans une bataille en Lorraine. La petite armée belge enfoncée par notre cavalerie était en déroute devant Bruxelles. Cependant Liége résistait toujours: la canonnade qui persistait à nous en parvenir, augmentait, selon le vent, jusqu'à l'assourdissement. La nuit, tout le sud-ouest semblait un vaste brasier. Nous nous rappelions alors les trains de blessés, nous en supputions l'accroissement et notre impatience se gonflait jusqu'à la fureur.

Le bataillon Preuss partit le premier un matin. Nous le suivîmes quelques heures plus tard. Après une marche cahotante à travers des trèfles et des labours, nous joignîmes une route qu'encombraient des colonnes de parc. Nous les dépassâmes. Puis nous traversâmes deux gros villages incendiés, pillés et déserts, seuls quelques cadavres en habitaient les maisons en ruines. Nous nous demandions ce qu'étaient devenues les populations, quand nous rencontrâmes un lamentable cortège d'une centaine de civils en loques, que poussaient, lance au poing, une douzaine de uhlans.

– Du pain! criaient les déportés. A boire!.. Où nous mène-t-on?

– Vorwærts! aboyaient gutturalement les uhlans, qui les enveloppaient et les harcelaient comme des chiens autour d'un troupeau de moutons.

Parfois on voyait une lance piquer dans la masse, un cri jaillissait et un piétinement plus pressé incurvait une poche dans le flanc de la harde affolée. Ce sinistre convoi passé, nous reprîmes la largeur de la route, où longtemps nos pas effacèrent, en les mêlant à la poussière, des traînées sanglantes.

Au confluent d'une nouvelle route, une place indicatrice portait: VISÉ, 2 kil. Ce nom de lieu ne me disait rien. Je crois bien que je le lisais pour la première fois. Schimmel, qui paraissait mieux renseigné, me dit:

– C'est sur la Meuse. Il y a un pont.

Mais nous fûmes immobilisés plusieurs heures, un peu plus loin, au croisement d'une autre route, plus importante, qui courait parallèlement à la rivière et, selon la topographie de Schimmel, conduisait à Maestricht. D'interminables colonnes de réserves, des pièces de 105, du matériel de ponts y coulaient torrentiellement vers le nord. Des nimbus de poussière jaunâtre y soulevaient et y roulaient leurs volutes.

Quand nous reprîmes notre route, lestés de soupe grasse et de saucisse aux choux, un soleil sans rayons obliquait vers le nord-ouest dans une buée opaque et violette. Nous descendions une route pittoresque, entre des chênes noueux et des escarpements où affleurait le roc. Bientôt les premières ruines fumantes de Visé apparurent. Une atmosphère âcre de bois brûlé et de plâtre fuligineux nous prit aux narines. A mesure que nous approchions, le fusain de la petite ville ravagée charbonnait ses maisons tordues, ouvrait ses flancs noirs, amoncelait ses décombres. Des murs déchiquetés se suspendaient dans le vide, lançant en l'air, comme des bras décharnés, des cheminées acrobatiques. Les intérieurs béants offraient leurs chambranles calcinés, des porches et des pignons croulaient, des arches de boutiques crevaient sous leurs enseignes rompues, des ferronneries grimaçaient. Une fumée dense tourbillonnait par endroits, rougie parfois des derniers crachats de l'incendie.

– Hourrah! hurla Wacht-am-Rhein avec enthousiasme.

Et il entonna son couplet favori.

Le fait est que le tableau était surprenant. Ce que nous avions vu jusqu'ici était peu de chose. Pour la première fois nous contemplions le spectacle même de la guerre. Car on s'était battu là, c'était visible. Et le pillage, fruit de la victoire, étalait sous nos yeux ses orgies. Des bandes de soldats avinés circulaient chantant à tue-tête et chargés de trophées. Des officiers faisaient remplir des chars de ballots de vêtements, de caisses d'argenterie, de piles de meubles et d'étoffes. On marchait sur des débris de vaisselle et dans des flaques de vin. Des tapis souillés, des linges déchirés, des ustensiles de cuisine et des objets de toilette jonchaient les rues. Une joie tumultueuse débordait; on entendait des échos de rixes sortir de l'intérieur des ruines et du fond des caves. De tous les coins d'ombre, de toutes les issues, de tous les antres que formaient les enchevêtrements des bâtisses effondrées surgissaient des faces avides et des mains crispées sur du butin. Le long des murs éboulés des dos pissaient intarissablement ou des trognes ployées dans des coudes vomissaient avec des bruits de gargouilles. Sur une petite place dévastée un cadavre de civil traînait dans ses hardes, tandis qu'un autre, ficelé à un arbre, laissait pendre une tête à cheveux blancs sur une poitrine trouée.

– Garde à vous… fixe!

On nous répartit, par sections, dans diverses directions. Les yeux allumés, nous suivîmes Schimmel et le capitaine, qui, après avoir reçu les instructions d'un officier du service des étapes, partaient d'un pas précipité.

– Ah! les bougres! grommelait Kaiserkopf, ils ne nous laisseront rien!..

Dans un mince faubourg, au bord de la Meuse, quelques bicoques, restées intactes, allaient nous servir de cantonnement. A peine y étions-nous rendus qu'après quelques ordres brefs Kaiserkopf nous quittait. Suivi du feldwebel Schlapps et de quatre ou cinq gaillards munis de haches, nous le vîmes s'enfoncer, comme un loup, dans les ruines.

Quelques minutes après, Schimmel disparaissait à son tour, escorté du terrible Wacht-am-Rhein.

De nombreux contingents remplissaient la ville, bivouaquaient dans ses environs et sur la hauteur qui la dominait. Le 24e régiment, le 35e des fusiliers de Brandebourg et le 55e de Detmold paraissaient y être au complet. Le tohu bohu, la liesse et la goinfrerie étaient intenses. C'était une kermesse comme les Belges, certes, n'en avaient jamais vu. Mais il n'y avait plus de Belges pour s'éjouir à ce spectacle! Les derniers peinaient aux ponts, sous bonne garde et dans le saint effroi de la schlague. Tout le reste, à ce qu'on m'apprit, avait été passé par les armes ou emmené en captivité en Allemagne.

Je recueillis quelques autres informations, notamment sur le combat qui s'était livré à Visé, une dizaine de jours auparavant, et qui avait été le premier de la guerre. Quand nos cavaliers étaient arrivés, dans l'après-midi du 4 août, ils avaient trouvé le pont détruit et des lignards belges qui, embusqués de l'autre côté du fleuve, leur tiraient dessus sans le moindre souci de l'hospitalité. Il avait fallu se porter à quelques kilomètres en aval, aux gués de Lixhe, où deux régiments de hussards avaient réussi à passer. Tournée, la soldatesque ennemie avait dû se rabattre sur Liége. Les pontonniers avaient amené leurs bacs, et dès lors, depuis dix jours, des troupes, des troupes et des troupes en nombre croissant franchissaient jour et nuit la rivière et allaient répandre dans l'immense plaine belge la terreur, la dévastation et la mort.

Le IIe corps tout entier, le IXe corps et son corps de réserve, une partie du IIIe, le IVe corps von Arnim, ainsi que la moitié de notre division avaient déjà passé; le reste allait suivre: presque toute l'armée von Kluck inondait à cette heure de ses flots torrentiels le gras terroir hesbayen et roulait irrésistiblement sur Bruxelles. On disait même que, pour hâter la manœuvre, des trains de soldats en civil traversaient chaque nuit le Limbourg hollandais et venaient retrouver leur équipement de l'autre côté de la frontière.

Quant à ce qui se passait plus au sud, à Verdun, à Nancy ou là-bas dans les Vosges, personne n'en savait rien au juste, ou plutôt les allégations qui se colportaient étaient si contradictoires qu'on n'en pouvait rien tirer. Par contre, une nouvelle circulait, rapportée par des prisonniers de guerre, mais qui paraissait certaine, nouvelle étonnante, qu'on nous avait cachée jusqu'ici et qui remplissait tout le monde de stupeur et d'indignation: l'Angleterre nous avait déclaré la guerre. Aussi les injures, les imprécations, les violences à l'adresse de nos bons «cousins» britanniques volaient elles de bouche en bouche. On entendait partout hurler ces mots stridents et vengeurs: Gott strafe England! Mais au milieu de l'allégresse générale ces clameurs mêmes et ce furieux Gott strafe England résonnaient encore comme un hallali de gloire, comme un sonore appel à de plus magnifiques victoires.

Je me mis à la recherche de Kœnig, dont la section cantonnait sur la hauteur, au collège de Saint-Hadelin, seul bâtiment de quelque importance qui eût été épargné. Je n'eus pas la peine de m'y porter. Je rencontrai le lieutenant, planté sur ses hautes jambes, devant l'église de Visé, dont il contemplait d'un œil consterné les cintres éventrés et les colonnes à vif, scarifiées par le feu. Rasséréné un moment par l'assurance que les Français avaient violé les premiers la Belgique, son humeur s'était peu à peu rembrunie à mesure que nous progressions dans le pays dévasté, et maintenant, devant l'amas de ruines que constituait la petite cité mosane, il ne dissimulait plus sa colère et son émoi.

– Nous menons une guerre honteuse! gesticulait-il. Regardez-moi ça!..

Il me montrait sur le pourtour de l'église et dans les ruelles voisines des pignons ébréchés, des corniches abattues, une colonnette décapitée, ici les débris d'une fenêtre à meneaux, là le squelette carbonisé de ce qui avait dû être quelque charmant logis du XVe siècle.

– C'est odieux! s'indignait-il. Pourquoi avoir détruit tout cela? Qu'est-ce que ce vandalisme?

– Ma foi, fis-je bêtement, on ne fait pas d'omelette sans casser des oeufs.

– Ah! vous aussi, fulmina-t-il, vous aussi vous en êtes! Je ne vous félicite pas.

– Mais pourquoi diable aussi, objectai-je, pourquoi diable les Belges résistent-ils? C'est bien leur faute.

– Et pourquoi diable ne se défendraient-ils pas? D'ailleurs c'est faux, ce que vous avancez là. Je me suis informé. On s'est battu ici le 4 et le 5 août, pas davantage. Les troupes qui ont eu affaire aux Belges étaient deux divisions de cavalerie et le 25e de ligne: or, depuis longtemps ces troupes sont loin, bien loin en avant; depuis longtemps il n'y a plus un seul Belge de l'autre côté de l'eau et nous ne recevons plus un coup de fusil. Eh bien, pendant le combat on a, en tout et pour tout, brûlé trois maisons et tué huit civils. Tout le reste a été fait postérieurement. C'est le 12 qu'on a mis le feu à l'église. C'est hier, c'est cette nuit et ce matin qu'on a surtout détruit, incendié, pillé. Les troupes qui ont fait cela ne se sont pas battues. C'est sans raison, sans même l'excuse de la bataille qu'elles ont anéanti cette ville, massacré ou déporté ce qui demeurait de population.

– Bah! dis-je, nous n'avons pas à nous apitoyer sur le sort des vaincus.

Et me rappelant un mot de Schimmel:

– Krieg ist Krieg, formulai-je. C'est la guerre!

– Non, ce n'est pas la guerre, cela! articula douloureusement Kœnig. Il y a des règles pour la guerre, et que nous avons signées. Nous ne devons pas attenter à la vie des non-combattants et à la propriété privée. Nous devons respecter les territoires envahis et les administrer durant leur occupation dans l'intérêt de leurs habitants. Nous n'avons pas à faire la guerre aux peuples, mais aux armées seulement. Voyez les conventions de La Haye, conclues par nous, parafées par nous, et cela, encore une fois, non pour le temps de paix, pour lequel elles n'ont pas été faites, mais pour le temps de guerre.

– Eh bien, dis-je, on s'est trompé. On a cru qu'on pouvait édicter des règles de guerre, et l'on voit maintenant qu'il n'y a d'autre règle à la guerre que la loi du plus fort et le bon plaisir du vainqueur.

C'était toujours du Schimmel que je récitais.

– Non, protesta Kœnig, on ne s'est pas trompé à La Haye. C'est nous qui aurons l'air de nous être servis de ces conventions et de la confiance inspirée par notre signature pour tromper l'Europe. Malheureuse Allemagne! Mais je veux croire encore que cela ne va pas continuer de cette manière et que ce que nous voyons là n'est qu'un accident, un déplorable accident.

– Je le veux bien, fis-je pour le calmer, et je le souhaite avec vous.

Nous entrâmes dans l'église dévastée. Un amas innommable de détritus en obstruait les accès et en couvrait les dalles. Le toit, ou ce qui en avait subsisté après l'incendie, s'était effondré dans la nef. De larges arches renaissance s'ouvraient dans le vide et dans la lumière du couchant, entre des piliers massifs qui soutenaient des murs écroulés. Un chapiteau corinthien ombré de suie sommait une colonne de marbre fuligineux. Un lustre pendait encore au transept sous un morceau de voûte. Quelques marches de pierre montaient à la chaire absente. Au chœur, un grand cintre s'ogivait faiblement par-dessus un prodigieux amoncellement de moellons, de tuileaux, de coulées de plomb, de fragments d'autel, de sculptures brisées, de vitraux, de chandeliers, d'encensoirs et de tuyaux d'orgues.

– Ah! les salauds! murmura Kœnig.

Une odeur abominable se dégageait du capharnaüm. On y sentait la victuaille pourrie, le vin rendu, l'urine et le cloaque. Des litières de paille pestilentielle, des papiers graisseux, des culs de bouteilles et d'innombrables traces de déjections attestaient qu'on y avait campé, qu'on y avait festoyé et qu'on s'y était soulagé ignoblement. L'excrément et l'ordure s'étalaient à peu près partout. Il y en avait autour des pilastres, le long des plinthes, dans les chapelles et jusque devant le coffre éventré de l'autel; les bénitiers étaient pleins de pissat, et une statue de vierge en plâtre bleu de ciel, chue de son socle, présentait un énorme étron entre les fleurons dorés de sa couronne.

Nous marchions avec précaution à travers ce désordre et cette saleté. Mais j'avais beau surveiller mes pas avec attention, je ne pus éviter la fâcheuse mésaventure. Je glissai sur une bouse humaine encore fraîche et allai donner pesamment du nez dans le gravat.

– Ah! les salauds! criai-je à mon tour, plus humilié par ma chute que par l'irrespect dont avait été souillé le sanctuaire.

Nous sortîmes de ce lieu dégoûtant.

Aux derniers rayons du soleil qui s'abîmait dans la plaine, le cirque dentelé des maisons en ruines prenait des aspects intéressants. Droite comme un I majuscule, une sentinelle nous présenta les armes. Un vol de corbeaux tourna dans l'air limpide. Un peu plus loin, ce fut à nous de rendre les honneurs réglementaires. Un général de brigade, entouré d'officiers d'état-major, faisait en petite tenue sa promenade digestive. Il avançait placidement, le ventre bedonnant et le havane au bec, paraissant caresser tout ce qu'il voyait de regards satisfaits. Nous nous immobilisâmes, les talons claquants, et, d'un gant automatique, nous donnâmes le salut militaire.