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Loe raamatut: «Pauline, ou la liberté de l'amour», lehekülg 12

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XIII

– Que vous êtes agaçant, dit Julienne, on ne peut rien tirer de vous!

– Mais, Madame, répliqua Réderic, vous m'interrogez à tort et à travers, vous et ces dames, sur ce que vous vous plaisez à appeler les mystères de l'affaire Rocrange! Que voulez-vous que je vous dise? C'est très simple. M. de Rocrange aimait Mme Facial; Mme Facial aimait M. de Rocrange; Mme Facial, qui, paraît-il, est une femme sincère, ne s'en est point trop cachée; et M. Facial, qui n'entend pas plaisanterie, plaide aujourd'hui même en divorce contre elle. Quoi de plus clair, de plus net, de plus logique? Il n'y a pas ombre de mystère. Les dessous n'existent pas. Tout cela est purement honnête.

– Honnête! s'exclamèrent avec des mines effarouchées la baronne Citre, Mme Sermais et Mme d'Orgely.

– Qu'appelez-vous l'honnêteté? demanda Réderic.

Cette question déconcerta.

– L'honnêteté, c'est de rester fidèle à son mari, risqua enfin la baronne.

– Oh! ma chère, que vous êtes vieux jeu! ne put retenir Julienne.

– En effet, Madame, dit Réderic, c'est là une honnêteté antédiluvienne.

– L'honnêteté est au moins la bienséance, corrigea la baronne, consciente d'avoir émis une niaiserie.

– C'est ça, c'est ça! zézaya Mme d'Orgely sous son éventail.

– Et la bienséance? continua Réderic imperturbable.

Cette fois, personne ne hasarda de réponse.

– La bienséance, reprit-il, voici: tromper son mari avec discrétion et rouerie; s'évader sans bruit de sa tutelle; prendre subrepticement tout le champ possible pour ses ébats et savoir revenir en hâte au moindre signal de la laisse, que l'on a tendue juste à point pour qu'une malencontreuse secousse n'avertisse pas de l'incartade le légitime propriétaire. Certaines femmes sont tenues très court; d'autres ont la laisse étonnamment longue: toutes jouissent autour du poteau marital d'un espace plus ou moins grand où brouter le thym d'amour. Ah! chèvres bienséantes, au poil blanc, à l'œil innocent, jouez tant qu'il vous plaît entre les rocs qui vous dissimulent, derrière les hautes herbes, à couvert des ondulations de terrain; mais ne vous avisez pas de ronger de vos dents fines la corde qui vous retient pour aller gambader à l'aise sur les hauts sommets, où l'air est pur et léger, sans doute, mais où vous ne seriez plus que de vilaines chèvres sauvages indignes de considération. Vous aimez la liberté, mais il vous faut une liberté qui ait l'air de ne pas trop frauder l'esclavage. Vous ne la prenez pas, vous la dérobez. Vous ne sauriez avoir de désirs vifs, francs, joyeux; vous ne connaissez que les envies louches, inavouées, satisfaites en secret comme des vices. L'intrigue est, du reste, votre plaisir. Vous ne trouveriez guère de charme à l'amour, s'il n'était avant tout le fruit défendu, auquel il s'agit de goûter par une adroite et perfide maraude. Vous craignez la passion et vous la haïssez: et lorsque, par miracle il s'en trouve une qui soit autre chose qu'une coquette ou une coquine, vous le lui faites expier avec acharnement. Ah! elle ne trompe pas comme vous: haro sur elle! N'est-ce pas, mesdames, la bienséance consiste dans la déloyauté d'abord, et dans la cruauté ensuite?

Réderic avait fait cette petite exécution sur un ton de persiflage mi-plaisant, mi-acerbe, dont il n'y avait pas lieu de s'offenser, mais qui n'en était pas moins mordant.

– Voyons, Réderic, fit Julienne assez vexée, vous êtes insupportable! En avez-vous encore pour longtemps à faire votre Alceste?

– J'ai fini, belle dame, j'ai fini: le métier est trop peu profitable, et il vaut mieux hurler avec les loups.

– Le monde est tel qu'il est, et ce n'est pas vous qui le changerez. Alors?

– Alors, je n'essaye point de le changer. Je constate les petites crapuleries qui s'y passent, et bien que je ne prenne pas à ces observations un très vif plaisir, je ne suis pas Alceste au point de m'en irriter plus que de raison.

– Et vous consentez parfois à hurler avec les loups, suivant votre exquise expression. Mais, à ce propos, revenons à nos moutons.

– Les avons-nous quittés?

– Réderic, si vous continuez, je me fâche.

– Ma chère, il veut défendre cette pauvre Pauline et son ami M. de Rocrange, dit cauteleusement Mme Sermais. Il est charitable sous son pessimisme. Seulement il procède d'une façon peu intelligente. Ce n'est pas en s'en prenant aux honnêtes femmes qu'on reconstituera l'honneur de celles qui s'exposent. Qu'on sollicite notre indulgence, rien de mieux; nous sommes prêtes à l'accorder; nous vivons à une époque où l'on est indulgent. Mais que l'on exige notre respect pour des femmes si peu soucieuses des mœurs qu'elles semblent trouver du plaisir à se compromettre, c'est vraiment se moquer de nous.

– Très bien, approuva la baronne.

– Je vois que mes clients, puisque clients il y a, sont bien malades, fit Réderic sans s'émouvoir. Il ne me reste qu'à les abandonner à l'inclémence du tribunal.

– Épousera-t-elle au moins son Don Juan? demanda Mme Sermais.

– Mais, ma chère, dit en riant Julienne, ne savez-vous pas qu'il existe déjà une Mme de Rocrange?

– Dans quel bourbier pataugeons-nous! déclama la Sénéchale, qui se délectait à suivre cette conversation.

– Je me le demande, observa Réderic sentencieux.

Julienne se leva et alla lui donner une tape sur les doigts.

– Réderic, je vous intime l'ordre de vous taire. Lorsqu'on vous interroge, vous vous dérobez, et quand on ne désire plus rien de vous, vous manifestez votre vilain caractère par de désobligeantes remarques qui sont peu d'un galant homme.

– C'est dommage que notre incomparable sénateur ne soit pas là, il ferait mieux notre affaire.

– Ne vous désolez pas, il va venir.

– Vous savez, ma belle, dit la Sénéchale à Julienne, que c'est exprès pour vous que ce cher homme assiste à l'audience. Il est si peu curieux de sa nature, et ce linge est si sale à voir laver!

– Ah! fit Réderic, Sénéchal est au Palais?

– Oui, dit Julienne, et nous allons avoir des détails tout frais.

– Quel bonheur! s'écria étourdiment Mme d'Orgely.

– Il est charmant! soupira la baronne.

– Comme le vicomte et la vicomtesse doivent être ennuyés de cette aventure, émit la Sénéchale avec componction. M. de Rocrange s'est comporté…

– Oh! Madame, interrompit Mme Sermais, il a fait son métier d'homme. Il n'y a rien à lui reprocher. Pour Pauline, quelque pitié qu'on ait pour elle, il faut avouer qu'elle est coupable. Je dis coupable plus que malheureuse, car tout dans sa conduite prouve qu'elle a visé au scandale. Ne lui eût-il pas été facile, même en supposant le pire, de s'arranger à étouffer l'affaire, à éviter l'odieux d'un procès en divorce? Mais non, elle a été cassante, elle a rendu la conciliation impossible. Ce n'est point contre son mari qu'elle est partie en guerre, c'est contre la société, contre l'ordre, contre nous.

– Cela se pardonne moins aisément, dit Réderic.

– Et maintenant, demanda la baronne, que va-t-elle faire?

– Elle ne peut pas continuer à habiter Paris, dit Mme Sermais. Personne ne l'a revue, du reste. Pas même vous, chère madame? ajouta-t-elle en se tournant vers Julienne. Vous étiez pourtant de son intimité, je crois?

– Moi? pas du tout. Nous nous fréquentions seulement, ou plutôt elle me fréquentait. Ces derniers mois, je l'avais presque perdue de vue.

Une pendule se mit à sonner.

– Il devrait y avoir un coq sur cette pendule, dit Réderic.

Une rougeur fugitive passa sur le visage de Julienne. Elle reprit vivement sans paraître avoir remarqué l'interruption:

– Sénéchal, qui sait tout, m'a affirmé que Pauline était à Grasse. Aussitôt après l'éclat, elle se serait retirée chez sa tante, puis, quelques jours plus tard, serait partie pour le Midi. Je suppose qu'elle est revenue pour le procès, mais je ne saurais vous le dire au juste.

– Et M. de Rocrange?

– M. de Rocrange est aussi parti.

– Pour le Midi?

– C'est vraisemblable. Réderic pourrait nous renseigner, mais il ne le fera pas.

– Pourquoi ne le ferais-je pas? Vous voulez savoir où est Rocrange? C'est bien simple: il est à Béthanie.

– Comment?

– A Béthanie, loin de l'œil des pharisiens, avec Marie, Marthe et Lazare, fondus pour lui en une seule personne: Lazare qu'il a ressuscité, Marie et Marthe qui l'aiment, l'une mystiquement, l'autre candidement.

– Et pendant ce temps, dit Julienne avec un haussement d'épaules blagueur, on conspire contre lui dans le Sanhédrin! Pour Dieu, Réderic, mon pauvre ami, je ne vous savais pas si simple! Comme l'on se trompe pourtant sur la mine! Sous votre masque froid et méchant, sous vos paroles mordantes, sous la satire perpétuelle de votre vilain rire, se découvre tout à coup la naïveté d'un poétereau romantique. Émile, continua-t-elle en s'adressant à un jeune lycéen qui, la prunelle à la fois allumée et railleuse, suivait avec intérêt cette conversation, Émile, voulez-vous voir un gobeur? Regardez monsieur. Ce grand sceptique qui vous paraît peut-être si fort et si digne de vous servir d'exemple n'est pas autre chose qu'un gobeur.

Émile fit un geste qui indiquait suffisamment qu'il avait jugé Réderic.

– Vous ne connaissez pas Émile? poursuivit Julienne. Un petit cousin à moi, un garçon étonnant. A quinze ans, il vous a des aperçus stupéfiants sur la vie. Ainsi, tenez, l'autre jour, nous jouions aux petits papiers. La question posée était celle-ci: «Quelle est la différence de l'homme et de la femme?» Savez-vous quelle fut la réponse d'Émile? La voici textuellement: «La différence de l'homme et de la femme, c'est que la femme descend du singe, tandis que l'homme y remonte.»

– Est-il possible! se récrièrent les dames avec des gloussements de rires. Si jeune! Où a-t-il appris ces mots-là? Il n'y a plus d'enfants!

Le lycéen jouissait avec modestie de son triomphe.

– Voyons, Émile, fit Julienne, puisque vous êtes si précoce, donnez-nous votre opinion sur M. de Rocrange et Mme Facial.

Émile répondit avec commisération:

– Ils ne sont l'un et l'autre que des serins.

– Un peu osé, pour son âge, mais délicieux! bêla la baronne.

Julienne s'amusait comme une folle.

Sur ces entrefaites, Sénéchal arriva. Il eut un succès d'entrée. Ces dames l'entourèrent, l'accablèrent de questions.

Une fois assis et les attentions suspendues à ses lèvres:

– Ah! mesdames, débuta-t-il, je sors de l'audience. Quel triste dénouement! Se peut-il qu'une femme ait pu se résoudre à laisser traîner devant un tribunal, devant le public, le scandale de sa vie privée! C'est fait: madame… cette dame… cette femme… je ne sais plus de quel nom l'appeler… Bref le divorce a été prononcé.

– Contre elle? demanda Réderic.

– Et contre qui, Monsieur? répondit Sénéchal. Le mari aurait sans doute pu… cela se fait quelquefois… Mais n'était-il pas de son droit, je dirai plus, de son devoir, de ne pas ménager, par je ne sais quel esprit de générosité fort déplacé en l'espèce, l'épouse coupable? Oui, Monsieur: le divorce a été prononcé contre elle. L'avocat de M. Facial a été superbe… superbe et simple, car la cause était fort simple…

– Et cette pauvre Pauline, interrogea Julienne, quelle défense a-t-elle fait valoir?

– Comment, vous ignorez? Elle n'avait pas jugé à propos de se faire représenter. Le jugement a été rendu par défaut.

«Drôle de femme!» pensa Julienne.

De moins en moins elle la comprenait.

Mme d'Orgely et la baronne s'exclamaient:

– Par défaut! C'est inconcevable! Elle ne s'est pas défendue!

– J'avais, un instant, l'intention d'assister à la séance, disait Mme Sermais; par pudeur, par crainte qu'on attribue à la malignité une curiosité bien naturelle, par gêne aussi de me montrer dans la salle à l'occasion du désastre d'une ancienne amie, j'avais renoncé à mon projet. Je m'en console: puisqu'il n'y a pas eu de débats, cela n'a pas été folichon.

– L'affaire fut, en effet, très vite expédiée, reprit le sénateur. Imaginez-vous que cette… dame avait poussé l'impudence jusqu'à avouer par écrit son adultère. L'avocat n'eut qu'à produire ce document. La preuve était faite.

– Comment trouvez-vous ça, ma chérie?

– Scandaleux!

– Épouvantable!

– Sinistre!

– Faut-il être assez dépourvu de sens moral!

– Assez dinde! corrigea Émile. «N'avouez jamais!» C'était hier dans ma leçon d'histoire.

Sénéchal acquiesça de la main.

– Vous n'ignorez pas, belles dames, continua-t-il avec complaisance, que la loi est formelle à cet égard. L'adultère est ce qu'on appelle, en style juridique, une cause péremptoire de divorce. Une fois l'adultère établi, le magistrat n'a plus qu'à s'incliner et qu'à prononcer le jugement fatal. D'habitude, le procès consiste justement à rechercher, à examiner, à apprécier les preuves produites par le demandeur. C'est là que réside le piquant de l'affaire. Des témoins ont vu, ont entendu des choses extraordinaires; on raconte des histoires de derrière les fagots; le demandeur explique, insiste, entre dans des détails tout à fait exceptionnels; le défenseur ne cède que pied à pied le terrain, discute, nie, et l'on est obligé de prendre d'assaut l'un après l'autre, à coups d'arguments ad hominem ou plutôt ad feminam, les quatre coins chaudement disputés de l'alcôve incriminée. Voilà qui devient palpitant! Voilà qui en vaut la peine! Mais réunir le tribunal, convoquer le public et offrir pour tout potage un avocat qui se lève et dit: «Messieurs, nous plaidons en divorce contre Mme Facial, notre épouse. Nous alléguons contre elle l'adultère dont elle s'est rendue coupable, et nous sommes en possession d'une lettre qui fait surabondamment la preuve de ce que nous avançons…» Ah non! je suis frustré! Je ne me laisse pas émouvoir par une pièce qui n'a plus de péripéties; je ne suis plus disposé à l'indulgence; je reste sévère, mais juste. Mme Facial n'a même pas su se rendre intéressante.

– Quel esprit!

– Quelle verve!

– Et comme c'est vrai! Ce cher sénateur a de ces observations profondes qui font frémir! N'est-il pas, en effet, bien humain de se sentir parfois prêt à absoudre ceux qui ont l'art de présenter leurs fautes sous un jour heureux? Certaines personnes ont le don de sympathie, il faut l'avouer. Ne sommes-nous pas, par contre, un peu durs pour celles qui ne l'ont pas?

C'était la baronne qui, de sa voix mielleuse, avait émis cette réflexion. Elle s'attendait, certes à l'averse de réparties qu'elle déchaîna:

– Est-il permis aussi de se conduire avec un pareil cynisme?

– Ce n'est plus une faute, c'est un blasphème.

– Je me considère presque comme déshonorée de l'avoir connue.

– Avec cette manière de donner violemment du pied dans sa boue, elle nous éclabousse.

Julienne ne joignit à ces sarcasmes que la jonglerie de son rire clair. Mais dans ce rire perlé, superficiel, voltigeant, qui agaça Réderic au plus haut point, elle manifestait qu'elle aussi «lâchait» Pauline, et que cela l'amusait prodigieusement, et qu'aucun scrupule ne s'opposait à ce qu'elle jouît du divertissement qui lui était donné.

– Comme il vous plaira, Madame, fit Réderic: mais moi, je ne trouve point cela risible.

Ce mouvement d'humeur aiguisa encore l'hilarité de Julienne. Et son rire fut si contagieux, qu'aussitôt il se répercuta dans toutes les gorges, illumina tous les visages. La baronne poussa de petits cris stridents; l'éventail de Mme d'Orgely se secoua convulsivement; Mme Sermais, la tête renversée, vibrait de gaité; la Sénéchale roucoulait d'aise; trivial, bruyant, le sénateur se tapait allègrement la cuisse; Émile avait sauté sur son fauteuil et esquissait, des bras et des jambes, les contorsions de quelque danse grimaçante. C'était fou, sans conscience, sinon cette conscience supérieure, l'instinct, qui, à de certaines minutes imprévues, s'empare d'une collectivité et la force à exprimer ses vrais sentiments.

Satisfaits enfin, ils se regardèrent, comme pour se demander réciproquement l'explication de leur belle humeur.

– Nous sommes absurdes, dit Julienne: Réderic a raison: il n'y a pas là de quoi rire. Pauvre Pauline! Et cependant, son cas est grotesque. S'imaginer que l'amour est d'essence divine, lui tout sacrifier comme à une idole vénérée, avoir la foi jusqu'au martyre! Quelle superstition en notre époque désabusée! C'est du délire et de la sottise.

– A moins que ce ne soit de l'orgueil, accentua Mme Sermais.

– Ou de la luxure, fit la Sénéchale en dardant ses gros yeux bêtes sur son mari.

Réderic se leva.

– Vous partez? demanda Julienne.

– Oui. Je me sens devenir moraliste en votre compagnie, et cela me gêne. J'ai sur le bout de la langue un petit cours d'esthétique du cœur dont je voudrais vous épargner à vous l'importunité et à moi le ridicule. Je me bornerai à vous envoyer le Sermon sur la montagne… Non; vous y verriez un: «Heureux les pauvres d'esprit», que vous m'appliqueriez certainement et que je suis cependant loin de mériter.

A peine fut-il sorti, qu'Émile résuma l'impression générale.

– Il est rasant.

– Le fait est qu'il baisse, dit Julienne.

Sénéchal se rengorgea.

– Quel motif M. Réderic pouvait-il avoir de défendre cette… dame? interrogea comme pour de subtiles insinuations Mme Sermais.

– Allez-vous me faire croire que…

– Il y a tant de mystères!

Des sous-entendus glissaient aigus, captieux. Une opinion se formait. On se comprenait; on comprenait même beaucoup plus qu'on ne voulait donner à entendre.

Julienne, qui savait à quoi s'en tenir, ne fit rien pour empêcher ces amusantes calomnies. Et cela moins par prudence pour elle-même que par l'agrément que lui procuraient ces jeux d'esprit. Qui d'ailleurs, parmi les personnes présentes, ignorait vraiment les relations de Réderic et de Julienne? Émile devait être le seul, avec la Sénéchale. Et encore? Mais était-ce une raison pour s'interdire les joies délicates du roman fabriqué de toutes pièces?

– Cette Pauline en a fait peut-être bien plus qu'on ne pense!

– Qui nous dit que M. de Rocrange a été son seul amant?

– Elle était très forte: toujours sur ses gardes, froide, sérieuse. Quel abîme de débauche cachait cette correction! Ces femmes toutes de dessous sont les plus dangereuses.

– D'autre part, objectait-on, si M. Réderic était ou avait été l'un de ses amants, la jalousie aidant, bien loin de l'excuser, ne se montrerait-il pas son plus inexorable censeur?

– Précieuse remarque: mais en des cas compliqués comme celui-ci, beaucoup d'éléments échappent. Qui sait si nous ne nous trouvons pas en présence d'un de ces phalanstères du vice, où tous sont liés par le secret commun, et dont cette femme serait l'âme.

On se tut un instant. Les yeux souriaient. Cette idée étrange titillait les imaginations.

Puis, la conversation se porta sur Facial. On ne l'épargna guère non plus.

– Il fallait du sang, dit Mme d'Orgely.

Et les dames approuvèrent. C'eût été plus noble, plus dramatique; elles y eussent mieux trouvé leur compte. Comment M. Facial ne l'avait-il pas compris?

– Pour moi, dit la baronne, un galant homme ne doit pas supporter un pareil affront sans en tirer vengeance. Le divorce ne répare rien. Il faut tuer…

– Qui?

– L'amant, répondit-elle après avoir réfléchi. Voudriez-vous, par hasard, que ce fût la femme? C'est aux hommes de se tuer pour les femmes. Tout au moins, un duel sérieux est-il d'obligation. On divorce après, si l'on veut; ou mieux, l'on se sépare: car le divorce est de mauvais genre.

– Et vous, Madame, êtes-vous pour le meurtre ou pour le duel? demanda Mme d'Orgely à Mme Sermais.

– Cela dépend des circonstances, fit celle-ci. Si le mari surprend sa femme en flagrant délit, le meurtre; s'il n'a que des soupçons plus ou moins fondés, le duel.

– A ce propos, mon cher sénateur, interrogea la baronne, vous devez assurément savoir comment M. Facial a connu son… malheur. Qui lui a ouvert les yeux? Comment s'est-il comporté devant… l'événement? Vous possédez, sans doute, des détails intéressants. Y a-t-il eu une scène comique, tragique peut-être?

Sénéchal hésita. Un regard rapide de Julienne venait de l'embarrasser. Quelque envie qu'il eût de paraître bien informé, il ne pouvait décemment dévider les petites intrigues qui s'étaient enroulées autour de l'affaire Facial. Il se résigna, non sans un serrement de cœur, à ne conter que l'épisode principal.

– Mais oui… mais oui… Je ne sais pas tout… loin de là… M. Facial avait appris, je suis incapable de vous dire comment, ni où, ni quand, mais enfin il avait appris, de sources très sûres, que sa femme le trompait avec M. de Rocrange. Le jour même, entre quatre et cinq, heure à laquelle il avait de fortes présomptions de croire qu'il les surprendrait en conversation coupable, il se rendit à l'adresse du séducteur. J'ai sur ce qui s'est passé alors des renseignements précis. Je les ai recueillis auprès du concierge de l'immeuble, un homme charmant, auprès de l'ancien domestique de M. de Rocrange, congédié pour n'avoir pas su éconduire le mari, qu'il n'avait d'ailleurs jamais vu, auprès de…

– Comme pour Mme de Saint-Géry? interrompit narquoisement Julienne.

– A la différence près que je n'ai pas assisté à la scène. Mais je l'ai savamment reconstituée, vous allez voir.

Un murmure courut.

– Mes toutes belles, dit Julienne, ce n'est pas tout à fait ce que vous attendez, je vous en préviens.

– Non! reprit Sénéchal, et là nous nous séparons franchement du cas Saint-Géry. Mais patience, et procédons par ordre. Voilà donc M. Facial gravissant de son pas mesuré, le front soucieux, le dos plus voûté que d'habitude, l'œil gris que vous connaissez vaguement teinté d'angoisse, l'escalier de M. de Rocrange.

On se mit à rire. On voyait Facial gravissant cet escalier.

– Devant la porte, il hésite. Sonnera-t-il? Redescendra-t-il pour aller chercher un serrurier? Enfin, il sonne. Le domestique de M. de Rocrange se présente. «Monsieur n'est pas chez lui,» dit-il, avant même que M. Facial lui ait adressé aucune question. M. Facial ne réplique rien. Il empoigne le valet par le collet, le jette sur le palier et ferme la porte sur lui. Puis il se met en devoir de se diriger dans cet appartement qu'il ne connaît pas. Il entend des voix; il traverse une ou deux pièces; il écarte une portière, et, dans un salon qu'éclairent deux lampes à grands abat-jour violets, il se trouve en présence de M. de Rocrange qui marche à lui. Dans le fond, Mme Facial, en robe blanche, toute droite, très pâle.

– Mon Dieu que va-t-il arriver? palpita la baronne.

– Vous pensez bien que le domestique, un instant étourdi, s'était précipité sur les traces du visiteur inopportun. Mais trop tard. Il n'eut plus qu'à assister de loin à ce qui suivit. «Monsieur, débuta Rocrange froidement, vous avez assurément tous les droits légaux sur la femme que vous trouvez ici. Ces droits, par malheur, ne correspondent pas toujours à la justice et à la moralité. Nous nous aimons. Or, nous considérons notre amour comme ce qu'il y a de plus important. Vous jugerez peut-être que vos droits méritaient cette place d'honneur. S'il en est ainsi, je suis prêt à vous accorder toutes les réparations que vous exigerez, hormis celle de renoncer à la femme que j'aime.» M. Facial resta deux bonnes minutes à revenir de sa stupéfaction. Sans répondre à Rocrange – que lui aurait-il répondu! – il s'avança sur sa femme en criant: «Malheureuse, c'est donc vrai, vous me déshonorez!» Mme Facial, avec un calme que lui aurait envié plus d'une coupable, répliqua: «Je n'ai point à vous rendre compte de ma conduite. Elle ne regarde que moi. Je dois néanmoins vous demander pardon d'une chose. C'est de vous avoir laissé ignorer jusqu'à présent que je vous trompais. Mais Dieu m'est témoin que mon intention était de vous faire part de la vérité. Ce soir même vous auriez tout su. Vous m'avez prévenue. Je regrette amèrement que les circonstances vous donnent lieu de croire que je ne suis pas une honnête femme.» La scène devenait de plus en plus étrange. Le mari outragé s'apercevait du rôle passablement ridicule qu'il allait jouer. Il voulut payer d'audace. Pas d'explication ici, prononça-t-il, sévèrement. Suivez-moi. C'est au domicile conjugal que, devant votre mari et votre juge, vous pourrez tenter d'excuser votre faute.» Elle ne bougea pas. «Obéissez!» fit-il, en la saisissant par le bras. Elle poussa un léger cri. Mais déjà Rocrange bondissait: «Vous vous méprenez, Monsieur, et je ne saurais permettre que vous exerciez chez moi des prérogatives que je ne reconnais pas. Madame est libre ici, c'est à moi seul que vous avez affaire.» – «Qui êtes-vous, Monsieur?» – «Un homme, comme vous.» – «Moi, je suis le mari.» – «Et moi, l'amant.» M. Facial s'arrachait les cheveux. «Mais, je vais faire monter la police!» menaçait-il. C'était grotesque. Il le sentit, et ne trouvant plus rien à dire, devant cette situation brutale et cette fermeté incompréhensible des deux complices, il prit le parti de se draper d'une dignité un peu tardive et de se retirer en bon ordre. Il fit bien, car s'il avait continué sur ce ton, Rocrange était homme à ne pas le ménager. Je dois dire qu'à aucun moment M. Facial ne fit mine de se faire rendre raison par les armes. Eut-il tort? Je ne voudrais pas l'affirmer. Cela n'eût rien réparé du tout, et il eût, par contre, couru grand risque de se faire blesser par Rocrange, qui est, comme chacun sait, un adversaire peu commun. Quant à la dame qui fut cause de ce beau scandale, je vous l'abandonne. Si le mari fut peu noble, l'amant peu scrupuleux, elle, à coup sûr, fut bien franchement…

– Une coquine, siffla Mme Sermais.

La haine et l'envie criaient sur le visage des femmes. Tout à l'heure, elles pouvaient encore rire; une maligne joie éclairait leurs yeux; leur indignation était de surface. Maintenant, elles s'irritaient sincèrement. Ah! celle-là qu'elles affectaient de mépriser aimait et était aimée! Soutenue par une foi qu'elles ne connaîtraient jamais, celle-là avait réussi à inspirer à un homme une passion désintéressée! Celle-là osait être heureuse par-dessus les conventions et malgré les lois! Jamais elles ne pardonneraient. Le récit de Sénéchal venait de les exaspérer. L'adultère passe, mais l'amour! Tout ce qu'elles avaient en elles de pervers, de féminin, de parisien frémissait et se révoltait.

– Après son attitude dans cette scène, expliqua le sénateur, on comprend qu'elle soit restée insolente jusqu'au bout.

– C'est-à-dire qu'on ne comprend plus du tout, dit la baronne. Cette femme est un phénomène d'impudence.

– Une énergumène.

– Sans son aventure qui l'a rendue désormais impossible, même dans les pires milieux, nous n'aurions pas tardé à la voir présider quelque ligue grotesque pour l'émancipation de la femme.

Et la Sénéchale, qui était stérile, s'écria:

– Dire qu'elle a un fils!

– A propos, cet enfant, interrogea Julienne avec intérêt, que va-t-il devenir? Va-t-il suivre sa mère?

– M. Facial connaît mieux ses devoirs, répondit Sénéchal. C'est à lui que, par décision du tribunal, la garde de l'enfant a été confiée.

– Voilà qui est bien, dit la baronne. Mais se figure-t-on le ravage qu'une histoire pareille peut exercer dans une jeune intelligence!

Sur quoi Émile observa:

– Ça doit être amusant une mère qui fait des farces!

Lorsque tout le monde fut parti, à l'exception d'Émile qui passait la journée chez sa cousine, Julienne eut un léger remords.

«J'aurais dû prendre un peu sa défense», pensa-t-elle.

Mais elle se dit bien vite qu'elle avait été, en somme, suffisamment généreuse en ne chargeant pas Pauline, elle qui avait suivi les choses dès leur début et qui aurait pu en raconter de si jolies.

«D'ailleurs, pensa-t-elle, Réderic a voulu se donner ce beau rôle, et cela ne lui a pas réussi. Il devient absurde, Réderic. Il distille en outre un ennui prodigieux. Je ne l'inviterai plus. Je le prierai d'espacer ses visites. C'est étonnant ce que j'en ai assez de ce garçon-là! Il faut que je me débarrasse de lui.»

Et songeant à son autre amant, à Sénéchal, qui était bien le contraire du premier, mais qui commençait à l'énerver par son perpétuel sourire de vieux beau, elle se dit que, s'il l'amusait encore, s'il s'entendait mieux que jamais à la choyer de flatteries, il ne suffisait cependant pas à absorber tout ce qu'elle détenait de curiosités et de désirs. Et puis, Sénéchal frisait la soixantaine. Elle l'avait connu plus alerte. Et quoi! n'était-il pas permis de varier ses plaisirs! Elle avait envie d'autre chose. Il n'y avait pas que deux hommes au monde, Réderic et Sénéchal, Sénéchal et Réderic! Qui l'empêchait de satisfaire une nouvelle fantaisie?

– Émile, murmura-t-elle, Émile!

– Ma cousine?

– Venez vous asseoir près de moi.

– Voici.

– Dites-moi, Émile, savez-vous déjà ce que c'est que l'amour?

– L'amour? fit le lycéen. Moi, voyez-vous, ma cousine, j'ai mes théories sur l'amour.

– Vraiment? Exposez-moi ça.

– Oh! ce n'est pas long.

– J'écoute.

– C'est bien simple: je suis dégoûté des femmes.

Julienne sourit. Elle dégrafa rapidement son corsage, attira contre elle l'adolescent et lui donna un baiser sur les lèvres:

– Et de moi?

Le lycéen vibra comme un ressort.

Puis, il fonça sur elle, en bégayant:

– Oh! c'est épatant! c'est épatant!