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Loe raamatut: «Pauline, ou la liberté de l'amour», lehekülg 13

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XIV

A Grasse, le soleil baignait leur amour.

– Chère âme, disait Odon, si nous pouvions maintenant commencer une nouvelle vie, sans qu'aucun souvenir du passé vienne en troubler le ciel, ne serions-nous pas merveilleusement heureux?

– Mon Odon, certes: et c'est ma seule souffrance que ce passé de Paris, dont je ne puis, malgré mes efforts, soulager ma pensée. Je veux aimer, je veux vivre: mais il me semble que j'ai quelque chose de brisé en moi. Quel défaut s'est révélé, quel défaut à mon cœur? Je ne sais. Peut-être ne suis-je plus capable de jeunesse, de fraîcheur, d'illusion sur l'avenir et d'élan vers la joie. Peut-être suis-je semblable à ces femmes qui se retirent du monde après en avoir été incurablement blessées: une fois entrées au couvent où elles espéraient trouver le bonheur, elles s'aperçoivent qu'il est trop tard et qu'elles pourront à peine goûter la paix, alors qu'elles voulaient participer aux délices de Dieu.

– Il n'est jamais trop tard pour aimer.

– Oh! j'aime, oui. Je n'ai jamais aimé avant de t'aimer. Mais je sens avec douleur que les cordes de cet amour ne sont plus vibrantes et sonores, qu'elles ont été faussées, martyrisées par trop de chocs mauvais, et qu'au lieu des odes triomphales pour lesquelles elles étaient faites, elles ne peuvent désormais exhaler que de pâles élégies. Mon amour n'en est pas moins mon être, il est intense, il est toute moi: mais il est empreint de tristesse, alors qu'il devrait l'être de joie.

– Mon amie, l'amour est indépendant de la joie ou de la tristesse. C'est un sentiment supérieur qui se répand sur tous les autres sentiments et les sanctifie. C'est parce que nous nous aimons que même les pires malheurs prendraient cette teinte sacrée, qui, malgré tout, fait de la vie ainsi sublimée le joyau suprême. Et le secret de la vraie joie n'est-il pas justement de sentir l'amour nous pénétrer et nous sauver, au moment où, sans lui, nous serions livrés en proie aux plus terribles désespoirs? Vois, le ciel est rose, l'heure est suave: que de biens nous entourent encore dont nous jouirons doublement.

– Je t'aime! je t'aime! s'écriait Pauline. Que deviendrais-je, que serais-je sans toi? Je veux oublier, oublier tout ce qui n'est pas ton amour. Je me confinerai dans le rayon de tes yeux. Pardonne-moi! Couvre-moi de tes baisers secourables!

Elle pleurait, se suspendait à lui comme à un grand christ qu'on implore; elle se blottissait contre son sein, cherchait dans ses bras le refuge.

Et il la consolait; et, sans cesser d'être l'amant, trouvait pour apaiser sa peine de paternelles caresses.

– Pleure, enfant, disait-il; sache la douceur des larmes épanchées avec abandon. Tu as trop compté sur ta force; maintenant, tu souffres de te découvrir faible. Mais cette faiblesse est bonne; elle crée autour de toi une atmosphère de sensibilité. On ne vit pleinement du cœur que par la vertu des émotions. L'impassibilité n'est point ce qui constitue une grande âme: mais bien le courage de penser et de vouloir tout en n'ignorant aucune des épreuves de la foi.

Leurs promenades étaient leur seule distraction extérieure. Ils se reflétaient dans la nature. Et à contempler ensemble les mêmes paysages, à conduire leurs pas le long des mêmes sentiers, ils se pénétraient mieux, s'absorbaient l'un dans l'autre avec plus de dévotion.

Ils n'éprouvaient aucune gêne dans cette contrée écartée. Ils étaient bien à eux, à eux seuls. Personne ne les connaissait; ils ne firent la connaissance de personne. C'était la retraite qui convenait à leur désir.

Et lorsque, par une bénédiction spéciale, ils se laissaient aller, sans autre souci, à l'heure présente, le bonheur semblait descendre sur eux et les inonder de sa grâce. Pauline rayonnait alors d'une lumière douce et pure. Elle émerveillait son amant du spectacle de sa félicité. Oh! s'il leur avait été donné d'être nés ainsi, ou de s'être élevés par une progression naturelle et radieuse à cette floraison! Ils eussent savouré le délice d'une existence admirable et parfaite. Mais ces instants lumineux étaient rares.

Le passé, ils le méprisaient; ils ne pouvaient effacer néanmoins l'impression navrante que ce passé leur laissait.

Odon l'eût facilement oublié. Il n'en avait pas souffert comme Pauline. Mais puisqu'elle en souffrait, il en souffrait pour elle et peut-être plus qu'elle. Sa puissance de sympathie était telle, qu'il ressentait jusqu'à la douleur les pensées contristantes de son amie.

Celle-ci ne pouvait s'étonner de l'animosité qu'elle avait soulevée. Elle s'y était attendue. Quelles que fussent pourtant ses prévisions, leur réalisation brutale l'avait troublée. Elle avait espéré, au moins, quelque témoignage secret d'amitié. Et rien! Julienne, cette Julienne qu'elle savait légère et perverse, mais dont l'affection pour elle avait été sincère, s'était dérobée comme les plus indifférentes. Facial s'était montré plus rebelle à toute charité qu'elle ne l'eût supposé. Il avait été bas. La société l'avait expulsée en brebis galeuse. Tout ce qu'elle avait connu, tout ce qu'elle avait vécu la reniait. Elle avait conscience d'être l'excommuniée: et bien qu'elle eût renoncé de plein gré à toute communion, l'injustice de la sentence irritait sa raison et blessait son cœur.

N'y avait-il pas une cruelle ironie à connaître sa supériorité morale sur un monde d'hypocrisie et de méchanceté qui ne l'estimait pas digne de lui?

Mais qu'était-ce cela! Pauline n'y eût pas pensé et n'en eût conçu aucune amertume, si la vraie douleur, la terrible douleur qui rongeait ses entrailles lui avait été épargnée.

On lui avait pris son fils.

Voilà la plaie affreuse dont elle ne guérirait jamais, que tout l'amour d'Odon ne réussirait pas à fermer. Son fils, son enfant était mort, mort à elle! Ou plutôt – et cela était épouvantable – c'était elle qui était morte à lui, elle, elle vivante et séparée de lui par un abîme plus inexorable que le tombeau! Des larmes de détresse tombaient de ses yeux. Qui lui rendrait l'enfant, son Marcelin qui respirait là-bas, loin d'elle, à Paris, qui l'oubliait, qui apprenait à la répudier comme mère? Une effrayante angoisse la serrait à la gorge, lorsqu'elle songeait, et c'était presque sans cesse, au crime qui avait été commis.

«Mon enfant! mon enfant! s'écriait-elle dans le martyre de l'idée fixe, que deviens-tu? que fais-tu à ce moment, à cette minute? Est-il possible que tu ne sentes pas courir autour de ta tête les baisers dont je dévore ton image? Mon petit Marcelin, n'entends-tu pas le flot de prières qui s'échappent pour toi de mes lèvres? Oh! réponds-moi! Envoie ta douce pensée vers moi. Je la reconnaîtrai lorsqu'elle frôlera mon front. Je dirai sans une hésitation: C'est lui! il pense à moi. Je verrai ton ombre charmante voltiger devant mes yeux. Ce sera toi, ton regard, ton sourire. Ta voix me murmurera: Je t'aime, je ne t'oublie pas!»

Ah! si on lui avait laissé son fils? Elle ne se fût plus occupée que d'être heureuse! Ce qui maintenant la faisait souffrir eût été un sujet de joie. Elle se fût tenue pour privilégiée de vivre à l'écart, entourée des deux seuls êtres qu'elle chérissait. Son fils avec elle: le paradis, la délivrance, l'avenir! Alors, elle eût retrouvé les splendeurs de la jeunesse pour aimer. Le prestige de l'idéal eût enthousiasmé son âme. Elle ne se fût pas plainte de ne pouvoir goûter qu'avec déception l'ivresse de passion qu'elle cherchait. Hélas! si son cœur, par brusques secousses, s'arrachait de son amant au milieu des plus ardentes caresses pour s'élancer comme un fou vers Paris, c'était parce que son fils l'y appelait. Si, jour et nuit, la voix de plus en plus odieuse de Facial la poursuivait, c'était que cet homme lui confisquait son enfant. Si elle rongeait son frein avec une morne colère contre la société, dont elle n'avait plus voulu comme femme, c'était que la société se vengeait de la femme sur la mère. Marcelin! Marcelin! l'obsession de ces syllabes évoquant l'être adoré qu'elle avait perdu harcelait ses tempes d'une fièvre perpétuelle.

La malheureuse essayait encore de cacher autant qu'elle pouvait de sa désolation à celui qu'elle allait jusqu'à se reprocher de ne pas entourer d'un culte exclusif. Mais Odon assistait à toutes les phases de ce chagrin. Son tact subtil percevait les moindres écorchures sur le réseau de sensibilité de sa maîtresse. Il savait quand Pauline était déchirée à crier: il savait quand, lasse, elle s'apaisait, mais que tout l'épiderme de l'âme lui faisait mal comme après une longue torture. Et il saignait avec elle, en silence, ne voulant pas, par le spectacle de sa propre douleur, accroître celle de son aimée.

Lorsqu'ils causaient de Marcelin, c'était pour s'exhorter à l'espérance.

– Il te reviendra, il nous reviendra, disait Odon; et il appuyait sur ce nous avec une intention exquise. Le père se lassera d'exercer sa vengeance. Fût-il mieux que le père légal, il comprendra que priver plus longtemps l'enfant de sa mère, c'est barbare et c'est nuisible.

– Dieu t'entende! murmurait Pauline.

Mais elle connaissait Facial. Elle savait qu'en retenant l'enfant, cet homme austère s'imaginait remplir un devoir sacré. Hélas! ce n'était pas une vengeance. La vengeance s'épuise, le devoir s'exacerbe. Il y avait de quoi pleurer.

Après mille combats, elle résolut d'écrire à son fils. Quelle effusion de larmes et de caresses! Le papier semblait vivre son amour. Elle recommença plusieurs fois cette lettre chérie, la chargeant toujours plus de son cœur gonflé, ajoutant de nouveaux baisers aux premiers baisers. Réconfortantes heures, prolongées à dessein, confidentes de tant de rêves! Mais elle ne laissa pas échapper un mot de récrimination. Cette lettre à son fils fut admirable de délicatesse. Pauline le comprit ainsi, afin que Facial, touché et rassuré, pût consentir à laisser s'établir entre eux une correspondance. Elle n'eut même pas à le comprendre: l'explosion de sa tendresse ne comportait pas de place pour autre chose.

«Vous ne voudrez pas, écrivait-elle à cette occasion à Facial, vous ne voudrez pas détruire chez mon enfant tout souvenir de sa mère. Vous savez combien ce sentiment est nécessaire et précieux. Je suis tellement certaine que vous jugerez en cela comme moi, que l'idée ne me vient pas de faire parvenir ma lettre à Marcelin par une autre personne que par vous. C'est à vous que je l'envoie: vous la lui remettrez vous-même. Lisez-la auparavant: elle ne contient rien dont vous puissiez prendre ombrage. Je suis mère et je ne suis que cela, lorsque je parle à mon fils. Vous qui avez assumé le soin de l'élever, vous n'avez point l'intention de cloîtrer son cœur. Je n'ai pas besoin, n'est-pas, d'invoquer votre générosité? Il suffit que vous soyez juste.»

Trois jours après, Pauline recevait la réponse.

Facial lui retournait la lettre adressée à Marcelin et l'accompagnait de ces mots:

«Je ne sais qui vous êtes et je ne veux pas vous connaître. Je vous interdis formellement d'écrire à mon fils, et en général d'essayer de communiquer avec lui de quelque façon que ce soit. Cette jeune âme n'est pas faite pour être poursuivie par le spectre du souvenir. D'ailleurs, celui qui portera mon nom ne doit point avoir à prononcer le vôtre, encore qu'il se le rappelle, ce dont je doute, car il ne parle jamais de vous. Pour ce qui me concerne, je vous saurais gré de m'épargner le renouvellement de tentatives qui ne peuvent avoir d'autres résultats que de m'obliger à une surveillance plus étroite. Toute insistance de votre part serait inutile et de mauvais goût.»

Pauline froissa le papier d'une poignante crispation. Elle ne dit rien; pas un reproche ne se formula sur ses lèvres, ni même dans son cœur. Elle comprenait qu'il ne pouvait en être autrement. Mais elle se sentit glisser comme une masse dans un trou de douleur, tandis qu'une dalle se scellait sur elle.

Elle entrevit l'avenir inévitable, conséquence de la défaite: sa révolte perpétuée, son ressentiment toujours bouillonnant, sa raison malade, son instinct désemparé. Elle serait une lamentable irréconciliée du sort. Jamais le calme, le calme divin, qu'elle avait ardemment convoité, ne descendrait sur elle en bienfaisante grâce. La blessure de son flanc resterait ouverte, et l'éponge de vinaigre ne cesserait de provoquer sa bouche altérée.

N'était-ce donc qu'une rive illusoire, ce pays créé par son désir, qu'elle voyait pourtant, qu'elle croyait parfois toucher, et qui, fallacieux, disparaissait au premier geste d'espoir pour ne laisser que la sensation atroce du sol gelé? N'arriverait-elle pas? Était-elle destinée à tomber épuisée sur la route dure?

Le bon compagnon veillait, le cher compagnon, celui des jours mauvais comme celui des haltes sereines. Il sut lui rendre un peu de courage. L'art tout-puissant de la charité dans l'amour opéra ce prodige de relever Pauline, après la crise terrible qui d'abord l'abattit. Sous l'excellence des caresses de l'amant, sous l'influence de sa volonté d'homme, elle reprit une vigueur morale qu'elle ne soupçonnait pas. Ses yeux se remirent à fouiller le ciel pour y découvrir l'étoile propice, ses lèvres à entrecouper de prières ferventes les sanglots que leur arrachait la cruelle réalité.

Ce n'était pas la résignation, mais la résistance, qu'Odon soufflait ainsi dans l'âme de Pauline. Il savait la vertu de la lutte plus efficace que celle du sacrifice. Le débat pour la vie importe; s'il n'aboutit pas à la victoire, qui est le bonheur, il faut, au moins, le prolonger jusqu'au consentement, qui est la paix. Tant que Pauline serait occupée de conquérir son fils, elle ne songerait pas à le pleurer.

Des projets furent faits. Mais avant d'aborder les résolutions extrêmes, ils tentèrent par tous les moyens de communiquer avec Marcelin. Il eût déjà suffi d'une page de son écriture pour rendre Pauline folle de joie. Mais comment lui faire parvenir les nouvelles indispensables? Ils essayèrent de déjouer la surveillance de Facial en s'adressant à divers intermédiaires. Le directeur de l'école que fréquentait le jeune garçon, les maîtres qui lui donnaient des leçons, miss Dobby, sa gouvernante, furent successivement chargés de lui remettre en secret des lettres. Aucune ne parvint. La concierge reçut de l'argent pour s'acquitter du même office. Elle garda l'argent et remit les lettres à Facial. Si bien, qu'au lieu de la réponse tant désirée, ce fut, un jour, une lettre de menaces de Facial qui arriva.

Que se passait-il? Depuis tant de mois, des changements avaient dû se produire: et Pauline ignorait tout. De moins en moins il lui devenait possible de joindre l'enfant. Odon écrivit alors à Réderic. De celui-ci ils eurent une réponse. Réderic n'avait pas revu Marcelin. Il donnait cependant quelques informations: le fils de Pauline était au lycée; il n'avait plus sa gouvernante; il se portait bien; son père, semblait-il, dirigeait avec le plus grand zèle son éducation. Et Réderic ajoutait, nouvelle qui effara Pauline, que Julienne s'occupait du jeune garçon d'une façon très suivie.

«Julienne! Julienne! écrire à Julienne!»

Cette pensée traversa l'esprit de Pauline. Mais elle éprouva un tel serrement de cœur à l'idée d'avoir recours à son ancienne amie pour parvenir à Marcelin, qu'elle comprit aussitôt que cela lui serait impossible. Un irrésistible flux de jalousie lui monta à la tête. Tandis qu'elle était ici, loin, exilée, Julienne voyait son enfant, Julienne pouvait le voir tous les jours! Pourquoi cet intérêt? Qu'est-ce que cela signifiait? Et elle se souvenait qu'autrefois elle avait déjà ressenti, pour de futiles baisers, d'inexplicables jalousies.

Elle n'écrivit pas à Julienne. Trop de trouble la remplissait. Que faire pourtant? Odon l'engageait à vaincre ses répugnances. Selon toute probabilité, Julienne, qui n'était pas dure, se prêterait volontiers au rôle de tiers entre la mère et le fils; et, femme, elle aurait même du plaisir à être la cheville ouvrière de cette petite intrigue. Mais Pauline ne voulut pas.

– Partons pour Paris, dit-elle.

Ils partirent. Ils restèrent à Paris une semaine. Ils firent tout pour aborder Marcelin. Pauline se présenta au lycée et demanda à lui parler. On lui répondit qu'on avait ordre du père de ne point permettre d'entretiens avec des personnes inconnues. Le samedi soir, cachée dans un fiacre, elle assista à la sortie des élèves. Elle aperçut Marcelin et un grand frisson la secoua. Mais Facial était là. Le lendemain, dès le matin, toujours dans un fiacre, elle se tint aux aguets dans la rue où habitait Facial. Marcelin sortit en voiture après le déjeuner. Il était en compagnie de Julienne et d'un lycéen plus âgé que lui, que Pauline ne connaissait pas et qui n'était autre qu'Émile. Ils firent une promenade au bois de Boulogne. Au retour, ce fut chez Julienne qu'ils descendirent. Marcelin y dîna. Il n'en partit qu'à dix heures, escorté par Facial qui était venu le chercher. Pendant toute cette journée, Pauline ne trouva pas le moyen de se montrer à son fils.

Alors, perdant pied, elle écrivit à Facial:

«Je suis à Paris. Autorisez-moi à avoir une entrevue avec l'enfant.»

Facial répondit:

«Je connais toutes vos manœuvres. Je sais depuis quand vous êtes à Paris, à quel hôtel vous êtes descendue, et ce que vous venez faire. Moins que jamais je ne puis vous accorder ce que vous demandez.»

Un second voyage à Paris, entrepris avec plus de précautions encore, eut un résultat pire. C'était à une époque de vacances: Pauline espérait avoir ainsi plus de facilité pour rencontrer Marcelin. Mais elle ne le vit même pas. Renseigné sur son arrivée, Facial avait emmené l'enfant à la campagne.

Ils revinrent à Grasse profondément tristes.

– Plus je voudrais fuir ce monde, disait Pauline, plus j'enfonce dans son marécage. Il semble que chaque pas que je fasse pour ma délivrance marque un degré de plus de ma détresse. Je suis prisonnière; je ne pourrai jamais me dégager. Quelle grève funeste que la société! Elle nous tient. C'était avec délice que j'ai cru un moment être libre. Je m'aperçois que je suis toujours et toujours plus sa victime. La liberté n'existe pas, ni celle de l'esprit, ni celle du corps. Nous sommes esclaves, esclaves, esclaves. Il n'y a qu'un seul bonheur possible: le plaisir qu'éprouvent des créatures viles à porter des chaînes.

Elle avait ainsi des accès de colère, trop légitimes pour qu'Odon voulût les calmer par les raisonnements habituels. Il les préférait aux heures de mortelles angoisses, d'accablement muet qui faisaient tant de mal à sa pauvre amie.

– Sois fière, lui disait-il. Tu as suivi le droit chemin du cœur: que les abominables ronces ne te fassent pas regretter le mensonge de la grande place publique.

– Je ne regrette rien, répliquait Pauline. D'ailleurs, lorsque je compare à ma souffrance passée ma souffrance actuelle, je dois estimer celle-ci, quelque vive qu'elle soit. Elle ne m'abaisse pas au-dessous de ma conscience. Elle ne comporte ni remords, ni gêne morale, ni mécontentement de soi-même. Je n'ai rien à me reprocher. C'est certainement une fatalité, ce n'est point une punition. Autrefois, lorsque j'étais malheureuse, je sentais qu'il y avait de ma faute. Aujourd'hui, le seul tort que je me reconnaisse, c'est d'avoir manqué d'habileté au moment où, par quelque moyen peu difficile peut-être à trouver, j'aurais pu conserver mon fils avec moi.

Puis, elle se désolait de ce que cette situation avait de pénible pour Odon.

– J'aurais voulu te rendre la vie belle et sereine. Je rêvais d'être pour toi l'amante éternellement jeune, le soleil toujours pur. Je désirais t'entourer de joie. Et voilà mes pleurs ruissellent souvent sur mes joues, je suis la dame mélancolique, l'âme saignante. N'ai-je pas gâté ton existence? O mon bien-aimé, combien je suis malheureuse d'être malheureuse! Je songe à toi, et mon affliction est extrême. Tu méritais la tendresse d'un ange de lumière, et je n'ai à t'offrir que mon sourire baigné de larmes. Que tu es bon, que tu es charitable de m'aimer malgré tout! Et, je le sens, ton amour est mieux que du dévouement: c'est toujours de l'amour, tu m'aimes, tu m'aimes!

Ce fut alors qu'Odon, désespéré de la douleur de sa maîtresse, résolut de mettre à exécution un projet qu'il nourrissait depuis longtemps. Il voulait aller se jeter aux pieds de sa femme et la supplier de consentir au divorce.

Une fois libre, il épouserait Pauline. Puisque Pauline pleurait son enfant, il lui en rendrait un: et un enfant qui serait à eux, à eux deux, à eux seuls, un enfant qui serait fait de leur amour. Cette chose qui ne leur était pas permise maintenant deviendrait possible. Ils pourraient avoir un enfant, un enfant légitime, leur gloire, leur avenir, qu'ils contempleraient sans aucune crainte. Et Pauline serait de nouveau heureuse. Ce petit être apporterait avec lui le rayonnement du ciel. Il serait la bénédiction, le salut. La vie nouvelle, après laquelle soupiraient les deux amants, naîtrait, imprégnée d'espérances, hors des atteintes du passé.

Toutefois, par prudence, il ne voulut point faire part à Pauline de ce projet. S'il courait au-devant d'un insuccès, la déception serait pour lui seul. Si, au contraire, il parvenait à fléchir sa femme, quelle fête que le retour avec la bonne nouvelle!

Il prétexta une affaire à régler à Paris et partit pour Poitiers, où résidait Mme de Rocrange.

Ce ne fut point sans une grande anxiété qu'il se retrouva en présence de cette femme en deuil, au regard froid, aux lèvres décolorées, de cette femme sévère dont dépendait maintenant son avenir. Un frisson le prit à la pensée qu'elle était maîtresse de décider et qu'il devait toucher ce cœur dont il n'avait jamais connu le secret.

Elle le reçut avec un léger trouble de la voix, une légère altération du miroir des yeux: mais c'était à peine perceptible.

– Vous me trouvez changée, dit-elle: je commence à blanchir.

Odon ne l'avait pas vue depuis dix ans. Elle n'était pas changée. Tel il en avait conservé le lointain fantôme dans le fond sombre du souvenir, telle il la revoyait.

– J'ai plus vieilli que vous, dit-il.

– En effet, je remarque sur votre visage de nombreuses rides. Êtes-vous fatigué de votre vie? Me revenez-vous?

– Non, répondit-il d'un ton doux; je suis peu fait pour vous comprendre; et nous ne nous aimons pas.

– Je vous aime, moi.

Pas d'amour. Vous m'aimez de cet intérêt que l'on a pour ceux auxquels on est lié et sur qui l'on possède des droits. Tout cela est triste, sans doute, fort triste. Et c'est encore plus triste que vous ne pensez: car, moi, Madame, j'aime; j'aime une femme de toutes les forces de ma vie; et cette femme est à moi comme je suis à elle; nous sommes unis devant Dieu, sinon devant les hommes.

– Épargnez-moi cet horrible blasphème! D'ailleurs, je sais. Votre sœur de Béhutin m'a tout appris. Je vous plains, je vous plains.

– Alors, soyez miséricordieuse! Si vous savez tout, si vous savez qui est cette femme, ce qu'elle a fait pour moi, combien elle m'aime, combien je l'aime, si vous le savez, vous devez comprendre pourquoi je suis venu ici, ce que je suis venu demander de vous.

– Serait-ce le repentir qui vous pousse? Je suis prête à pardonner.

Odon fit un geste de désespoir.

– Le pardon, continua Mme de Rocrange, je vous l'offre depuis dix ans. Je continue à vous l'offrir, et je vous l'offrirai toujours. Chaque matin, ma prière à Jésus est: «Daignez, Seigneur, ramener au bercail la brebis égarée! Pardonnez-lui comme je lui pardonne!»

– Vous faites semblant de ne pas comprendre, dit Odon. Ah! écoutez! je souffre trop. Vous compatirez à ma souffrance. Et puisque d'un mot vous pouvez me rendre heureux, ce mot vous ne le refuserez pas.

Avec des larmes dans la voix, il lui conta, sans rien lui cacher, l'histoire de sa liaison. Il mit dans ce récit toute l'éloquence de son cœur, s'appliquant à faire ressortir le caractère éminemment noble de sa maîtresse, la pureté de leur amour, l'iniquité des jugements humains à leur égard. Il parla surtout de l'odieuse torture infligée à Pauline, à cette mère qu'on avait privée de son enfant.

Mme de Rocrange ne l'interrompit pas.

Lorsqu'il crut l'avoir émue, il aborda délicatement la situation, chercha à faire entendre à sa femme ce qu'il désirait d'elle, à l'amener à proposer elle-même de lui rendre sa liberté.

Mais Mme de Rocrange ne proposa rien. Elle dit seulement:

– Pauvre femme! pauvre pécheresse! L'expiation commence pour elle déjà sur cette terre. Que Dieu lui en tienne compte!

Alors Odon s'écria:

– Marie, au nom de tous les sentiments humains, au nom de toute la charité divine, donnez-moi la possibilité de réparer cette infortune! Ne voyez-vous pas qu'il faut que j'épouse cette femme? C'est mon devoir: nul autre devoir n'est plus saint que celui-là.

Mme de Rocrange se couvrit les yeux de ses mains. Il y eut un long silence, au bout duquel elle laissa tomber d'une voix lourde ces mots:

– Je suis catholique.

Une sueur froide couvrit le front d'Odon. Il éprouva, tout à coup, l'affreuse conviction du damné devant la rigueur éternelle.

– Malheureuse! gémit-il. Catholique, mais non pas chrétienne.

Puis, il éclata:

– Ah! Madame, vous êtes cruelle, épouvantablement cruelle. Vous êtes plus féroce pour nous que ce monde dont vous exécrez la méchanceté. Qu'avez-vous fait de l'Évangile, qui ordonne d'être bon, d'être charitable, d'avoir pitié, de secourir ceux qui ont besoin de secours? Le Christ a accueilli la femme de mauvaise vie, et vous, qui vous réclamez de lui, vous repoussez la prière de celui qui vous supplie de permettre qu'une œuvre de réparation s'accomplisse. Et cela non par jalousie, car vous ne m'aimez pas, non par vengeance, car vous ne me haïssez pas, mais par je ne sais quelle atroce et lugubre discipline, dont vous concevez peut-être tout le crime, sans trouver dans votre conscience assez de foi pour oser l'enfreindre. Vous croyez à la vie éternelle et au jugement des bons et des méchants. Lorsque vous vous présenterez devant le tribunal suprême et que vous direz: Voilà ce que j'ai fait! croyez-vous que le divin Crucifié vous répondra avec joie: C'est bien, bonne et fidèle servante, tu es digne d'entrer parmi les élus de mon Père? Ah! Madame, vous encourez une grande responsabilité.

Marie de Rocrange eut un frissonnement des paupières. Son visage devint plus pâle. Mais elle dit:

– Je ne sais qu'une chose. L'Église ordonne: Tu ne désuniras point ce que Dieu a uni. J'obéis.

Odon tomba à ses genoux, sanglotant:

– Par grâce! Marie! Marie! Réfléchissez-y!

Il prit sa main blanche et voulut la porter à ses lèvres.

Elle se raidit, étrangement troublée, en murmurant rapidement:

– Mon Dieu, ayez pitié de moi!

Il crut qu'elle faiblissait. Il baisa sa robe.

– Oh! balbutia-t-il, vous cédez! Merci! merci!

Alors, elle s'arracha de ce baiser impalpable, mais qu'elle venait de sentir comme un fer rouge, et dit:

– Jamais.

Odon se releva. Il était blême de colère. Il prit son chapeau et ses gants.

– Adieu, Madame, dit-il les dents serrées. Vous venez de faire beaucoup de mal.

– Odon!

– Taisez-vous. Je vous défends de m'appeler ainsi. Ce nom-là n'est pas fait pour vous.

Il partit.

Elle ne fit pas un mouvement, mais suivit d'un regard fixe celui qui s'en allait. Un désir de pleurer lui monta à la gorge. Puis, elle se signa longuement.