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Loe raamatut: «L'île de sable», lehekülg 17

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VIII. GUYONNE ET JEAN

L'amour, présente deux traits fort distincts: ou il jaillit spontanément, volontairement; ou bien il croît lentement, involontairement. Dans le premier cas, il résulte, le plus souvent, d'une prédisposition de l'individu qui en reçoit le germe et d'un rayon de la physionomie ou de l'esprit de l'individu qui le transmet. Dans le second cas, l'amour tire son éclosion d'une liaison suivie entre le subjectif et l'objectif; il est le fruit d'une sorte d'étude, toujours d'une appréciation raisonnée. Celui-ci caresse ordinairement les sentiments; celui-là irrite les sens. C'est assez dire que l'un ressemble à ces fleurs éphémère, resplendissantes de couleurs, saturées de parfums le matin, mais flétries et desséchées le soir; et que l'autre apparaît comme une plante frêle, presque imperceptible à l'heure de sa naissance, et que les jours et les mois développent tout doucement jusqu'à ce qu'elle arrive à un épanouissement complet. Alors, à son tour, elle brille de mille éclats; elle embaume de ses senteurs, et loin de se faner après une révolution du soleil, elle conserve sa fraîcheur, ses magnificences. L'été en drape les tissus, en fond les nuances; l'automne en distille les arômes, en enrichit les saveurs; l'hiver prépare, comme à regret, son linceul de neige.

– Oh! qu'il est bon, qu'il est délectable cet amour qui mollement s'insinue dans nos sens, qu'il fait de bien! Comme il apprend à connaître les choses pures et délicates! Principe du dévouement, créateur de l'abnégation, lien de la société, ennemi de tout ce qui est mauvais, serviteur de l'harmonie, flambeau des intelligences, source de félicités ineffables, il baptise les grandes actions, éclaire l'ignorance, polit les moeurs, aplanit les inégalités des caractères, inspire l'artiste, civilise le sauvage, convie la nature entière à un saint embrassement!

N'est-ce pas à ce pur amour, dis-moi, poète, que tu as emprunté l'étincelle qui luit à ton front, anime, tes chants, active la chaleur de ton enthousiasme?

Vous qui aimez sincèrement, répondez: votre amour ne parle-t-il pas d'unité? L'unité, n'est-ce point la loi qui nous régit, le but où, nous tendons? n'est-ce point le beau? n'est-ce point Dieu? Dieu! voilà le verbe éternel, la solution de toute proposition. Dieu! c'est l'inconnu, le mystère. C'est la personnification, de toute conception comme de tout enfantement. C'est le mot d'ordre des penseurs et des crétins. Marche! marche! nous crie la voix d'en haut; et nous marchons sans jamais rétrograder, laissant des monceaux, de cadavres pour jalonner notre passage dans l'incommensurable carrière dont la point de départ et le terme fuient nôtre oeil. La cohorte humaine avance, guidée par la flamme de l'amour, comme les Hébreux par la colonne de feu. Plus l'amour nous éclaire, plus nos progrès sont rapides. N'ayant pas d'idée de la synthèse, ne percevant que la forme, l'antiquité cheminait à tâtons sur cette route. Il lui manquait un centre de ralliement, le beau unique, Dieu, comme il lui manquait une lumière unique, l'amour entre les sexes aussi bien que l'amour entre les arts, bref, la cohésion de toutes les forces isolées pour travailler à la perfectibilité de l'ensemble… Les anciens n'aimaient pas, ils s'aimaient. Chez eux, la femme était un souffre-plaisir, rien de plus. De là, distinction, désunion, partant idolâtrie. En plaçant la femme à la hauteur de l'homme, le christianisme a engendré l'amour, par conséquent la foi indivisible.

Bénissons donc le sentiment qui attire les êtres vers un pôle commun, et, tout en méprisant ces caprices vagues, inconstants comme les météores, faussement décorés du nom d'amour, admirons les grandes passions qui enflammèrent le coeur des génies des siècles passés et présents. Eh! sans l'amour, posséderions-nous ces inimitables toiles de Raphaël, ces poèmes sublimes du Tasse, ces profondes études politiques de Machiavel, et ces sonnets de Pétrarque, frais et perlés comme la rosée du matin, et ces milliers de chefs-d'oeuvre, qui font la gloire et le bonheur de nous tous? Oui, aimons bien, et quand nous pouvons aimer un être digne de nous, par ses qualités; quand nous sommes assurés que nous l'aimons de toute notre puissance, de tous nos instincts, de toutes nos volontés, unissons nos destinées aux siennes, soyons attachés à lui comme la tige est attachée à la fleur! Mais s'il ne peut répondre à notre amour sans blesser les lois divines…

Telles furent, ou à peu près, les pensées du vicomte Jean de Ganay, pendant les premiers jours qui suivirent son entrevue avec Guyonne la poissonnière.

Durant ces jours, il sut, toutefois, refouler les émotions de son coeur, et observer vis-à-vis de la jeune fille une retenue qui accrut dans l'esprit de celle-ci l'agitation à laquelle elle était livrée depuis son retour dans l'île de Sable. Elle aimait l'écuyer, elle se savait aimée de lui; elle était certaine qu'un voile planait sur sa naissance; aussi vivait-elle dans une inquiétude plus poignante encore que les afflictions qu'elle avait précédemment endurées.

Cependant, elle n'osait parler; elle craignait autant qu'elle désirait la présence de son amant. Ce ne fut donc pas sans un trouble inexprimable qu'elle s'entendit un matin apostropher par lui:

– Yvon, voulez-vous m'accompagner?

Guyonne trembla de tout son corps et répondit en suivant le vicomte.

Avril fermait les yeux, mai héritait du souffle de son devancier.

Au moment où les deux jeunes gens quittaient le castel, l'aube souriait à l'horizon, et l'éclat de ses teintes réfléchies sur le ciel bleu prêtait à l'orient des reflets graduels, lesquels, partant d'un orbe éblouissant, allaient s'amollissant, se mariant insensiblement, et, passant du pourpre vif à l'écarlate, de l'écarlate au rosé, du rosé à l'orange, de l'orange au blanchâtre, finissaient par se noyer dans un océan d'azur. C'était la promesse mensongère d'une belle journée. Le lever de l'aurore ressemblait à la grimace d'une femme acariâtre, heureuse de jouer un mauvais tour à ses adorateurs.

Néanmoins, la matinée était rehaussée de tous les agréments, de tous les arômes d'une matinée de printemps. Si les bois n'avaient pas encore fait leur toilette, ils s'apprêtaient à la revêtir. Les sucs nourriciers de la végétation verdissaient le sol, rougissaient les pousses des arbres. De partout s'élevaient ces murmures mélodieux qu'exhale la création après un sommeil annuel. Le chardonneret saluait l'apparition du soleil, le ruisseau gazouillait dans les taillis, l'insecte bruissait sous l'herbe, la mouche bourdonnait dans l'air, et c'était la zéphyr qui chantait des hymnes mystérieux et pleins de poésie.

Guyonne et Jean longeaient un sentier serpentant sur les bords du lac. Le jeune homme marchait devant. Il allait tantôt vite, sans bouger la tête, et tantôt se tournant soudain pour jeter un long regard à sa compagne. Ces allures saccadées étaient la traduction fidèle des incertitudes auxquelles l'écuyer était en proie. La jeune fille, quoiqu'elle tînt constamment les yeux baissés, imitait comme par intuition les mouvements de son guide. Elle hâtait le pas quand il le hâtait, s'arrêtait quand il s'arrêtait. Elle aussi était vivement préoccupée. Son coeur lui disait qu'elle touchait à l'époque la plus importante de son existence, et elle éprouvait ces affres à la fois douloureuses et voluptueuses dont nous sommes presque toujours assaillis à la veille d'un événement qui doit décider de notre avenir. On voudrait reculer et accélérer l'heure du dénoûment; on est poltron et téméraire; on souffre et on se complaît dans cette souffrance.

Au bout d'un quart d'heure, le vicomte de Ganay ouvrit la bouche.

– Guyonne! dit-il d'une voix si timide que l'instinct de la jeune fille plutôt que son oreille entendit ce nom.

Elle se rapprocha.

– J'ai, poursuivit l'écuyer, de graves révélations à vous faire.

Et il jeta un coup d'oeil sur Guyonne, qui s'inclina sans cesser de marcher.

– Ces révélations, continua Jean, j'aurais peut-être dû vous les faire le jour où le bon Philippe vous ramena au camp; mais elles sont d'une importance telle que pour vous initier au secret qu'elles renferment, la certitude de n'être entendu que de Dieu et de vous m'était nécessaire. Il a fallu attendre que le temps me permit de vous conduire en un lieu sûr, à l'abri des indiscrets. Ce lieu est éloigné de deux lieues d'ici environ. Avant de vous y introduire, promettez-moi, mademoiselle, de me pardonner la triste condition à laquelle les circonstances m'ont forcé de vous asservir, même depuis' que je sais…

– Oh! monseigneur, s'écria-t-elle d'un ton ému, bien plutôt que de pardonner, laissez-moi bénir le généreux et noble maître…

– Arrêtez! interrompit-il en fléchissant le genou, entre vous et moi il n'y a d'autre, maître que l'Éternel!

Puis, remarquant que la jeune fille le considérait d'un air interdit, il ajouta rapidement:

– Venez, Guyonne, oh! venez vite!

Ils reprirent leur course sans mot dire et ne s'arrêtèrent que sur le rivage de la mer.

Là, au flanc d'une falaise, la nature avait creusé une grotte d'où la vue pouvait embrasser l'Océan et une partie de l'île de Sable. Au fond de la grotte s'étendait un banc tapissé de mousse.

– Entrez, dit le vicomte en montrant le réduit à Guyonne.

Elle voulut, par déférence, lui céder le pas, mais il dit d'un ton solennel:

– Mademoiselle la comtesse de Pentoêk veut-elle me faire l'honneur…

Son geste acheva l'invitation.

Guyonne pénétra dans la grotte et, à la prière du gentilhomme, s'assit sur le banc de gazon.

Alors, Jean, vicomte de Ganay, seigneur de Pouilly, Gevrolles et autres fiefs du duché de Bourgogne; écuyer de monseigneur le marquis de la Roche, gouverneur de la colonie de l'île de Sable, se découvrit, tira de son sein un papier cacheté, et, mettant un genou à terre, présenta, avec ces mots, le papier à la jeune fille:

– Noble damoiselle Marie-Antoinette-Guyonne, comtesse de Pentoêk, souffrez que le plus humble de vos serviteurs vous offre votre extrait baptistaire.

Plus profondément étonnée encore par l'acte du vicomte que par la vue des sceaux armoriés qui ornaient le pli, Guyonne ne fit pas un mouvement.

– Prenez, reprit l'écuyer d'une voix douce; ce papier contient la preuve de l'illustre origine de laquelle vous descendez.

Et comme la jeune fille surprise jusqu'à l'effroi par cette déclaration soudaine dont la portée même lui échappait, demeurait toujours dans une immobilité voisine de la prostration, Jean de Ganay lui prit la main et la baisa respectueusement en y déposant le parchemin.

– Monseigneur, balbutia, Guyonne je ne comprends pas.

– Écoutez-moi, dit vivement le jeune homme, écoutez-moi, noble fille, vous ne me devez plus le titre de monseigneur. Pour vous, je ne suis qu'un simple écuyer, et vous, damoiselle Guyonne, vous comptez parmi vos ancêtres les plus illustres et les plus valeureux seigneurs de la Normandie et de la Bretagne. Damoiselle Guyonne, celle que vous aviez coutume de nommer votre mère ne l'était pas; celui que vous aviez coutume de nommer votre père ne l'était pas non plus. Votre mère, Guyonne, s'appelait Élisabeth-Guyonne de la Roche; elle était soeur du marquis Guillaume de la Roche-Gommard, et d'Adélaïde de la Roche, mère de Laure de Kerskoên. Vous appartenez donc, damoiselle Guyonne, aux de la Roche par les femmes, et monseigneur Guillaume de la Roche est votre oncle maternel.

– Sainte Vierge! se peut-il? n'est-ce pas un rêve? s'écria-t-elle, tandis que le vicomte continuait:

– Votre père, damoiselle Guyonne, fut un vaillant capitaine, Georges-Arthur-Maxime de Pentoêk, comte de Saint-Lô.

– Mais comment? c'est une erreur! vous vous trompez, monseigneur…, disait la jeune fille bouleversée.

– Descellez ce parchemin et vous reconnaîtrez la vérité.

– Non, non, Jésus, mon doux Sauveur, je n'oserais jamais.

– Eh bien! si vous m'autorisez, noble damoiselle, dit Jean de Ganay en reprenant le pli que Guyonne tenait dans sa main entr'ouverte.

– Ah! quittez cette posture, monseigneur, murmura-t-elle.

Et sa prière fut énoncée avec une amabilité charmante, mais qui équivalait à un ordre.

La jeune fille avait retrouvé son tact féminin, et avec cette promptitude qu'ont les femmes à se mettre subitement au niveau des circonstances, elle savait déjà être gracieuse et impérative dans ses paroles.

L'écuyer se leva et resta debout la tête nue.

Dans cette position, il faisait face à Guyonne, et son corps, placé devant l'entrée de la grotte, empêchait de voir au dehors.

– Daignez vous asseoir, lui dit-elle en l'invitant avec la main à prendre place auprès d'elle.

Jean, joyeux, allait obéir, quand une explosion retentit à quelques pas.

Le vicomte lâcha un cri et tomba baigné dans son sang.

IX. AMOUR

Au cri du jeune homme, comme un lugubre écho, répondirent deux autres cris: l'un déchirant, plein d'angoisses; l'autre, terrible, plein de menaces. Guyonne avait poussé le premier, Philippe Francoeur, le second. Débouchant d'un bouquet de sapins, ce dernier se précipita vers une dune de sable derrière laquelle un homme se tenait tapi. Le Maléficieux était pourpre de fureur sa main brandissait un long coutelas. Il fondit sur l'homme et l'assaillit avec rage. Une lutte s'engagea, lutte courte et fatale. Bientôt le matelot eut désarmé son adversaire, qui se défendait avec la crosse d'un mousquet; puis il le terrassa et lui plongea son couteau dans le coeur.

Ce combat avait été rapide comme l'éclair. Après s'être assuré que l'ennemi n'existait plus, Philippe s'avança vers la grotte. Il trouva Guyonne accroupie près du vicomte de Ganay, blessé à l'épaule par une balle. La jeune fille, tout en pleurs, avait déchiré le vêtement du vicomte et s'efforçait d'étancher le sang qui jaillissait à flots d'une plaie béante.

Durant cette opération, le jeune homme lui souriait doucement; il semblait heureux de l'accident qui, mieux qu'un aveu, lui apprenait l'amour de Guyonne pour lui.

– Oh! Philippe, s'écria-t-elle en apercevant le matelot, c'est le ciel qui vous envoie! venez, venez vite, monseigneur se meurt, aidez-moi à le secourir!

– Monseigneur!… répéta Philippe d'un ton douloureux.

– N'ayez pas d'inquiétudes, mes chers amis, dit dolemment le vicomte, ce ne sera rien; aucune des parties nobles n'a été attaquée. Tâchez seulement d'arrêter l'effusion du sang, car je m'affaiblis.

– Mon Dieu! mon Dieu! sauvez sa vie et prenez la mienne! sanglotait la pauvre Guyonne.

– Voyons, dit Philippe, en se baissant, je me connais aux entailles, moi, oui bien!

Et se tournant vers Guyonne:

– Vous, mon enfant, lui dit-il, allez chercher de l'eau à la source la plus voisine; pendant ce temps j'examinerai la blessure.

La jeune fille ne se le fit pas répéter. Et tandis que Francoeur procédait à son examen avec toute l'habileté d'un praticien consommé, Jean de Ganay lui dit:

– Mais comment…

– Pierre, monseigneur! encore, mais, pour la dernière fois, ce Pierre!

– Lui, ce misérable!…

– Il a reçu sa punition, monseigneur; je lui ai servi de valet des hautes-oeuvres! Allons, voilà qui est bien; cette blessure n'est qu'une avarie. Huit jours de repos serviront, à la réparer. L'os de l'épaule a été froissé, mais il n'y a rien de rompu dans les agrès… Oui bien, je lui ai rendu le bon service d'en débarrasser la colonie. Je savais qu'il rôdait dû ce côté; un de nos gens disait l'avoir aperçu; aussi, quand je vous ai vu sortir, je me suis permis de vous suivre de loin. Ça n'était pas la consigne, mais enfin, monseigneur, ça me faisait tic tac dans l'entrepont, et coûte que coûte, je fis voile après vous. Punissez-moi, monseigneur, je l'ai mérité…

– Bon Philippe! murmura le vicomte en lui tendant la main.

– Donc, reprit le matelot, j'arrive au coin du petit bois, à quelques toises d'ici, et, bête comme un novice, au lieu de monter mon quart, je m'amuse à rêvasser sur l'herbe…

– Voici de l'eau, interrompit Guyonne en apportant sa casquette de peau remplie d'eau fraîche. Mais comment va monseigneur, dites-moi, Philippe? ce ne sera pas sérieux, n'est-ce pas? Oh! bonne sainte Vierge, comme le sang coule!…

– Ne craignez rien, mon enfant, répondit le Maléficieux. Par bonheur, le maladroit a manqué son coup; nous en serons quitte pour une écorchure.

Assisté de la jeune fille, il lava la plaie avec soin, y appliqua une compresse d'eau froide, banda le tout tant bien que mal, en continuant son histoire, et quand il eut fini, il présenta une gourde au vicomte.

– Buvez un petit coup, monseigneur; rien de meilleur pour ranimer les forces. Cette outre, c'est mon vade mecum, comme disait mon pauvre ami, feu Grosbec. Heureusement que je l'ai retrouvée, car je l'avais perdue dans les glaces. Une fameuse gourde, oui bien, par la fourche de Neptune! je ne la donnerais pas pour dix angelots d'or… Bon, mon tonique a fait son effet; qu'est-ce que je vous disais? ses couleurs reviennent, n'est-ce pas, l'enfant?

Pour toute réponse, Guyonne se pendit à son cou et l'embrassa.

– Ça fait toujours du bien, quoiqu'on ait cinquante ans sur les épaules, des baisers comme ça, dit-il gaiement.

Ensuite, il prit le vicomte dans ses bras, le coucha sur le banc de gazon et parut se consulter. De temps en temps, il regardait le ciel et grommelait des paroles de contrariété. Ni Guyonne ni Jean ne l'écoutaient. L'un, alangui par une perte de sang assez abondante, demeurait plongé dans cette sorte de voluptueuse torpeur, suite ordinaire d'une hémorrhagie; l'autre, agenouillée près du vicomte, lui formait un oreiller avec son bras et le contemplait avec cette expression d'amour divin que Raphaël a mise dans la tête de sa Marie.

– Mille écoutilles! s'écria tout à coup le matelot, en frappant du pied; il ne manquait plus que ça! la pluie!

Cette exclamation éveilla Guyonne.

– Il pleut, répéta-t-elle.

– Oui bien, il pleut par la fourche… Bast! n'importe! vous, ma chère enfant, vous resterez ici avec monseigneur, et moi j'irai chercher quelques-uns de nos gens pour le transporter au camp.

– Oh non, pas vous, Philippe, mais moi, dit vivement la jeune fille. Il est préférable que vous demeuriez avec monseigneur. Si on attentait encore à sa vie, pensez donc! je ne pourrais le défendre aussi bien que vous.

– Quant à une nouvelle attaque, elle n'est pas à redouter, cependant comme vous avez le pied plus leste que le mien…

– Eh bien! reprit-elle, venez soutenir la tête de monseigneur, et avant deux heures je serai de retour!

Elle s'inclina pour retirer son bras, et le jeune homme profitant de ce moment, prit le cou de Guyonne avec sa main gauche, lui abaissa la tête et la baisa au front…

Une brûlante rougeur protesta pour la pudeur de la jeune fille, mais une sensation de plaisir indicible avait gagné la cause de l'amant.

– C'est convenu, partez! dit Philippe qui avait fait semblant de ne pas remarquer cette petite scène intime.

Guyonne s'éloigna, non sans avoir multiplié ses recommandations au matelot, et laissé pour adieu à l'idole de son coeur un long regard. Son absence fut aussi courte que possible. Elle revint suivie de quatre colons qui portaient un large brancard couvert de peaux, car il pleuvait à torrents. Vers le soir, Jean de Ganay reposait dans son lit au castel du camp; Guyonne veillait à ses côtés. A dater de ce jour, le cours des relations entre les deux jeunes gens changea complètement. La maladie de Jean de Ganay fut le trait d'union qui acheva de marier leurs belles âmes. L'un par l'autre, ils comprirent combien ils étaient bons, vertueux et nobles. N'eût été l'accident arrivé au vicomte, bien des mois peut-être se seraient écoulés avant que Guyonne osât se familiariser avec l'idée d'être aimée par Jean de Ganay, et que celui-ci connût la suavité des sentiments qui animaient la jeune fille. Mais les heures qu'ils coulèrent en tête-à-tête, sans être distraits par les influences extérieures, les petits soins qu'exigeait l'état du blessé, les épanchements de l'esprit achevèrent d'embraser ces deux êtres si bien faits l'un pour l'autre.

La jeune fille était si lasse de son rôle d'homme, qu'elle inventait mille mignardises charmantes pour rappeler son sexe. Une pensionnaire n'aurait pas été plus chaste qu'elle, une amante pas plus tendre, une mère plus empressée. On eût dit que les trois qualités de la femme étaient réunies en elle, la pudeur, l'amour, le dévoilement; trinité sacrée dont l'auréole brillait à son front et enflammait le vicomte d'une douce ivresse. Elle lui apparaissait comme un ange descendu du ciel pour le guider au bonheur. Et il était si heureux qu'il craignait presque de voir approcher sa guérison. Que faire, en effet, lorsque sa Santé serait rétablie? Découvrirait-il à ses compagnons le sexe du faux Yvon? l'épouserait-il à la face de Dieu! ou bien continuerait-il de se comporter comme au temps où il ignorait tout? Le dilemme était affreux. Jean ne pouvait opter ni pour une décision, ni pour une autre. La seule chance de salut qui lui restât, c'était la prompte arrivée d'un vaisseau qui les délivrerait tous. Mais devait-il s'arrêter à cette illusion? Depuis cinq ans qu'il la ravivait et qu'elle s'éteignait, n'avait-il pas appris à la considérer sous son vrai jour? Pauvre Jean, ces soucis empoisonnaient la source à laquelle il buvait à longs traits. Souvent, en contemplant Guyonne vaincue par la fatigue et endormie sur un escabeau à son chevet, le jeune homme gémissait et des larmes gonflaient ses paupières; souvent au milieu d'une de ces conversations muettes dont les amants savent si bien la langue, il soupirait tristement. Mais Guyonne devinait immédiatement la cause de ce soupir, et pour chasser de l'esprit de son bien-aimé des réflexions pénibles, la jeune fille souriait. De même que le soleil dissipe les nuages, ce sourire dissipait les chagrins du vicomte. Leur tendresse était profonde comme la cause qui l'avait fait naître, pure comme l'aile de la colombe. Ils s'aimaient en enfants, suçant le miel de ce premier amour avec ardeur, et luttant de sacrifices pour se cacher leurs tourments. Car Guyonne ne souffrait pas moins que Jean de Ganay de sa position équivoque, et l'avenir l'épouvantait! Mais c'était à ces heures de doute et d'amertume qu'elle recueillait les trésors de son affection pour les verser sur le vicomte; c'était à ces heures surtout, qu'elle le berçait de chastes caresses, qu'elle lui chantait les divines mélodies de l'amour, et endormait son esprit endolori dans les bras roses de l'Espérance. Elle réussissait facilement, si facilement qu'elle-même finissait par le suivre dans ses rêves de félicité. Nous aimons tant à tromper nos ennuis, il y a tant de ressource dans un jeune amour! Guyonne, parvenue à trente ans sans avoir été aimée, et rencontrant tout à coup l'amour qu'elle désirait, ressemblait au voyageur altéré qui trouve un fruit au milieu du désert. D'abord il craint d'y toucher; s'il était venimeux, se dit-il? Puis il avance la main, la retire, l'avance encore, saisit le fruit, le flaire, y porte la dent; le rejette, le reprend et enfin le dévore avidement, tout en redoutant qu'il ne contienne des sucs mortels.

Le jour où Jean de Ganay sortit de son lit fut un beau jour. Les huit colons qui restaient vinrent le féliciter, et lui apporter les plus beaux produits de leur chasse ou de leur pêche.

La maladie, les privations, les révoltes avaient réduit à quatre le nombre des soudards. Cependant, ils ne s'étaient pas ralliés aux colons et vivaient toujours misérablement sur un coin de l'île.

Le soir, le vicomte s'étant, après un repas partagé avec ses compagnons, rendu dans sa chambre, dit à Guyonne, de sa voix touchante et sympathique:

– Maintenant, mon amie, je vais vous rendre l'héritage de vos parents. Voici, ajouta-t-il en ouvrant le coffret, le portrait de votre mère, la noble Élisabeth-Guyonne de la Roche, et voilà la correspondance de vos malheureux parents.

La jeune fille baisa tendrement le souvenir que lui présentait le vicomte, et celui-ci reprit:

– Vous me pardonnerez, j'ose l'espérer, d'avoir violé le secret de ces lettres en apprenant comment elles sont tombées en ma possession.

Ayant raconté ce qui lui était arrivé à bord de l'épave de l'Érable, Jean continua:

– Quand j'eus forcé la cassette, le portrait qui y était renfermé me frappa vivement. Je savais bien avoir vu quelque part sa ressemblance. Mais sans Philippe qui m'éclaira, je n'aurais pas songé tout de suite à ma bien-aimée.

Guyonne lui pressa la main pour le remercier.

– Alors j'eus l'indiscrétion de lire cette correspondance de deux amants infortunés ici-bas, qui jouissent, sans doute, dans l'autre monde, du bonheur qu'ils n'ont pu obtenir dans celui-ci… Oui, ils se sont bien aimés, eux aussi, votre père et votre mère, ma Guyonne! Oh! j'ai pleuré en parcourant ces pages éloquentes, écrites avec les larmes de la douleur… Votre père, Georges-Arthur-Maxime de Pentoêk, avait de bonne heure embrassé la carrière maritime. A vingt ans on le considérait comme un des officiers les plus distingués dans sa profession. Venu en congé à Nantes, vers 1571, il y fit la connaissance de votre mère, Guyonne de la Roche. Ils étaient beaux tous deux, ils s'éprirent l'un de l'autre. Mais une vieille rancune divisait la famille des de la Roche et celle des Pentoêk. Au mot de mariage avec un Pentoêk, le vieux marquis de la Roche fronça les sourcils, et votre mère fut convaincue que jamais elle n'aurait l'acquiescement de son père. Les obstacles enflammèrent la passion des deux jeunes gens. Ils se jurèrent fidélité éternelle. Un prêtre compatissant consentit à les unir en secret. L'hymen eut lieu dans la cabane d'un paysan. Une seule personne fut mise dans la confidence. Cette personne, ma Guyonne, ce fut Marguerite, votre mère adoptive. Elle était soeur de lait de Guyonne de la Roche. Elle aida sa maîtresse à cacher une grossesse qui ne tarda guère à se déclarer. Puis, à votre naissance, elle vous recueillit et vous éleva comme son enfant. Pendant ce temps, votre père était allé à Brest. C'est là qu'il apprit que sa femme adorée lui avait donné une fille. Oh! vous lirez la lettre qu'il écrivit alors à votre mère, Guyonne! Comme il l'aimait, comme il savait alléger ses peines! Mon Dieu! je voudrais pouvoir vous aimer comme cela…

– Bon ami, poursuivez, je vous prie, dit la jeune fille tout en larmes.

– Hélas! ce que j'ai à vous narrer maintenant est bien navrant. La Navarre, où servait Maxime de Pentoêk, reçut l'ordre d'aller aux Indes. Quatre années s'écoulèrent sans qu'on en entendît parler. Puis la nouvelle se répandit qu'il avait fait naufrage. Ce fut le coup de mort pour votre mère…

Jean de Ganay fit une pause, pour ne pas troubler la douleur de la jeune fille qui éclatait en sanglots; et quand elle se fut un peu calmée, il termina ainsi cette mélancolique histoire:

– Votre père, cependant, n'avait pas péri. Le navire qui le portait ayant sombré sur les côtes des Indes orientales, il y resta jusqu'à ce qu'il pût revenir en France, où il comptait retrouver une épouse chérie et un petit ange pour le consoler de ses malheurs passés. Jugez de son désespoir lorsqu'il rentra à Nantes!… Il demanda Catherine. On ne savait ce qu'elle était devenue…

– Mon ami, murmura Guyonne, d'une voix brisée et en tombant à genoux, prions Dieu pour ceux qui ne sont plus!