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Loe raamatut: «La capitaine», lehekülg 5

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II. L’enlèvement

– Oubliez-vous à qui vous parlez, monsieur? fit la jeune femme avec hauteur.

– Nullement, madame.

– Savez-vous que je suis…

– Madame Harriet Stevenson, femme du vice-amiral commandant la station d’Halifax, je le sais parfaitement.

– Eh bien, monsieur, veuillez avoir pour la femme de votre supérieur les égards qui lui sont dus. Dites-moi immédiatement où est le vaisseau-amiral.

– Là, madame, répondit l’enseigne, en désignant l’est avec son doigt.

– Et, comment se fait-il que nous marchions au nord? reprit-elle avec une surprise qui n’était pas exempte d’inquiétude.

– Parce que, madame, comme j’ai eu l’honneur de vous le dire, il y a un instant, nous allons rallier les Requins de l’Atlantique.

– Les Requins de l’Atlantique! fit-elle en se levant très émue, tandis que Kate jetait partout des yeux effarés.

Mais Harriet se rassit aussitôt:

– Ah! dit-elle, comme si elle parlait à sa soubrette plutôt qu’aux marins, c’est un petit tour que sir Henry aura chargé ces messieurs de nous jouer.

Et, s’adressant à l’officier:

– Voyons, monsieur, cessez une comédie qui a perdu tout son sel, puisque nous n’en sommes pas les dupes, et conduisez-moi directement au vaisseau-amiral.

– Aborde, joue, bâbord! ordonna l’enseigne, sans répondre à madame Stevenson.

Celle-ci se leva de nouveau: elle était effrayée.

À quelques brasses d’eux se balançait un cutter qui, sauf cette particularité que, de la ligne de flottaison jusqu’aux cacatois, il était noir comme l’ébène; coque, mâts, voiles, gréement, tout paraissait être un yacht, appartenant à quelque riche habitant d’Halifax.

– Où me menez-vous, monsieur? je veux savoir où vous me menez? dit-elle impérieusement.

– À cette embarcation, madame, répondit le pilote.

Et il indiqua le cutter, dont ils n’étaient plus éloignés que de quelques brasses.

– Cette embarcation…

– Oui, madame, le Wish-on-Wish[2], ou si vous aimez mieux, l’Émerillon.

– Qu’est-ce que cela?

– Rasseyez-vous d’abord, vous pourriez tomber.

Madame Stevenson obéit, en pâlissant. La vue du prétendu yacht de plaisance et des gens qui le montaient, – mines hardies, sauvages, vêtements, chemises, pantalons, vestes, chapeaux aussi noirs que leur navire, – l’avait remplie de terreur.

Kate grelottait à côté d’elle.

– C’est, répondit l’enseigne, le cutter des Requins de l’Atlantique.

– Mais ce n’est pas possible! vous voulez nous mystifier, monsieur.

– Laisse arriver! commanda-t-il.

Quittant leurs rames, deux des matelots venaient de happer une corde qu’on leur avait lancée du cutter.

La mer était belle, unie comme une glace, l’abordage eut lieu sans secousse.

– Je ne monterai pas sur ce navire, monsieur, dit madame Stevenson, en promenant autour d’elle un regard scrutateur, dans l’espoir de découvrir un bateau qu’elle pourrait héler.

Mais, à l’exception de quelques voiles blanchissant à l’horizon, et des flèches des bâtiments mouillés dans le port d’Halifax, à plus d’un mille de distance, on n’apercevait rien que l’eau, le ciel et le sombre cutter.

– Il me serait pénible, madame, repartit l’enseigne, d’avoir à employer la force pour obtenir de vous ce que nous désirons, cependant je vous déclare que, si vous faites la moindre résistance, nous n’hésiterons pas.

– Ah! madame, madame, ils vont nous tuer! s’écria Kate en éclatant en sanglots; quelle idée vous avez eue aussi de m’emmener avec vous?

– Sois tranquille, la poulette, on aura soin de toi, dit un des rameurs.

L’enseigne fronça les sourcils.

– Tom, dit-il au matelot, vous recevrez vingt-cinq coups de garcette pour votre observation.

Ces mots furent dits d’un ton calme, mais derrière lequel on sentait une décision inflexible.

Tom courba la tête, en homme qui reconnaît qu’il a commis une faute, et continua d’amarrer la chaloupe au cutter.

– Enfin, monsieur, expliquez-moi ce que vous me voulez, dit madame Stevenson.

– Vous le saurez bientôt. Veuillez seulement vous rendre à notre invitation.

Et il lui présenta la main, pour l’aider à passer sur le cutter.

Mais elle le repoussa, avec un geste de mépris.

– Comme il vous plaira, madame, répliqua-t-il.

Harriet hésita une seconde; puis, revenant à sa supposition que c’était une petite malice de son mari pour la railler, elle s’élança sur le léger navire en disant:

– Allons, je vous suis, messieurs. Mais au moins vous ne pourrez dire à sir Henry que vous m’avez causé une grande peur.

Kate monta après elle sur le Wish-on-Wish.

– Quel charmant cutter! s’écria madame Stevenson admirant, en connaisseuse, l’élégance des formes du frêle bâtiment.

– Daignez m’accompagner à l’intérieur, madame, reprit l’enseigne qui semblait commander l’équipage.

– Mais, monsieur, il fait très bon sur le pont. La matinée est superbe, je me trouve parfaitement ici.

Et, s’adressant à sa femme de chambre:

– Kate, ma fille, étendez près du mât mon sac de nuit. Je m’en ferai un siège.

– Pardon, madame, j’ai ordre de vous faire descendre dans la cabine.

– Ah! madame, madame! le canot qui s’en va! s’écria Catherine[3], désolée en remarquant que la chaloupe regagnait Halifax.

– Voulez-vous bien ne pas larmoyer comme ça, dit sa maîtresse. On donne sans doute une fête à surprise sur le vaisseau-amiral, et cette embarcation retourne chercher les autres invités. Ce sera ravissant; les excentricités de sir Henry sont fort aimables. Celle-ci m’enchante. Je me serais ennuyée tout le jour…

– J’ai l’honneur, madame, de vous renouveler…

– Ah! monsieur l’enseigne, interrompit-elle vivement, mais sans aigreur, je me soucie de vos ordres comme d’une robe hors de mode, je suis bien ici et j’y reste. Si l’on vous met aux arrêts pour avoir manqué à la consigne, je saurai bien les faire lever, ou adoucir votre captivité, ajouta-t-elle avec un de ses sourires les plus fascinateurs.

Mais ni les paroles, ni le sourire ne firent impression sur l’officier.

– Vous ne voudriez pas que j’employasse la violence! dit-il.

– Eh bien, essayez! riposta-t-elle, en continuant ses mines.

– Je le regrette, dit-il froidement.

Il appela:

– Pierre!

Un des trois matelots occupés à laver le pont, leva la tête.

Du bout de l’index, l’enseigne lui montra madame Stevenson.

– C’est bien, patron, dit Pierre, laissant ses éponges et s’avançant vers la jeune femme.

– Si vous avez le malheur de me toucher! dit-elle, avec un geste de reine révoltée.

Mais, sans mot souffler, le matelot la prit dans ses bras robustes. Elle cria, se débattit, menaça, injuria. Ce fut en vain. Pierre la transporta silencieusement dans une étroite cabine, au pied du mât.

Kate, les joues baignées de larmes, l’y accompagna en gémissant.

Après avoir déposé madame Stevenson sur un sofa, Pierre se retira.

– Si vous avez besoin de nos services, pour quoi que ce soit, vous sonnerez, madame, dit l’officier sur le seuil de la cabine. Mais il vous est défendu de sortir d’ici. Ainsi je ferme cette porte.

Il recula, tira la porte de la cabine sur lui et la ferma à clef.

La surprise, l’indignation, la colère, avaient coupé la parole à madame Stevenson.

– Ah! nous sommes perdues! nous sommes perdues! madame, madame, nous sommes perdues! clamait Catherine en sanglotant sur le canapé.

– Taisez-vous! vous m’impatientez avec vos pleurnicheries! répondit durement Harriet.

– Nous sommes perdues! ils nous assassineront, continua la femme de chambre, trop absorbée par ses terreurs pour entendre les ordres de sa maîtresse.

Harriet ne pouvait s’imaginer qu’on l’avait enlevée. Elle cherchait, dans son esprit, mille raisons pour se convaincre que tout cela n’était qu’un badinage, qui se terminerait par quelque merveilleux festival, à bord de l’Invincible. Cependant, elle se promettait bien de faire punir sévèrement cet enseigne mal appris, qui s’était comporté d’une façon si grossière avec elle.

La cabine où on les avait emprisonnées était fort exiguë, mais richement meublée et lambrissée en bois de santal.

Elle recevait le jour par le plafond, de sorte qu’il était impossible de voir ce qui se passait autour du cutter.

À huit heures, on servit aux deux femmes un excellent déjeuner qui eut l’avantage de rassurer Kate, et d’entretenir les douces illusions de madame Stevenson.

– Cela ne fait rien, dit-elle, en trempant une mouillette dans un œuf à la coque, la farce a été poussée trop loin. Les originalités de sir Henry manquent parfois de décence.

– Après tout, si ce sont les Requins de l’Atlantique, ils ne sont pas si méchants pour des requins, dit la femme de chambre. Cet enseigne qui vous parlait, madame, il a l’air très bien.

– Les Requins de l’Atlantique! repartit Harriet en haussant les épaules; vous êtes une sotte!

– Merci, madame! dit la soubrette en s’inclinant ironiquement.

– Comment, reprit sa maîtresse d’un ton moins aigre, comment voulez-vous que ce soient ces pirates?

– Puisqu’ils l’ont dit!

– Pour vous épouvanter!

– Dame, je ne sais pas, moi; mais si les officiers sont gentils, les matelots sont-ils vilains! Quelles têtes d’ogres, hein, madame?

– Même le mousse qui nous a servies, dit Harriet en souriant.

– Même celui-là.

– Il m’avait pourtant semblé que vous ne le regardiez pas d’un air trop mauvais, miss Kate.

– C’était afin de l’amadouer, madame. Après tout, il vaudrait mieux avoir un peu de complaisance pour eux que de se faire égorger!

– Ainsi, dit madame Stevenson en riant, vous ne feriez pas comme Lucrèce, vous?

– Lucrèce! répéta la soubrette avec étonnement! Lucrèce! je ne la connais pas, madame!

– Oh! c’est juste, ma bonne Kate. Eh bien, Lucrèce était une digne et vertueuse femme du temps passé, qui…

– Qui? interrogea la camériste, voyant que sa maîtresse s’arrêtait.

– Qui, acheva bravement celle-ci, avait eu le malheur d’être prise de force et se poignarda ensuite.

– Se poignarder! Et pourquoi, madame, se poignarda-t-elle, cette madame Lucrèce?

– Parce qu’elle se jugeait déshonorée!

– Est-il possible, madame? Se poignarder parce qu’on a été prise de force? Mais ce n’était pas un péché après tout, car messire le curé dit qu’il n’y a pas de péché quand il n’y a pas d’intention.

– Et vous, vous ne vous seriez pas sans doute poignardée! reprit Harriet, en riant jusqu’aux larmes.

– Moi! me poignarder! me poignarder pour cela, madame! Ah! bien, c’est souvent que j’ai été, comme cela, prise de force, et s’il avait fallu me poignarder toutes les fois…

– Taisez-vous! taisez-vous! je vous en prie, vous êtes désopilante! vous me ferez mourir! balbutia madame Stevenson en se tordant sur son siège.

– Et vous, madame, est-ce que vous vous poignarderiez?… n’en poursuivit pas moins la soubrette.

Harriet était trop en gaieté pour se fâcher de cette outrecuidance nouvelle.

Si vous souffrez une simple familiarité à vos inférieurs, soyez assuré qu’avant longtemps ils traiteront avec vous d’égal à égal, sans qu’il vous soit possible de revenir, à moins d’un brisement, sur votre tolérance.

– C’est assez, c’est assez, ma bonne Kate; touchez le timbre, maintenant, pour qu’on débarrasse; puis nous ferons un somme, car je n’ai presque pas fermé l’œil de la nuit, et je sens que je dormirais bien une heure ou deux. Peut-être qu’au réveil nous aurons l’explication de cette féerie.

La femme de chambre sonna.

Un jeune garçon, qui avait mis le couvert et apporté le déjeuner, parut.

Il était habillé d’étoffe noire comme les autres marins.

– Dites donc, monsieur le mousse, est-ce qu’on pense nous tenir longtemps confinées là-dedans? lui dit Catherine, en le prenant effrontément par le menton.

Il ne répondit pas et se contenta de repousser doucement le bras de la femme de chambre.

Madame Stevenson prit dans sa bourse une pièce d’or et la tendant à ce garçon:

– Tenez, mon petit ami, lui dit-elle, voici pour vous, et dites-moi où nous sommes, où nous allons?

Mais il demeura muet, il n’avança pas la main pour recevoir la demi-couronne que lui offrait Harriet.

– Décidément, s’écria celle-ci, nous sommes au pouvoir de quelque magicien sur un navire enchanté!

Le mousse enleva la nappe et sortit sans ouvrir la bouche, malgré toutes les agaceries de Kate, et les tentatives de séduction auxquelles le soumit madame Stevenson.

Quand il fut parti, la femme de chambre arrangea pour sa maîtresse un lit sur une banquette, et Harriet s’endormit bientôt, bercée par des images voluptueuses.

En dépit de son anxiété, miss Catherine ne tarda pas à imiter madame Stevenson.

Un violent roulis les réveilla toutes deux en même temps.

Le soleil était à son méridien, car il tombait en flèches perpendiculaires par la fenêtre de la cabine. On marchait, on s’agitait sur le pont du cutter.

– Allons, qu’on hisse les focs de beaupré, et prenez le largue, le cap au nord-est! dit une voix nettement accentuée, qui devait s’entendre à une grande distance, quoique les notes en fussent d’une harmonie irrésistible.

– J’ai déjà entendu cette voix-là quelque part, je la connais, dit madame Stevenson en s’accoudant sur son oreiller.

– Et moi aussi! c’est la voix de M. Lancelot, ou je perds mon nom! ajouta la soubrette.

III. Les Requins de l’Atlantique

– Je m’en doutais, répondit madame Stevenson; mais écoutons encore!

Elles tendirent l’oreille et la tendirent vainement; la voix ne se fit plus entendre.

Après s’être penché deux ou trois fois sur ses flancs, le cutter avait bondi avec un onduleux mouvement d’avant en arrière, et maintenant il fendait la mer d’une course rapide.

Tout autour les ondes clapotaient et ruisselaient en bouillons frémissants.

Alors, Harriet commença à partager les craintes de sa femme de chambre.

Elles passèrent la journée à élever des conjectures sur les causes probables de leur enlèvement. Il n’était plus douteux quelles fussent au pouvoir des pirates, de ces terribles Requins de l’Atlantique, dont le nom seul semait l’effroi sur toute la côte de l’Océan, depuis le golfe du Mexique jusqu’au détroit de Davis.

Madame Stevenson s’arrêtait volontiers à deux hypothèses, dont l’une, la plus erronée, ne manquait pas d’un certain charme mystérieux pour sa vanité.

– Lancelot était amoureux de moi, se disait-elle. C’est le chef de ces brigands, je le soupçonnais avec raison. Désespérant de me séduire, il a comploté un rapt. Ce qui le prouve, c’est que, la nuit dernière, il m’a épiée. En me voyant avec un amant, il aura été pris de jalousie et se sera déterminé à exécuter cette audacieuse entreprise. Mais peut-être aussi, pensait-elle, il s’est emparé de moi comme d’un otage, car sir Henry devait mettre prochainement à la voile, pour faire une rude guerre à ces forbans qui désolent les colonies.

Le soir la trouva encore ballottée entre ces suppositions.

Nulle voix, nul pas humain n’avait, depuis midi, résonné sur le pont du cutter.

On eût dit qu’il était abandonné.

Le même mousse, qui avait apporté le déjeuner, puis le dîner, servit le thé, alluma une lampe accrochée au lambris, et se retira sans qu’il fût possible de lui arracher une parole.

Exaltée par ses inquiétudes et irritée par ce mutisme provocant, Catherine l’avait pourtant agonisé d’injures; elle était même allée jusqu’à le frapper, après s’être épuisée en supplications pour le faire parler; mais à tout cela, prières ou menaces, le jeune garçon avait opposé une force d’inertie invincible.

Les deux femmes se couchèrent fort tristes, non sans s’être vivement querellées.

Même traitement, même genre de vie, le lendemain et le surlendemain.

Madame Stevenson passait tour à tour de l’exaspération à l’abattement; Kate était en proie à des révolutions semblables. Dans un de leur accès, elles essayèrent de forcer la serrure de la cabine. Effort inutile. La femme de chambre alors monta sur la table pour enfoncer la croisée; mais cette croisée était défendue par un grillage à mailles étroites, et le verre avait une épaisseur telle, que la pauvre fille usa ses ongles et ses doigts, sans parvenir à briser une vitre.

Elle retomba désespérée sur la banquette.

– Pourvu qu’ils ne nous écorchent pas toutes vives, ma sainte patronne! s’écria-t-elle.

Depuis le départ, elles n’avaient vu et entendu d’autres hommes que le mousse. Qui pouvait manœuvrer, gouverner le bâtiment?

– Le diable! il n’y avait que le diable, répondait la soubrette à cette question cent fois réitérée.

Enfin, dans la matinée du troisième jour, elles sentirent que l’embarcation ralentissait sa marche, et, comme le temps était toujours serein, elles apprirent bientôt, par de longues oscillations du cutter, des embardées successives, et par des mugissements de flots puissamment refoulés, qu’elles approchaient de quelque gros vaisseau.

Une ombre s’étendit sur leur unique fenêtre. C’était la vergue d’un navire de grande dimension.

Madame Stevenson ne s’y trompa point.

– Nous allons donc connaître notre sort, dit-elle en donnant un coup d’œil à sa toilette.

– Croyez-vous, madame? demanda Kate qui considérait un matelot établi à califourchon à l’extrémité de la vergue où il s’occupait à fixer des rabans. Mais, voyez donc, ajouta-t-elle, cet homme est aussi noir que ceux qui sont ici.

– Oui, dit Harriet, nous accostons probablement un des vaisseaux des pirates. Arrangez un peu mon chignon. Je ne veux point paraître en négligé, même devant ces coquins.

– Sainte Marie! avez-vous bien le cœur de penser à ces vanités, madame, quand…

– Faites ce que je vous dis.

– Mais, madame, ils nous égorgeront, les monstres!

– Nous sommes trop belles pour qu’ils se conduisent ainsi avec nous, repartit Harriet en souriant, car l’incertitude l’agitait plus que le péril lui-même, et elle avait recouvré une partie de sa hardiesse.

Curieuse, du reste, comme la plupart des femmes, madame Stevenson n’était pas fâchée d’examiner de près ces trop fameux corsaires, que les rumeurs publiques posaient en héros de légende. Peut-être même, si elle en eût eu le choix, eût-elle alors, à une délivrance immédiate, préféré courir les risques de cette aventure romanesque.

Comme elle achevait de se coiffer, des voix retentirent.

– Laissez aller au vent.

– Carguez les focs.

– Bas la voile!

– Envoyez l’amarre.

Une salve d’artillerie ébranla l’air et l’eau. Le cutter en reçut des ballottements si violents que madame Stevenson et sa femme de chambre durent se cramponner aux banquettes pour n’être pas renversées de côté et d’autre.

– Ah! madame, madame! quel vacarme! j’en deviendrai sourde pour le reste de mes jours! s’écria Catherine.

Peu à peu, cependant, le Wish-on-Wish reprit son équilibre, et la pauvre suivante, qui n’avait jamais assisté à pareille danse, reprit aussi son assiette ordinaire.

La porte de la cabine s’ouvrit, et l’enseigne qui les avait amenées sur le cutter parut.

Mais il n’avait plus son uniforme de la marine royale; un costume de drap noir avec un double galon d’argent sur les bras le remplaçait.

– Madame, dit-il en saluant poliment Harriet, veuillez, je vous prie, me suivre avec votre domestique.

– Faut-il emporter mes effets? demanda-t-elle en indiquant le sac de nuit.

– Comme il vous plaira.

– Allons, Kate, prenez-le et venez, dit madame Stevenson.

Un spectacle étrange les attendait sur le pont.

Le cutter était amarré au flanc d’une frégate de guerre, dont les sabords béants montraient la bouche de vingt canons du plus fort calibre.

Comme le Wish-on-Wish, elle était entièrement noire, avec tous ses cordages et tous ses agrès.

Une seule chose tranchait effroyablement sur cette masse d’ébène.

C’était à l’éperon une figure gigantesque, représentant un requin, la gueule grande ouverte, peinte en rouge sanglant, et servant d’embrasure à une caronade énorme.

Cette monstrueuse machine roulait sur un pivot, ce qui donnait la faculté de lancer ses projectiles destructeurs soit en avant, soit à gauche.

Des espèces de meurtrières, pour des couleuvrines avaient de plus été percées tout le long du bastingage, dans les espaces laissés libres entre les canons.

Ce bastingage était fort élevé. Il permettait de tirer à couvert, même de la batterie supérieure ou barbette.

Des pointes en fer de deux pieds de long, sorte de chevaux de frise, hérissaient le plat-bord et en rendaient l’accès fort difficile. Au moyen d’un mécanisme ingénieux, on avançait, on faisait disparaître en un clin d’œil, soit en partie soit en totalité, ce rempart de baïonnettes, que les hommes du bord appelaient le Porc-épic.

Aucun nom ne paraissait à la proue ou à la poupe de leur navire, mais ils le nommaient le Requin.

Au point de vue de l’architecture navale, impossible de trouver un bâtiment plus solide à la mer, plus docile au gouvernail, plus souple à la voilure; impossible d’en trouver un qui unît autant d’élégance à autant de force et d’ardeur.

Si, pourtant; il y avait son frère, son frère qu’on distinguait à un demi-mille au plus, sillant dans ses eaux et qui avait été construit sur un gabarit exactement pareil, peint, disposé de même et lui ressemblait en tout, si ce n’est qu’au lieu d’une affreuse tête de requin, il présentait, sous son beaupré, une tête non moins affreuse de caïman.

D’où ce vaisseau avait été baptisé le Caïman.

Chacun d’eux portait un équipage nombreux dont tous les membres, mousses, simples matelots, sous-officiers, officiers, étaient habillés de noir.

Cet accoutrement, cet accoutrement lugubre, ajoutait encore à la hideur de leurs traits, à la férocité de leurs regards, à l’expression brutale de leur physionomie.

On se demandait quelle main d’acier pouvait dompter ces corps musculeux; quel esprit puissant, inflexible pouvait dominer ces natures farouches, ces appétits insatiables, contrôler leurs volonté, les soumettre à sa loi.

Car une discipline sévère, admirablement entendue, régnait à bord. Au premier aspect, on le remarquait.

Et ce fut la première découverte que fit madame Stevenson, muette de stupéfaction, après avoir, en femme de marin, embrassé dans un regard jusqu’aux plus menus détails de la scène qu’elle avait devant elle.

– Quel magnifique vaisseau! s’écria-t-elle avec enthousiasme. Comme tout y est bien proportionné, bien arrimé, bien ordonné! Je croyais que rien ne se pouvait comparer à un de nos bâtiments de guerre; mais en vérité, je n’ai jamais admiré une frégate qui approchât de celle-ci!

– Ça n’empêche pas les matelots d’avoir l’œil furieusement mauvais! marmotta miss Catherine. Ma sainte patronne, quels yeux ils nous font! Bien sûr qu’ils nous dévoreront!

Et la pauvre fille, tremblante, se signa dévotement.

– Voulez-vous vous donner la peine de monter, madame? dit l’enseigne à Harriet.

Une échelle était fixée le long du navire.

La jeune femme et Kate la gravirent sans difficulté.

Au-dessus, entre le grand mât et le mât d’artimon, une étroite galerie reliait, comme un pont, les deux préceintes supérieures.

Sur cette galerie se tenait, debout, un porte-voix à la main, un homme distingué dans sa pose, mais le visage voilé par un masque de soie noire.

Tout son vêtement, composé d’un pantalon et d’une sorte de blouse serrée à la taille par une ceinture de cuir vernis, où pendaient un sabre richement damasquiné et des pistolets ornés de ciselures sur or et de pierreries, était aussi de soie noire.

Une toque, en velours noir, surmontée d’une plume de même couleur, couvrait sa tête.

Comme si l’on n’eût attendu que l’arrivée des deux femmes, les tambours battirent dès qu’elles parurent.

Mais ce n’était point pour les saluer, car ces tambours étaient ceints d’un crêpe, et les notes lentes, solennelles que, comme un glas, ils laissaient tomber dans l’espace, annonçaient une cérémonie funèbre.

Madame Stevenson eut le frisson. Catherine ne comprenait pas trop, cependant elle tremblait.

– Attendez, dit leur guide en les arrêtant sur la passerelle.

Au son du tambour, une foule de matelots débouchèrent par les écoutilles et se formèrent en ligne, sur deux rangs.

Peu après, on vit encore sortir de l’entrepont un homme conduit par quatre marins.

Les épaules et la poitrine nues, les mains liées derrière le dos, les chevilles attachées par une chaîne d’un pied et demi de long, il avait le front caché sous un long bonnet de coton blanc.

– Ah! mon Dieu! mon Dieu! Que va-t-il se passer? murmura Kate en se serrant timidement contre sa maîtresse.

Celle-ci examinait attentivement le personnage masqué.

Il demeurait immobile comme un marbre.

Un roulement de tambour se fit entendre.

Puis une voix mâle commanda en français.

– Matelots! à vos rangs!

Après un moment de confusion légère dans les deux files, la même voix reprit:

– À droite, alignement… Fixe!

Il s’établit un silence complet, troublé seulement par le ronflement de la brise dans les voiles et le ruissellement de la mer contre la carène du vaisseau.

Le captif fut placé au bossoir de bâbord, à l’extrémité de la double haie de marins.

Un officier subalterne, qu’à ses insignes Harriet jugea être le maître d’équipage, s’élança sur la galerie.

Il avait à la main un papier qu’il présenta respectueusement à l’homme masqué.

Celui-ci parcourut le papier, le rendit et glissa, à voix basse, quelques mots au maître d’équipage, qui répondit:

– Oui, commandant.

Ensuite, il fit un signe auquel succéda un nouveau roulement de tambour.

Et le maître d’équipage lut d’un ton distinct.

«À bord du Requin, ce jourd’hui,

le vingt-trois juillet mil huit cent onze.

«A été condamné à être pendu à la grande vergue du grand mât, jusqu’à ce que mort s’ensuive, Georges-Auguste Tridon, dit le Rapineux, accusé et convaincu d’avoir, dans la prise du quinze courant, volé un galon d’argent et huit boutons d’uniforme.

«Signé: Le Requin.»

– Tridon, confesses-tu ton crime? demande le maître d’équipage après avoir terminé sa lecture.

– Oui, répondit froidement l’accusé.

– Reconnais-tu la justice de l’arrêt qui te condamne?

– Oui.

– Eh bien, en faveur de tes aveux, de ta bonne conduite habituelle, et surtout du courage que tu as témoigné plus d’une fois, notre seigneur et maître, la capitaine du Requin et du Caïman, te fait grâce…

À ce mot, aucun murmure ne s’éleva; les matelots restèrent impassibles; madame Stevenson crut que c’était une comédie, préparée à l’avance pour l’effrayer.

Quant à sa femme de chambre, pâle, bouleversée, chancelante, plus morte que vive, elle se soutenait à la rampe de la galerie, pour ne pas tomber.

Mais le maître d’équipage continua, après une pause de quelques secondes:

– … te fait grâce de la corde. Il veut bien permettre que tu sois fusillé.

– Et je l’en remercie de tout mon cœur. Vive le commandant du Requin! cria le condamné.

– Vive le commandant du Requin! répéta l’équipage dans un chœur formidable.

Le masque conservait son attitude froide, imposante.

Madame Stevenson se sentait émue.

Les accents du tambour vibrèrent une troisième fois.

Le coupable recula de deux pas.

Trois hommes, armés de carabines, sortirent des rangs, se postèrent vis-à-vis de lui, à quelques pieds de la dunette.

Le malheureux s’agenouilla.

– Feu! ordonna-t-il intrépidement.

Une triple détonation se fit entendre; et Auguste Tridon tomba la face en avant.

Un officier s’approcha du corps, l’examina, le palpa; puis, se tournant vers le masque:

– Les trois balles ont transpercé le cœur. Il est mort, dit-il.

– Quels sont les hommes qui ont tiré? demanda le mystérieux inconnu, d’une voix qui causa un tressaillement à madame Stevenson.

– Eugène Lebrun, Paul Rouleau, Thomas Charron, répondit le maître d’équipage.

– C’est bien; ce sont des braves, ils n’ont pas tremblé pour exécuter un camarade fautif; que leurs noms soient portés à l’ordre du jour.

– Oui, capitaine.

– Faites jeter le corps à l’eau.

Deux boulets furent immédiatement attachés aux pieds du cadavre par ceux mêmes qui avaient été ses bourreaux; et on le lança à l’Océan…

Qui, pendant ce drame, eût scruté les visages de tous les hommes à bord du Requin, n’y eût pas observé une seule contraction, un seul mouvement des muscles.

C’étaient des statues, des bronzes.

– Horrible! oh! horrible! s’écriait madame Stevenson frémissante.

Kate s’était évanouie.