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La corde au cou

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MAÎTRE MAGLOIRE. – Le ministère public croit-il donc qu'il prêche la concorde?

M. LE PRÉSIDENT. – J'invite la défense à ne pas interrompre.

M. L'AVOCAT GÉNÉRAL. – … Et c'est dans cette ambition de l'accusé qu'il faut chercher surtout l'origine de cette haine farouche qui devait le conduire au crime. Le procès au cours d'eau n'est qu'une question secondaire. Jacques de Boiscoran préparait sa candidature pour les prochainesélections…

L'ACCUSÉ. – Je n'y ai jamais pensé…

M. L'AVOCAT GÉNÉRAL (sans remarquer l'interruption). — … Il ne le disait pas; mais ses amis le disaient pour lui et allaient partout répétant que, par sa situation, sa fortune et ses opinions, ilétait l'homme désigné aux suffrages des républicains. Et, en effet, il eût eu beaucoup de chances si, entre lui et le but de ses convoitises, ne se fût dressé un homme, le comte de Claudieuse, dont l'influence en avait déjà faitéchouer d'autres…

MAÎTRE MAGLOIRE (vivement). — C'est à moi que s'adresse l'allusion?

M. L'AVOCAT GÉNÉRAL. – Je ne désigne personne.

MAÎTRE MAGLOIRE. – Pourquoi ne pas dire franchement que mes amis et moi sommes les complices de monsieur de Boiscoran et qu'il aété chargé de nous débarrasser d'un adversaire politique!

M. L'AVOCAT GÉNÉRAL (continuant). — Messieurs, voilà le vrai mobile du crime. De là cette haine dont L'ACCUSÉ ne sait bientôt plus garder le secret, qui dérobe en invectives, qui se répand en menaces de mort, et qui va jusqu'à coucher en joue le comte de Claudieuse.

M. l'avocat général passe alors à l'examen des charges qu'il déclare décisives, irrécusables. Puis:

– Mais qu'est-il besoin, poursuit-il, de cet examen, après l'écrasante déposition du comte de Claudieuse? Ne l'avez-vous pas entendu? Près de paraître devant Dieu!… Sur le premier moment, abusé par la générosité de sonâme, il pardonnait, il voulait sauver l'homme qui avait essayé de l'assassiner… Mais aux approches de la mort, il a compris qu'il n'avait pas le droit de soustraire un coupable à l'action de la justice, il s'est rappelé qu'ilétait d'autres victimes. Et alors, se levant de son lit d'agonie, il s'est traîné jusqu'ici pour vous dire: «C'est lui!… Aux lueurs de l'incendie qu'il venait d'allumer, je l'ai vu, je l'ai reconnu, c'est lui!…»

»Et après cela vous hésiteriez à frapper?… Non, je ne puis le croire. Après de tels forfaits la société attend que justice soit faite! Justice au nom de monsieur de Claudieuse mourant!… Justice au nom des morts… Justice au nom de la mère de Bolton, au nom de la veuve de Guillebault et de ses cinq enfants…

Un murmure d'approbation se prolonge bien après les derniers mots de M. Du Lopt de la Gransière. Il n'est pas dans l'assemblée une femme qui ne verse des larmes.

M. LE PRÉSIDENT. – La parole est au défenseur.

Plaidoiries.

Maître Magloire ayant soutenu seul jusqu'à ce moment la discussion, on pensait qu'il présenterait la défense. On se trompait, c'est maître Folgat qui se lève.

Notre palais de justice de Sauveterre, en des occasions solennelles, a retenti des accents de presque tous les maîtres de la parole. Nous avons entendu Berryer, Dufaure, Jules Favre, Lachaud… Même après ces orateurs illustres, maître Folgat trouve le secret de nousétonner et de nousémouvoir.

Au vol de la sténographie, nous fixons sur le papier quelques-unes de ses phrases, mais ce que nous renonçons à rendre, c'est son attitude superbe de fierté et de dédain, l'éclat de son regard, son geste admirable d'autorité, sa voix surtout, pleine et sonore, et dont le timbre métallique vibre dans toutes les poitrines.

– Défendre certains hommes de certaines imputations, commence-t-il, ce serait les rabaisser. Ils ne sont pas atteints. Au portrait de monsieur de Boiscoran tracé par le ministère public, j'opposerai simplement la réponse du vénérable curé de Bréchy. Que vous a-t-il dit? «Monsieur de Boiscoran est le meilleur et le plus honnête homme que je sache.»Voilà la vérité. On veut en faire un intrigant ambitieux. En effet, il avait l'ambition d'être utile à son pays. Pendant que d'autres discutaient, il agissait. Les mobiles de Sauveterre vous diront à quelles passions il faisait appel devant l'ennemi, et par quelles intrigues il a conquis le ruban que Chanzy a attaché à sa poitrine… Il souhaitait le pouvoir, dites-vous? Non, il rêvait le bonheur… Vous parlez d'une lettre qu'ilécrivait à sa fiancée quelques heures avant le crime… Je vous mets au défi de la lire. Elle a quatre pages, dès la seconde vous seriez forcé d'abandonner l'accusation…

Alors, avec une logique implacable, le jeune avocat reprend le système de l'accusé et, véritablement, sous les coups de sonéloquence, l'accusation semble tomber en poussière, on est fasciné, ébloui…

– Et maintenant, poursuit-il, que reste-t-il des preuves? La déposition de monsieur de Claudieuse. Elle estécrasante, dites-vous. Je dis qu'elle estétrange. Quoi! voilà un témoin qui attend la dernière heure, la dernière minute pour parler, et cela vous semble naturel!… C'est par générosité, prétendez-vous, qu'il s'est tu. Moi, je vous demande comment eût agi notre plus cruel ennemi…

»Jamais cause ne fut plus claire, dit le ministère public. Je soutiens, moi, que jamais cause, au contraire, ne fut plus obscure, et que, loin de nous en livrer le secret, l'instruction n'en a pas trouvé le premier mot…

Maître Folgat se rassoit, et il faut l'intervention des huissiers pour arrêter les applaudissements. Si l'on allait aux voix en ce moment, M. de Boiscoran serait certainement acquitté. Mais l'audience est suspendue pendant un quart d'heure, et l'on en profite pour allumer les lampes, car la nuit vient.

Ayant repris son fauteuil, M. le président donne la parole au ministère public.

M. L'AVOCAT GÉNÉRAL. – Je renonce à la réplique que je me proposais de prononcer. Monsieur le comte de Claudieuse va payer de la vie l'effort qu'il a fait pour vous apporter son témoignage. On n'a pas pu le reporter chez lui. Peut-être, en ce moment même, rend-il le dernier soupir dans la salle voisine…

Les défenseurs ne demandant pas la parole, et l'accusé déclarant qu'il n'a rien à ajouter, M. le président résume les débats, et les jurés se retirent dans la salle des délibérations.

La chaleur est accablante, la gêne intolérable, tous les visages portent l'empreinte d'uneécrasante fatigue, et néanmoins personne ne songe à se retirer. Mille bruits contradictoires circulent parmi cette foule palpitante d'anxiété. Les uns disent que M. de Claudieuse est mort, d'autres, au contraire, qu'il va mieux et qu'il vient de faire appeler M. le curé de Bréchy.

Enfin, quelques minutes après neuf heures, messieurs les jurés reparaissent.

Reconnu coupable, avec admission de circonstances atténuantes, Jacques de Boiscoran est condamné à vingt ans de travaux forcés.

TROISIÈME PARTIE Cocoleu

1. Ainsi M. Galpin-Daveline l'emportait, et M. Du Lopt de la Gransière avait lieu d'être fier de sonéloquence…

Ainsi M. Galpin-Daveline l'emportait, et M. Du Lopt de la Gransière avait lieu d'être fier de sonéloquence. Jacques de Boiscoranétait déclaré coupable.

Mais c'est le front haut et le regard assuré qu'il entendit M. le président Domini prononcer la terrible formule – plus courageux en cela mille fois que le condamné à mort qui, en face du peloton d'exécution, refuse de se laisser bander les yeux et d'une voix ferme commande le feu.

Le matin même, quelques instants avant l'ouverture de l'audience, il l'avait dit à Mlle de Chandoré:

– Je sais ce qui m'attend. Mais je suis innocent. On ne me verra ni pâlir ni demander grâce.

Et rassemblant, en effet, en un suprême effort tout ce qu'uneâme humaine peut fournir d'énergie, il avait tenu parole.

Se penchant seulement vers ses défenseurs, au moment où les derniers mots du président s'éteignaient dans le brouhaha soudain de l'assemblée:

– Ne vous avais-je pas dit, murmura-t-il, qu'un jour viendrait où vous seriez les premiers à me mettre une arme entre les mains!

Maître Folgat se dressa vivement. Il n'avait rien de la colère ni du découragement de l'avocat qui vient de perdre une cause qu'il sait juste.

– Mais ce jour n'est pas venu, répondit-il. Vous savez votre serment. Tant qu'une lueur d'espoir nous restera, nous lutterons. Or, c'est plus que de l'espoir que nous avons à cette heure. Avant un mois, avant une semaine, demain peut-être, nous aurons notre revanche…

Le malheureux hochait la tête.

– Je n'en aurai pas moins subi l'ignominie d'une condamnation, murmura-t-il. (Et détachant de sa boutonnière le ruban de la Légion d'honneur, et le tendant à maître Folgat): Vous le garderez en mémoire de moi, prononça-t-il, si je ne reconquiers pas le droit de le porter.

Mais déjà les gendarmes chargés de la surveillance de l'accusé s'étaient levés.

– Il faut venir, monsieur, dit à Jacques le brigadier. Allons, venez… Et il ne faut pas vous désespérer, que diable! ni perdre courage. Tout n'est pas fini. Vous avez encore le pourvoi et le recours en grâce, sans compter ce qui peut arriver et qu'on ne prévoit pas…

Maître Folgat pouvait accompagner son client et il se préparait à le suivre. Mais lui:

– Laissez-moi seul, mon ami, fit-il avec un geste douloureux. D'autres plus que moi ont besoin de vos encouragements… Denise, ma pauvre mère, mon père!… Voyez-les… Dites-leur que c'est leur cher souvenir qui fait l'horreur de ma condamnation.

»Qu'ils me pardonnent l'affliction dont je leur suis le sujet et la honte de m'avoir pour fils, pour fiancé… ( Étreignant alors les mains de ses défenseurs): Et vous, mes amis, ajouta-t-il, comment vous témoigner jamais l'étendue de ma reconnaissance! Ah! s'il eût suffi, pour me sauver, d'un talent incomparable et du plus admirable dévouement, je serais libre. Et au lieu de cela… (Il montra la petite porte par où il allait se retirer, et d'un accent déchirant): C'est la porte du bagne! s'écria-t-il. C'est désormais…

 

Un sanglot lui coupa la parole. Ses forcesétaient à bout, car s'il n'est pas de limites, pour ainsi dire aux tortures que peut endurer l'âme, l'énergie physique a des bornes.

Et, repoussant le bras que lui offrait le brigadier de gendarmerie, il s'élança dehors. Maître Magloireétait comme fou de douleur.

– Et n'avoir pas pu le sauver! dit-ilà son jeune confrère. Qu'on vienne donc encore me parler de la puissance de la conviction. Mais ne restons pas là sortons…

Et ils se jetèrent dans la foule qui s'écoulait lentement, toute palpitante encore desémotions de la journée.

Un revirementétrange, illogique, et cependant expliqué et fréquemment observé en pareille circonstance, se produisait déjà. Objet de l'exécration de tous, alors qu'il n'était qu'accusé, Jacques de Boiscoran condamné recouvrait toutes les sympathies. C'était comme si la sentence fatale eût effacé l'horreur du forfait. On le plaignait, on s'apitoyait sur son sort, et songeant à sa famille, à sa mère, à sa fiancée, on maudissait la sévérité des juges.

C'est que les moins clairvoyants des assistants avaientété frappés de l'allure singulière des débats. Il n'enétait presque pas un qui n'eût deviné en cette affaire tout un côté mystérieux et inexploré que l'accusation aussi bien que la défense avaientévité d'aborder. Comment n'avait-ilété que fort incidemment question de Cocoleu? Ilétait idiot, c'était entendu, mais il n'enétait pas moins vrai que sa déposition seule avait mis la justice sur les traces de M. de Boiscoran. Pourquoi donc n'avait-ilété cité ni par le ministère public ni par les avocats?

La déposition de M. de Claudieuse, qui avait paru si concluante sur le moment, était maintenant sévèrement commentée.

Les plus indulgents disaient: «C'est mal, ce qu'il a fait là. C'est un coup de maître. Que ne parlait-il plus tôt. On n'attend pas qu'un homme soit perdu pour le frapper.»À quoi d'autres répondaient: «Et avez-vous vu de quels regards se mesuraient le comte et monsieur de Boiscoran? Avez-vous remarqué les paroles qu’ilséchangeaient? N'eût-on pas juré qu'ilétait question entre eux de tout autre chose que du procès…»Et de tous côtés: «C'estégal, répétait-on, maître Folgat avait raison, cette affaire est loin d'être claire… Les jurés hésitaient. Peut-être monsieur de Boiscoran eût-ilété acquitté si, au dernier moment, monsieur Du Lopt de la Gransière ne fût venu dire que le comte de Claudieuse agonisait dans la pièce voisine.»

C'est avec une joie bien vive que maître Magloire et maître Folgat recueillaient ces impressions de la foule. Car le ministère public a beau dire, beau tonner contre cette tendance funeste, beau affirmer que nul bruit du dehors ne trouve unécho dans le sanctuaire de la justice, ce sera toujours l'opinion publique qui dictera le verdict des jurés.

– Et désormais, soufflait maître Magloire à l'oreille de son jeune confrère, soyez sans inquiétude. Je sais mon Sauveterre par cœur. L'opinion est pour nous.

À force de jouer des coudes, ils venaient enfin de franchir l'étroite porte de la salle des assises, quand un huissier les arrêta.

– On vous demande, messieurs, leur dit cet homme.

– Qui?

– Les parents du condamné. Pauvres gens!… ils sont tous là, dans le cabinet de monsieur Méchinet, que monsieur Daubigeon nous avait dit de mettre à leur disposition. C'est même là qu'on a porté madame la marquise de Boiscoran, lorsqu'elle s'est trouvée malà l'audience.

Il entraînait, tout en disant cela, les défenseurs jusqu'à l'extrémité de la salle des pas perdus. Leur ouvrant alors une porte: là, sur un fauteuil, les paupières closes, la bouche entrouverte, gisait la mère de Jacques. À sa pâleur livide, à la roideur de son attitude, on eût pu la croire morte, sans les spasmes qui de moments en moments la secouaient de la nuque aux talons. Debout, de chaque côté du fauteuil, M. de Chandoré et le marquis de Boiscoran la considéraient d'unœil morne, sans expression, sans chaleur. Ils avaientété foudroyés, et depuis le moment où avait retenti à leurs oreilles la condamnation fatale, ils n'avaient paséchangé une parole.

Seule, Mlle Denise paraissait avoir conservé la faculté de raisonner et de se mouvoir. Mais sa faceétait pourpre, ses yeux secs brillaient de l'éclat sinistre de la fièvre, tout son corps tremblait. Dès que les deux défenseurs parurent:

– Voilà donc la justice humaine! s'écria-t-elle.

Et comme ils se taisaient:

– Voilà donc Jacques condamné au bagne, poursuivit-elle, c'est- à-dire, de par la justice, déshonoré, flétri, perdu, retranché à jamais du monde des gens d'honneur… Il est innocent, mais peu importe; ses meilleurs amis vont le renier et se détourner de lui, nulle main ne se tendra plus vers la sienne; ceux-là mêmes quiétaient le plus fiers de son affection, affecteront d'avoir oublié son nom…

– Je ne comprends que trop votre douleur, mademoiselle…, commença maître Magloire.

– Ma douleur est moins grande que ma colère! interrompit-elle. Il faut que Jacques soit vengé, et il le sera… Je n'ai que vingt ans, il n'en a pas trente, c'est toute une longue vie que nous avons à consacrer à l'œuvre de sa réhabilitation. Car je ne l'abandonnerai pas, moi… Son malheur immérité me le fait plus cher mille fois, et comme sacré. J'étais sa fiancée ce matin, je suis sa femme ce soir. Sa condamnation aété notre bénédiction nuptiale. Et s'il est vrai, ainsi que le dit mon grand-père, que la loi défende au forçat d'épouser la femme qu'il aime, eh bien, je serai sa maîtresse!…

C'est d'une voixéclatante que parlait Mlle Denise, disant qu'elle eût voulu, qu'elle eûtété fière que toute la terre l'entendît.

– Ah! laissez-moi vous rassurer d'un mot, mademoiselle, interrompit maître Folgat. Nous n'en sommes pas où vous croyez. La condamnation n'est pas définitive.

Le marquis de Boiscoran et grand-père Chandoré se redressèrent.

– Que voulez-vous dire?

– Une négligence de monsieur Galpin-Daveline frappe de nullité toute la procédure. Comment un homme de sa trempe, si méticuleux et si formaliste, a-t-il pu commettre une telle faute? C'est que probablement la passion l'aveuglait… Comment personne n'a-t-il remarqué cet oubli? C'est que la destinée nous devait bien cette revanche… Le cas n'est pas discutable. Il s'agit d'un vice de forme, et les textes sont formels. Le jugement sera cassé et nous serons renvoyés devant d'autres juges…

– Et vous ne nous aviez pas dit cela! s'écria Mlle Denise.

– À peine osions-nous y penser, répondit maître Magloire. C'était là un de ces secrets qu'on ne confie même pas à son oreiller… Songez qu'au cours de l'audience, l'erreur pouvait encoreêtre réparée. Maintenant, il est trop tard… Nous avons du temps devant nous, et la conduite de monsieur de Claudieuse nous dégage. Tous les voiles seront déchirés…

La porte, s'ouvrant avec fracas, lui coupa la parole. Le docteur Seignebos entrait, rouge de colère et les yeuxétincelants sous ses lunettes d'or.

– Monsieur de Claudieuse?… demanda vivement maître Folgat.

– Il est à côté, répondit le docteur. On l'aétendu sur un matelas et sa femme est près de lui… Quel métier que celui de médecin! Voilà un homme, un misérable, que j'aurais eu du bonheur àétrangler de mes mains, et pas du tout, il m'a fallu le rappeler à la vie, lui prodiguer mes soins, chercher un moyen d'atténuer ses souffrances…

– Va-t-il donc mieux?

– À moins d'un de ces miracles comme on en voit dans La Vie des Saints, il ne sortira du palais de justice que les pieds les premiers, et ce, avant vingt-quatre heures… Je ne l'ai point dissimulé à la comtesse, et je lui ai dit que si elle voulait que son mari mourût en règle avec le ciel, elle n'avait que le temps bien juste d'envoyer chercher un prêtre.

– Et elle en a envoyé chercher un…

– Point. Elle a répondu que la vue d'une soutaneépouvanterait son mari et hâterait sa fin. Et même, le brave curé de Bréchy s'étant présenté, elle l'a congédié carrément.

– Ah! la misérable! s'écria Mlle Denise. (Et après une seconde de réflexion): Pourtant le salut est là, poursuivit-elle. Oui, la certitude du salut… Pourquoi donc hésiter! Attendez-moi, je reviens…

Elle s'élança dehors. Son grand-père voulait se précipiter après elle, mais maître Folgat l'arrêta.

– Laissez-la faire, monsieur le baron, dit-il. Laissez-la.

Dix heures venaient de sonner. Le palais de justice, si bruyant toute la journée, était redevenu silencieux et morne. Dans l'immense salle des pas perdus, à peineéclairée par un réverbère fumeux, il n'y avait plus que deux hommes, un prêtre, le curé de Bréchy, qui priait, agenouillé près d'une porte, et le gardien de service qui se promenait de long en large, et dont les pas sonnaient comme dans uneéglise.

Mlle Denise alla droit à ce gardien.

– Où est le comte de Claudieuse? interrogea-t-elle.

– là, mademoiselle, répondit l'homme en lui montrant la porte près de laquelle priait le prêtre, là, dans le propre cabinet de monsieur le procureur de la République.

– Qui est près de lui?

– Sa femme, mademoiselle, et une domestique.

– Eh bien! entrez dire à madame de Claudieuse, et sans que son mari l'entende, que mademoiselle de Chandoré désire lui parler.

Sans une objection, le gardien obéit. Mais lorsqu'il reparut:

– Mademoiselle, dit-ilà la jeune fille, la comtesse vous fait répondre qu'elle ne peut quitter son mari, qui est au plus bas…

Elle l'arrêta d'un geste impérieux.

– Assez! Retournez dire à madame de Claudieuse que si elle ne sort pas, je vais entrer à l'instant, que j'entrerai de force s'il le faut, que j'appellerai au secours, que rien ne me retiendra. Je veux la voir absolument.

– Cependant, mademoiselle…

– Allez! Ne voyez-vous donc pas que c'est une question de vie ou de mort!

Il y avait dans son accent une telle autorité que le gardien n'hésita plus. Il disparut de nouveau, et l'instant d'après:

– Entrez, revint-il dire à la jeune fille.

Elle entra et se trouva dans la salle d'attente qui précède le cabinet du procureur de la République. Une grosse lampe de cuivre l'éclairait d'une lumière crue. La porte ouvrant sur le cabinet où gisait le comteétait fermée.

Au milieu de la pièce, la comtesse de Claudieuse se tenait debout. Tant de coups successifs n'avaient pas brisé son indomptableénergie. Elleétait horriblement pâle, mais calme:

– Puisque vous y tenez, mademoiselle, commença-t-elle, je viens moi-même vous répéter que je ne saurais vous entendre. Ignorez-vous donc que je suis entre deux tombes ouvertes, entre ma fille qui se meurt à la maison et mon mari qui agonise là…

Elle faisait un mouvement pour se retirer, Mlle de Chandoré la retint d'un geste menaçant, et d'une voix frémissante:

– Si vous rentrez dans la pièce où est votre mari, dit-elle, j'y rentre avec vous, et ce sera devant lui que je vous parlerai. C'est devant lui que je vous demanderai comment vous avez défendu à un prêtre l'accès de son lit de mort, et si après lui avoir pris son bonheur en ce monde, vous voulez le lui ravir encore dans l'éternité…

Instinctivement, la comtesse recula.

– Je ne vous comprends pas!… dit-elle.

– Si, vous me comprenez, madame. À quoi bon nier? Ne voyez-vous pas bien que je sais tout et que j'ai deviné ce qu'on ne m'a pas dit! Jacquesétait votre amant, et votre mari s'est vengé…

– Ah! c'en est trop! répétait Mme de Claudieuse, c'en est trop…

– Et vous avez souffert cela, poursuivait Mlle Denise en phrases haletantes, et vous n'êtes pas venue crier en plein tribunal que votre mari est un faux témoin! Quelle femmeêtes-vous donc! Il vous importe donc peu que votre amour conduise un malheureux au bagne! Vous pourrez donc vivre avec cette idée que l'homme que vous aimez est innocent et cependant à tout jamais flétri et confondu parmi les plus vils scélérats!… Un prêtre saurait bien obtenir de monsieur de Claudieuse qu'il rétractât son infâme déposition, vous le savez bien; aussi refusez-vous votre porte au curé de Bréchy… Et pourquoi tant de crimes! Pour sauver votre menteuse réputation d'honnête femme… Ah! c'est misérable, c'est lâche, c'est bas…

La comtesse, à la fin, se révoltait. Ce que n'avait pu obtenir toute l'habileté de maître Folgat, la passion de Mlle Denise l'obtenait. Jetant le masque:

– Eh bien! non! s'écria-t-elle avec un emportement terrible, non, ce n'est pas pour sauver ma réputation que j'ai laissé faire. Ma réputation! Eh! que m'importe! Il n'y a pas une semaine, le soir où Jacques s'estévadé de la prison, je lui proposais de fuir. Il n'avait qu'un mot à dire, et pour lui, patrie, famille, enfants, j'abandonnais tout. Il m'a répondu: «Plutôt le bagne!»

 

Au milieu de tant d'angoisses, une joie immense inonda le cœur de Mlle de Chandoré. Ah! elle n'avait plus à douter de Jacques, à cette heure.

– C'est donc lui qui s'est condamné, poursuivait Mme de Claudieuse. Je voulais bien me perdre pour lui, pour une autre, non.

– Et cette autre… c'est moi, sans doute.

– Oui, vous, pour qui il m'avait abandonnée, vous qu'il allaitépouser, vous avec qui il se promettait de longues années de bonheur, non d'un bonheur honteux et furtif tel que le nôtre, mais d'un bonheur légitime et respecté…

Des larmes tremblaient dans les cils de Mlle Denise. Elleétait aimée… Elle songeait à ce que devait souffrir l'autre, qui ne l'était pas.

– J'aurais cependantété plus généreuse…, murmura-t-elle.

La comtesse eut unéclat de rire farouche.

– Et la preuve, insista la jeune fille, c'est que je suis venue vous proposer un marché…

– Un marché?

– Oui. Sauvez Jacques, et sur tout ce que j'ai de sacré au monde, je vous jure d'entrer dans un couvent, de disparaître, et que jamais vous n'entendrez prononcer mon nom.

Une stupeur immense clouait sur place la comtesse de Claudieuse, et c'est d'un regard de doute et de défiance qu'elle examinait Mlle de Chandoré. Un tel dévouement lui paraissait trop sublime pour ne pas cacher quelque piège.

– Vous feriez vraiment cela? demanda-t-elle enfin.

– Sans hésiter.

– Ce serait un grand sacrifice que vous me feriez.

– À vous, madame!… Non. À Jacques.

– Vous l'aimez donc bien!

– Assez pour préférer mille fois, s'il me fallait choisir, son bonheur au mien. Ensevelie au fond d'un couvent, ce me serait une consolation encore de me dire qu'il me doit sa réhabilitation, et je souffrirais moins de le savoir à une autre que de penser qu'il est innocent et cependant condamné!

Mais à mesure que la jeune fille affirmait sa sincérité, les sourcils de la comtesse se fronçaient et de fugitives rougeurs montaient à ses joues pâlies.

Et de son ironie la plus hautaine:

– C'est admirable! fit-elle.

– Madame…

– Vous daignez m'abandonner monsieur de Boiscoran. M'aimera-t-il pour cela? Vous savez que non, et que c'est vous seule quiêtes aimée. L'héroïsme en de telles conditions est facile!… Que craignez-vous? Cachée au fond d'un couvent, il ne vous en aimera que plus ardemment, et il ne m'en exécrera que davantage, moi…

– Il ne saura rien de notre marché…

– Eh! qu'importe! Il le devinera si vous ne le lui apprenez pas… Allez, je sais mon avenir. Voilà deux ans que j'endure ce supplice sans nom de le sentir peu à peu se détacher de moi. Que n'ai-je pas tenté pour le retenir! Quelle lâchetés m'ont coûté et quelles bassesses, pour le garder un jour de plus, ou seulement une heure! Tout devaitêtre inutile. Je lui devenais à charge. Il ne m'aimait plus, et mon amour lui semblait plus lourd que le boulet qu'on rivera à sa chaîne de galérien.

Mlle Denise frissonnait.

– C'est horrible! murmura-t-elle.

– Horrible, oui, et vrai. Vous semblez confondue? C'est que vous n'enêtes encore qu'à l'aube riante de vos amours. Attendez le soir sombre, et vous me comprendrez. Est-ce que notre histoire à toutes n'est pas pareille? J'ai vu Jacques à mes genoux comme vous le voyez aux vôtres, les serments qu'il vous jure, il me les a jurés de la même voix frémissante de passion et avec les mêmes regards enflammés… Mais j'étais sa maîtresse, pensez-vous, et vousêtes sa fiancée. Qu'importe! Que vous dit-il? Qu'il vous aimeraéternellement parce que vos amours sont de celles que Dieu et les hommes protègent!… Il me disait, à moi, que précisément parce que nous nous placions au-dessus de l'opinion et des lois, nous serions unis par des liens indissolubles et supérieurs à tout! Vous avez la foi. Je l'ai eue. Et la preuve, c'est que je lui ai tout donné, mon honneur et l'honneur des miens, et que j'aurais voulu lui donner plus encore, et que bien des fois j'ai cherché en moi-même par quel sacrifice immense, inouï, et que nulle femme n'eût encore fait, je pourrais lui prouver combien absolument j'étais à lui. Etêtre trahie, abandonnée, méprisée, descendre de chute en chute jusqu'à ce degré de misère de devenir l'objet de votre pitié!… Être tombée si bas que vous osiez venir me proposer de renoncer pour moi à Jacques… Ah! c'est à devenir folle de rage! Et je laisseraiséchapper la vengeance que je tiens! Et je serais assez stupide, assez lâche, assez veule, pour me laisser toucher par vos armes hypocrites! Et j'assurerais votre bonheur aux dépens de ma réputation! Ah! ne l'espérez pas!

La voix dans sa gorge expirait comme un râle. Elle fit au hasard quelques pas dans la petite salle. Puis, revenant se planter en face de Mlle de Chandoré, tout près, les yeux dans les yeux de la jeune fille:

– Qui vous a conseillé, demanda-t-elle, cette démarche qui est pour moi comme le suprême outrage?

Glacée d'une indicible horreur, Mlle Denise eut quelque peine à répondre.

– Personne, murmura-t-elle.

– Maître Folgat…

– Ne sait rien.

– Et Jacques?…

– Je ne l'ai pas revu. C'est à l'instant que cette idée m'est venue, soudainement, comme une inspiration du ciel. En apprenant par monsieur Seignebos que vous aviez repoussé le curé de Bréchy, je me suis dit: voilà le dernier malheur et le plus grand de tous. Si monsieur de Claudieuse meurt sans s'être rétracté, quoi qu'il advienne, Jacques fût-il réhabilité, toujours un soupçon planera sur lui. Alors, je me suis décidée à venir à vous… Ah! cela me coûtait cruellement. Mais j'espérais que je saurais vousémouvoir. Que vous seriez touchée de la grandeur du sacrifice…

Mme de Claudieuseétaitémue, en effet. Dans le bien comme dans le mal, il n'est point d'âme absolue. Aux accents suppliants de Mlle Denise, elle sentait faiblir ses résolutions.

– Le sacrifice serait-il donc si grand! dit-elle.

Des larmes jaillirent des yeux de la pauvre fille.

– Hélas! répondit-elle, c'est ma vie même que je vous offre… Je sens bien que vous n'avez pas longtemps àêtre jalouse de moi…

Elle fut interrompue par des gémissements qui partaient de la pièce voisine, où agonisait le comte de Claudieuse.

La comtesse alla entrebâiller la porte, et tout de suite:

– Geneviève! fit une voix faible et cependant impérieuse, Geneviève!

– Je suis à vous, mon ami, répondit la comtesse, à l'instant… (Et refermant la porte, et revenant à Mlle de Chandoré): Qui me garantit, fit-elle, d'un accent bref et dur, qui m'assure que si Jacquesétait reconnu innocent et réhabilité, vous vous souviendriez de vos promesses…

– Ah! madame! s'écria la jeune fille, sur quoi voulez-vous que je vous jure de disparaître! Cherchez des garanties. Celles que vous exigerez, je vous les donnerai. (Et se laissant glisser à genoux): Me voilà à vos pieds, poursuivit-elle, suppliante, humiliée, moi que vous accusiez de vouloir vous outrager… Ayez pitié de Jacques… Ah! si vous l'aimiez autant que je l'aime, vous n'hésiteriez pas!

D'un mouvement rapide, Mme de Claudieuse la releva et, lui tenant les mains entre les siennes, durant plus d'une minute, elle la considéra sans parler, l'œil voilé, les lèvres tremblantes, le sein palpitant… Jusqu'à ce qu'enfin, d'une voix si profondément altérée qu'à peine elleétait distincte:

– Que dois-je faire? demanda-t-elle.

– Obtenir de monsieur de Claudieuse qu'il se rétracte.

La comtesse hocha la tête.

– Je le tenterais inutilement, répondit-elle. Vous ne connaissez pas le comte. Il est de fer. Vous lui arracheriez la chair lambeau par lambeau avec des tenailles rougies qu'il ne retirerait pas une seule de ses paroles… Vous ne pouvez concevoir tout ce qu'il a souffert, ni tout ce qu'il y a dans sonâme de haine et de rage de vengeance. C'est pour me torturer qu'il m'a fait venir près de lui. Il n'y a pas cinq minutes encore, il me disait qu'il mourait content, puisque Jacquesétait reconnu coupable et condamné sur sa déposition.