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Loe raamatut: «Les esclaves de Paris», lehekülg 47

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XVIII

La douleur, la colère, l'horreur, avaient allumé dans le sang de la duchesse de Champdoce une fièvre terrible, qui l'avait soutenue tant qu'elle s'était trouvée en face de son mari.

Alors elle avait agi et parlé d'instinct, sous l'impression toute vive; animée par l'enthousiasme du péril bravé, enflammée du désir de venger Croisenois.

Elle ne s'était préoccupée de rien que de blesser Norbert, de l'humilier, de l'écraser. Tel était son malheur que c'est bien réellement qu'elle souhaitait la mort. Si elle eût su par quelles paroles l'attirer sûrement, elle les eût prononcées.

Mais en elle, malheureusement, l'énergie ne pouvait être qu'un accident, fugitif comme l'éclair. Son premier mouvement la portait en avant, la réflexion l'arrêtait. Elle avait l'âme vaillante et l'esprit craintif.

Dès qu'elle fut seule, que le danger se fut éloigné, toute son exaltation s'éteignit comme un feu de paille, et, épuisée de l'effort, elle s'affaissa sur une causeuse, défaillante, fondant en larmes.

Son désespoir était sans bornes, car elle se reprochait la mort de Croisenois.

– Si je ne lui avais pas accordé ce rendez-vous fatal, se disait-elle, il vivrait encore; c'est mon amour qui le tue.

Réfléchissant, elle se sentait précipitée au fond d'un abîme dont jamais elle ne sortirait.

Le présent était affreux; plus épouvantable l'avenir.

L'idée de s'adresser à son père traversa son esprit; elle la repoussa: à quoi bon!.. Le comte de Puymandour l'écouterait-il, seulement?

– Tu es duchesse, lui disait-il avec son emphase ordinaire, tu as cinq cent mille livres de rentes!.. donc tu es heureuse ou dois l'être.

Heureuse!.. elle! Quelle amère dérision!.. Elle en était réduite à envier le sort de la dernière des filles de cuisine de son hôtel!..

La nuit, pour elle, s'écoula ainsi, en angoisses insoutenables, et quand ses femmes, au matin, sur les dix heures, pénétrèrent dans sa chambre, elles la trouvèrent toute habillée, étendue à terre, les membres glacés et raides, la tête brûlante, les yeux brillants d'un sinistre éclat.

L'inquiétude et le chagrin furent tout d'abord extrêmes, à l'hôtel. La duchesse était adorée de ses gens, et il était évident pour les moins expérimentés, que ce ne pouvait être qu'une maladie très grave qui débutait par de pareils symptômes.

Tout le monde perdait un peu la tête, et on venait d'expédier coup sur coup quatre domestiques à la recherche d'un médecin, lorsque Norbert arriva de Maisons.

On le conduisit aussitôt, on le porta presque à la chambre de la duchesse, comme si, par sa seule présence, il eût pu lui procurer un soulagement immédiat. Elle ne le reconnut pas.

Norbert, lui, avait été saisi d'une inquiétude poignante. Que s'était-il passé en son absence, qu'est-ce que cela voulait dire, n'y avait-il pas eu d'indiscrétion de commise?

Il interrogeait les femmes de chambre aussi adroitement que lui permettait son trouble, quand on lui annonça, non pas un médecin mais deux, qui s'étaient rencontrés à la porte.

Introduits aussitôt près de la duchesse, ils ne dissimulèrent ni la gravité de la situation, ni la possibilité d'une terminaison fatale. Ils jugeaient Mme de Champdoce au plus mal, si mal qu'ils demandaient une consolation pour l'après-midi.

L'heure arrêtée, ils rédigèrent une ordonnance, et se retirèrent en recommandant la plus exacte exécution de leurs prescriptions, les soins les plus minutieux et une surveillance de toutes les minutes.

Ces recommandations étaient inutiles. Norbert s'était installé au chevet de sa femme, bien décidé à n'en pas bouger jusqu'à son rétablissement ou à sa mort.

Elle avait une fièvre terrible, et à tout moment le délire lui arrachait des lambeaux de phrase qui faisaient frissonner Norbert.

C'était la seconde fois qu'il avait à disputer un secret au délire.

Jadis, à Champdoce, c'était son père qu'il veillait, son père qui pouvait dire quel crime épouvantable il avait failli commettre. C'était sa femme qu'il gardait aujourd'hui, afin d'arrêter sur ses lèvres, si elle s'y présentait, l'histoire de Croisenois.

Forcé à un retour sur lui-même, il était épouvanté de ce qu'il avait déjà semé dans sa vie de crimes et de remords… et il n'avait pas vingt-cinq ans. Quel avenir était possible, avec un tel passé!..

Et le délire de la duchesse n'était pas sa seule angoisse. De quart d'heure en quart d'heure, il sonnait pour lui demander si on n'avait pas vu Jean, son valet de chambre.

On l'avait aperçu de très bonne heure le matin, il avait même parlé à plusieurs domestiques, mais il était sorti depuis plusieurs heures et n'avait pas reparu.

– Dès qu'il rentrera, répétait à chaque fois Norbert, envoyez-le moi vite.

Il parut enfin, et Norbert, se levant vivement, l'entraîna dans l'embrasure d'une fenêtre.

– Eh bien?.. lui demanda-t-il.

– Tout est arrangé de ce côté, monsieur, calmez-vous.

– Cette Caroline?..

– Est partie, monsieur, je l'ai mise moi-même en voiture, après lui avoir compté une somme de vingt mille francs. Elle quitte Paris, la France; elle se propose de rejoindre en Amérique un de ses cousins qui l'épousera, à ce qu'elle espère.

Norbert respira, plus librement peut-être qu'il ne l'avait fait depuis la veille. Le souvenir de cette Caroline Schimel l'obsédait.

– Et l'autre affaire? interrogea-t-il.

Le vieux serviteur hocha tristement la tête.

Celle-là, répondit-il, m'effraie. J'en vois clairement les périls: ils sont immenses; et les avantages m'échappent…

– Je le l'ai déjà dit, Jean, mon parti sur ce point est irrévocablement pris.

– Aussi, vous ai-je obéi, monsieur, en prenant toutes les précautions que me suggérait la prudence.

– Ah!..

– J'ai découvert un jeune commis-voyageur, honnête homme, m'affirme-t-on, auquel j'ai persuadé que je l'envoie en Égypte pour m'acheter des cotons… une idée de spéculation que je suis censé avoir. Il partira aujourd'hui même, ravi et bien payé… Par la même occasion, il mettra à la poste les deux lettres que nous avons de M. de Croisenois, la première à Marseille, la seconde au Caire…

– Et tu ne comprends pas que ces lettres feront ma sécurité?

– Je comprends qu'un hasard, une maladresse de notre agent peuvent nous trahir.

– Je le veux.

Jean se tut. Il ne savait pas résister à son maître, les lettres furent expédiées.

De ce moment, et pendant les deux jours qui suivirent, Norbert n'eut pas une minute à lui.

Les médecins appelés en consultation avaient donné une lueur d'espoir, mais elle était bien faible, bien chétive. Le mal paraissait empirer sans cesse, avec des alternatives diverses, mais toutes également désolantes. Les accidents cérébraux les plus alarmants se succédaient sans relâche.

Et durant ces heures éternelles, Norbert n'osait pas fermer l'œil, et ce n'est qu'en tremblant qu'il laissait approcher les femmes de chambre. Toujours le délire présentait à la duchesse la même affreuse vision: Croisenois tombant la poitrine traversée d'un coup d'épée.

Enfin, le quatrième jour, la fièvre céda, la malade s'assoupit, et Norbert eu le loisir de la réflexion.

Comment Mme de Mussidan, qui jadis venait tous les jours, n'avait-elle pas paru? Cette circonstance lui parut si extraordinaire qu'il se risqua à lui écrire pour l'informer de la maladie de Mme de Champdoce.

Une heure plus tard, il en recevait cette laconique réponse:

«Croirez-vous à un prétexte? J'espère que non. M. de Mussidan vient de décider que nous passerons l'hiver en Italie, et nous partons ce soir. Adieu.

D.»

Prétexte ou non, elle partait, elle le laissait seul quand tout l'abandonnait, elle s'enfuyait emportant son dernier espoir de bonheur.

Et cependant, tel était son aveuglement, qu'il s'efforçait de se prouver que ce départ la désolait pour le moins autant que lui-même.

A cinq jours de là, il n'était pas encore remis de ce coup, et Mme de Champdoce était hors de danger, quand un matin le médecin le prit à part d'un air mystérieux et solennel.

Il avait à lui annoncer une grande, une heureuse, une magnifique nouvelle:

La duchesse de Champdoce était enceinte.

En effet, la duchesse de Champdoce était enceinte, et c'était là le secret qu'elle allait révéler au marquis de Croisenois lorsque son mari était apparu.

C'est cette pensée qui l'avait retenue au foyer conjugal, qui lui avait donné le courage de résister aux larmes et aux prières de Georges l'adjurant de fuir.

Elle hésitait, elle chancelait, elle allait succomber aux inspirations de son cœur, lorsque tout à coup, cette idée, un moment écartés, s'était représentée à son esprit.

– Malheureuse!.. s'était-elle alors écriée, j'oubliais… je ne puis… je ne m'appartiens plus.

Son malheur, et il devait lui être imputé à crime, fut de ne pas dire la vérité à son mari spontanément, et de laisser à un médecin le soin de la lui apprendre.

Cette nouvelle devait réveiller toutes les fureurs de Norbert. Il devint livide, ses yeux lancèrent des éclairs. Il essaya cependant de dissimuler son impression.

– Merci, docteur, balbutia-t-il d'une voix étranglée, merci de la bonne nouvelle. Ah! je suis bien heureux!.. Mais vous permettez, n'est-ce pas, que je courre près de la duchesse…

Il étouffait. Il sortit précipitamment, laissant le docteur aussi déconcerté que possible, intrigué et même un peu penaud.

– Ouais! pensait-il, aurai-je fait un pas de clerc, avec toute mon expérience?.. Pour sûr, je viens de froisser quelque blessure qui saigne encore!..

Le fait est que Norbert, au lieu de se rendre près de sa femme, avait couru s'enfermer dans la bibliothèque.

Il lui fallait la solitude pour s'abandonner en liberté aux mouvements de son âme, pour souder la situation nouvelle qui se présentait et reprendre possession de son sang-froid. Il voulait être seul pour réfléchir et tâcher de voir clair au fond de sa pensée bouleversée.

Cette circonstance, après les derniers événements, était de tous les désastres qui pouvaient foudre sur sa vie, le plus épouvantable.

Plus Norbert réfléchissait, plus il se persuadait qu'il était indignement bafoué, misérablement pris pour dupe.

Il avait commencé par douter, il était sûr maintenant que cet enfant n'était pas de lui.

Tout le lui prouvait; il lui semblait que l'évidence sautait aux yeux, et cette certitude qu'il croyait avoir lui arrachait de véritables rugissements de rage.

Allait-il donc être réduit à cet excès de misère et d'ignominie, de recevoir comme sien l'enfant de Georges de Croisenois?.. Lui faudrait-il accepter ce vivant témoignage de son malheur?

Quoi!.. cet enfant grandirait dans sa maison, il porterait son nom, et plus tard il hériterait de l'immense fortune de la famille de Champdoce!..

– Ah!.. jamais, s'écriait-il, jamais!.. Je l'étranglerais plutôt de mes propres mains.

Puis, il songeait aux dégoûts qu'il serait réduit à cacher, aux caresses qu'il lui faudrait feindre, pour écarter les soupçons du monde, et il se sentait incapable de cette monstrueuse comédie de la paternité.

– J'aimerais mieux mille fois, disait-il, élever près de moi un bâtard pris au hasard aux enfants trouvés, au moins je ne le haïrais pas, celui-là, il ne me semblerait pas toujours retrouver sur son visage l'exécrable ressemblance de Georges de Croisenois.

Mais précisément pour cette raison qu'il était prêt à toutes les violences, il se contraignit à dissimuler et fut avec la duchesse strictement convenable.

Il avait, d'ailleurs, tout à craindre d'elle, en ces premiers moments. La mystérieuse disparition de Croisenois faisait un bruit affreux, et si les lettres mises à la poste par l'émissaire de Jean épaissirent le mystère autour de cet événement, elles ne satisfirent ni la police, ni l'opinion.

Mais on se lasse de tout; on oublia Croisenois: Norbert dut se croire assuré de l'impunité.

Accablé de remords, rongé de regrets, ce grand seigneur si envié, sur qui la fortune semblait avoir épuisé ses plus magnifiques faveurs, Norbert de Champdoce traînait alors la plus lamentable existence.

Il n'avait pas vécu, et il se sentait fini, usé, rassasié jusqu'à l'écœurement. Il n'avait pas vingt-cinq ans, et il ne découvrait nulle lueur dans l'avenir; il n'apercevait nul projet où accrocher une espérance.

Depuis trois mois que Mme Diane était partie, elle ne lui avait pas donné signe de vie; un abîme de sang le séparait de sa femme; parmi tous les gens qu'il avait connus, il ne voyait pas un ami; la débauche même lui manquait.

Retiré dans son hôtel, il vivait seul, triste et sombre toujours, sans autre compagnie que l'idée fixe qui le hantait.

Il ne pouvait détacher sa pensée de cet enfant qui allait venir. Comment se soustraire à ce supplice odieux de l'élever comme sien?

Depuis quatre mois qu'il ne pensait qu'à cela, il avait adopté et rejeté bien des expédients, et toujours il en revenait à l'inspiration qui la première s'était présentée à son esprit, et qu'il résumait ainsi:

Substituer un enfant qu'on se procurerait n'importe où, n'importe comment, à l'enfant de la duchesse.

Enfin, comme le temps passait, il décida qu'il en serait ainsi, et c'est à Jean, cet honnête homme dont un merveilleux dévouement faisait son complice, qu'il s'en remit quant à l'exécution.

Pour la première fois, Jean osa résister. L'action lui paraissait abominable, il ne le cacha pas, et même il dit que certainement elle porterait malheur.

Mais lorsqu'il reconnut que Norbert s'adresserait à quelqu'autre, qui serait moins scrupuleux et qui pourrait être maladroit, il promit en pleurant d'obéir.

L'entreprise était périlleuse, difficile à mener secrètement. Il fallait pour le succès des coïncidences particulières, et même les plus minutieuses précautions prises, il fallait encore laisser une large part au hasard.

N'importe, moins d'un mois plus tard, Jean vint déclarer à son maître que si seulement on pouvait décider la duchesse à venir s'établir au château de L., que la famille de Champdoce possédait près de Montoire, lui, Jean, répondait de tout.

Le lendemain même, Norbert partait pour L… avec sa femme.

Pauvre duchesse!.. Elle n'était plus alors que l'ombre d'elle-même: Jamais, à la voir si pâle et si languissante, maigre, l'œil éteint, on n'eût reconnu la belle, la spirituelle, la rieuse Marie de Puymandour.

A la longue, Norbert et elle en étaient venus à vivre comme des étrangers sous le même toit. Souvent ils étaient des semaines sans se voir. Avaient-ils quelque chose à se communiquer, ils s'écrivaient.

Le château de L… était merveilleusement choisi, la duchesse y était absolument à la discrétion de son mari. De secours, elle n'avait à en attendre de personne. Son père, le comte de Puymandour, était mort le mois précédent, à la suite d'une tournée électorale.

Que se passa-t-il à L… lors des couches de la duchesse?

Le secret fut bien gardé. Seul, ce billet où la malheureuse mère écrivait: «Ayez pitié; rendez-moi mon enfant!» trahit quelque chose de l'horrible lutte qui certainement eut lieu.

Ce qui est sûr, c'est que l'enfant de la duchesse de Champdoce fut porté par Jean à l'hospice de Vendôme.

Ce qui est sûr aussi, c'est que l'enfant qui fut baptisé sous les noms de Anne-René-Gontrand de Dompair, marquis de Champdoce, était le fils d'une pauvre fille des environs de Montoire, qu'on appelait la Fougerouse.

XIX

Là s'arrêtait brusquement le manuscrit de B. Mascarot.

Paul Violaine posa sur la table le volumineux cahier, en disant d'un air assez surpris:

– Et c'est tout!..

Il était grand temps d'ailleurs qu'il arrivât à la fin; sa voix, brisée par la fatigue expirait avec les dernières lignes.

Malgré la rapidité de son débit, il n'avait pas fallu moins de six heures pour lire cette longue et lamentable histoire des misères, des folies et des crimes de l'illustre maison de Champdoce.

En tout, il ne s'était reposé qu'un quart d'heure, et encore devait-il ce répit à Beaumarchef, qui était venu appeler l'honorable placeur pour une affaire de l'agence qui ne souffrait ni remise ni retard.

Il est vrai que l'attention la plus sévère et la mieux soutenue l'avait encouragé.

Ni maître Catenac, ni l'excellent docteur Hortebize ne s'étaient permis une observation. Ils n'avaient pas hasardé un geste.

B. Mascarot, lui, avait écouté avec l'apparente satisfaction d'un auteur qui se délecte de son ouvrage. Mais, en réalité, pendant que, renversé sur son fauteuil, il tournait bénignement ses pouces, il guettait d'un œil sagace, par-dessus ses lunettes, l'effet produit sur le visage de ses associés.

Cet effet fut considérable, et tel qu'il l'avait espéré.

Le récit était achevé depuis un bon moment, que Paul, Catenac et Hortebize, se regardaient encore avec une stupeur qui n'était pas exempte d'effroi, chacun d'eux s'efforçant de résumer rapidement par la pensée les circonstances qui l'avaient le plus frappé.

Tous se demandaient pour quelles raisons B. Mascarot s'était arrêté court au moment de conclure et de tirer les conséquences.

Catenac, dont la position dans la société était si fausse, fut le premier qui parvint à secouer l'atmosphère de vague appréhension qui régnait sur le bureau de l'agence de placement.

– Eh! eh! fit-il avec un petit rire contraint, j'avais toujours dit que notre ami Baptistin était né pour les lettres. Prend-il la plume, aussitôt le placeur s'évanouit, et l'agrégé reparaît. Il nous avait promis quelques notes, un mémoire à consulter, il nous sert un roman.

Le digne M. Hortebize observait l'avocat d'un œil méfiant.

– Crois-tu vraiment que ce soit un roman? interrogea-t-il.

– Pour la forme du moins…

Le docteur haussa les épaules.

B. Mascarot pendant ce temps, s'était lové et adossé à la cheminée. Il rajustait ses lunettes, de ce mouvement familier qui, de sa part, annonçait toujours quelques explications décisives.

– Mieux que tout autre, commença-t-il d'un ton ironique, Catenac devait apprécier et… goûter, ce qu'il y a de réel dans ce récit, lui qui est l'homme d'affaires, l'avocat, le conseil du noble duc de Champdoce, c'est-à-dire de ce Norbert dont je viens de vous lire la jeunesse.

– Oh!.. je ne conteste pas le fond! fit vivement Catenac.

– Que contestes-tu donc?

– Sérieusement, rien. Je me suis permis de plaisanter la forme un peu… comment dirai-je?.. un peu romanesque, voilà tout. Serait-ce un crime?

– Non, répondit froidement le placeur, dans ta position ce n'est qu'une sottise.

Toutes les fois que Catenac s'attirait quelque coup de boutoir du maître, le bon docteur était aux anges.

– Empoche, avocat, dit-il.

Mais B. Mascarot n'était pas d'humeur à plaisanter.

– Catenac, reprit-il d'un ton qui n'était rien moins qu'amical, avait reçu quelques confidences importantes de son noble client. Il s'est bien gardé de nous les communiquer. Dans son opinion, d'après ce qu'il savait, nous courions à notre perte, et il nous regardait y courir, cet estimable ami, tout réjoui de l'espoir d'être débarrassé de nous.

L'avocat voulut protester, mais le placeur, d'un geste, l'arrêta.

Après une pose calculée, l'honorable professeur continua:

– Un os suffit à un anatomiste pour reconstruire le squelette d'un animal. Je serais, moi, un piètre observateur si, déduisant du connu à l'inconnu, je n'étais pas capable de rétablir l'histoire exacte de gens que j'étudie et que j'observe depuis tant d'années. Croyez pourtant que je n'ai pas eu à faire de grands frais d'imagination. Mon manuscrit n'est guère qu'un travail de marquetterie. Même, ce n'est pas à moi qu'il faut s'en prendre de la forme un peu romanesque, mais bien à Mme la comtesse de Mussidan, à Mme Diane.

– A Mme de Mussidan?..

– Mais oui, ami Catenac, et aussi à Norbert… Je suis sûr que les phrases qui t'ont frappé étaient d'eux. Car je les ai copiées, c'est avec leurs propres expressions que je traduisais leurs sentiments… Cela t'étonne?

– Il me semblait…

– Quoi?.. tu as donc oublié la correspondance soustraite à la comtesse de Mussidan?.. C'est une femme soigneuse. Elle avait conservé non-seulement les lettres de Norbert, mais encore les siennes propres que Norbert lui avait rendues…

– Et nous les avons?

– Toutes. Nous avons saisi du même coup les demandes et les réponses. Tout un roman d'amour par lettres, et un fameux roman… Ce qu'on vous a lu n'en était qu'un résumé affaibli.

L'excellent Hortebize eut un geste d'admiration.

– Maintenant, s'écria-t-il, je comprends les terreurs de Mme de Mussidan. Et moi, Baptistin, qui t'accusais d'imprudence!.. Oui, tu as raison, avec de telles armes entre les mains, nous pouvons tout oser… Mme de Mussidan donnera la main de sa fille Sabine à qui nous voudrons…

Mais B. Mascarot n'avait pas le temps de s'arrêter à ce petit triomphe.

– Ce n'est pas tout, reprit-il. J'avais pour m'expliquer les passages obscurs, l'instigateur de toute cette intrigue, Dauman…

– Le Président… il vit?..

– Parfaitement. Et c'est un homme à nous, et tu le connais!.. Dame!.. il n'est plus de la première jeunesse, il est un peu cassé, la jambe traîne, la vue baisse, mais la cervelle est intacte.

Catenac était devenu fort sérieux.

– Tu m'en diras tant! murmurait-t-il, tout abasourdi, tu m'en diras tant…

– Je te dirai encore que toute la partie du duel et de la mort de ce brave et digne Georges de Croisenois a été écrite presque sous la dictée de Caroline Schimel… Véritablement cette malheureuse se proposait, en quittant Paris, de rejoindre son parent en Amérique… Elle n'alla pas plus loin que le Havre. Les grâces et les doux propos d'un galant matelot dont elle avait fait connaissance en voiture changèrent brusquement toutes ses résolutions… Tant que dura l'argent qui avait été donné par Jean, le matelot fut le plus aimable des hommes… Seulement, avec le dernier billet de mille francs, il disparut.

Désespérée, réduite à la plus ignominieuse des misères, Caroline revint à Paris. Elle mourait de faim… Elle s'adressa au duc de Champdoce… Il se sentait pris, il la secourut, et à quatre ou cinq reprises il essaya de lui assurer une petite position… L'inconduite de Caroline rendit vaines toutes les tentatives.

A la fin, le duc s'est résigné à se laisser rançonner au jour le jour, acceptant peut-être cette honte comme une expiation…

Quant à Caroline, son existence est inimaginable… Parfois, prise de remords, elle cherche une place et travaille huit jours… Mais bientôt ses habitudes vagabondes reprennent le dessus, et elle court demander de l'argent à l'hôtel de Champdoce.

Et cependant elle a toujours fidèlement tenu son serment, et sans sa funeste passion pour les petits verres, je doute que Tantaine eût jamais réussi à lui arracher une parole…

B. Mascarot paraissait parler pour soi bien plus que pour ses estimables associés. On l'eût dit préoccupé surtout de combattre certaines objections de son esprit.

– A coup sûr, poursuivait-il plus bas, Caroline Schimel n'est pas une nature instinctivement mauvaise. Le secret qu'elle a surpris lui a porté malheur. C'est tout cet argent, qu'elle se procurait si facilement, qui l'a pervertie. Telle que je la devine, si au réveil elle se souvient des confidences qui lui ont été arrachées par l'ivresse, elle est fille à aller, à tous risques, prévenir Le duc de Champdoce.

Cette éventualité, ainsi présentée, fit bondir Catenac sur sa chaise, et lui arracha un juron.

– Dix mille diables!.. mais alors…

Le digne placeur haussa dédaigneusement les épaules.

– Te voilà encore, fit-il d'un ton dédaigneux, à te forger des fantômes!..

– Il appelle cela des fantômes!..

– Certainement. Serais-je tranquille comme je le suis si j'entrevoyais l'ombre d'un péril? Voyons, franchement, que nous importe ce que peut dire Caroline? Qui accusera-t-elle de lui avoir escamoté son secret? Un vieux clerc d'huissier nommé Tantaine. Or, comment veux-tu que le duc, ton noble client, trouve le trait d'union entre ce misérable bonhomme et l'honorable maître Catenac?

– Ce serait difficile, en effet.

– Dis impossible, insista Hortebize. Sans compter qu'à la moindre alarme nous faisons disparaître le doux Tantaine plus prestement qu'un diable de féerie dans une trappe… Et on ne le retrouverait pas dans les dessous, lui.

D'un signe de tête amical, B. Mascarot approuva l'excellent docteur.

– D'ailleurs, ajouta-t-il, je me demande vainement ce que nous pouvons avoir à redouter du duc de Champdoce. N'est-il pas en notre pouvoir tout autant que son ancienne adorée, la comtesse de Mussidan? Il me semble que nous avons ses lettres. Ne savons-nous pas ce qu'on trouverait, si ou grattait au fond de son jardin? Et notez que l'identité du squelette serait des plus aisées à établir. Croisenois avait sur lui, quand il disparut, un millier de francs en pièces d'or portugaises, le fait est consigné aux procès-verbaux de l'enquête qui eut lieu alors.

Il était facile de reconnaître à la physionomie de Catenac que ses dispositions changeaient du tout au tout, à mesure que l'impunité lui était démontrée.

– Vous êtes là que vous me prêchez, fit-il avec une brusquerie affectée, comme si je n'étais pas à votre discrétion! Ne faut-il pas que je marche avec vous, bon gré, mal gré?

– Nous tenons à ce que ce soit de ton plein gré.

L'avocat parut délibérer une minute, puis se levant brusquement, il tendit la main à l'honorable placeur.

– J'agirai loyalement, lui dit-il; tu as ma parole. Expose-nous ton plan, je te dirai ensuite ce que M. de Champdoce m'a appris.

Un sourire de satisfaction vint aux lèvres de B. Mascarot. Enfin, il l'emportait. Cette fois, il ne mettait nullement en doute la franchise de l'avocat.

– Avant tout, reprit-il, je vous dois la fin de l'histoire que Paul vient de vous lire. Elle est simple et lamentable.

Le duc et la duchesse de Champdoce n'avaient pas cinquante ans à eux deux, ils portaient un des noms historiques de France, ils étaient entourés d'un luxe princier, et cependant leur vie était perdue, finie; tout était mort en eux, ils renonçaient à l'espoir même du bonheur.

Leur ménage dut être un enfer, mais ils s'appliquèrent à sauver les apparences, et réussirent. Rien ne transpira au dehors des effroyables misères de leur intérieur.

La duchesse, presque toujours alitée, ne s'occupait que d'œuvres de charité. Le duc, lui, après avoir refait son éducation, s'est réfugié dans le travail et est devenu l'homme remarquable que vous connaissez.

– Et Mme de Mussidan? interrogea Catenac.

– J'y arrive. Cette femme, d'une si étrange perversité, ne se serait pas crue vengée complètement, si Norbert n'eut pas su que c'était à elle et à elle seule qu'il devait le désespoir de son existence. Un jour, à son retour d'Italie, elle osa tout apprendre à Norbert.

Oui, elle osa lui dire que c'était elle qui avait comme poussé la duchesse dans les bras de Croisenois, elle lui dit que c'était elle qui, avertie du rendez-vous, avait écrit la fatale lettre anonyme.

– Et il ne l'a pas tuée!.. s'écria Hortebize.

L'honorable placeur modula du bout des lèvres un petit sifflement des plus significatifs.

– Il n'a pas touché un cheveu de sa jolie tête, répondit-il.

– Oh!.. à sa place…

– A sa place, docteur, tu te serais tu comme lui. N'avait-elle pas toutes ses lettres?.. Elle l'en a menacé. Ah!.. elle a du poignet la jeune dame, et nous n'avons pas le monopole du chantage. Qu'avez-vous à me regarder ainsi? Vous doutez? Rien n'est pourtant si vrai. Cette noble comtesse a fait chanter M. le duc de Champdoce comme une simple coquine. Vous savez sa vie dissipée, ses prodigalités, son désordre… quand elle est par trop gênée, c'est à Norbert qu'elle s'adresse. Il n'y a pas encore dix jours, elle lui a emprunté dix mille francs pour apaiser Van Klopen.

Véritablement, les associés de l'agence étaient confondus.

– Quelle femme! murmurait l'excellent docteur, quelle femme!.. et moi qui la plaignais de tout mon cœur, le jour où je suis allé lui mettre le pistolet sur la gorge!..

D'un geste, B. Mascarot lui imposa silence.

– Il est temps d'en finir avec le passé, reprit-il; parlons un peu de cet enfant de la Fougerousse, mis au lieu et place de l'enfant de l'infortunée duchesse, et présenté dans le monde sous le nom de Gontrand de Champdoce. Tu as dû le connaître, docteur?

– Je l'ai vu du moins plusieurs fois; c'était un fort joli garçon…

– En effet; mais c'était aussi un déplorable garnement. Élevé comme un fils de prince, ce garçon avait les goûts et les mœurs d'un laquais, et s'il eût vécu, il eût infailliblement déshonoré le nom qu'il portait.

Il faisait le désespoir de M. et Mme de Champdoce, et les inquiétait horriblement, quand il y a dix mois, à la suite d'une orgie, il fut pris d'une fièvre chaude et enlevé en trois jours.

Il mourut en demandant pardon à ceux qu'il croyait ses parents, et le duc et la duchesse oublièrent leur haine, mêlèrent leurs larmes et se réconcilièrent, devant le lit de mort de ce malheureux dont la conduite avait été le plus horrible châtiment qui se puisse imaginer, de la coupable détermination de Norbert…

B. Mascarot, on le voyait, avait hâte de terminer.

Lui, beau diseur d'ordinaire, car les railleries de Catenac n'étaient pas dénuées de fondement, il ne semblait s'inquiéter que d'abréger.

Sur ces derniers mots, il eut un gros soupir de satisfaction, et s'allongea dans son fauteuil, en disant:

– Maintenant, arrivons à nos affaires.

L'attention de Catenac, du docteur et de Paul, lassée par une séance de plus de six heures, s'éveilla plus brûlante que jamais. On allait donc enfin livrer le dernier mot.

– Le fils de la Fougerousse mort, reprit B. Mascarot, le nom de Champdoce était condamné à s'éteindre.

C'est alors que Norbert, sollicité par sa femme, adopta l'idée qui lui était venue bien souvent, de rechercher et de reprendre ce pauvre déshérité jadis déposé à l'hospice. Il lui était interdit, et il en souffrait cruellement, de revenir sur ce qui avait été fait, mais il lui était toujours permis d'adopter un enfant, et de lui léguer sa fortune et son nom. Il ne doutait plus de sa paternité.

C'est le cœur gonflé d'espoir qu'il partit pour Vendôme, muni des indications nécessaires pour la reconnaissance.

La plus affreuse déception l'attendait.

On reconnut bien à l'hospice qu'un enfant avait été déposé le jour que disait Norbert, à l'heure qu'il indiquait, vêtu des langes qu'il dépeignait… Les registres en faisaient foi. On lui représenta même la médaille que portait autour du cou le petit abandonné.

Mais cet enfant n'était plus à l'hospice, et on ne savait ce qu'il était devenu.

Vanusepiirang:
12+
Ilmumiskuupäev Litres'is:
28 september 2017
Objętość:
1080 lk 1 illustratsioon
Õiguste omanik:
Public Domain

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