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Loe raamatut: «Au Bonheur des Dames», lehekülg 20

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Comme les trois dames s’éloignaient ensemble, et que Mme Marty revenait avec remords sur la table à ouvrage dont elle n’avait aucun besoin, Mme Guibal lui dit de sa voix tranquille:

– Eh bien! vous la rendrez… Vous avez vu? ce n’est pas plus difficile que ça… Laissez-la toujours porter chez vous. On la met dans son salon, on la regarde; puis, quand elle vous ennuie, on la rend.

– C’est une idée! cria Mme Marty. Si mon mari se fâche trop fort, je leur rends tout.

Et ce fut pour elle l’excuse suprême, elle ne compta plus, elle acheta encore, avec le sourd besoin de tout garder, car elle n’était pas des femmes qui rendent.

Enfin, on arriva aux robes et costumes. Mais, comme Denise allait remettre à des vendeuses le foulard acheté par Mme Desforges, celle-ci parut se raviser et déclara que, décidément, elle prendrait un des manteaux de voyage, le gris clair; et Denise dut attendre complaisamment, pour la ramener aux confections. La jeune fille sentait bien la volonté de la traiter en servante, dans ces caprices de cliente impérieuse; seulement, elle s’était juré de rester à son devoir, elle gardait son attitude calme, malgré les bonds de son cœur et les révoltes de sa fierté. Mme Desforges n’acheta rien aux robes et costumes.

– Oh! maman, disait Valentine, ce petit costume-là, s’il est à ma taille!

Tout bas, Mme Guibal expliquait à Mme Marty sa tactique. Quand une robe lui plaisait dans un magasin, elle se la faisait envoyer, en prenait le patron, puis la rendait. Et Mme Marty acheta le costume pour sa fille, en murmurant:

– Bonne idée! Vous êtes pratique, vous, chère madame.

On avait dû abandonner la chaise. Elle était restée en détresse, au rayon des meubles, à côté de la table à ouvrage. Le poids devenait trop lourd, les pieds de derrière menaçaient de casser; et il était convenu que tous les achats seraient centralisés à une caisse, pour être descendus ensuite au service du départ.

Alors, ces dames, toujours conduites par Denise, vagabondèrent. On les revit de nouveau dans tous les rayons. Il n’y avait plus qu’elles sur les marches des escaliers et le long des galeries. Des rencontres, à chaque instant, les arrêtaient. Ce fut ainsi que, près du salon de lecture, elles retrouvèrent Mme Bourdelais et ses trois enfants. Les petits étaient chargés de paquets: Madeleine avait sous le bras une robe pour elle, Edmond portait une collection de petits souliers, tandis que le plus jeune, Lucien, était coiffé d’un képi neuf.

– Toi aussi! dit en riant Mme Desforges à son amie de pension.

– Ne m’en parle pas! s’écria Mme Bourdelais. Je suis furieuse… Ils vous prennent par ces petits êtres maintenant! Tu sais si je fais des folies pour moi! Mais comment veux-tu résister à des bébés qui ont envie de tout? J’étais venue les promener, et voilà que je dévalise les magasins!

Justement, Mouret qui se trouvait encore là, en compagnie de Vallagnosc et de M. de Boves, l’écoutait d’un air souriant. Elle l’aperçut, elle se plaignit gaiement, avec un fond d’irritation réelle, de ces pièges tendus à la tendresse des mères; l’idée qu’elle venait de céder aux fièvres de la réclame, la soulevait; et lui, toujours souriant, s’inclinait, jouissait de ce triomphe. M. de Boves avait manœuvré de façon à se rapprocher de Mme Guibal, qu’il finit par suivre, en tâchant une seconde fois de perdre Vallagnosc; mais celui-ci, fatigué de la cohue, se hâta de rejoindre le comte. Denise, de nouveau, s’était arrêtée, pour attendre ces dames. Elle tournait le dos, Mouret lui-même affectait de ne pas la voir. Dès lors, Mme Desforges, avec son flair délicat de femme jalouse, ne douta plus. Tandis qu’il la complimentait et qu’il faisait quelques pas près d’elle, en maître de maison galant, elle réfléchissait, elle se demandait comment le convaincre de sa trahison.

Cependant, M. de Boves et Vallagnosc, qui marchaient en avant avec Mme Guibal, arrivaient au rayon des dentelles. C’était, près des confections, un salon luxueux, garni de casiers, dont les tiroirs de chêne sculpté se rabattaient. Autour des colonnes, recouvertes de velours rouge, montaient des spirales de dentelle blanche; et, d’un bout à l’autre de la pièce, filaient des vols de guipure; tandis que, sur les comptoirs, il y avait des éboulements de grandes cartes, toutes pelotonnées de valenciennes, de malines, de points à l’aiguille. Au fond, deux dames étaient assises devant un transparent de soie mauve, sur lequel Deloche jetait des pointes de chantilly; et elles regardaient sans se décider, silencieuses.

– Tiens! dit Vallagnosc très surpris, vous disiez Mme de Boves souffrante… Mais la voilà debout, là-bas, avec Mlle Blanche.

Le comte ne put retenir un sursaut, en jetant un regard oblique sur Mme Guibal.

– C’est ma foi vrai, dit-il.

Dans le salon, il faisait très chaud. Les clientes, qui s’y étouffaient, avaient des visages pâles aux yeux luisants. On eût dit que toutes les séductions des magasins aboutissaient à cette tentation suprême, que c’était là l’alcôve reculée de la chute, le coin de perdition où les plus fortes succombaient. Les mains s’enfonçaient parmi les pièces débordantes, et elles en gardaient un tremblement d’ivresse.

– Je crois que ces dames vous ruinent, reprit Vallagnosc, amusé par la rencontre.

M. de Boves eut le geste d’un mari d’autant plus sûr de la raison de sa femme, qu’il ne lui donne pas un sou. Celle-ci, après avoir battu tous les rayons avec sa fille, sans rien acheter, venait d’échouer aux dentelles, dans une rage de désir inassouvi. Brisée de fatigue, elle se tenait pourtant debout devant un comptoir. Elle fouillait dans le tas, ses mains devenaient molles, des chaleurs lui montaient aux épaules. Puis, brusquement, comme sa fille tournait la tête et que le vendeur s’éloignait, elle voulut glisser sous son manteau une pièce de point d’Alençon. Mais elle tressaillit, elle lâcha la pièce, en entendant la voix de Vallagnosc, qui disait gaiement:

– Nous vous surprenons, madame.

Pendant quelques secondes, elle demeura muette, toute blanche. Ensuite, elle expliqua que, se sentant beaucoup mieux, elle avait désiré prendre l’air. Et, en remarquant enfin que son mari se trouvait avec Mme Guibal, elle se remit complètement, elle les regarda d’un air si digne, que celle-ci crut devoir dire:

– J’étais avec Mme Desforges, ces messieurs nous ont rencontrées.

Précisément, les autres dames arrivaient. Mouret les avait accompagnées, et il les retint un instant encore, pour leur montrer l’inspecteur Jouve, qui filait toujours la femme enceinte et son amie. C’était très curieux, on ne s’imaginait pas le nombre de voleuses qu’on arrêtait aux dentelles. Mme de Boves, qui l’écoutait, se voyait entre deux gendarmes, avec ses quarante-cinq ans, son luxe, la haute situation de son mari; et elle était sans remords, elle songeait qu’elle aurait dû glisser le coupon dans sa manche. Jouve, cependant, venait de se décider à mettre la main sur la femme enceinte, désespérant de la prendre en flagrant délit, la soupçonnant d’ailleurs de s’être empli les poches, d’un tour de doigts si habile, qu’il lui échappait. Mais, quand il l’eut emmenée à l’écart et fouillée, il éprouva la confusion de ne rien trouver sur elle, pas une cravate, pas un bouton. L’amie avait disparu. Tout d’un coup, il comprit: la femme enceinte n’était là que pour l’occuper, c’était l’amie qui volait.

L’histoire amusa ces dames. Mouret, un peu vexé, se contenta de dire:

– Le père Jouve est refait cette fois… Il prendra sa revanche.

– Oh! conclut Vallagnosc, je crois qu’il n’est pas de taille… Du reste, pourquoi étalez-vous tant de marchandises? C’est bien fait, si l’on vous vole. On ne doit pas tenter à ce point de pauvres femmes sans défense.

Ce fut le dernier mot, qui sonna comme la note aiguë de la journée, dans la fièvre croissante des magasins. Ces dames se séparaient, traversaient une dernière fois les comptoirs encombrés. Il était quatre heures, les rayons du soleil à son coucher entraient obliquement par les larges baies de la façade, éclairaient de biais les vitrages des halls; et, dans cette clarté d’un rouge d’incendie, montaient, pareilles à une vapeur d’or, les poussières épaissies, soulevées depuis le matin par le piétinement de la foule. Une nappe enfilait la grande galerie centrale, découpait sur un fond de flammes les escaliers, les ponts volants, toute cette guipure de fer suspendue. Les mosaïques et les faïences des frises miroitaient, les verts et les rouges des peintures s’allumaient aux feux des ors prodigués. C’était comme une braise vive, où brûlaient maintenant les étalages, les palais de gants et de cravates, les girandoles de rubans et de dentelles, les hautes piles de lainage et de calicot, les parterres diaprés que fleurissaient les soies légères et les foulards. Des glaces resplendissaient. L’exposition des ombrelles, aux rondeurs de bouclier, jetait des reflets de métal. Dans les lointains, au delà de coulées d’ombre, il y avait des comptoirs perdus, éclatants, grouillant d’une cohue blonde de soleil.

Et, à cette heure dernière, au milieu de cet air surchauffé, les femmes régnaient. Elles avaient pris d’assaut les magasins, elles y campaient comme en pays conquis, ainsi qu’une horde envahissante, installée dans la débâcle des marchandises. Les vendeurs, assourdis, brisés, n’étaient plus que leurs choses, dont elles disposaient avec une tyrannie de souveraines. De grosses dames bousculaient le monde. Les plus minces tenaient de la place, devenaient arrogantes. Toutes, la tête haute, les gestes brusques, étaient chez elles, sans politesse les unes pour les autres, usant de la maison tant qu’elles pouvaient, jusqu’à en emporter la poussière des murs. Mme Bourdelais, désireuse de rattraper ses dépenses, avait de nouveau conduit ses trois enfants au buffet; maintenant, la clientèle s’y ruait dans une rage d’appétit, les mères elles-mêmes s’y gorgeaient de malaga; on avait bu, depuis l’ouverture, quatre-vingts litres de sirop et soixante-dix bouteilles de vin. Après avoir acheté son manteau de voyage, Mme Desforges s’était fait offrir des images à la caisse; et elle partait en songeant au moyen de tenir Denise chez elle, où elle l’humilierait en présence de Mouret lui-même, pour voir leur figure et tirer d’eux une certitude. Enfin, pendant que M. de Boves réussissait à se perdre dans la foule et à disparaître avec Mme Guibal, Mme de Boves, suivie de Blanche et de Vallagnosc, avait eu le caprice de demander un ballon rouge, bien qu’elle n’eût rien acheté. C’était toujours cela, elle ne s’en irait pas les mains vides, elle se ferait une amie de la petite fille de son concierge. Au comptoir de distribution, on entamait le quarantième mille: quarante mille ballons rouges qui avaient pris leur vol dans l’air chaud des magasins, toute une nuée de ballons rouges qui flottaient à cette heure d’un bout à l’autre de Paris, portant au ciel le nom du Bonheur des Dames!

Cinq heures sonnèrent. De toutes ces dames, Mme Marty demeurait seule avec sa fille, dans la crise finale de la vente. Elle ne pouvait s’en détacher, lasse à mourir, retenue par des liens si forts, qu’elle revenait toujours sur ses pas, sans besoin, battant les rayons de sa curiosité inassouvie. C’était l’heure où la cohue, fouettée de réclames, achevait de se détraquer; les soixante mille francs d’annonces payés aux journaux, les dix mille affiches collées sur les murs, les deux cent mille catalogues lancés dans la circulation, après avoir vidé les bourses, laissaient à ces nerfs de femmes l’ébranlement de leur ivresse; et elles restaient secouées encore de toutes les inventions de Mouret, la baisse des prix, les rendus, les galanteries sans cesse renaissantes. Mme Marty s’attardait devant les tables de proposition, parmi les appels enroués des vendeurs, dans le bruit d’or des caisses et le roulement des paquets tombant aux sous-sols; elle traversait une fois de plus le rez-de-chaussée, le blanc, la soie, la ganterie, les lainages; puis, elle remontait, s’abandonnait à la vibration métallique des escaliers suspendus et des ponts volants, retournait aux confections, à la lingerie, aux dentelles, poussait jusqu’au second étage, dans les hauteurs de la literie et des meubles; et, partout, les commis, Hutin et Favier, Mignot et Liénard, Deloche, Pauline, Denise, les jambes mortes, donnaient un coup de force, arrachaient des victoires à la fièvre dernière des clientes. Cette fièvre, depuis le matin, avait grandi peu à peu, comme la griserie même qui se dégageait des étoffes remuées. La foule flambait sous l’incendie du soleil de cinq heures. Maintenant, Mme Marty avait la face animée et nerveuse d’une enfant qui a bu du vin pur. Entrée les yeux clairs, la peau fraîche du froid de la rue, elle s’était lentement brûlé la vue et le teint, au spectacle de ce luxe, de ces couleurs violentes, dont le galop continu irritait sa passion. Lorsqu’elle partit enfin, après avoir dit qu’elle paierait chez elle, terrifiée par le chiffre de sa facture, elle avait les traits tirés, les yeux élargis d’une malade. Il lui fallut se battre pour se dégager de l’écrasement obstiné de la porte; on s’y tuait, au milieu du massacre des soldes. Puis, sur le trottoir, quand elle eut retrouvé sa fille qu’elle avait perdue, elle frissonna à l’air vif, elle demeura effarée, dans le détraquement de cette névrose des grands bazars.

Le soir, comme Denise revenait de dîner, un garçon l’appela.

– Mademoiselle, on vous demande à la direction.

Elle oubliait l’ordre que Mouret lui avait donné, le matin, de passer à son cabinet, après la vente. Il l’attendait debout. En entrant, elle ne repoussa pas la porte, qui resta ouverte.

– Nous sommes contents de vous, mademoiselle, dit-il, et nous avons songé à vous témoigner notre satisfaction… Vous savez de quelle indigne manière Mme Frédéric nous a quittés. Dès demain, vous la remplacerez comme seconde.

Denise l’écoutait, immobile de saisissement. Elle murmura, la voix tremblante:

– Mais, monsieur, il y a des vendeuses beaucoup plus anciennes que moi au rayon.

– Eh bien? qu’est-ce que cela fait? reprit-il. Vous êtes la plus capable, la plus sérieuse. Je vous choisis, c’est bien naturel… N’êtes-vous pas satisfaite?

Alors, elle rougit. C’était, en elle, un bonheur et un embarras délicieux, où son premier effroi se fondait. Pourquoi donc avait-elle songé d’abord aux suppositions dont on allait accueillir cette faveur inespérée? Et elle demeurait confuse, malgré l’élan de sa reconnaissance. Lui, la regardait en souriant, dans sa robe de soie toute simple, sans un bijou, n’ayant que le luxe de sa royale chevelure blonde. Elle s’était affinée, la peau blanche, l’air délicat et grave. Son insignifiance chétive d’autrefois devenait un charme d’une discrétion pénétrante.

– Vous êtes bien bon, monsieur, balbutia-t-elle. Je ne sais comment vous dire…

Mais elle eut la voix coupée. Dans le cadre de la porte, Lhomme était debout. Il tenait de sa bonne main une grande sacoche de cuir, et son bras mutilé serrait contre sa poitrine un portefeuille énorme; tandis que, derrière son dos, son fils Albert portait une charge de sacs, qui lui cassait les membres.

– Cinq cent quatre-vingt-sept mille, deux cent dix francs, trente centimes! cria le caissier dont la face molle et usée semblait s’éclairer d’un coup de soleil, au reflet d’une pareille somme.

C’était la recette de la journée, la plus forte que le Bonheur eût encore faite. Au loin, dans les profondeurs des magasins, que Lhomme venait de traverser lentement, de la marche pesante d’un bœuf trop chargé, on entendait le brouhaha, le remous de surprise et de joie, laissé par cette recette géante qui passait.

– Mais c’est superbe! dit Mouret enchanté. Mon brave Lhomme, mettez ça là, reposez-vous, car vous n’en pouvez plus. Je vais faire porter cet argent à la caisse centrale… Oui, oui, tout sur mon bureau. Je veux voir le tas.

Il avait une gaieté d’enfant. Le caissier et son fils se déchargèrent. La sacoche eut une claire sonnerie d’or, deux des sacs en crevant lâchèrent des coulées d’argent et de cuivre, tandis que, du portefeuille, sortaient des coins de billets de banque. Tout un bout du grand bureau fut couvert, c’était comme l’écroulement d’une fortune, ramassée en dix heures.

Lorsque Lhomme et Albert se furent retirés, en s’épongeant le visage, Mouret demeura un moment immobile, perdu, les yeux sur l’argent. Puis, ayant levé la tête, il aperçut Denise qui s’était écartée. Alors, il se remit à sourire, il la força de s’avancer, finit par dire qu’il lui donnerait ce qu’elle pourrait prendre dans une poignée; et il y avait un marché d’amour, au fond de sa plaisanterie.

– Tenez! dans la sacoche, je parie pour moins de mille francs, votre main est si petite!

Mais elle se recula encore. Il l’aimait donc? Brusquement, elle comprenait, elle sentait la flamme croissante du coup de désir dont il l’enveloppait, depuis qu’elle était de retour aux confections. Ce qui la bouleversait davantage, c’était de sentir son cœur battre à se rompre. Pourquoi la blessait-il avec tout cet argent, lorsqu’elle débordait de gratitude et qu’il l’eût fait défaillir d’une seule parole amie? Il se rapprochait, en continuant de plaisanter, lorsque, à son grand mécontentement, Bourdoncle parut, sous le prétexte de lui apprendre le chiffre des entrées, l’énorme chiffre de soixante-dix mille clientes, venues au Bonheur ce jour-là. Et elle se hâta de sortir, après avoir remercié de nouveau.

X

Le premier dimanche d’août, on faisait l’inventaire, qui devait être terminé le soir même. Dès le matin, comme un jour de semaine, tous les employés étaient à leur poste, et la besogne avait commencé, les portes closes, dans les magasins vides de clientes.

Denise n’était pas descendue à huit heures, avec les autres vendeuses. Retenue depuis le jeudi dans sa chambre, par une entorse prise en montant aux ateliers, elle allait enfin beaucoup mieux; mais, comme Mme Aurélie la gâtait, elle ne se hâtait pas, achevait de se chausser avec peine, résolue cependant à se montrer au rayon. Maintenant, les chambres des demoiselles occupaient le cinquième étage des bâtiments neufs, le long de la rue Monsigny; elles étaient au nombre de soixante, aux deux côtés d’un corridor, et plus confortables, toujours meublées pourtant du lit de fer, de la grande armoire et de la petite toilette de noyer. La vie intime des vendeuses y prenait des propretés et des élégances, une pose pour les savons chers et les linges fins, toute une montée naturelle vers la bourgeoisie, à mesure que leur sort s’améliorait; bien qu’on entendît encore voler des gros mots et les portes battre, dans le coup de vent d’hôtel garni qui les emportait matin et soir. D’ailleurs, à titre de seconde, Denise avait une des plus grandes chambres, dont les deux fenêtres mansardées ouvraient sur la rue. Riche à présent, elle se donnait du luxe, un édredon rouge recouvert d’un voile de guipure, un petit tapis devant l’armoire, deux vases de verre bleu sur la toilette, où se fanaient des roses.

Quand elle fut chaussée, elle essaya de marcher dans la pièce. Il lui fallut s’appuyer aux meubles, car elle boitait encore. Mais cela s’échaufferait. Tout de même elle avait eu raison de refuser, pour le soir, une invitation à dîner de l’oncle Baudu, et de prier sa tante de faire sortir Pépé, qu’elle avait remis en pension chez Mme Gras. Jean, qui était venu la voir la veille, dînait aussi chez l’oncle. Doucement, elle continuait de s’essayer à marcher, en se promettant de se coucher de bonne heure, afin de reposer sa jambe, lorsque la surveillante, Mme Cabin, frappa et lui donna une lettre, d’un air de mystère.

La porte refermée, Denise, étonnée du sourire discret de cette femme, ouvrit la lettre. Elle se laissa tomber sur une chaise: c’était une lettre de Mouret, où il se disait heureux de son rétablissement et la priait de descendre le soir dîner avec lui, puisqu’elle ne pouvait sortir. Le ton de ce billet, à la fois familier et paternel, n’avait rien de blessant; mais il lui était impossible de se méprendre, le Bonheur connaissait bien la signification vraie de ces invitations, une légende courait là-dessus: Clara avait dîné, d’autres aussi, toutes celles que le patron remarquait. Après le dîner, comme disaient les commis farceurs, il y avait le dessert. Et les joues blanches de la jeune fille étaient peu à peu envahies par un flot de sang.

Alors, la lettre glissée entre les genoux, le cœur battant à coups profonds, Denise resta les yeux fixés sur la lumière aveuglante d’une des fenêtres. C’était un aveu qu’elle avait dû se faire, dans cette chambre même, aux heures d’insomnie: si elle tremblait encore quand il passait, elle savait maintenant que ce n’était pas de crainte; et son malaise d’autrefois, son ancienne peur ne pouvait être que l’ignorance effarée de l’amour, le trouble de ses tendresses naissantes, dans sa sauvagerie d’enfant. Elle ne raisonnait pas, elle sentait seulement qu’elle l’avait toujours aimé, depuis l’heure où elle avait frémi et balbutié devant lui. Elle l’aimait lorsqu’elle le redoutait comme un maître sans pitié, elle l’aimait lorsque son cœur éperdu rêvait de Hutin, inconscient, cédant à un besoin d’affection. Peut-être se serait-elle donnée à un autre, mais jamais elle n’avait aimé que cet homme dont un regard la terrifiait. Et tout le passé revivait, se déroulait dans la clarté de la fenêtre: les sévérités des premiers temps, cette promenade si douce sous les ombrages noirs des Tuileries, enfin les désirs dont il l’effleurait depuis l’heure où elle était rentrée. La lettre glissa jusqu’à terre, Denise regardait toujours la fenêtre, dont le plein soleil l’éblouissait.

Brusquement, on frappa, et elle se hâta de ramasser la lettre, de la faire disparaître dans sa poche. C’était Pauline, qui, s’échappant de son rayon sous un prétexte, venait causer un peu.

– Êtes-vous remise, ma chère? On ne se rencontre plus.

Mais, comme il était défendu de remonter dans les chambres, et surtout de s’y enfermer à deux, Denise l’emmena au bout du couloir, où se trouvait le salon de réunion, une galanterie du directeur pour ces demoiselles, qui pouvaient y causer ou y travailler, en attendant onze heures. La pièce, blanc et or, d’une nudité banale de salle d’hôtel, était meublée d’un piano, d’un guéridon central, de fauteuils et de canapés recouverts de housses blanches. Du reste, après quelques soirées passées entre elles, dans le premier feu de la nouveauté, les vendeuses ne s’y rencontraient plus, sans en arriver tout de suite aux mots désagréables. C’était une éducation à faire, la petite cité phalanstérienne manquait de concorde. Et, en attendant, il n’y avait guère là, le soir, que la seconde des corsets, miss Powell, qui tapait sèchement du Chopin sur le piano, et dont le talent jalousé achevait de mettre en fuite les autres.

– Vous voyez, mon pied va mieux, dit Denise. Je descendais.

– Ah bien! cria la lingère, en voilà du zèle!… C’est moi qui resterais à me dorloter, si j’avais un prétexte!

Toutes deux s’étaient assises sur un canapé. L’attitude de Pauline avait changé, depuis que son amie était seconde aux confections. Il entrait, dans sa cordialité de bonne fille, une nuance de respect, une surprise de sentir la petite vendeuse chétive d’autrefois en marche pour la fortune. Cependant, Denise l’aimait beaucoup et se confiait à elle seule, au milieu du continuel galop des deux cents femmes que la maison occupait maintenant.

– Qu’avez-vous? demanda vivement Pauline, quand elle remarqua le trouble de la jeune fille.

– Mais rien, assura celle-ci, avec un sourire embarrassé.

– Si, si, vous avez quelque chose… Vous vous méfiez donc de moi, que vous ne me dites plus vos chagrins?

Alors, Denise, dans l’émotion qui gonflait sa poitrine et qui ne pouvait se calmer, s’abandonna. Elle tendit la lettre à son amie, en balbutiant:

– Tenez! il vient de m’écrire.

Entre elles, jamais encore elles n’avaient parlé ouvertement de Mouret. Mais ce silence même était comme un aveu de leurs secrètes préoccupations. Pauline n’ignorait rien. Après avoir lu la lettre, elle se serra contre Denise, la prit à la taille, pour lui murmurer doucement:

– Ma chère, si vous voulez que je sois franche, je croyais que c’était fait… Ne vous révoltez donc pas, je vous assure que tout le magasin doit le croire comme moi. Dame! il vous a nommée seconde si vite, puis il est toujours après vous, ça crève les yeux!

Elle lui mit un gros baiser sur la joue. Puis, elle l’interrogea.

– Vous irez ce soir, naturellement?

Denise la regardait sans répondre. Et, tout d’un coup, elle éclata en sanglots, la tête appuyée sur l’épaule de son amie. Celle-ci demeura très surprise.

– Voyons, calmez-vous. Il n’y a rien là-dedans qui puisse vous bouleverser ainsi.

– Non, non, laissez-moi, bégayait Denise. Si vous saviez comme j’ai du chagrin! Depuis que j’ai reçu cette lettre, je ne vis plus… Laissez-moi pleurer, cela me soulage.

Très apitoyée, sans comprendre pourtant, la lingère chercha des consolations. D’abord, il ne voyait plus Clara. On disait bien qu’il allait chez une dame au-dehors, mais ce n’était pas prouvé. Puis, elle expliqua qu’on ne pouvait être jalouse d’un homme dans une pareille position. Il avait trop d’argent, il était le maître après tout.

Denise l’écoutait; et, si elle avait encore ignoré son amour, elle n’en aurait plus douté à la souffrance dont le nom de Clara et l’allusion à Mme Desforges lui tordirent le cœur. Elle entendait la voix mauvaise de Clara, elle revoyait Mme Desforges la promener dans les magasins, avec son mépris de dame riche.

– Alors, vous iriez, vous? demanda-t-elle.

Pauline, sans se consulter, cria:

– Sans doute, est-ce qu’on peut faire autrement!

Puis, elle réfléchit, elle ajouta:

– Pas maintenant, autrefois, parce que maintenant je vais me marier avec Baugé, et ce serait mal tout de même.

En effet, Baugé, qui avait quitté depuis peu le Bon Marché pour le Bonheur des Dames, allait l’épouser, vers le milieu du mois. Bourdoncle n’aimait guère les ménages; cependant, ils avaient l’autorisation, ils espéraient même obtenir un congé de quinze jours.

– Vous voyez bien, déclara Denise. Quand un homme vous aime, il vous épouse… Baugé vous épouse.

Pauline eut un bon rire.

– Mais, ma chérie, ce n’est pas la même chose. Baugé m’épouse, parce que c’est Baugé. Il est mon égal, ça va tout seul… Tandis que M. Mouret! Est-ce que M. Mouret peut épouser ses vendeuses?

– Oh! non, oh! non, cria la jeune fille révoltée par l’absurdité de la question, et c’est pourquoi il n’aurait pas dû m’écrire.

Ce raisonnement acheva d’étonner la lingère. Son visage épais, aux petits yeux tendres, prenait une commisération maternelle. Puis, elle se leva, ouvrit le piano, joua doucement avec un seul doigt «Le Roi Dagobert», pour égayer la situation sans doute. Dans la nudité du salon, dont les housses blanches semblaient augmenter le vide, montaient les bruits de la rue, la mélopée lointaine d’une marchande criant des pois verts. Denise s’était renversée au fond du canapé, la tête contre le bois, secouée par une nouvelle crise de sanglots, qu’elle étouffait dans son mouchoir.

– Encore! reprit Pauline, en se retournant. Vous n’êtes vraiment pas raisonnable… Pourquoi m’avez-vous amenée ici? Nous aurions mieux fait de rester dans votre chambre.

Elle s’agenouilla devant elle, recommença à la sermonner. Que d’autres auraient voulu être à sa place! D’ailleurs, si la chose ne lui plaisait pas, c’était bien simple: elle n’avait qu’à dire non, sans se chagriner si fort. Mais elle réfléchirait, avant de risquer sa position par un refus que rien n’expliquait, puisqu’elle n’avait pas d’engagement ailleurs. Était-ce donc si terrible? et la semonce finissait par des plaisanteries chuchotées gaiement, lorsqu’un bruit de pas vint du corridor.

Pauline courut à la porte jeter un coup d’œil.

– Chut! Mme Aurélie! murmura-t-elle. Je me sauve… Et vous, essuyez vos yeux. On n’a pas besoin de savoir.

Quand Denise fut seule, elle se mit debout, renfonça ses larmes; et, les mains tremblantes encore, de peur d’être surprise ainsi, elle ferma le piano, que son amie avait laissé ouvert. Mais elle entendit Mme Aurélie frapper à sa porte. Alors, elle quitta le salon.

– Comment! vous êtes levée! cria la première. C’est une imprudence, ma chère enfant. Je montais justement prendre de vos nouvelles et vous dire que nous n’avons pas besoin de vous, en bas.

Denise lui assura qu’elle allait mieux, que cela lui ferait du bien de s’occuper, de se distraire.

– Je ne me fatiguerai pas, madame. Vous m’installerez sur une chaise, je travaillerai aux écritures.

Toutes deux descendirent. Très prévenante, Mme Aurélie l’obligeait à s’appuyer sur son épaule. Elle avait dû remarquer les yeux rouges de la jeune fille, car elle l’examinait à la dérobée. Sans doute, elle savait bien des choses.

C’était une victoire inespérée: Denise avait enfin conquis le rayon. Après s’être jadis débattue pendant près de dix mois, au milieu de ses tourments de souffre-douleur, sans lasser le mauvais vouloir de ses camarades, elle venait en quelques semaines de les dominer, de les voir autour d’elle souples et respectueuses. La brusque tendresse de Mme Aurélie l’avait beaucoup aidée, dans cette ingrate besogne de se concilier les cœurs; on racontait tout bas que la première était la complaisante de Mouret, qu’elle lui rendait des services délicats; et elle prenait si chaudement la jeune fille sous sa protection, qu’on devait en effet la lui recommander, d’une façon spéciale. Mais celle-ci avait également travaillé de tout son charme pour désarmer ses ennemies. La tâche était d’autant plus rude, qu’il lui fallait se faire pardonner sa nomination au poste de seconde. Ces demoiselles criaient à l’injustice, l’accusaient d’avoir gagné ça au dessert, avec le patron; même elles ajoutaient des détails abominables. Malgré leurs révoltes pourtant, le titre de seconde agissait sur elles, Denise prenait une autorité, qui étonnait et pliait les plus hostiles. Bientôt, elle trouva des flatteuses, parmi les dernières venues. Sa douceur et sa modestie achevèrent la conquête. Marguerite se rallia. Et Clara seule continua de se montrer mauvaise, risquant encore l’ancienne injure de «mal peignée», qui maintenant n’égayait personne. Pendant la courte fantaisie de Mouret, elle en avait abusé pour lâcher la besogne, d’une paresse bavarde et vaniteuse; puis, comme il s’était lassé tout de suite, elle ne récriminait même pas, incapable de jalousie dans la débandade galante de son existence, simplement satisfaite d’en tirer le bénéfice d’être tolérée à ne rien faire. Seulement, elle considérait que Denise lui avait volé la succession de Mme Frédéric. Jamais elle ne l’aurait acceptée, à cause du tracas; mais elle était vexée du manque de politesse, car elle avait les mêmes titres que l’autre, et des titres antérieurs.