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XII

Il était dix heures, lorsque Pierre et Narcisse, qui avaient dîné au Café de Rome, où ils s'étaient ensuite oubliés dans une longue causerie, descendirent à pied le Corso pour se rendre au palais Buongiovanni. Ils eurent toutes les peines du monde à en gagner la porte. Les voitures arrivaient par files serrées, et la foule des curieux qui stationnaient, débordant, envahissant la chaussée, malgré les agents, devenait si compacte, que les chevaux n'avançaient plus. Dans la longue façade monumentale, les dix hautes fenêtres du premier étage flambaient, une grande clarté blanche, la clarté de plein jour des lampes électriques, qui éclairait, comme d'un coup de soleil, la rue, les équipages embourbés dans le flot humain, la houle des têtes ardentes et passionnées, au milieu de l'extraordinaire tumulte des gestes et des cris.

Et il n'y avait pas là que la curiosité habituelle de regarder passer des uniformes et descendre des femmes en riches toilettes, car Pierre entendit vite que cette foule était venue attendre l'arrivée du roi et de la reine, qui avaient promis de paraître au bal de gala, que le prince Buongiovanni donnait pour fêter les fiançailles de sa fille Celia avec le lieutenant Attilio Sacco, fils d'un des ministres de Sa Majesté. Puis, ce mariage était un ravissement, le dénouement heureux d'une histoire d'amour qui passionnait la ville entière, le coup de foudre, le couple jeune et si beau, la fidélité obstinée, victorieuse des obstacles, et cela dans des conditions romanesques, dont le récit circulait de bouche en bouche, mouillant tous les yeux, faisant battre tous les cœurs.

C'était cette histoire que Narcisse, au dessert, en attendant dix heures, venait encore de conter à Pierre, qui la connaissait en partie. On affirmait que, si le prince avait fini par céder, après une dernière scène épouvantable, il ne l'avait fait que sur la crainte de voir Celia quitter un beau soir le palais, au bras de son amant. Elle ne l'en menaçait pas, mais il y avait, dans son calme de vierge ignorante, un tel mépris de tout ce qui n'était pas son amour, qu'il la sentait capable des pires folies, commises ingénument. La princesse, sa femme, s'était désintéressée, en Anglaise flegmatique, belle encore, qui croyait avoir assez fait pour la maison en apportant les cinq millions de sa dot et en donnant cinq enfants à son mari. Le prince, inquiet et faible dans ses violences, où se retrouvait le vieux sang romain, gâté déjà par son mélange avec celui d'une race étrangère, n'agissait plus que sous la crainte de voir crouler sa maison et sa fortune, restées jusque-là intactes, au milieu des ruines accumulées du patriciat; et, en cédant enfin, il avait dû obéir à l'idée de se rallier par sa fille, d'avoir un pied solide au Quirinal, sans pourtant retirer l'autre du Vatican. Sans doute, c'était une honte brûlante, son orgueil saignait de s'allier à ces Sacco, des gens de rien. Mais Sacco était ministre, il avait marché si vite, de succès en succès, qu'il semblait en passe de monter encore, de conquérir, après le portefeuille de l'Agriculture, celui des Finances, qu'il convoitait depuis longtemps. Avec lui, c'était la faveur certaine du roi, la retraite assurée de ce côté, si le pape un jour sombrait. Puis, le prince avait pris des renseignements sur le fils, un peu désarmé devant cet Attilio si beau, si brave, si droit, qui était l'avenir, peut-être l'Italie glorieuse de demain. Il était soldat, on le pousserait aux plus hauts grades. On ajoutait méchamment que la dernière raison qui avait décidé le prince, fort avare, désespéré d'avoir à disperser sa fortune entre ses cinq enfants, était l'occasion heureuse de pouvoir donner à Celia une dot dérisoire. Et, dès lors, le mariage consenti, il avait résolu de célébrer les fiançailles par une fête retentissante, comme on n'en donnait plus que bien rarement à Rome, les portes ouvertes à tous les mondes, les souverains invités, le palais flambant ainsi qu'aux grands jours d'autrefois, quitte à y laisser un peu de cet argent qu'il défendait si âprement, mais voulant par bravoure prouver qu'il n'était pas vaincu et que les Buongiovanni ne cachaient rien, ne rougissaient de rien. A la vérité, on prétendait que cette bravoure superbe ne venait pas de lui, qu'elle lui avait été soufflée, sans même qu'il en eût conscience, par Celia, la tranquille, l'innocente, qui désirait montrer son bonheur, au bras d'Attilio, devant Rome entière, applaudissant à cette histoire d'amour qui finissait bien, comme dans les beaux contes de fées.

– Diable! dit Narcisse, qu'un flot de foule immobilisait, jamais nous n'arriverons en haut. Ils ont donc invité toute la ville!

Et, comme Pierre s'étonnait de voir passer un prélat en carrosse:

– Oh! vous allez en coudoyer plus d'un. Si les cardinaux n'osent se risquer, à cause de la présence des souverains, la prélature viendra sûrement. Il s'agit d'un salon neutre, où le monde noir et le monde blanc peuvent fraterniser. Puis, les fêtes ne sont pas si nombreuses, on s'y écrase.

Il expliqua qu'en dehors des deux grands bals que la cour donnait par hiver, il fallait des circonstances exceptionnelles pour décider le patriciat à offrir des galas pareils. Deux ou trois salons noirs ouvraient bien encore une fois leurs salons, vers la fin du carnaval. Mais, partout, les petites sauteries intimes remplaçaient les réceptions fastueuses. Quelques princesses avaient simplement leur jour. Et, quant aux rares salons blancs, ils gardaient une égale intimité, mélangée plus ou moins, car pas une maîtresse de maison n'était devenue la reine indiscutée du monde nouveau.

– Enfin, nous y sommes, reprit Narcisse dans l'escalier.

Pierre, inquiet, lui dit:

– Ne nous quittons pas. Je ne connais un peu que la fiancée, et je tiens à ce que vous me présentiez.

Mais c'était encore un effort rude et long, que de monter le vaste escalier, tellement la cohue des arrivants s'y bousculait. Même aux temps anciens, lors des chandelles de cire et des lampes à huile, jamais il n'avait resplendi d'un tel éclat de lumière. Des lampes électriques l'inondaient de clarté blanche, brûlant en bouquets dans les admirables candélabres de bronze qui ornaient les paliers. On avait caché les stucs froids des murs sous une suite de hautes tapisseries, l'Histoire de Psyché et de l'Amour, des merveilles restées dans la famille depuis la Renaissance. Un épais tapis recouvrait l'usure des marches, et des massifs de plantes vertes garnissaient les coins, des palmiers grands comme des arbres. Tout un sang nouveau affluait, chauffait l'antique demeure, une résurrection de vie qui montait avec le flot des femmes rieuses et sentant bon, les épaules nues, étincelantes de diamants.

Quand ils furent en haut, Pierre aperçut tout de suite, à l'entrée du premier salon, le prince et la princesse Buongiovanni, debout côte à côte, recevant leurs invités. Le prince, un blond qui grisonnait, grand et mince, avait les pâles yeux du Nord que sa mère lui avait légués, dans une face énergique d'ancien capitaine des papes. La princesse, au petit visage rond et délicat, paraissait à peine avoir trente ans, bien qu'elle eût dépassé la quarantaine, jolie toujours, d'une sérénité souriante que rien ne déconcertait, simplement heureuse de s'adorer elle-même. Elle portait une toilette de satin rose, toute rayonnante d'une merveilleuse parure de gros rubis, qui semblait allumer de courtes flammes sur sa peau fine et dans ses fins cheveux de blonde. Et, des cinq enfants, le fils aîné qui voyageait, les trois autres filles trop jeunes, encore en pension, Celia seule était là, Celia en petite robe de légère soie blanche, blonde elle aussi, délicieuse avec ses grands yeux d'innocence et sa bouche de candeur, gardant jusqu'au bout de son aventure d'amour son air de grand lis fermé, impénétrable en son mystère de vierge. Les Sacco venaient d'arriver seulement, et Attilio, qui était resté près de sa fiancée, portait son simple uniforme de lieutenant, mais si naïvement, si ouvertement heureux de son grand bonheur, que sa jolie tête, à la bouche de tendresse, aux yeux de vaillance, en resplendissait, d'un éclat extraordinaire de jeunesse et de force. Tous les deux, l'un près de l'autre, dans ce triomphe de leur passion, apparaissaient, dès le seuil, comme la joie, la santé même de la vie, l'espoir illimité aux promesses du lendemain; et tous les invités qui entraient les voyaient ainsi, ne pouvaient s'empêcher de sourire, s'attendrissaient, oubliant leur curiosité maligne et bavarde, jusqu'à donner leur cœur à ce couple d'amour, si beau et si ravi.

Narcisse s'était avancé pour présenter Pierre. Mais Celia ne lui en laissa pas le temps. Elle fit un pas à la rencontre du prêtre, elle le mena à son père et à sa mère.

– Monsieur l'abbé Pierre Froment, un ami de ma chère Benedetta.

Il y eut des saluts cérémonieux. Pierre fut très touché de cette bonne grâce de la jeune fille, qui lui dit ensuite:

– Benedetta va venir avec sa tante et Dario. Elle doit être si heureuse, ce soir! Et vous verrez comme elle est belle!

Pierre et Narcisse la félicitèrent alors. Mais ils ne pouvaient rester là, le flot les poussait, le prince et la princesse n'avaient que le temps de saluer d'un branle aimable et continu de la tête, noyés, débordés. Et Celia, quand elle eut mené les deux amis à Attilio, dut revenir prendre sa place de petite reine de la fête, près de ses parents.

Narcisse connaissait un peu Attilio. Il y eut des félicitations nouvelles et des poignées de main. Puis, curieusement, tous deux manœuvrèrent pour s'arrêter un instant dans ce premier salon, où le spectacle en valait vraiment la peine. C'était une vaste pièce, tendue de velours vert, à fleurs d'or, qu'on appelait la salle des armures, et qui contenait en effet une collection d'armures très remarquable, des cuirasses, des haches d'armes, des épées, ayant presque toutes appartenu à des Buongiovanni, au quinzième siècle et au seizième. Et, au milieu de ces rudes outils de guerre, on voyait une adorable chaise à porteurs du siècle dernier, ornée des dorures et des peintures les plus délicates, dans laquelle l'arrière-grand'mère du Buongiovanni actuel, la célèbre Bettina, une beauté légendaire, se faisait conduire aux offices. D'ailleurs, sur les murs, ce n'étaient que tableaux historiques, batailles, signatures de traités, réceptions royales, où les Buongiovanni avaient joué un rôle; sans compter les portraits de famille, de hautes figures d'orgueil, capitaines de terre et de mer, grands dignitaires de l'Église, prélats, cardinaux, parmi lesquels, à la place d'honneur, triomphait le pape, le Buongiovanni vêtu de blanc, dont l'avènement au trône pontifical avait enrichi la longue descendance. Et c'était parmi ces armures, près de la galante chaise à porteurs, c'était au-dessous de ces antiques portraits, que les Sacco, le mari et la femme, venaient de s'arrêter, eux aussi, à quelques pas des maîtres de la maison, prenant leur part des félicitations et des saluts.

 

– Tenez! souffla tout bas Narcisse à Pierre, les Sacco, là, en face de nous, ce petit homme noir et cette dame en soie mauve.

Pierre reconnut Stefana, qu'il avait rencontrée chez le vieil Orlando, avec sa figure claire au gentil sourire, ses traits menus que noyait un embonpoint naissant. Mais ce fut surtout le mari qui l'intéressa, brun et sec, les yeux gros dans un teint de jaunisse, le menton proéminent et le nez en bec de vautour, un masque gai de Polichinelle napolitain, et dansant, criant, et d'une belle humeur si envahissante, que les gens, autour de lui, étaient gagnés tout de suite. Il avait une faconde extraordinaire, une voix surtout, un instrument de charme et de conquête incomparable. Rien qu'à le voir, dans ce salon, séduire si aisément les cœurs, on comprenait ses succès foudroyants, au milieu du monde brutal et médiocre de la politique. Pour le mariage de son fils, il venait de manœuvrer avec une adresse rare, affectant une délicatesse outrée, contre Celia, contre Attilio lui-même, déclarant qu'il refusait son consentement, de peur qu'on ne l'accusât de voler une dot et un titre. Il n'avait cédé qu'après les Buongiovanni, il avait voulu prendre auparavant l'avis du vieil Orlando, dont la haute loyauté héroïque était proverbiale dans l'Italie entière; d'autant plus qu'en agissant ainsi, il savait aller au-devant d'une approbation, car le héros ne se gênait pas pour répéter tout haut que les Buongiovanni devaient être enchantés d'accueillir dans leur famille son petit-neveu, un beau garçon, de cœur sain et brave, qui régénérerait leur vieux sang épuisé, en faisant à leur fille de beaux enfants. Et Sacco, dans toute cette affaire, s'était merveilleusement servi du nom légendaire d'Orlando, faisant sonner sa parenté, montrant une vénération filiale pour le glorieux fondateur de la patrie, sans paraître vouloir se douter un instant à quel point celui-ci le méprisait et l'exécrait, désespéré de son arrivée au pouvoir, convaincu qu'il mènerait le pays à la ruine et à la honte.

– Ah! reprit Narcisse, en s'adressant à Pierre, un homme souple et pratique, que les soufflets ne gênent pas! Il en faut, paraît-il, de ces hommes sans scrupules, dans les États tombés en détresse, qui traversent des crises politiques, financières et morales. On dit que celui-ci, avec son aplomb imperturbable, l'ingéniosité de son esprit, ses infinies ressources de résistance qui ne reculent devant rien, a complètement conquis la faveur du roi… Mais voyez donc, voyez donc, si l'on ne croirait pas qu'il est déjà le maître de ce palais, au milieu du flot de courtisans qui l'entoure!

En effet, les invités qui passaient en saluant devant les Buongiovanni, s'amassaient autour de Sacco; car il était le pouvoir, les places, les pensions, les croix; et, si l'on souriait encore de le trouver là, avec sa maigreur noire et turbulente, parmi les grands ancêtres de la maison, on l'adulait comme la puissance nouvelle, cette force démocratique, si trouble encore, qui se levait de partout, même de ce vieux sol romain, où le patriciat gisait en ruines.

– Mon Dieu! quelle foule! murmura Pierre. Quels sont donc tous ces gens?

– Oh! répondit Narcisse, c'est déjà très mêlé. Ils n'en sont plus ni au monde noir, ni au monde blanc; ils en sont au monde gris. L'évolution était fatale, l'intransigeance d'un cardinal Boccanera ne peut être celle d'une ville entière, d'un peuple. Le pape seul dira toujours non, restera immuable. Mais, autour de lui, tout marche et se transforme, invinciblement. De sorte que, malgré les résistances, dans quelques années, Rome sera italienne… Vous savez que, dès maintenant, lorsqu'un prince a deux fils, l'un reste au Vatican, l'autre passe au Quirinal. Il faut vivre, n'est-ce pas? Les grandes familles, en danger de mort, n'ont pas l'héroïsme de pousser l'obstination jusqu'au suicide… Et je vous ai déjà dit que nous étions ici sur un terrain neutre, car le prince Buongiovanni a compris un des premiers la nécessité de la conciliation. Il sent sa fortune morte, il n'ose la risquer ni dans l'industrie ni dans les affaires, il la voit déjà émiettée entre ses cinq enfants, qui l'émietteront à leur tour; et c'est pourquoi il s'est mis du côté du roi, sans vouloir rompre avec le pape, par prudence… Aussi voyez-vous, dans ce salon, l'image exacte de la débâcle, du pêle-mêle qui règne dans les opinions et dans les idées du prince.

Il s'interrompit, pour nommer des personnages qui entraient.

– Tenez! voici un général, très aimé, depuis sa dernière campagne en Afrique. Nous aurons ce soir beaucoup de militaires, tous les supérieurs d'Attilio, qu'on a invités pour faire un entourage de gloire au jeune homme… Et tenez! voici l'ambassadeur d'Allemagne. Il est à croire que le corps diplomatique viendra presque en entier, à cause de la présence de Leurs Majestés… Et, par opposition, vous voyez bien ce gros homme, là-bas? C'est un député fort influent, un enrichi de la bourgeoisie nouvelle. Il n'était encore, il y a trente ans, qu'un fermier du prince Albertini, un de ces mercanti di campagna, qui battaient la Campagne romaine, en bottes fortes et en chapeau mou… Et, maintenant, regardez ce prélat qui entre…

– Celui-ci, je le connais, dit Pierre. C'est monsignor Fornaro.

– Parfaitement, monsignor Fornaro, un personnage. Vous m'avez en effet conté qu'il est rapporteur, dans l'affaire de votre livre… Un prélat délicieux! Avez-vous remarqué de quelle révérence il vient de saluer la princesse? Et quelle noble allure, quelle grâce, sous son petit manteau de soie violette!

Narcisse continua à énumérer ainsi des princes et des princesses, des ducs et des duchesses, des hommes politiques et des fonctionnaires, des diplomates et des ministres, des bourgeois et des officiers, le plus incroyable tohu-bohu, sans compter la colonie étrangère, des Anglais, des Américains, des Allemands, des Espagnols, des Russes, la vieille Europe et les deux Amériques. Puis, il revint brusquement aux Sacco, à la petite madame Sacco, pour raconter les efforts héroïques qu'elle avait faits, dans la bonne pensée d'aider les ambitions de son mari, en ouvrant un salon. Cette femme douce, l'air modeste, était une personne très rusée, pourvue des qualités les plus solides, la patience et la résistance piémontaises, l'ordre, l'économie. Aussi, dans le ménage, rétablissait-elle l'équilibre, que le mari compromettait par son exubérance. Il lui devait beaucoup, sans que personne s'en doutât. Mais, jusqu'ici, elle avait échoué à opposer, aux derniers des salons noirs, un salon blanc qui fît l'opinion. Elle ne réunissait toujours que des gens de son monde, pas un prince n'était venu, on dansait le lundi chez elle, comme on dansait dans vingt autres petits salons bourgeois, sans éclat et sans puissance. Le véritable salon blanc, menant les hommes et les choses, maître de Rome, restait encore à l'état de chimère.

– Regardez son mince sourire, pendant qu'elle examine tout ici, reprit Narcisse. Je suis bien sûr qu'elle s'instruit et qu'elle dresse des plans. A présent qu'elle va être alliée à une famille princière, peut-être espère-t-elle avoir enfin la belle société.

La foule devenait telle, dans la pièce, grande pourtant, qu'ils étouffaient, bousculés, serrés contre un mur. Aussi l'attaché d'ambassade emmena-t-il le prêtre, en lui donnant des détails sur ce premier étage du palais, un des plus somptueux de Rome, célèbre par la magnificence des appartements de réception. On dansait dans la galerie de tableaux, une salle longue de vingt mètres, royale, débordante de chefs-d'œuvre, dont les huit fenêtres ouvraient sur le Corso. Le buffet était dressé dans la salle des Antiques, une salle de marbre, où il y avait une Vénus, découverte près du Tibre, et qui rivalisait avec celle du Capitole. Puis, c'était une suite de salons merveilleux, encore resplendissants du luxe ancien, tendus des étoffes les plus rares, ayant gardé de leurs mobiliers d'autrefois des pièces uniques, que guettaient les antiquaires, dans l'espoir de la ruine future, inévitable. Et, parmi ces salons, un surtout était fameux, le petit salon des glaces, une pièce ronde, de style Louis XV, entièrement garnie de glaces, dans des cadres de bois sculpté, d'une extrême richesse et d'un rococo exquis.

– Tout à l'heure, vous verrez tout cela, dit Narcisse. Mais entrons ici, si nous voulons respirer un peu… C'est ici qu'on a apporté les fauteuils de la galerie voisine, pour les belles dames désireuses de s'asseoir, d'être vues et d'être aimées.

Le salon était vaste, drapé de la plus admirable tenture de velours de Gênes qu'on pût voir, cet ancien velours jardinière, à fond de satin pâle, à fleurs éclatantes, mais dont les verts, les bleus, les rouges se sont divinement pâlis, d'un ton doux et fané de vieilles fleurs d'amour. Il y avait là, sur les consoles, dans les vitrines, les objets d'art les plus précieux du palais, des coffrets d'ivoire, des bois sculptés, peints et dorés, des pièces d'argenterie, un entassement de merveilles. Et, sur les sièges nombreux, des dames en effet s'étaient déjà réfugiées, fuyant la cohue, assises par petits groupes, riant et causant avec les quelques hommes qui avaient découvert ce coin de grâce et de galanterie. Rien n'était plus aimable à regarder, sous le vif éclat des lampes, que ces nappes d'épaules nues, d'une finesse de soie, que ces nuques souples, où se tordaient les chevelures blondes ou brunes. Les bras nus sortaient du fouillis charmant des toilettes tendres, tels que de vivantes fleurs de chair. Les éventails battaient avec lenteur, comme pour aviver les feux des pierres précieuses, jetant à chaque souffle une odeur de femme, mêlée à un parfum dominant de violettes.

– Tiens! s'écria Narcisse, notre bon ami, monsignor Nani, qui salue là-bas l'ambassadrice d'Autriche.

Dès que Nani aperçut le prêtre et son compagnon, il vint à eux; et, tous trois, ils gagnèrent l'embrasure d'une fenêtre, pour causer un instant à l'aise. Le prélat souriait, l'air enchanté de la beauté de la fête, mais gardant la sérénité d'une âme triplement cuirassée d'innocence, au milieu de toutes ces épaules étalées, comme s'il ne les avait pas même vues.

– Ah! mon cher fils, dit-il à Pierre, que je suis heureux de vous rencontrer!.. Eh bien! que dites-vous de notre Rome, quand elle se mêle de donner des fêtes?

– Mais c'est superbe, monseigneur!

Il parlait avec attendrissement de la haute piété de Celia, il affectait de ne voir chez le prince et la princesse que des fidèles du Vatican, pour faire honneur à ce dernier de ce gala fastueux, sans paraître même savoir que le roi et la reine allaient venir. Puis, soudain:

– J'ai pensé à vous toute la journée, mon cher fils. Oui, j'avais appris que vous étiez allé voir Son Éminence le cardinal Sanguinetti, pour votre affaire… Voyons, comment vous a-t-il reçu?

– Oh! très paternellement… D'abord, il m'a fait entendre l'embarras où le mettait sa situation de protecteur de Lourdes. Mais, comme je partais, il s'est montré charmant, il m'a formellement promis son aide, avec une délicatesse dont j'ai été très touché.

– Vraiment, mon cher fils! Du reste, vous ne m'étonnez pas, Son Excellence est si bonne!

– Et, monseigneur, je dois ajouter que je suis revenu le cœur léger, plein d'espérance. Désormais, il me semble que mon procès est à moitié gagné.

– C'est bien naturel, je comprends cela.

Nani souriait toujours, de son fin sourire d'intelligence, aiguisé d'une pointe d'ironie, si discrète, qu'on n'en sentait pas la piqûre. Après un court silence, il ajouta très simplement:

– Le malheur est que votre livre a été condamné, avant-hier, par la congrégation de l'Index, qui s'est réunie tout exprès, sur une convocation du secrétaire. Et l'arrêt sera même porté à la signature de Sa Sainteté après-demain.

 

Pierre, étourdi, le regardait. L'écroulement du vieux palais sur sa tête ne l'aurait pas accablé davantage. C'était donc fini! le voyage qu'il avait fait à Rome, l'expérience qu'il était venu y tenter aboutissait donc à cette défaite, qu'il apprenait ainsi brusquement, au milieu de cette fête! Et il n'avait même pu se défendre, il avait perdu les jours, sans trouver à qui parler, devant qui plaider sa cause! Une colère montait en lui, il ne put s'empêcher de dire à demi-voix, amèrement:

– Ah! comme on m'a dupé! Ce cardinal qui me disait ce matin: Si Dieu est avec vous, il vous sauvera, même malgré vous! Oui, oui, je comprends à cette heure, il jouait sur les mots, il ne me souhaitait qu'un désastre, pour que la soumission me gagnât le ciel… Me soumettre, ah! je ne puis pas, je ne puis pas encore! J'ai le cœur trop gonflé d'indignation et de chagrin.

Curieusement, Nani l'écoutait, l'étudiait.

– Mais, mon cher fils, rien n'est définitif, tant que le Saint-Père n'aura pas signé. Vous avez la journée de demain, et même la matinée d'après-demain. Un miracle est toujours possible.

Et, baissant la voix, le prenant à part, pendant que Narcisse, en esthète amoureux des cols allongés et des gorges puériles, examinait les dames:

– Écoutez, j'ai une communication à vous faire, en grand secret… Tout à l'heure, pendant le cotillon, venez me rejoindre dans le petit salon des glaces. Nous y causerons à l'aise.

Pierre promit d'un signe de tête; et, discrètement, le prélat s'éloigna, se perdit au milieu de la foule. Mais les oreilles du prêtre bourdonnaient, il ne pouvait plus espérer. Que ferait-il en un jour, puisqu'il avait perdu trois mois, sans arriver seulement à être reçu par le pape? Dans son étourdissement, il entendit Narcisse, qui lui parlait d'art.

– C'est étonnant comme le corps de la femme s'est abîmé, depuis nos affreux temps de démocratie. Il s'empâte, il devient horriblement commun. Voyez donc là, devant nous, pas une qui ait la ligne florentine, la poitrine petite, le col dégagé et royal…

Il s'interrompit, pour s'écrier:

– Ah! en voici une qui est assez bien, la blonde, avec des bandeaux… Tenez! celle que monsignor Fornaro vient d'aborder.

Depuis un instant, en effet, monsignor Fornaro allait de belle dame en belle dame, d'un air d'aimable conquête. Il était superbe, ce soir-là, avec sa haute taille décorative, ses joues fleuries, sa bonne grâce victorieuse. Aucune histoire leste ne circulait sur son compte, il était accepté simplement comme un prélat galant qui se plaisait dans la compagnie des femmes. Et il s'arrêtait, causait, se penchait au-dessus des épaules nues, les frôlait, les respirait, les lèvres humides et les yeux riants, dans une sorte de ravissement dévot.

Il aperçut Narcisse, qu'il rencontrait parfois. Il s'avança. Le jeune homme dut le saluer.

– Vous allez bien, monseigneur, depuis que j'ai eu l'honneur de vous voir à l'ambassade?

– Oh! très bien, très bien!.. Hein? quelle délicieuse fête!

Pierre s'était incliné. C'était cet homme, dont le rapport avait fait condamner son livre; et il lui reprochait surtout son air de caresse, les promesses menteuses de son accueil si charmant. Mais le prélat, très fin, dut sentir qu'il avait appris l'arrêt de la congrégation. Aussi trouva-t-il plus digne de ne pas le reconnaître ouvertement. Il se contenta, lui aussi, d'incliner la tête, avec un léger sourire.

– Que de monde! répéta-t-il, et que de belles personnes! On ne va bientôt plus pouvoir circuler dans ce salon.

Maintenant, tous les sièges y étaient occupés par des dames, et l'on commençait à y étouffer, au milieu de ce parfum de violettes, que chauffait la fauve odeur des nuques blondes ou brunes. Les éventails battaient plus vifs, des rires clairs s'élevaient, dans le brouhaha grandissant, toute une rumeur de conversation, où l'on entendait circuler les mêmes mots. Quelque nouvelle, sans doute, venait d'être apportée, un bruit qui se chuchotait, qui jetait la fièvre de groupe en groupe.

Monsignor Fornaro, très au courant, voulut donner lui-même la nouvelle, qu'on ne disait pas encore à voix haute.

– Vous savez ce qui les passionne toutes?

– La santé du Saint-Père? demanda Pierre, dans son inquiétude. Est-ce que la situation s'est encore aggravée ce soir?

Le prélat le regarda, étonné. Puis, avec une sorte d'impatience:

– Oh! non, oh! non, Sa Sainteté va beaucoup mieux, Dieu merci! Quelqu'un du Vatican me disait tout à l'heure qu'elle avait pu se lever, cette après-midi, et recevoir ses intimes, ainsi qu'à l'habitude.

– On a eu tout de même grand'peur, interrompit à son tour Narcisse. A l'ambassade, j'avoue que nous n'étions pas rassurés, parce qu'un conclave, en ce moment, serait une chose grave pour la France. Elle n'y aurait aucun pouvoir, notre gouvernement républicain a tort de traiter la papauté comme une quantité négligeable… Seulement, sait-on jamais si le pape est malade ou non? J'ai appris d'une façon certaine qu'il a failli être emporté, l'autre hiver, lorsque personne n'en soufflait mot; tandis que, la dernière fois, lorsque tous les journaux le tuaient, en parlant d'une bronchite, je l'ai vu, moi qui vous parle, très gaillard et très gai… Il est malade, quand il le faut, je crois.

D'un geste pressé, monsignor Fornaro écarta ce sujet importun.

– Non, non, on est rassuré, on n'en cause déjà plus… Ce qui passionne toutes ces dames, c'est qu'aujourd'hui la congrégation du Concile a voté l'annulation du mariage, dans l'affaire Prada, à une grosse majorité.

De nouveau, Pierre s'émut. N'ayant eu le temps de voir personne au palais Boccanera, à son retour de Frascati, il craignait que la nouvelle ne fût fausse. Et le prélat crut devoir donner sa parole d'honneur.

– La nouvelle est certaine, je la tiens d'un membre de la congrégation.

Mais, brusquement, il s'excusa, s'échappa.

– Pardon! voici une dame que je n'avais pas aperçue et que je désire saluer.

Tout de suite, il courut, s'empressa devant elle. Ne pouvant s'asseoir, il resta debout, courbant sa grande taille, comme s'il eût enveloppé de sa galante courtoisie la jeune femme, si fraîche, si nue, qui riait d'un si beau rire, sous l'effleurement léger du petit manteau de soie violette.

– Vous connaissez cette dame, n'est-ce pas? demanda Narcisse à Pierre. Non! vraiment?.. C'est la bonne amie du comte Prada, la toute charmante Lisbeth Kauffmann, qui vient de lui donner un gros garçon, et qui reparaît ce soir pour la première fois dans le monde… Vous savez qu'elle est Allemande, qu'elle a perdu ici son mari, et qu'elle peint un peu, assez joliment même. On pardonne beaucoup à ces dames de la colonie étrangère, et celle-ci est particulièrement aimée, pour la belle humeur avec laquelle elle reçoit, dans son petit palais de la rue du Prince-Amédée… Vous pensez si la nouvelle qui circule de l'annulation du mariage, doit l'amuser!

Elle était vraiment exquise, cette Lisbeth, très blonde, très rose, très gaie, avec sa peau de satin, son visage de lait, ses yeux si tendrement bleus, sa bouche dont l'aimable sourire était célèbre pour sa grâce. Et, dans sa toilette de soie blanche pailletée d'or, elle avait surtout, ce soir-là, une telle joie de vivre, une telle certitude heureuse, à se sentir libre, aimante et aimée, qu'autour d'elle la nouvelle qu'on chuchotait, les méchancetés dites derrière les éventails, semblaient tourner à son triomphe. Tous les regards s'étaient un instant fixés sur elle. On répétait son mot à Prada, quand elle s'était vue enceinte, des œuvres d'un homme que l'Église décrétait aujourd'hui d'impuissance: «Mon pauvre ami, c'est donc d'un petit Jésus que je vais accoucher!» Et des rires s'étouffaient, d'irrespectueuses plaisanteries circulaient tout bas, de bouche à oreille, tandis qu'elle, radieuse dans son insolente sérénité, acceptait d'un air de ravissement les galanteries de monsignor Fornaro, qui la félicitait sur une toile, une Vierge au lis, envoyée par elle à une Exposition.