Lugege ainult LitRes'is

Raamatut ei saa failina alla laadida, kuid seda saab lugeda meie rakenduses või veebis.

Loe raamatut: «La coucaratcha. I», lehekülg 6

Font:

LE LENDEMAIN.
21 octobre

– Enfin!!!!

UN ANONYME.

Le spectacle que le soleil éclaira de ses premiers rayons dans la baie fut imposant et terrible. Le ciel était pur et transparent, le sommet des montagnes se colora d'une brillante teinte de pourpre; et, à mesure que le soleil devenait de plus en plus vif, on découvrait la rade d'une manière distincte. Nous avions évité pendant la nuit, et nous nous trouvions en face de l'entrée de la rade.

Nos premiers regards cherchèrent avidement les vaisseaux français. Le Trident avait peu souffert, le Scipion était noirci par le feu d'un brûlot et la Sirène était démâtée de son mât d'artimon.

Mais autour de nous, quelle scène de dévastation, une mer chargée de débris et de cadavres, des navires désemparés, criblés de boulets, à moitié brûlés, des embarcations chargées de blessés et de mourants qui imploraient du secours, et plus loin un immense incendie qui dévorait la flotte marchande, et faisait presque pâlir la lumière du soleil.

A gauche, sur les rochers de l'ancien Navarin, deux belles frégates égyptiennes étaient échouées, et le feu commençait aussi à les consumer. On voyait sur la côte des bandes de Turcs qui, la torche à la main, brûlaient leurs navires échoués, plutôt que de les voir pris par nos escadres.

On peut avoir une idée de cet affreux tableau quand on saura qu'il restait à peine vingt navires d'une flotte de deux cents bâtiments de guerre ou de commerce…

Insensiblement les communications s'établirent, alors nous eûmes et l'admirable combat soutenu par l'Armide (capitaine Hugon), et la perte énorme que la Sirène avait faite, c'était plus des deux tiers de son équipage, tués ou blessés, son mât d'artimon abattu, et l'héroïque sang-froid de M. de Rigny, et la morne stupeur de l'équipage quand on vit tomber l'amiral de son banc de quart, et le délire de joie quand on le vit se relever tranquillement et reprendre sa phrase de commandement où il l'avait laissée… Nous sûmes enfin cette noble et fière rivalité qui embrâsait les escadres alliées, et notre gloire maritime encore exaltée par les Anglais et les Russes qui partagèrent aussi les dangers.

L'énergie passagère que les Égyptiens avaient déployée en incendiant leurs vaisseaux, fit bientôt place à un inconcevable abattement, ils se retirèrent dans les montagnes pour rejoindre Ibrahim, et nous laissèrent maîtres des forts presque démantelés.

Trois jours après nous quittions la rade, d'une flotte qui avait coûté des prodiges d'intelligence, des sommes énormes, il ne restait que quelques bâtiments épars et des cadavres.

Favorisés par une assez forte brise, nous sortîmes enfin de cette baie.

Huit jours après notre sortie de Navarin, nous étions à Malte, et là, comme en Angleterre, comme en Russie, nous entendîmes une mélopée d'admiration s'élever en faveur de notre brave amiral, qui sût, pendant trois ans, assurer notre supériorité et notre influence dans la Méditerranée. Après avoir reçu à Malte l'accueil le plus cordial du gouverneur Lord Posomby, nous partîmes pour Toulon, où le Breslaw arriva vers la fin de novembre. Après une quarantaine d'un mois, nous entrâmes dans le port où le vaisseau désarma.

CRAO

… – Va t'en bossu!

– Je suis né comme cela, ma mère.

BYRON.
La Métamorphose du Bossu.

CHAPITRE PREMIER.
CRAO

Il y avait, ce soir-là, bal chez le comte de Lussan qui habitait un fort bel hôtel de la rue Saint-Dominique; une longue file de voitures stationnait dans les rues adjacentes, et une foule de laquais, vêtus des livrées les plus connues, encombraient le péristyle de l'hôtel tout éblouissant de lumières, tout verdoyant de fleurs et d'arbres verts.

A une étroite et basse berline brune, traînée par deux magnifiques chevaux gris de la plus haute taille, un instant arrêtée devant une immense porte de glaces, succédait un coupé jaune dont l'intérieur était si brillamment éclairé par ses deux grandes lanternes, qu'on distinguait parfaitement les traits d'une ravissante jeune femme qui était seule.

Au moment où les valets de pied ouvrirent la portière, un jeune homme descendu d'une voiture qui suivait ce coupé, vint offrir son bras à cette jolie femme qui s'appuyant svelte et légère, ramena sur ses belles épaules les plis de son manteau pourpre, et dit à voix basse: – «Que je vous sais gré du sacrifice que vous m'avez fait, Georges, en insistant pour me laisser seule dans ma voiture, et venir dans la vôtre avec M. de Cérigny! Sans votre attentive précaution, c'était fait de ma toilette…

– «C'est pourtant pour d'aussi graves intérêts que j'ai perdu le bonheur d'être quelques instants de plus auprès de vous, Hortense, répondit Georges, en souriant.

– «Mon Dieu, n'est-ce donc pas pour vous que je me pare, Georges… et mes succès ne sont-ils pas les vôtres, répondit Hortense avec un sourire enchanteur.» – Mais le damné Georges, ingrat comme un obligé, allait peut-être combattre cette naïve logique de coquetterie qui fait le désespoir des maris et encore plus celui des amants. – Il n'en eut heureusement pas le temps, car un homme d'un âge mur et d'une tournure encore très-élégante, vint l'interrompre en lui disant: «Georges, voulez-vous bien donner le bras à madame de Cérigny, j'ai deux mots à dire à M. de Mersac qui vient de demander ses gens.»

L'homme d'un âge mûr était le mari d'Hortense, M. le marquis de Cérigny. – M. Georges de Verneuil, qui donnait son bras à la marquise, était un peu parent de M. de Cérigny, et fort l'amant de sa femme.

Pendant qu'Hortense rajustait devant une Psyché les longs rubans qui flottaient sur ses manches, et que M. de Verneuil la débarrassait de son manteau, on entendit des éclats de rire assez distincts quoique confus, et au même instant deux jeunes gens et une autre très-jolie femme entrèrent dans l'antichambre en riant et répétant: – En vérité, c'est Quasimodo… – Puis apercevant madame de Cérigny: – Eh bonsoir, ma chère Hortense, lui dit familièrement la nouvelle venue, ah mon Dieu, nous venons de voir la plus étrange figure du monde… un monstre… tenez le voilà qui traverse le péristyle, poursuivi par les huées des domestiques.

En effet, un bossu, le plus déplaisant bossu qu'on pût s'imaginer, vêtu d'une espèce de carrik, mouillé, trempé, armé d'un énorme parapluie, et portant une lumière éteinte, traversait le vestibule, afin de chercher la petite porte qui conduisait au grand escalier de l'étage supérieur, mais cette malheureuse porte étant cachée et obstruée par les caisses et les arbustes, l'infortuné bossu ne pouvait arriver à la découvrir, et les ris des valets, et les épithètes bouffonnes allaient crescendo; au salon, c'était Quasimodo, à l'antichambre, c'était Mayeux.

Enfin, le misérable perdant la tête, traqué comme une bête fauve qui cherche son repaire, fit un crochet, grimpa les marches du rez-de-chaussée où se donnait le bal, et se trouva face à face avec les deux jolies femmes et les trois jeunes gens…

Cela fit en vérité un contraste étrange.

D'un côté, ces femmes toutes fraîches, toutes roses, aux épaules nues, aux bras nus à moitié couverts de leurs gants blancs, ces femmes étincelantes de pierreries, embaumées par le suave parfum des fleurs qu'elles avaient à la main, au corsage, à la tête, ces femmes chaussées de satin, foulant des tapis éclatants. – Ces hommes beaux, bien faits, élégants, parés. – Ces laquais qui tenaient leurs manteaux de soie, ces chasseurs au costume vert tout chamarré d'or, avec leurs panaches ondoyants. Tout ce groupe inondé de lumière, entouré de feuilles et de fleurs, pendant que la pluie ruisselait dans la rue sombre et déserte. Tout ce groupe personnifiant l'opulence, la joie, la jeunesse, le rang, la beauté, le goût, la vie enfin.

Et de l'autre côté, un être seul, hideux, affreux à voir, mouillé, sale, grotesque, laid, repoussant, se trouvant jeté par son mauvais destin dans cette atmosphère de luxe et de joie, – comme un hibou au milieu d'une fête de village en plein soleil, au bruit des violons et des cris d'ivresse, – un être difforme enfin, qui personnifiait lui, la laideur, la privation, l'envie, la haine, en un mot, résumant toutes les misères humaines, comme le groupe éclatant résumait toutes les félicités de ce monde.

Je le répète, ce contraste était si frappant, que les jeunes gens, et les jeunes femmes n'osèrent plus rire, car ils avaient cette pudeur de la richesse de bon goût, qui se voile toujours le plus possible devant l'infortune.

Le bossu d'abord stupéfié à la vue de tant de beauté, comme les autres l'avaient été à la vue de tant de laideur, fut rappelé à lui par l'exclamation de l'un des jeunes gens qui s'écria: – Mais c'est Crâo, le secrétaire de M. de Lussan.

Le bossu fit alors un nouveau crochet, sortit de l'antichambre, trouva enfin la bienheureuse porte qu'un des gens de l'hôtel avait ouverte par pitié, enjamba une caisse de grenadier et disparut, mais non sans avoir jeté aux heureux du jour un regard qui les terrifia presque, tant il y avait de haine implacable et d'envie désespérée dans ce regard de vipère.

Une fois le bossu parti, l'impression que cet incident avait causé, disparut; les portes du salon s'ouvrirent, de nobles noms furent annoncés, et M. de Lussan vint prendre les bras de madame de Cérigny et de son amie, pour les guider au milieu des appartements les plus somptueux, où s'était réunie l'élite de Paris.

CHAPITRE II.
LE BAL

Mais jugez de ma surprise quand je reconnus en arrivant la pauvre et chère mistriss Horner, avec ses bras autour des reins d'un homme énorme, à la hussarde, que je n'avais jamais vu. Pour tout dire, les bras de cet homme enlaçaient presque toute la taille de mistriss Horner, et ils tournaient, tou rnaient, et tournaient sur un maudit air de Jock, ils tournaient comme deux hannetons traversés de la même épingle.

BYRON, la Walse.
Le tout est de s'entendre.

Hortense de Cérigny avait dit à Georges: «mes succès sont les vôtres;» de sorte que dans la pensée de cette ange, ce n'était pas pour elle qu'elle était coquette, c'était pour Georges. – C'était afin que Georges eût autour de lui, – (dans la personne de sa maîtresse, il est vrai) la cour la plus assidue. – Ainsi ceux qui entouraient Hortense d'attentions, ne se doutaient guère que c'était pour Georges qu'ils se montraient si prévenants. «Cela était pourtant ainsi.» Ce n'était pas Hortense qu'on flattait, c'était Gorges. – On admirait la parure, l'élégance, le goût de Georges, c'était à Georges qu'on disait de ces délicieuses choses, qu'une femme sait oublier dès qu'elle les a entendues, pour avoir le plaisir de les entendre encore. – Enfin, Georges, toujours dans la personne d'Hortense, était certainement celui dont on s'occupait le plus cette nuit-là… et pourtant il y avait une réunion de bien jolies femmes à ce bal.

En vérité… ce Georges eût été un grand misérable, s'il n'avait pas ressenti la plus profonde reconnaissance pour tout ce qu'Hortense faisait pour lui, car elle se sacrifiait… en vérité… Elle tenait surtout dans ce moment, à attirer, toujours pour cet excellent Georges, les hommages d'un gros blond, frais et frisé, par une foule de gracieusetés décentes, qui devaient finir par attacher en esclave le gros blond à son char. Aussi les yeux humides et brillants, le rire sur ses jolies lèvres, elle semblait dire à Georges: Vois-tu! c'est pourtant pour toi!

Heureusement que Georges n'était pas ingrat, – non, – aussi touché presque jusqu'aux larmes, de tout ce que madame de Cérigny faisait pour lui, il voulut s'en montrer digne: mes succès seront les vôtres, m'as-tu dit, – pensait le digne jeune homme; – va Hortense je ne serai pas ingrat… aussi les miens vont être les tiens… et, sur ma parole ma générosité dépassera la tienne.

Alors ce bon et reconnaissant Georges, alla s'asseoir près d'une femme de la plus merveilleuse beauté, qu'il choisit justement parce que, par je ne sais quel instinct, Hortense l'avait prise en haine. Il s'en occupa toute la soirée, mit toute la grâce, tout l'esprit possible dans sa conversation, et comme Georges était un homme dont les soins devaient toujours être très recherchés… Madame de Cérigny commença à s'apercevoir qu'elle faisait à son tour – dans la personne de Georges – une impression fort vive sur madame de ***, car ce bon Georges tâchait de rendre à sa maîtresse ce qu'elle faisait pour lui.

Mais voyez combien le cœur d'une femme renferme d'amour et de dévouement; Hortense fit tout à coup ce raisonnement de sublime abnégation; je veux bien, pensa-t-elle, je veux bien me sacrifier pour Georges, lui tresser une couronne de toutes les fleurs que je cueillerai sur mon passage; – mais je ne saurais être assez égoïste pour exiger qu'à son tour il fasse autant pour moi, oh non, ce qui fait le charme du dévoûment, c'est de se dévouer seule, – c'est de ne souffrir aucune réciprocité; – je veux donner et qu'on ne me rende jamais, – pensait encore l'adorable femme dans le naïf désintéressement de sa belle âme.

Or, profitant du tumulte d'une contredanse, madame de Cérigny vint s'asseoir près de madame de ***, et en disant les choses du monde les plus flatteuses, et les plus aimables à celle qu'elle haïssait d'une haine toute féminine, elle trouva encore le moyen d'interrompre un tête-à-tête qui la troublait si fort.

Je ne sais plus quel est le grand moraliste? ce n'est ni Platon, ni Sénèque, ni Pascal, ni Plutarque, ni Loch, ni Bacon, ni Bossuet, ni ni… (enfin le nom m'est échappé.) Quel est le grand moraliste qui a dit qu'un homme de sens devait toujours avoir deux maîtresses qu'il tenait comme les chevaux d'un Tandem, l'une près, et l'autre loin.

Georges éprouva toute la vérité de cet aphorisme… car ayant invité Hortense pour danser le galop, Hortense promit à Georges de ne plus chercher à lui obtenir l'amour du gros blond, et lui fit jurer à son tour, d'être d'une froideur glaciale avec cette madame de ***. Comme à toutes ces protestations et à toutes ces demandes, Hortense ajouta qu'elle mourrait, si Georges ne croyait pas les unes et n'accordait pas les autres, il crut, et accorda tout, ne voulant pas avoir à se reprocher la mort d'une aussi ravissante créature.

M. de Cérigny lui, ne dansait, ni ne jouait, mais il était aussi assidu que possible auprès de madame de Lussan, qui lui donnait tous les moments qu'elle pouvait arracher à l'ennui de recevoir. Enfin jusqu'au jour, ce ne furent que danses et folles joies au son d'une musique enivrante, devant des glaces étincelantes qui disaient aux belles… vous êtes belles… et qui étaient muettes pour les laides, car les laides ne les interrogeaient pas.

Tout se passa dans l'ordre, les maris parlaient politique ou whist, – les amants en titre dansaient par devoir, – car il y a une justice au ciel; et ceux qui aspiraient à les remplacer, ne dansaient pas. – Ils aimaient mieux, offrant leur bras pendant une contredanse qu'on avait refusée, jouir du doux et favorable mystère, autorisé par une longue promenade dans les allées tortueuses d'une serre chaude contiguë au salon et formant un délicieux jardin au milieu de l'hiver.

Pendant ce temps, l'amant en titre rajustait ses cheveux, s'essuyait le fron, quêtait des vis-à-vis pour la prochaine, – ceci je crois se dit ainsi, – et grâce au fréquent exercice qu'il prenait, la gorge desséchée par une soif dévorante, l'amant en titre appelait des yeux les maîtres d'hôtel et leur plateau de vermeil avec l'inexprimable angoisse d'un malheureux voyageur qui, égaré au milieu d'un désert brûlant, chercherait au loin d'un regard désespéré une bienfaisante oasis.

Pendant ce temps, alors l'amant qui n'est pas en titre, soupire, prend sa voix douce, flatte, ment, prie, fait des serments, et parle de son rival avec un désintéressement si cruel, une bienveillance si perfide, qu'à la première entrevue, on trouvera au pauvre amant une qualité désespérante, et il n'en faut pas, heureusement, davantage pour amener une rupture.

Enfin, tout fut au mieux, et le jour commençait à poindre, qu'il y avait encore dans le premier salon de l'hôtel de Lussan, de jolies femmes un peu pâlies, coquettement encapuchonnées dans leurs manteaux ou dans leurs petites mentonnières de soie, et que semblable à: – la comparaison est hasardée – semblable à la voix qui au jour du jugement appellera chaque humain par son nom, – la voix des valets de chambre de M. de Lussan venait annoncer à chaque belle paresseuse que ses gens l'attendaient.

Six heures sonnaient, comme les dernières voitures faisaient résonner les vitres de l'hôtel, c'était le coupé du marquis et de la marquise de Cérigny et celui de Georges qui s'en allait seul.

Après un moment de silence, M. de Cérigny dit à sa femme: – «En vérité, ma chère amie, je ne vous ai jamais vue plus jolie que ce soir… votre toilette était d'un excellent goût… madame de Lussan me la faisait remarquer.

« – Mais savez-vous que c'est une louange cela, monsieur de Cérigny? madame de Lussan a le droit d'être sévère!.. elle qui se met toujours si bien…

« – N'est-ce pas, Hortense? à propos… j'ai pris sur moi de lui promettre de vous mener à Lussan cet été… ai-je eu tort?..

« – Pouvez-vous le penser, mon ami?.. ne savez-vous pas que j'aime de tout mon cœur cette chère Emma…

« – Que vous êtes bonne, Hortense, et puis vous trouverez à Lussan beaucoup de gens de votre société, les Mersac y seront, les d'Alby, madame de Verneuil et peut-être Georges accompagnera-t-il sa tante; j'ai oublié de le lui demander, mais les d'Alby y seront pour sûr…

« – Oh! je ne crois pas que M. de Verneuil puisse venir à Lussan, il nous a dit ce me semble qu'il s'était promis à M. d'Hermilly.

« – Tant pis, j'en serais désolé, car je lui suis dévoué comme à un parent, et je l'aime comme un ami, malgré la disproportion de nos âges…

« – En vérité, monsieur de Cérigny,» dit Hortense avec l'air du plus aimable reproche, «ne faites donc pas de la fatuité de vieillesse, cela ne vous va pas encore, je vous en avertis.

« – Mais vous me gâtez, Hortense… dit le marquis en baisant la main de sa femme.

« – Non, je vous assure, Victor, vous êtes charmant quand vous voulez… et vous voulez toujours…

« – Et vous donc, Hortense, n'êtes-vous pas parfaite pour moi!.. Pourquoi donc, mon Dieu, se lier à jamais l'un à l'autre, si ce n'est pour se rendre mutuellement la vie la plus supportable possible, – c'est là le véritable esprit du mariage.»

La voiture s'arrêta devant l'hôtel de Cérigny. – Le marquis conduisit sa femme jusqu'à l'entrée de la galerie qui menait à ses appartements, et rentra dans les siens.

CHAPITRE III.
EMBARRAS

Il était au désespoir;

Résolu, dans cette aventure.

De ne pas épargner sa main ni son savoir.

HAMILTON, Poésies

Je conçois la haine quand elle peut conduire à la vengeance; mais une haine cachée, sans espoir, qui ne peut pas même dire tout haut, je hais: – Une haine qui vit sur elle-même, – amère nourriture! est une triste, triste passion.

Figurez-vous un tigre muselé, enchaîné dans une cage obscure, et voyant hors de portée de ses griffes de jolies gazelles luisantes et dorées; bondir et s'ébattre au soleil sur l'herbe, parmi les touffes de lilas en fleurs, et venir brouter en paix des feuilles de roses, presque sur la cage de l'animal féroce, dont elles ne soupçonnent pas l'existence, et qui ne peut même troubler ces joies innocentes par ses rugissements…

Telle était à peu près la position de Crâo, le bossu, dans l'hôtel de Lussan… Ce misérable haïssait tout ce qui était jeune, heureux et beau. – Parce que l'envie est chez l'homme plus qu'une passion qui naît et meurt, plus qu'un sens qui s'émousse. – C'est un instinct, – et cet instinct organique, intime, vital, prend l'homme au berceau, et le dépose dans la tombe.

– Chez les hommes qui ont de l'avenir, – l'envie devient ambition et non pas haine, – parce qu'on ne peut haïr franchement ce que l'on peut obtenir.

Mais chez ceux qui voient un mur d'airain s'élever entre leur envie et leurs prétentions, l'envie devient haine, haine sourde ou turbulente; mais toujours implacable. – Aussi toute loi politique ou sociale; largement entendue, ne devrait tendre qu'à résoudre cette question. – L'impossibilité physique d'une possession égale et commune étant démontrée: – Mettre ceux qui possèdent à l'abri des effets de l'ENVIE de ceux qui ne possèdent pas. – Or ou esprit, – blason ou génie, – emploi ou patrimoine, – chaumière ou royaume: – peu importe. Le pauvre qui possède un sou a son envieux dans celui qui ne possède rien.

Ainsi donc, Crâo, laid, bossu ignoble, ayant l'intime conviction de ne devenir jamais beau, bien fait et élégant, enveloppait tous ses contrastes dans une exécration cordiale.

Surtout pendant les heures qui suivirent son étrange apparition sous le péristyle de l'hôtel. Jamais il n'avait senti plus amèrement l'horreur de sa position.

Le comte de Lussan avait élevé Crâo par pitié. – C'était le fils d'un de ses piqueurs tué à la chasse par accident. Comme cet enfant, né difforme et infirme; ne pouvait rendre aucun service dans sa maison, M. de Lussan l'avait mis en état d'être à peu près son secrétaire, en lui faisant donner une éducation passable. Ordinairement Crâo regagnait les combles où il logeait, par un escalier de service; mais les préparatifs de la fête ayant masqué ce passage, il avait été obligé de venir chercher une autre entrée sous le vestibule où lui arriva l'aventure que vous savez.

Il avait souvent vu venir à l'hôtel M. de Cérigny, sa femme et Georges, et comme les laquais sont toujours les premiers instruits des intrigues, Crâo connaissait parfaitement les rapports qui liaient si intimement toutes ces heureuses personnes; mais il connaissait aussi les tolérances mutuelles qui rendaient ces liens si difficiles à briser.

Et c'est ce dont Crâo enrageait; car Georges et Hortense étant à ses yeux le type du beau et du bonheur, le vilain bossu eût mille fois donné sa chétive existence pour changer cette félicité en tourment. – On concevra l'embarras de Crâo en lisant ce qui suit.