Lugege ainult LitRes'is

Raamatut ei saa failina alla laadida, kuid seda saab lugeda meie rakenduses või veebis.

Loe raamatut: «Les mystères du peuple, Tome V», lehekülg 15

Font:

– Octave! – s'écria vivement Vortigern d'un air hautain, en interrompant le jeune Romain, – je ne veux pas être raillé; j'ai pris d'abord tes paroles au sérieux… ton envie de rire, à peine contenue, me prouve que tu parlais par moquerie.

– Allons, mon hardi garçon, ne te fâche pas; je ne me moque point; mais, respectant la candeur de ton âge, je me sers d'une image pour te dire la vérité. En un mot, cette friandise, dont moi, Karl, ses filles et, par Vénus! tout le monde à la cour est plus ou moins glouton, c'est… l'amour!

– L'amour, – reprit Vortigern, rougissant et baissant pour la première fois les yeux devant Octave. Puis il ajouta dans son trouble croissant: – Mais, pour éprouver de l'amour, les filles de Karl sont donc mariées?

– Ô innocence de l'âge d'or! ô naïveté armoricaine! ô chasteté gauloise! – s'écria Octave; mais, voyant le jeune Breton froncer le sourcil à cette plaisanterie sur sa terre natale, le Romain ajouta: – Loin de moi la pensée de railler ton vaillant pays. Je te dirai donc, sans plus d'ambages, à toi qui me représentes Adonis, avant que Vénus lui eût traduit le sens du doux mot amour, je te dirai donc que les filles du grand Karl ne sont pas mariées; il n'a jamais voulu leur donner d'époux.

– Par fierté?

– Oh! oh! on dit, à ce sujet, bien des choses… Enfin, il ne veut pas se séparer d'elles; il les adore, et, à moins qu'il n'aille en guerre, il les a toujours avec lui durant ses voyages, ainsi que ses concubines, ou, si tu le préfères, ses friandises, le mot effarouchera moins ta pudeur; car, après avoir épousé ou répudié ses cinq femmes: Désidérata, Hildegarde, Fustrade, Himiltrude, Luitgarde, l'empereur s'est approvisionné de friandises variées, parmi lesquelles je te citerai, en passant, la succulente Mathalgarde, la doucereuse Gerswinthe, la piquante Regina, l'appétissante Adalinde, sans parler des autres saintes de cet amoureux calendrier; car le grand Karl ne ressemble pas seulement au grand Salomon par la sagesse; il lui ressemble encore par son goût pour les sérails, ainsi que disent les Arabes. Mais à propos des filles de l'empereur, écoute une historiette: Imma, l'une de ces jeunes princesses, était charmante. Un beau jour, elle s'amouracha de l'archichapelain de Karl, nommé Eginhard. Un archichapelain étant naturellement archiamoureux, Imma recevait Eginhard, chaque soir en secret, dans sa chambre… pour parler de chapelinage, je suppose; or il arriva que, pendant une nuit d'hiver, il tomba tant et tant de neige, que la terre en fut couverte. Eginhard, un peu avant l'aube, quitte sa belle; mais au moment de descendre par la fenêtre, chemin ordinaire des amants, il voit, à la faveur d'un superbe clair de lune, la terre couverte de blancs frimas, et se dit: – Moi et Imma, nous sommes perdus! je ne puis sortir d'ici sans laisser sur la neige l'empreinte de mes pas…

– Alors, qu'a-t-il fait? – demanda Vortigern, de plus en plus intéressé à ce récit, qui jetait dans son cœur un trouble inconnu. – Comment ont-ils, tous deux, échappé à ce danger?

– Imma, robuste commère, fille de tête et de résolution, descend par la fenêtre, vous prend bravement son archichapelain sur son dos[A], et, sans broncher sous ce poids chéri, elle traverse une grande cour qui séparait sa demeure de l'une des galeries du palais. Imma, quoique de force à porter un archichapelain, avait de charmants petits pieds: leurs traces devaient éloigner tout soupçon à l'endroit d'Eginhard; mais, par malheur, ainsi que tu le verras en arrivant à Aix-la-Chapelle, l'empereur Karl, possédé du démon de la curiosité, a fait construire, sur ses propres plans, son palais de telle sorte, que, d'une espèce de terrasse attenant à sa chambre, et qui domine l'ensemble des bâtiments, il découvre de cet observatoire tous ceux qui entrent, sortent ou traversent ses cours. Or, l'empereur, qui souvent se relève la nuit, vit, grâce au clair de lune, sa fille traversant la cour avec son amoureux fardeau.

– La colère de Karl dut être terrible?

– Terrible… puis sans doute fort enorgueilli d'avoir procréé une commère capable de porter sur son dos des archichapelains, l'auguste empereur pardonna aux coupables; ils vécurent depuis en amour et en joie.

– Cet archichapelain était un prêtre, cependant?

– Hé! hé! mon jeune ami, les filles de l'empereur sont loin de mésestimer les prêtres. Berthe, une autre de ses filles, lorsqu'il y a six mois j'ai quitté la cour, estimait de toutes ses forces Enghilbert, le bel abbé de Saint-Riquier[B]. Cependant, l'impartialité m'oblige d'avouer qu'une des sœurs de Berthe, nommée Adeltrude, estimait non moins fortement le comte Lantbert, un des plus vaillants officiers de l'armée impériale. Quant à la petite Rothaïde, autre fille de l'empereur, elle ne refusait point non plus sa vive estime à Romuald, qui s'est fait un nom glorieux dans nos guerres contre les Bohémiens. Des autres princesses, je ne te parlerai pas, car voici plus de six mois que j'ai quitté la cour, et je craindrais de médire sur leur compte. Toujours est-il que la crosse et l'épée se disputent généralement l'amoureuse tendresse des filles de Karl. J'excepte pourtant Thétralde, la plus jeune d'entre elles, trop novice encore pour estimer quelqu'un: quinze ans à peine! une fleur! ou plutôt le bouton d'une fleur prête à s'épanouir!.. Je n'ai rien vu de plus charmant! lors de mon départ de la cour, Thétralde promettait d'effacer, par sa douce et fraîche beauté d'Hébé, toutes ses sœurs et toutes ses nièces; car j'oubliais ce détail, mon jeune ami, les filles des fils de Karl, élevées avec ses filles, sont non moins charmantes. Tu les verras; ton admiration n'aura qu'à choisir entre Adélaïd, Atula, Gondrade, Berthe ou Théodora!

– Quoi! toutes ces jeunes filles habitent le palais de l'empereur?

– Certes, sans compter leurs suivantes, leurs gouvernantes, leurs caméristes, leurs lectrices, leurs cantatrices et autres innombrables femmes de service. Par Vénus! mon Adonis, on voit dans le palais impérial encore plus de cotillons que de cuirasses ou de robes de prêtre, l'empereur aime au moins autant à être entouré de femmes que de soldats et d'abbés, sans oublier pourtant les savants, les rhétoriciens, les dialecticiens, les rhéteurs, les péripatéticiens et les grammairiens; le grand Karl étant aussi passionné pour la grammaire que pour l'amour, la guerre, la chasse et le plain-chant au lutrin. Que te dirai-je? dans son ardeur de grammairien, l'empereur invente des mots; oui; ainsi, par exemple, en langue gauloise, comment appelles-tu le mois où nous sommes?

– Le mois de novembre.

– Nous aussi, barbares Italiens que nous sommes! mais l'empereur a changé tout cela de par sa volonté souveraine et grammaticale; ses peuples, si toutefois ils peuvent obéir sans étrangler, diront, au lieu de novembre, HERBISMANOHT; au lieu d'octobre, WINDUMMEMANOTH.

– Octave…

– Au lieu de mars, LENZHIMANOHT[C]; au lieu de mai

– Assez, assez, par pitié! – s'écria Vortigern; – ces noms barbares font frissonner. Quoi! il se trouve des gosiers capables d'articuler de pareils sons?

– Mon jeune ami, les gosiers franks sont capables de tout… Ah! prépare tes oreilles au plus farouche concert de mots rauques, gutturaux, sauvages, que tu aies jamais entendu, à moins que tu n'aies ouï à la fois coasser des grenouilles, piailler des chats-huants, beugler des taureaux, braire des ânes, bramer des cerfs et hurler des loups! car, sauf l'empereur et sa famille, qui savent à peu près parler la langue romaine et gauloise, les langues humaines, enfin, tu n'entendras parler que frank dans cette cour germanique, où tout est germain, c'est-à-dire barbare: langage, costumes, mœurs, repas, habits, coutumes; en un mot, Aix-la-Chapelle n'est plus la Gaule, c'est la pure Germanie!

– Et pourtant Karl règne sur la Gaule!.. Est-ce assez de honte pour mon pays?.. l'empereur qui le gouverne, sans autre droit que celui de la conquête, est un roi frank, entouré d'une cour franque et de généraux, d'officiers de même race, qui ne daignent seulement pas parler notre langue.

– Ne vas-tu pas t'attrister encore, Vortigern? Par Bacchus! imite donc mon insouciante philosophie! est-ce que ma race ne descend pas de cette fière race romaine qui, après la tienne et comme la tienne, fit trembler le monde, il y a des siècles? Est-ce que je n'ai pas vu le trône des Césars occupé par des papes hypocrites, ambitieux, cupides ou débauchés, comme leur noire milice de tonsurés? Est-ce que les descendants de nos fiers empereurs romains ne sont pas allés, fainéants imbéciles, végéter à Constantinople, où ils rêvent encore l'empire du monde? Les prêtres catholiques n'ont-ils pas chassé de leur Olympe les dieux charmants de mes pères? n'ont-ils pas abattu, mutilé, ravagé ces temples, ces statues, ces autels, chefs-d'œuvre de l'art divin de Rome et de la Grèce?.. Va, crois-moi, Vortigern, au lieu de nous irriter contre un passé fatal, buvons! oublions! que nos belles maîtresses soient nos saintes, les lits de table nos autels! notre Eucharistie une coupe ornée de fleurs, et chantons, pour liturgie, les vers amoureux de Tibulle, d'Ovide ou d'Horace… Oui, crois-moi, buvons, aimons, jouissons! c'est la vie! Jamais tu ne retrouveras une occasion pareille; le dieu des plaisirs t'envoie à la cour de l'empereur!

– Que veux-tu dire? – reprit presque machinalement Vortigern, dont la jeune raison se sentait, non pervertie, mais éblouie par la facile et sensuelle philosophie d'Octave. – Que veux-tu que je devienne au milieu de cette cour étrangère?

– Enfant!.. une foule de beaux yeux vont être fixés sur toi!

– Octave, est-ce encore une raillerie? l'on me remarquerait, moi, fils de laboureur? moi, pauvre Breton, conduit ici, prisonnier sur parole?

– Et n'est-ce donc rien que ton renom de Breton endiablé? J'ai entendu parler plus d'une fois de la curiosité furieuse qu'inspiraient, il y a vingt-cinq ans, les otages amenés à Aix-la-Chapelle, lors de la première guerre de l'empereur contre ton pays; les plus charmantes femmes voulaient les voir, ces indomptables Bretons, que le grand Karl, seul, avait pu vaincre: leur air rude et fier, l'intérêt qui s'attachait à leur glorieuse défaite, tout, jusqu'à leur costume étrange, encore aujourd'hui le tien, tout attirait sur eux les regards et la sympathie des femmes, toujours fort sympathiques en Germanie. Ces belles enthousiastes sont à cette heure mères ou grand'mères; heureusement elles ont des filles ou des petites-filles dignes de t'apprécier. Tiens, moi, qui connais la cour et les mœurs de la cour, je voudrais, avec tes dix-huit ans, ta bonne mine, ta blessure, ta grâce à cheval et ton renom de Breton, je voudrais, avant huit jours…

Le jeune Romain fut interrompu par Amael, qui, se retournant vers son petit-fils, en étendant la main à l'horizon, lui dit: – Regarde au loin, mon enfant; voici la ville d'Aix-la-Chapelle.

Vortigern se hâta de se rendre auprès de son aïeul, dont, pour la première fois peut-être, il évita le regard avec un certain embarras. Les conseils d'Octave lui semblaient mauvais, dangereux; cependant il se reprochait de les avoir écoutés avec complaisance. Rejoignant Amael, il jeta les yeux du côté que lui indiquait le vieillard, et vit, à une assez grande distance, une masse imposante de bâtiments, non loin desquels s'élevaient les hautes tours d'une basilique; puis, au delà, il aperçut les toits et les terrasses d'une multitude de maisons, se perdant, à l'horizon, dans la brume du soir: c'était le palais de l'empereur Karl, la basilique et la ville d'Aix-la-Chapelle. Vortigern contemplait avec curiosité ce tableau nouveau pour lui, lorsque Hildebrad, qui, pendant un moment, était allé interroger le conducteur d'un chariot passant sur la route, dit aux deux Bretons: – On attend l'empereur d'un moment à l'autre au palais; ses coureurs ont annoncé sa venue; il arrive d'un voyage dans le nord de la Gaule; tâchons de le devancer à Aix-la-Chapelle, afin de pouvoir le saluer dès son arrivée.

Les cavaliers pressèrent l'allure de leurs chevaux, et, avant le coucher du soleil, ils entrèrent dans la première cour du palais, cour immense, environnée de corps de logis de formes et de toitures variées, percés d'une innombrable quantité de fenêtres[D]. Par une disposition étrange, dans un grand nombre de ces bâtiments, le rez-de-chaussée, complétement à jour, formait une sorte de hangar dont les piliers de pierres massives supportaient la bâtisse des étages supérieurs. Une foule d'officiers subalternes, de serviteurs et d'esclaves du palais, vivait et logeait sous ces abris ouverts à tous les vents, et se chauffaient en hiver à de grands fourneaux remplis de feu, allumés jour et nuit. Ces constructions bizarres avaient été imaginées par la curiosité de l'empereur; car, de son observatoire, il voyait d'autant mieux ce qui se passait sous ces hangars, qu'ils n'avaient pas de murailles[E]. Plusieurs longues galeries reliaient entre eux d'autres bâtiments ornés de colonnes et de portiques richement sculptés à la mode romaine. Un pavillon carré, assez élevé, dominait l'ensemble de ces innombrables bâtiments. Octave fit remarquer à Vortigern une sorte de balcon situé au faîte de ce pavillon; c'était là l'observatoire de l'empereur[F]. Partout le mouvement et l'animation annonçaient l'arrivée de Karl: des clercs, des soldats, des femmes, des officiers, des rhéteurs, des moines, des esclaves, se croisaient en tous sens d'un air affairé, tandis que plusieurs évêques, jaloux de présenter des premiers leurs hommages à l'empereur, se dirigeaient à grands pas vers le péristyle du palais. Il advint même qu'au moment où la chevauchée dont faisaient partie Vortigern et son aïeul, entra dans la cour, plusieurs personnes, trompées par l'apparence guerrière de cette troupe, s'écrièrent: – L'empereur! voici l'escorte de l'empereur! – Ce cri vola de bouche en bouche, et, au bout de quelques instants, la cour immense fut encombrée d'une foule compacte, à travers laquelle l'escorte des deux Bretons put à peine se frayer un passage, pour se rendre non loin du portique principal. Hildebrad avait choisi cette place afin de se trouver l'un des premiers sur le passage de Karl, et de lui présenter les otages qu'il ramenait de Bretagne. La foule reconnut qu'elle s'était trompée en acclamant l'empereur; mais cette fausse nouvelle se propageant bientôt dans l'intérieur du palais, les concubines de Karl, ses filles, ses petites-filles, leurs suivantes, accoururent soudain et se groupèrent sur une vaste terrasse régnant au-dessus du portique dont les deux Bretons et leur escorte se trouvaient fort rapprochés.

– Lève les yeux, Vortigern, – dit en riant Octave à son compagnon, – et vois quel essaim de beautés renferme le palais de l'empereur!

Le jeune Breton, rougissant, jeta les yeux sur la terrasse, et resta frappé d'étonnement à la vue de vingt-cinq ou trente femmes, toutes filles, petites-filles ou concubines de Karl, vêtues à la mode franque, et offrant à la vue la plus séduisante variété de figures, de chevelures, de tailles, d'âge, de beauté, qu'il fût possible d'imaginer; il y avait là des femmes brunes, blondes, rousses, châtaines, grandes, grosses, minces ou petites; c'était, en un mot, un échantillon complet de la race féminine germanique, depuis la fillette jusqu'à l'imposante matrone de quarante ans. Les yeux de Vortigern s'étaient, de préférence, arrêtés sur une enfant de quinze ans au plus, vêtue d'une tunique vert-pâle, brodée d'argent. Rien de plus doux que son rose et frais visage couronné de longues tresses blondes si épaisses, que son cou délicat, blanc comme celui d'un cygne, semblait ployer sous le poids de sa chevelure. Une autre jeune fille de vingt ans, brune, grande, forte, aux yeux hardis et aux cheveux noirs, vêtue d'une tunique orange, s'accoudait sur les balustres de la terrasse, à côté de la jeune enfant blonde, et appuyait familièrement son bras sur son épaule; toutes deux tenaient à la main un bouquet de romarin dont elles aspiraient de temps à autre la senteur en se parlant à voix basse et regardant le groupe des cavaliers avec une curiosité croissante, car elles venaient d'apprendre que l'escorte n'était pas celle de l'empereur, mais qu'elle amenait des otages bretons.

– Rends grâce à mon amitié, Vortigern, – dit à demi-voix Octave au jouvenceau; – je vais te mettre en évidence et te faire valoir. – Ce disant, Octave appliquait à la dérobée un si violent coup de houssine sous le ventre du cheval de Vortigern, que celui-ci, moins bon cavalier, eût été désarçonné par le bond furieux de sa monture; ainsi frappée à l'improviste, elle se cabra, fit une pointe formidable, et s'élança si haut, que la tête de Vortigern effleura le soubassement de la terrasse où se tenait le groupe de femmes. La blonde enfant de quinze ans pâlit d'effroi, et cachant son visage entre ses mains, s'écria: – Le malheureux!.. il est perdu!

Vortigern, cédant à l'impétuosité de son âge et à un sentiment d'orgueil, en se voyant l'objet des regards de la foule rassemblée en cercle autour de lui, châtia rudement son cheval, dont les bonds, les soubresauts devinrent furieux; mais le jouvenceau, toujours plein de sang-froid et d'adresse, bien qu'il eût son bras droit en écharpe, montra tant de grâce dans cette lutte, que la foule s'écria en battant des mains: – Gloire au jeune Breton! honneur au Breton! – À ce moment deux bouquets de romarin tombèrent aux pieds du cheval, qui, enfin dompté, rongeait son frein en creusant le sol de son sabot. Vortigern relevait la tête vers la terrasse d'où l'on venait de lancer les bouquets, lorsqu'il entendit au loin un cliquetis formidable; et soudain ce cri retentit: – L'empereur! l'empereur! – Aussitôt toutes les femmes disparurent du balcon pour descendre recevoir le monarque sous le portique du palais. La foule reflua en criant: – Vive Karl! vive le grand Karl! – Le petit-fils d'Amael vit alors s'approcher au galop une troupe de cavaliers; on les eût pris pour des statues équestres en fer; montées sur des chevaux caparaçonnés de fer, leur casque de fer cachait leurs traits: cuirassés de fer, gantelés de fer, ils portaient jambards de fer, cuissards de fer, boucliers de fer; et les derniers rayons du soleil luisaient sur la pointe de leurs lances de fer[G]; enfin l'on n'entendait que le choc du fer. À la tête de ces cavaliers qu'il précédait, et, comme eux, couvert de fer de la tête aux pieds, s'avançait un homme de taille colossale. À peine arrivé en face du portique principal, il descendit lourdement de cheval et courut tout boitant vers le groupe de femmes qui l'attendaient sous le portique, leur criant joyeusement d'une petite voix grêle et glapissante, qui contrastait étrangement avec son énorme stature: – Bonjour, fillettes! bonjour, chères filles! – Et, sans s'occuper de répondre aux vivats de la foule et aux saluts respectueux des évêques et des grands, accourus sur son passage, l'empereur Karl, ce géant de fer, disparut dans l'intérieur du palais, et fut suivi de sa cohorte féminine.

Amael et son petit-fils, conduits par Hildebrad dans l'une des chambres hautes du palais, s'y reposèrent; l'on y apporta leur modeste bagage; on leur servit à souper, et ils se couchèrent. Au point du jour, Octave vint frapper à la porte du logis dès deux Bretons, et leur apprit que l'empereur voulait les voir à l'instant. Il engagea Vortigern à se vêtir de sa plus belle saie. Le jouvenceau n'avait guère de choix; il ne possédait que deux vêtements, celui qu'il portait en route et un autre de couleur verte, brodé de laine orange. Cependant, grâce à ce vêtement frais et neuf, mélangé de couleurs harmonieuses, que rehaussaient sa charmante figure, sa taille élégante et sa bonne grâce, Vortigern parut à Octave digne de paraître honorablement devant le plus puissant empereur du monde. Le centenaire ne put s'empêcher de sourire avec un certain orgueil, en entendant vanter la tournure de son petit-fils par le jeune Romain qui lui conseillait de serrer plus étroitement encore le ceinturon de son épée, sous ce prétexte: que lorsque l'on avait la taille fine, il était juste de la faire valoir. Octave, en donnant avec sa bonne humeur accoutumée ses avis à Vortigern, lui dit tout bas: – As-tu vu tomber hier aux pieds de ton cheval deux bouquets de romarin?

– Je ne sais trop… je crois que oui, – répondit le jeune Breton en balbutiant, et il devint cramoisi, songeant, malgré lui (et ce n'était pas la première fois depuis la veille) à la charmante fille aux cheveux blonds. – Il me semble, – ajouta-t-il, – que j'ai vu tomber ces bouquets.

– Ah! il te semble, hypocrite!.. C'est pourtant mon coup de houssine qui les a fait tomber, ces deux jolis bouquets! Et sais-tu quelles impériales mains les ont jetés aux pieds de ton cheval, comme un hommage à ton adresse et à ton courage?

– Que dis-tu? ces bouquets ont été jetés par des mains impériales?

– Naturellement, puisque Thétralde, la timide enfant blonde, et Hildrude, la grande et hardie brune, sont toutes deux filles de Karl: l'une était vêtue de vert, couleur de ta saie; l'autre, vêtue d'orange, couleur de tes broderies… Par Vénus! n'es-tu pas un mortel favorisé?

Amael, occupé à l'autre extrémité de la chambre, n'entendit pas ces paroles d'Octave, qui rendirent Vortigern aussi écarlate que l'étoffe de son chaperon; puis, ces préparatifs de présentation terminés, les deux otages suivirent leur guide pour se rendre auprès de l'empereur. Après avoir traversé un nombre infini de couloirs et d'escaliers, où ils rencontrèrent plus de femmes que d'hommes, car le nombre de femmes logées dans le palais impérial était prodigieux, ils arrivèrent dans des salles immenses. Décrire leur somptueuse magnificence serait non moins impossible que d'énumérer les peintures dont elles étaient ornées. Des artisans, venus de Constantinople, où florissait alors l'école de peinture Byzantine, avaient couvert les murailles de compositions gigantesques: ici, l'on voyait les conquêtes de Cyrus sur les Perses; là, les crimes du tyran Phalaris, assistant au supplice de ses victimes, que l'on entraînait pour être brûlées vivantes dans l'intérieur d'un taureau d'airain rougi au feu; ailleurs, c'était la fondation de Rome par Rémus et Romulus, les conquêtes d'Alexandre, d'Annibal, et tant d'autres sujets héroïques; l'une des galeries du palais était tout entière consacrée aux batailles de Karl-Martel. On le voyait triompher des Saxons et des Arabes, enchaînés à ses pieds, implorant sa clémence[H]. La ressemblance était d'ailleurs si frappante, qu'Amael, en traversant cette salle, s'arrêta et s'écria: – C'est lui! ce sont ses traits, sa tournure! il revit! c'est lui! c'est Karl!

– Ne croirait-on pas que vous l'avez connu? – dit en souriant le jeune Romain au centenaire. – Renouvelez-vous donc connaissance avec Karl-Martel?

– Octave, – reprit mélancoliquement le vieillard, – j'ai cent ans… je combattais à la bataille de Poitiers contre les Arabes.

– Dans les troupes de Karl-Martel?

– Oui, et je lui ai sauvé la vie, – répondit Amael en contemplant la gigantesque peinture. Et, se parlant à lui-même, il ajouta en soupirant: – Ah! que de souvenirs doux et tristes ce temps me rappelle!

Octave regardait le vieillard avec une surprise croissante; puis, semblant soudain réfléchir, il devint pensif et hâta le pas suivi des deux otages. Vortigern, ébloui, examinait avec la curiosité de son âge les richesses de toute sorte amoncelées dans ce palais; il ne put s'empêcher de s'arrêter devant deux objets qui attirèrent surtout son attention: le premier était un grand meuble en bois précieux, enrichi de moulures dorées; des tuyaux de cuivre, d'airain et d'étain de différentes grosseurs, placés les uns auprès des autres, s'étageaient sur l'une des faces de ce meuble. —Octave, – demanda le jeune Breton, – qu'est-ce que ce meuble?

– C'est un Orgue grec envoyé à Karl par l'empereur de Constantinople. Cet instrument est vraiment merveilleux; à l'aide de cuves d'airain et de soufflets de peau de taureau que tu ne peux apercevoir, l'air arrive dans ces tuyaux, et lorsqu'ils sont en jeu, tantôt l'on croit entendre les grondements du tonnerre, tantôt les sons légers de la lyre et de la cymbale[I]. Mais, tiens, là, près de cette grande table d'or massif, où est figurée en relief la ville de Constantinople[J], voici un objet non moins curieux; c'est une horloge persane, envoyée, il y a quatre ans, à l'empereur par Abdhallah, roi des Perses[K]. – Et Octave montra au jeune Breton et à son aïeul, non moins intéressé que Vortigern, une grande horloge en bronze doré: les chiffres des douze heures entouraient le cadran placé au centre d'une sorte de palais de bronze, aussi doré; douze portes, encadrées d'arcades, se voyaient au rez-de-chaussée de cette imitation monumentale. – Lorsque l'heure sonne, – dit Octave aux deux Bretons, – des boules d'airain, marquant le nombre des heures, tombent sur une petite cymbale. Au même instant (toujours selon le nombre des heures), ces portes s'ouvrent, et par chacune d'elles sort un cavalier armé de sa lance et de son bouclier. Si une, deux, trois, quatre heures sonnent, une, deux, trois, quatre portes s'ouvrent; les cavaliers sortent, saluent de la lance, puis ils rentrent, et les portes se referment sur eux.

– Cette œuvre est vraiment merveilleuse! – dit Amael; – et sait-on les noms des hommes qui ont fabriqué les prodiges dont nous sommes entourés? ces peintures magnifiques? cette table d'or, où toute une ville est figurée en relief? cet orgue, cette horloge? toutes ces merveilles enfin?

– Par Bacchus! Amael, voilà une plaisante question! – reprit Octave en souriant. – Qui se soucie du nom des obscurs esclaves qui ont créé ces choses?

– Et le nom de Clovis, de Brunehaut, de Clotaire, de Karl-Marteau traversera les âges! – murmura le centenaire avec amertume, tandis que le jeune Romain disait à Vortigern:

– Hâtons-nous! l'empereur nous attend. Il faudrait des journées, des mois, pour admirer en détail les trésors dont ce palais est rempli, car c'est la résidence favorite de l'empereur. Cependant, il aime presque autant que sa demeure d'Aix-la-Chapelle, son vieux château d'Héristall, berceau de sa puissante famille de maires du palais.

Les deux otages, suivant leur guide, quittèrent ces somptueuses et immenses galeries pour monter, sur les pas d'Octave, un escalier tournant, qui conduisait à l'appartement particulier de l'empereur, appartement autour duquel régnait le balcon qui servait à Karl d'observatoire. Deux chambellans, richement vêtus, se tenaient dans une première pièce. – Attendez-moi en ce lieu, – dit Octave aux Bretons; – je vais prévenir l'empereur de votre venue, et savoir s'il lui plaît de vous recevoir en ce moment.

Vortigern, malgré sa haine de race et de famille contre les rois ou empereurs franks, conquérants et oppresseurs de la Gaule, éprouvait une sorte d'émotion à la pensée de se trouver en face de ce puissant Karl, souverain de presque toute l'Europe; puis, à cette émotion s'en joignait une autre: ce puissant empereur était le père de Thétralde, cette charmante enfant qui, la veille, avait jeté son bouquet au jouvenceau; car jamais sa pensée ne s'arrêtait sur la brune Hildrude. Au bout de quelques instants, Octave reparut, il fit signe à Amael et à son petit-fils d'entrer en leur disant à demi-voix: – Ployez très-bas le genou devant l'empereur, c'est l'usage.

Le centenaire regarda Vortigern et lui fit de la tête un signe négatif; l'adolescent le comprit, et tous deux pénétrèrent dans la chambre à coucher de Karl, alors en compagnie de son favori Eginhard, l'archichapelain, qu'Imma avait autrefois bravement porté sur son dos. Un serviteur de la chambre impériale attendait les ordres de son maître. Lorsque les deux otages entrèrent chez lui, ce monarque, d'une taille colossale (elle avait sept fois la longueur de son pied), était assis sur le bord de sa couche, seulement vêtu d'une chemise et d'un caleçon de toile, qui dessinait la proéminence de son énorme ventre; il venait de chausser une de ses chaussettes et tenait encore l'autre à la main[L]. Il avait les cheveux presque blancs, la tête ronde, les yeux grands et vifs, le nez long, le cou large et court, comme celui d'un taureau[M]; sa physionomie, ouverte et empreinte d'une certaine bonhomie, rappelait les traits de son aïeul Karl-Marteau. À l'aspect des deux Bretons, l'empereur se leva du bord de son lit, et, tenant toujours sa chaussette à la main, il fit, en boitant du pied gauche, deux pas à l'encontre d'Amael, semblant en proie à une certaine émotion mêlée d'une vive curiosité; puis il s'écria de sa voix grêle, qui contrastait si singulièrement avec sa gigantesque stature: – Vieillard! Octave m'a dit que tu as fait la guerre sous Karl-Martel, mon aïeul, et que tu lui as sauvé la vie à la bataille de Poitiers? est-ce vrai?

– C'est vrai. – Et, portant son doigt à son front, où se voyaient encore les traces d'une profonde cicatrice, le vieux Breton ajouta: – J'ai reçu cette blessure à la bataille de Poitiers.

L'empereur se rasseyant sur le bord de son lit, chaussa sa chaussette et dit en se tournant vers son archichapelain: – Eginhard, toi qui as recueilli dans ta chronique les faits et gestes de mon aïeul, toi dont la mémoire est toujours si présente, te rappelles-tu avoir entendu raconter ce que rapporte ce vieillard?

Eginhard resta un moment pensif, et reprit: – Je me souviens d'avoir lu dans quelques parchemins, écrits de la main du glorieux Karl, et renfermés dans ton cartulaire auguste, qu'en effet, à la bataille de Poitiers… – Mais, s'interrompant et s'adressant au centenaire: – Ton nom?

– Amael.

L'archichapelain réfléchit, et dit en secouant la tête: – Quoiqu'il ne soit pas présent à mon souvenir, ce n'est pas là le nom du guerrier qui sauva la vie de Karl-Martel à la bataille de Poitiers… c'était, certainement, un nom frank, et point celui que tu dis.

– Ce nom, – reprit le vieillard, – n'était-il pas celui de Berthoald?

– Oui, – répondit vivement Eginhard; – c'est ce nom-là, Berthoald… et dans quelques lignes écrites de sa main, le glorieux Karl recommandait à ses fils ce Berthoald, auquel il devait la vie.