Tasuta

Le crime de l'Opéra 1

Tekst
iOSAndroidWindows Phone
Kuhu peaksime rakenduse lingi saatma?
Ärge sulgege akent, kuni olete sisestanud mobiilseadmesse saadetud koodi
Proovi uuestiLink saadetud

Autoriõiguse omaniku taotlusel ei saa seda raamatut failina alla laadida.

Sellegipoolest saate seda raamatut lugeda meie mobiilirakendusest (isegi ilma internetiühenduseta) ja LitResi veebielehel.

Märgi loetuks
Šrift:Väiksem АаSuurem Aa

Nointel, démissionnaire après la guerre, avait su se créer une existence agréable avec quinze mille francs de revenu. Darcy n’avait su que s’ennuyer en écornant une belle fortune. Nointel n’aimait qu’à bon escient et ne voulait plus rien être après avoir été soldat. Darcy, tout en aimant à tort et à travers, avait des velléités d’ambition. L’un était un sage, l’autre était un fou. D’où il résultait qu’ils ne pouvaient se passer l’un de l’autre.

– Mon cher, j’en ai long à t’apprendre, dit Darcy, en conduisant Nointel dans un coin propice aux confidences.

– Est-ce que par hasard tu te serais décidé à en finir avec madame d’Orcival?

– C’est fait.

– Bah! depuis quand?

– Depuis ce soir. Mais ce n’est pas tout. Le Polonais qui avait été son amant autrefois s’est pendu chez elle.

– Je sais cela. Simancas et Saint-Galmier viennent de me l’apprendre. Je les ai rencontrés dans l’escalier. Est-ce que tu regrettes le Polonais?

– Non, mais vois jusqu’où va ma déveine. Je me rends chez Julia à dix heures, bien résolu à rompre, et j’ai rompu en effet. Pendant que j’étais là, ce Golymine arrive…

– Tu le mets à la porte.

– Eh! non, je ne l’avais pas vu. Julia m’a laissé dans le boudoir pendant qu’elle le recevait dans le salon. C’est elle qui l’a mis à la porte… malheureusement, car il lui a joué le tour d’aller se pendre dans la bibliothèque. Je suis parti sans me douter de rien, et c’est ici seulement que je viens d’apprendre ce qui s’est passé. Cet imbécile de Lolif a su l’histoire par hasard, et il l’a racontée à tout le cercle… il la raconte encore.

– Sait-il que tu étais chez madame d’Orcival?

– Non, car il n’aurait pas manqué de le dire. Mais on le saura. En admettant même que Julia se taise, sa femme de chambre parlera.

– Diable! c’est fâcheux. Si tu ne t’étais pas mis en tête d’être magistrat, il n’y aurait que demi-mal. Mais ton oncle, le juge, sera furieux. Ça t’apprendra à mieux choisir tes maîtresses.

– Il est bien temps de me faire de la morale. C’est un conseil que je te demande, et non pas un sermon.

– Eh bien, mon cher, je te conseille de faire à ton oncle des aveux complets. Il sera charmé d’apprendre que tu n’es plus avec Julia, et il se chargera d’empêcher qu’il soit question de toi dans les procès-verbaux.

– Tu as raison. J’irai le voir demain.

– Et je te conseille aussi de te marier le plus tôt possible. Te voilà guéri pour un temps des belles petites. Mais gare aux rechutes! Si tu tiens à les éviter, épouse.

– Qui?

– Madame Cambry, parbleu! Il ne tient qu’à toi, à ce qu’on prétend, et tu ne serais pas à plaindre. Elle est veuve, c’est vrai, veuve à vingt-quatre ans; mais elle est charmante, et elle jouit d’ores et déjà de soixante mille livres de rente. Tu seras parfaitement heureux et tu auras beaucoup d’enfants, comme dans les contes de fées. Je leur apprendrai à monter à cheval… tu donneras d’excellents dîners… auxquels tu m’inviteras… et si tu persistes à vouloir être magistrat, tu deviendras à tout le moins premier président ou procureur général.

– Ce serait parfait. Mais il y a un petit inconvénient: c’est que je ne me sens pas la moindre inclination pour la dame.

– Alors, Gaston, mon ami, tu aimes ailleurs.

– Tu oublies que je viens de quitter Julia.

– C’est précisément parce que tu l’as quittée, et quittée sans motif, que je suis sûr de ne pas me tromper sur ton cas. Je te connais, mon garçon. La nature t’a gratifié d’un cœur qui ne s’accommode pas des interrègnes. La place n’est jamais vacante. Voyons! de qui es-tu amoureux? Serait-ce de la triomphante marquise de Barancos? Elle en vaut bien la peine. C’est une veuve aussi, celle-là, mais une veuve dix fois millionnaire.

– Je la trouve superbe, mais je ne suis pas plus épris d’elle que je ne le suis de la Vénus de Milo.

– C’est donc une autre. Je suis sûr de mon diagnostic.

– Tu es plus habile que moi, car, en conscience, je ne pourrais pas te jurer que je suis amoureux, ni que je ne le suis pas. Je n’en sais rien moi-même. Il y a, quelque part, une personne qui me plaît beaucoup. Je l’aimerai peut-être, mais je crois que je ne l’aime pas encore. En attendant que le mal se déclare, j’annoncerai demain à mon oncle que je suis décidé à devenir un homme sérieux, et je le prierai de presser ma nomination d’attaché au parquet.

Le capitaine n’insista plus. Il poussait l’amitié jusqu’à la discrétion, et il avait compris que Gaston voulait se taire sur ses nouvelles amours.

À ce moment, du reste, le tête-à-tête des deux intimes fut interrompu par le grand Prébord et quelques autres qui en avaient assez des bavardages de Lolif, et qui vinrent proposer à Darcy une partie de baccarat.

Darcy avait eu le temps de se remettre des émotions que lui avait causées le récit du suicide de Golymine, et il envisageait avec plus de sang-froid les suites que pouvait avoir pour lui cette bizarre aventure. Il se disait qu’après tout, il n’avait rien à se reprocher, et que Julia n’avait pas grand intérêt à le compromettre. Il se proposait, d’ailleurs, de récompenser le silence de la dame en augmentant le chiffre du cadeau d’adieu qu’il lui destinait, et il comptait bien ne pas oublier la femme de chambre. Il était donc à peu près rassuré, et fort des louables résolutions qu’il venait de prendre, l’aspirant magistrat se trouvait assez disposé à tenter encore une fois la fortune avant de renoncer définitivement au jeu.

Peut-être aussi n’était-il pas fâché de quitter Nointel pour échapper à une prolongation d’interrogatoire sur ses affaires de cœur.

Le capitaine, qui était un Mentor fort indulgent, ne chercha point à retenir son ami, et Gaston suivit les joueurs dans le salon écarté où on célébrait chaque nuit le culte du baccarat.

La partie fut chaude, et Darcy eut un bonheur insolent. À trois heures, il gagnait dix mille francs, juste la somme qu’il destinait à madame d’Orcival, et il prit le sage parti de se retirer en emportant cet honnête bénéfice.

Quelques combattants avaient déjà déserté le champ de bataille, faute de munitions, entre autres le beau Prébord, qui était parti de très mauvaise humeur.

Darcy reçut sans se fâcher les brocards que lui lancèrent les vaincus, et sortit en même temps que M.  Simancas qui était revenu assister au combat, après avoir fait un tour sur le boulevard avec son ami Saint-Galmier.

Le docteur était allé se coucher, mais le général, affligé de cruelles insomnies, aimait à veiller très tard, et le baccarat était sa distraction favorite. Il n’y jouait pas, mais il prenait un plaisir extrême à suivre le jeu.

Nointel rentrait régulièrement chez lui à une heure du matin, et il avait quitté le cercle depuis longtemps, lorsque Gaston descendit l’escalier en compagnie du Péruvien qui le complimentait sur son triomphe.

Ce général d’outre-mer ne s’en tint pas là. Par une transition adroite, il en vint à parler de madame d’Orcival, à la plaindre de se trouver mêlée à une affaire désagréable, à plaindre Darcy d’avoir rompu avec une si belle personne, et à blâmer la conduite du Polonais qui avait eu l’indélicatesse de se pendre chez elle.

Il en dit tant que Gaston finit par s’apercevoir qu’il cherchait à tirer de lui des renseignements sur le caractère et les habitudes de Julia. Cette prétention lui parut indiscrète, et comme d’ailleurs le personnage lui déplaisait, il coupa court à l’entretien, en prenant congé de M.  Simancas dès qu’ils eurent passé la porte de la maison du cercle.

Mais l’étranger ne se découragea point.

– Vous n’avez pas votre coupé, dit-il après avoir examiné rapidement les voitures qui stationnaient le long du trottoir. Nous demeurons tous les deux dans le quartier des Champs-Élysées, et votre domicile est sur mon chemin. Vous plaît-il que je vous ramène chez vous?

– Je vous remercie, répondit Gaston. Il fait beau, et j’ai envie de marcher. Je vais rentrer à pied.

– Hum! c’est imprudent. On parle beaucoup d’attaques sur la voie publique… Vous portez une somme assez ronde, et vous n’avez pas d’armes, je le parierais.

– Pas d’autre que ma canne, mais je ne crois pas aux voleurs de nuit. Bonsoir, monsieur.

Et, plantant là le général, Darcy traversa rapidement la chaussée du boulevard pour s’acheminer d’un pas allègre vers la Madeleine.

Il habitait rue Montaigne, et il n’était vraiment pas fâché de faire un peu d’exercice avant de se mettre au lit. Le temps était sec et pas trop froid, le trajet n’était pas trop long, juste ce qu’il fallait pour dissiper un léger mal de tête produit par les émotions de la soirée.

Quoiqu’il fût très tard, il y avait encore des passants dans les parages du nouvel Opéra, mais plus loin le boulevard était désert.

Gaston marchait, sa canne sous son bras, ses deux mains dans les poches de son pardessus, et pensait à toute autre chose qu’aux assommeurs dont les exploits remplissaient les journaux.

Il arriva à la Madeleine, sans avoir rencontré âme qui vive; mais, en traversant la rue Royale, il aperçut un homme et une femme cheminant côte à côte à l’entrée du boulevard Malesherbes.

La rencontre n’avait rien d’extraordinaire, mais l’hôtel de madame d’Orcival était au bout de ce boulevard, et un rapprochement bizarre vint à l’esprit de Darcy.

L’homme était grand et mince comme Golymine, la femme était à peu près de la même taille que Julia, et elle avait quelque chose de sa tournure.

Gaston savait bien que ce n’était qu’une apparence, que Golymine était mort et que Julia ne courait pas les rues à pareille heure. Mais l’idée qui venait de lui passer par la tête fit qu’il accorda une seconde d’attention à ce couple.

Il vit alors que la femme cherchait à éviter l’homme qui marchait à côté d’elle, et il comprit qu’il assistait à une de ces petites scènes qui se jouent si souvent dans les rues de Paris; un chercheur de bonnes fortunes abordant une passante qui refuse de l’écouter. Il savait que ces sortes d’aventures ne tirent pas à conséquence et que, neuf fois sur dix, la persécutée finit par s’entendre avec le persécuteur. Il ne se souciait donc pas de venir au secours d’une personne qui ne tenait peut-être pas à être secourue.

 

Cependant, la femme faisait, tantôt à droite, tantôt à gauche, des pointes si brusques et si décidées qu’on ne pouvait guère la soupçonner de jouer la comédie de la résistance. Elle cherchait sérieusement à se délivrer d’une poursuite qu’elle n’avait pas encouragée, mais elle n’y réussissait guère. L’homme était tenace. Il serrait de près la pauvre créature, et chaque fois qu’il la rattrapait, après une échappée, il se penchait pour la regarder sous le nez et probablement pour lui dire de grosses galanteries.

Darcy était trop Parisien pour se mêler inconsidérément des affaires d’autrui, mais il avait une certaine tendance au don quichottisme, et son tempérament le portait à prendre le parti des faibles. Sceptique à l’endroit des femmes qui circulent seules par la ville à trois heures du matin, il n’était cependant pas homme à souffrir qu’on les violentât sous ses yeux.

Au lieu de s’éloigner, il resta sur le trottoir de la rue Royale pour voir comment l’histoire allait finir, et bien décidé à intervenir, s’il en était prié.

Il n’attendit pas longtemps. La femme l’aperçut et vint droit à lui, toujours suivie par l’acharné chasseur.

Ne doutant plus qu’elle n’eût le dessein de se mettre sous sa protection, Gaston s’avança, et au moment où l’homme passait à portée d’un bec de gaz, il le reconnut. C’était Prébord, le beau Prébord qui se vantait de chercher ses conquêtes exclusivement dans le grand monde, et Darcy eut aussitôt l’idée que l’inconnue n’était pas une simple aventurière, que ce Lovelace brun la connaissait et qu’il abusait pour la compromettre du hasard d’une rencontre.

Cette idée ne fit que l’affermir dans sa résolution de protéger une femme contre les entreprises d’un fat, et il manœuvra de façon à laisser passer la colombe et à barrer le chemin à l’épervier.

Il se trouva ainsi nez à nez avec Prébord, qui s’écria:

– Comment! c’est vous, Darcy!

À ce nom, la colombe, qui fuyait à tire-d’aile, s’arrêta court et revint à Gaston.

– Monsieur, lui dit-elle, ne me quittez pas, je vous en supplie. Quand vous saurez qui je suis, vous ne regretterez pas de m’avoir défendue.

La voix était altérée par l’émotion, et pourtant Gaston crut la reconnaître. La figure, cachée sous une épaisse voilette, restait invisible. Mais le moment eût été mal choisi pour chercher à pénétrer le mystère dont s’enveloppait la dame; Darcy devait avant tout se débarrasser de Prébord.

– Oui, c’est moi, monsieur, lui dit-il sèchement, et je prends madame sous ma protection. Qu’y trouvez-vous à redire?

– Absolument rien, mon cher, répondit Prébord sans se fâcher. Madame est de vos amies, à ce qu’il paraît. Je ne pouvais pas deviner cela. Maintenant que je le sais, je n’ai nulle envie d’aller sur vos brisées. Je regrette seulement d’avoir perdu mes peines. Vous serez plus heureux que moi, je n’en doute pas, car vous avez toutes les veines.

»Sur ce, je prie votre charmante compagne d’accepter mes excuses, et je vous souhaite une bonne nuit, ajouta l’impertinent personnage en tournant les talons.

L’allusion à la veine acheva d’irriter Darcy. Il allait relever vertement ces propos ironiques, et même courir après le railleur pour lui dire son fait de plus près; mais l’inconnue passa son bras sous le sien, et murmura ces mots, qui le calmèrent:

– Au nom du ciel, monsieur, n’engagez pas une querelle à cause de moi: ce serait me perdre.

La voix avait des inflexions douces qui allèrent droit au cœur de Darcy, et il répondit aussitôt:

– Vous avez raison, madame. Ce n’est pas ici qu’il convient de dire à ce joli monsieur ce que je pense de lui… et je sais où le retrouver. Je vous ai délivrée de ses obsessions. Que puis-je faire pour vous maintenant?

– Si j’osais, je vous demanderais de m’accompagner jusqu’à la porte de la maison que j’habite… rue de Ponthieu, 97.

– Rue de Ponthieu, 97! Je ne me trompais donc pas. C’est à mademoiselle Berthe Lestérel que j’ai eu le bonheur de rendre un service.

– Quoi! vous m’aviez reconnue?

– À votre voix. Il est impossible de l’oublier, quand on l’a déjà entendue… pas plus qu’on ne peut oublier votre beauté… votre grâce…

– Oh! monsieur, je vous en prie, ne me faites pas de compliments. Si vous saviez tous ceux que je viens de subir. Il me semblerait que mon persécuteur est encore là.

– Oui, ce sot a dû vous accabler de ses fades galanteries. Et pourtant, il n’a pu voir votre visage, voilée comme vous l’étiez… comme vous l’êtes encore.

– Je tremble qu’il ne m’ait reconnue.

– Il vous connaît donc?

– Il m’a rencontrée dans des salons où je chantais… moi, je ne l’ai pas reconnu, par la raison que je n’avais jamais fait attention à lui… mais, quand vous l’avez appelé par son nom, je me suis souvenue qu’on me l’a montré… à un concert chez madame la marquise de Barancos.

– C’est à ce concert que j’ai eu le bonheur de vous voir pour la première fois.

– Et que vous avez eu la bonté de vous occuper de moi. J’ai été d’autant plus touchée de vos attentions, que ma situation dans le monde est assez fausse. Je n’y vais qu’en qualité d’artiste. On me paie pour chanter.

– Qu’importe, puisque, par l’éducation, par l’esprit, par le cœur, vous valez mieux que les femmes les plus haut placées? D’ailleurs, avec votre talent, il n’aurait tenu qu’à vous d’être une étoile au théâtre.

– Oh! je ne regrette pas d’avoir refusé d’y entrer. Je n’avais aucun goût pour la vie qu’on y mène. Ma modeste existence me suffit.

– Et, demanda Gaston, la solitude à laquelle vous vous êtes condamnée ne vous pèse pas?

– Mon Dieu! répondit gaiement la jeune fille, je ne prétends pas qu’elle représente pour moi l’idéal du bonheur, mais je m’en accommode. Il y a certes des femmes plus heureuses que moi. Il y en a aussi de plus malheureuses. Tenez! j’ai été élevée dans un pensionnat avec une jeune fille charmante. Je l’aimais beaucoup et nous étions très liées, quoiqu’elle fût plus âgée que moi. Eh bien! aujourd’hui, elle a un hôtel, des chevaux, des voitures.

– Pardon, mais il me semble que ce n’est pas là un grand malheur.

– Hélas! je n’en sais pas de pire. Mon amie a pris le mauvais chemin. Elle s’était fait recevoir institutrice, et elle a d’abord essayé de vivre en donnant des leçons. Mais elle s’est vite lassée de souffrir. Elle était orpheline comme moi… pauvre comme moi… le courage lui a manqué, et Julie Berthier s’appelle maintenant Julia d’Orcival.

Gaston eut un soubresaut que mademoiselle Lestérel sentit fort bien, car elle lui donnait le bras, et ils remontaient le faubourg Saint-Honoré, serrés l’un contre l’autre, comme deux amoureux.

– Vous la connaissez? demanda-t-elle. Oui, vous devez la connaître, puisque vous vivez dans un monde où…

– Tout Paris la connaît, interrompit Darcy; mais vous, mademoiselle, vous ne la voyez plus, je suppose?

– Oh! non. Cependant, elle m’a écrit une fois, il y a deux ans, pour me demander un service. Je pouvais le lui rendre. Je suis allée chez elle. Elle m’a montré ses tableaux… ses objets d’art… Pauvre Julie! Elle paie tout ce luxe bien cher.

Darcy se garda d’insister. Il était trop heureux de savoir que mademoiselle Lestérel ignorait qu’il eût été intimement lié avec madame d’Orcival, et il ne tenait nullement à la renseigner sur ce point délicat.

De son côté, mademoiselle Lestérel regrettait peut-être d’avoir confessé qu’elle n’avait pas craint de mettre les pieds chez une irrégulière, car elle ne dit plus rien, et la conversation tomba tout à coup.

Ce silence fit que Darcy entendit plus distinctement le bruit d’un pas qui, depuis quelque temps déjà, résonnait sur le trottoir.

La première idée qui lui vint, quand il entendit qu’on marchait derrière lui, ce fut que Prébord s’était ravisé et se permettait de le suivre.

Il se retourna vivement, et il aperçut, à une assez grande distance, un homme dont les allures n’avaient rien de commun avec celles du Lovelace brun, un homme qui s’avançait d’un pas lourd et qui exécutait en marchant des zigzags caractéristiques. Il devait être chaussé de bottes fortes, et les clous de ses semelles sonnaient sur le trottoir du faubourg Saint-Honoré comme des coups de marteau sur une cloche. Aussi l’entendait-on de fort loin, mais évidemment ce n’était qu’un ivrogne regagnant son domicile et ne s’occupant en aucune façon du couple qui le précédait.

Rassuré par ce qu’il venait de voir, Darcy se mit à réfléchir aux singuliers hasards de la vie parisienne.

Au commencement de l’hiver, à une soirée musicale chez la marquise de Barancos, il avait remarqué la beauté et le talent d’une jeune artiste qui chantait à ravir. Il s’était renseigné sur elle. Il avait appris qu’elle était d’une famille honorable, qu’elle vivait de son art, et qu’elle était parfaitement vertueuse. Ce phénomène l’intéressa, et il s’arrangea de façon à l’admirer souvent.

Il ne manqua pas un seul des concerts où mademoiselle Berthe Lestérel faisait entendre son admirable voix de mezzo-soprano, et dans quelques réunions intimes où l’on traitait l’artiste en invitée, il put causer avec elle, apprécier son esprit, sa grâce, sa distinction.

De là à lui faire la cour, il n’y avait pas loin, et Darcy n’était pas homme à s’arrêter en si beau chemin. Il rendit à la jeune fille des soins discrets qu’elle reçut sans pruderie, mais avec une extrême réserve. Elle s’arrêta net, dès qu’il essaya de faire un pas de plus en se présentant chez elle. Il ne fut pas reçu, et quand il la revit dans un salon, elle se chargea de lui expliquer pourquoi elle trouvait bon de fermer sa porte à un jeune homme riche qui ne se piquait pas de rechercher les demoiselles pour le bon motif. Elle le fit franchement, honnêtement, gaiement; elle mit tant de loyauté à lui déclarer qu’elle ne voulait pas d’amoureux de fantaisie, que Darcy s’éprit d’elle tout à fait.

De cette seconde phase datait le refroidissement de sa liaison avec madame d’Orcival, qui s’apercevait bien d’un changement dans ses manières, mais qui se méprenait sur la cause de ce changement.

Au reste, Gaston n’était pas décidé à s’abandonner au courant de cette nouvelle passion. La vie qu’il menait ne lui plaisait plus, mais il ne songeait guère à épouser Berthe Lestérel. Il n’en était pas encore à envisager sans inquiétude la perspective d’un mariage d’inclination avec une chanteuse.

Provisoirement, il venait de prendre un moyen terme en rompant avec Julia. Il se trouvait donc libre de tout engagement.

Et voilà qu’une rencontre imprévue lui fournissait tout à coup l’occasion d’un long tête-à-tête avec mademoiselle Lestérel. Était-ce un présage? Gaston, superstitieux comme un joueur, le crut, et pensa qu’il serait bien sot de ne pas tirer parti de cette heureuse fortune. Si sévère qu’elle soit, une femme ne peut guère refuser de revoir l’homme dont elle a accepté la protection dans un cas difficile, et ce voyage à deux devait fort avancer Darcy dans l’intimité de la prudente artiste.

Pas si prudente, puisqu’elle s’aventurait seule dans Paris, à une heure des plus indues.

Cette pensée à laquelle Gaston ne s’était pas arrêté d’abord, quoiqu’elle lui fût déjà venue, cette pensée qui ressemblait assez à un soupçon, se représenta à son esprit, et lui causa une impression singulière.

En sa qualité de viveur, – son oncle aurait dit de mauvais sujet, – Gaston n’était pas trop fâché de supposer que l’inattaquable Berthe avait une faiblesse à se reprocher. Le service qu’il venait de lui rendre lui aurait alors donné barre sur elle, et sans vouloir abuser de cet avantage, il pouvait bien en profiter.

Et d’un autre côté, il lui déplaisait de croire que l’honnêteté de cette charmante jeune fille n’était que de l’hypocrisie, et que mademoiselle Lestérel cachait, sous des apparences vertueuses, quelque vulgaire amourette. Il lui en aurait voulu de lui arracher ses illusions, et, quoiqu’il n’eût aucun droit sur elle, il aurait été presque tenté de lui reprocher de l’avoir trompé.

C’était là un symptôme grave, et si l’indépendant Darcy eût pris la peine d’analyser ses sensations, il aurait reconnu que son cœur était pris plus sérieusement qu’il ne se l’avouait à lui-même.

Il ne songea qu’à éclaircir ses doutes, et, pour les éclaircir, il s’y prit en homme bien élevé.

– C’est une fatalité que vous ayez rencontré ce Prébord, commença-t-il. Il est sorti, une demi-heure avant moi, d’un cercle dont nous faisons partie tous les deux, et il demeure rue d’Anjou, au coin du boulevard Haussmann.

 

– C’est précisément lorsque je traversais le boulevard Haussmann qu’il m’a abordée, répondit Berthe sans aucun embarras. Je l’ai évité, il m’a suivie; il m’a parlé, je ne lui ai pas répondu; mais je n’ai pu parvenir à le décourager. Les rues étaient désertes. Je ne suis pas poltronne, et je n’étais pas trop effrayée d’abord. Mais quand je me suis trouvée seule avec lui sur l’esplanade, à côté de l’église de la Madeleine, j’avoue que j’ai un peu perdu la tête. J’ai couru pour gagner la rue Royale qui est plus fréquentée. Je me serais mise sous la protection du premier passant venu… Mon persécuteur a couru après moi, il m’a rattrapée à l’entrée du boulevard Malesherbes, il a cherché à me prendre le bras. Si je ne vous avais pas aperçu, je crois que je serais morte de frayeur.

– Prébord s’est conduit comme un goujat; demain, je lui enverrai deux de mes amis.

– Vous ne ferez pas cela, dit vivement la jeune fille. Songez donc au scandale qui en résulterait… si on savait que j’étais seule dans la rue… à cette heure. Et puis… exposer votre vie pour moi!… Non, non… promettez-moi que vous ne vous battrez pas.

Sa voix tremblait, et son bras serrait le bras de Gaston, comme si elle eût cherché à le retenir, pour l’empêcher de courir au danger.

– Soit! répondit Darcy assez ému, je me tairai, de peur de vous compromettre. Si cet homme venait à savoir que c’est vous qu’il a rencontrée, il est assez lâche pour raconter cette histoire dans le monde.

– Alors, vous me le jurez, il n’y aura pas de duel, s’écria mademoiselle Lestérel. Vous me rendez bien heureuse, et, pour vous remercier, je vais vous dire comment il s’est fait que je me suis trouvée dans la rue à une heure où les honnêtes femmes dorment. Il est temps en vérité que je vous l’explique, et j’aurais dû commencer par là, car Dieu sait ce que vous devez penser de moi.

– Je pense que vous êtes allée chanter dans quelque concert, dit Darcy d’un air innocent qui cachait une arrière-pensée.

Le futur magistrat parlait comme un juge d’instruction qui tend un piège à un prévenu.

– Si j’étais allée à un concert, répliqua aussitôt la jeune fille, je serais en toilette de soirée, et je ne reviendrais pas à pied.

»Je vais vous confier tous mes secrets, ajouta-t-elle gaiement. Sachez donc que j’ai une sœur… une sœur mariée à un marin qui revient d’une longue campagne de mer… Il est absent depuis dix-huit mois, et il sera à Paris dans deux jours. En ce moment ma sœur est seule et très souffrante. Elle m’a écrit tantôt pour me prier de venir passer la soirée près d’elle. J’y suis allée, et vers dix heures, alors que j’allais partir, elle a été prise d’une crise nerveuse… elle y est sujette. Je ne pouvais pas la quitter dans l’état où elle était, et quand je suis sortie de chez elle, il était deux heures du matin. Je n’avais pas voulu envoyer chercher un fiacre… ma sœur n’a qu’une domestique… et je pensais en trouver un sur le boulevard. Ma chère malade demeure rue Caumartin… c’est à cent pas de sa maison que j’ai rencontré cet homme.

Darcy écoutait avec beaucoup d’attention ce récit haché, et il trouvait que mademoiselle Lestérel se justifiait un peu comme une femme prise en faute. Au cours de ses nombreuses excursions dans le demi-monde, il avait entendu dix fois des histoires de ce genre débitées avec un aplomb supérieur par des demoiselles qu’il accusait de sorties illégitimes et qu’il n’avait pas tort d’accuser. La sœur malade et la cousine en couches ont toujours été d’un grand secours aux infidèles.

Darcy s’abstint pourtant de toute réflexion, mais son silence en disait assez, et la jeune fille ne s’y méprit pas. Elle se tut aussi pendant quelques instants, puis, d’une voix émue:

– Je vois bien que vous ne me croyez pas. Avec tout autre, je dédaignerais de me justifier. À vous, je tiens à prouver que j’ai dit la vérité. Ma sœur s’appelle madame Crozon. Elle demeure rue Caumartin, 112, au quatrième. J’irai la voir demain à trois heures. Son mari n’arrivera qu’après-demain. S’il était ici, je ne vous proposerais pas de vous présenter à elle, car il est horriblement jaloux. Mais ma pauvre Mathilde a encore un jour de liberté, et s’il vous plaît de m’attendre à la porte de sa maison, nous monterons chez elle ensemble. Je lui raconterai devant vous mon aventure nocturne, et de cette façon, je pense, vous serez sûr que je n’ai rien inventé.

Darcy ne paraissait pas encore convaincu. Il avait beaucoup vécu avec des personnes dont la fréquentation rend défiant.

Mademoiselle Lestérel le regarda et lut sur sa figure qu’il lui restait un doute. Elle devint très pâle, et elle reprit froidement:

– Vous avez raison, monsieur. Cela ne prouverait pas que ma sœur n’est pas d’accord avec moi pour mentir. Je pourrais en effet lui écrire demain matin, la prévenir qu’elle aura à jouer un rôle que je lui tracerais d’avance. Je ne pouvais pas croire que vous me jugeriez capable d’une si vilaine action. Veuillez donc oublier ce que je viens de vous dire, et penser de moi ce qu’il vous plaira.

Il y a des accents que la plus habile comédienne ne saurait feindre, des indignations qu’on n’imite pas, des réponses où la vérité éclate à chaque mot.

Darcy fut touché au cœur et comprit enfin qu’il n’y avait rien de commun entre cette fière jeune fille et les belles petites qui forgent des romans pour se justifier.

– Pardonnez-moi, mademoiselle, dit-il chaleureusement, pardonnez-moi d’avoir un instant douté de vous. Je vous crois, je vous le jure, et pour vous prouver que je vous crois, j’irais jusqu’à renoncer à faire avec vous cette visite à madame votre sœur. Mais, j’espère que vous ne retirerez pas votre promesse. Je serais si heureux de vous revoir… et c’est un bonheur que j’ai si rarement.

– Vous me verrez samedi prochain, si vous venez ce soir-là chez madame Cambry, dit mademoiselle Lestérel, avec quelque malice. J’y chanterai les airs que vous aimez. Et maintenant, sachez que je ne vous en veux plus du tout, mais que je trouve plus sage de ne pas vous mener chez ma sœur. Votre visite la troublerait beaucoup. Elle a bien assez de chagrins. Il est inutile de lui donner des émotions.

– Je ferai ce que vous voudrez, mademoiselle, quoi qu’il m’en coûte.

– Vous tenez donc bien à me rencontrer? Il me semble que les occasions ne vous manquent pas. Vous allez dans toutes les maisons où l’on me fait venir.

– N’avez-vous pas deviné que j’y vais pour vous? Et n’avez-vous pas compris ce que je souffre de ne pas pouvoir vous parler… vous dire…

– Mais il me semble que vous me parlez assez souvent, répondit en riant mademoiselle Lestérel. Je ne suis pas toujours au piano, et on ne me traite pas partout comme une gagiste. Quand on me permet de prendre ma part d’une sauterie improvisée, vous savez fort bien m’inviter. Et, un certain soir, vous m’avez fait deux fois l’honneur de valser avec moi. C’était l’avant-veille du jour de l’an.

– Vous vous en souvenez!

– Parfaitement. Et il me paraît que vous l’avez un peu oublié… comme vous avez oublié que, depuis cinq minutes, nous sommes dans la rue de Ponthieu. Voici la porte de ma maison.

– Déjà!

– Mon Dieu! oui; il ne me reste qu’à vous remercier encore et à vous dire: Au revoir!

Elle avait doucement dégagé son bras, et une de ses mains s’était posée sur le bouton de cuivre. Elle tendit l’autre à Darcy, qui, au lieu de la serrer à l’anglaise, essaya de la porter à ses lèvres. Malheureusement pour lui, la porte s’était ouverte au premier tintement de la sonnette, et mademoiselle Berthe était leste comme une gazelle. Elle dégagea sa main et elle se glissa dans la maison en disant de sa voix d’or à l’amoureux décontenancé:

– Merci encore une fois!

Darcy resta tout abasourdi devant la porte que la jeune fille venait de refermer. L’aventure finissait comme dans les féeries où la princesse Topaze disparaît dans une trappe, juste au moment où le prince Saphir allait l’atteindre. Et Darcy n’était pas préparé à cette éclipse, car il n’avait pas pris garde au chemin qu’il faisait en causant si doucement, et il croyait être encore très loin du domicile de mademoiselle Lestérel.