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Le crime de l'Opéra 1

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Cependant, il ne pouvait guère passer la nuit à contempler les fenêtres de sa belle. Les folies amoureuses ne sont de saison qu’en Espagne, et l’hiver de Paris n’est pas propice aux sérénades.

Mademoiselle Lestérel demeurait au coin de la rue de Berry, et pour regagner son appartement de la rue Montaigne, Darcy n’avait qu’à remonter jusqu’au bout de la rue de Ponthieu. Il s’y décida, fort à contrecœur, et il s’en alla l’oreille basse, en rasant les maisons.

Il aurait mieux fait de marcher au milieu de la chaussée; car, au moment où il dépassait l’angle de la rue du Colysée, un homme surgit tout à coup, et le saisit à la gorge.

Darcy fut prit hors de garde. Il avait complètement oublié les histoires d’attaques nocturnes qu’on racontait au cercle, et l’homme qu’il avait aperçu de loin dans le faubourg Saint-Honoré. Il ne pensait qu’à Berthe, et il cheminait les deux mains dans les poches, la canne sous le bras et les yeux fichés en terre.

L’assaut fut si brusque qu’il n’eut pas le temps de se mettre en défense. Il sentit qu’on serrait violemment sa cravate, et ce fut tout. La respiration lui manqua, ses bras s’agitèrent dans le vide, ses jambes fléchirent, et il s’affaissa sur lui-même.

Il ne perdit pas tout à fait connaissance, mais il n’eut plus que des sensations confuses. Il lui sembla qu’on pesait sur sa poitrine, qu’on déboutonnait ses vêtements et qu’on le fouillait; mais tout cela se fit si vite qu’il en eut à peine conscience.

Combien de minutes se passèrent avant qu’il revînt à lui? Il n’en sut jamais rien; mais quand il reprit ses sens, il vit qu’il était étendu sur le trottoir de la rue du Colysée et que son agresseur avait disparu.

Il se releva péniblement, il se tâta, et en constatant avec une vive satisfaction qu’il n’était pas blessé, il constata aussi qu’on lui avait enlevé son portefeuille, un portefeuille bien garni, car il contenait les dix billets de mille francs gagnés au baccarat, et deux autres qu’il y avait mis avant d’aller chez Julia.

Au moment de l’attaque, il avait pensé vaguement à Prébord dont le souvenir le poursuivait, mais maintenant il ne pouvait plus se dissimuler qu’il s’était bêtement laissé dévaliser par un voleur, peut-être par l’homme qui l’avait suivi, en contrefaisant l’ivrogne, jusqu’à l’entrée de la rue de Ponthieu, et qui, en le voyant revenir seul, s’était embusqué pour l’attendre.

L’aventure était humiliante, et Darcy résolut de ne pas s’en vanter au Cercle où il s’était si souvent moqué des poltrons qui ne savaient pas se défendre dans la rue.

Il ne se souciait pas non plus de porter plainte, car, pour raconter exactement l’affaire, il aurait fallu parler de sa promenade nocturne avec mademoiselle Lestérel.

Et, après mûre réflexion, il conclut qu’il ferait sagement de se taire, et de se résigner à une perte d’argent, qui lui était d’autant moins sensible que la majeure partie de la somme volée avait été conquise par lui sur le tapis vert.

Il était vexé, et il se disait que, s’il avait accepté l’offre du général Simancas qui lui proposait de le reconduire en voiture, il aurait évité cette sotte mésaventure. Et pourtant, il ne regrettait pas d’être parti à pied, puisqu’il avait rencontré, protégé et escorté une personne qui lui était beaucoup plus chère que son portefeuille.

Bientôt même le souvenir de ce charmant voyage en la douce compagnie de Berthe Lestérel chassa les fâcheuses impressions, et l’amoureux rentra chez lui consolé, quoique fort meurtri.

Il occupait au rez-de-chaussée d’une belle maison de la rue Montaigne un grand appartement avec écurie et remise, et même avec jardin, car sa vie de garçon était montée sur un pied des plus respectables. Le futur attaché au parquet avait un valet de chambre, un cocher, une cuisinière, quatre chevaux et trois voitures, le train d’un homme qui a cent mille francs de revenu, ou qui mange le fonds de quarante mille.

Et ce dernier cas était celui de Gaston Darcy.

Ses domestiques ne l’attendaient jamais passé minuit, et il put, sans avoir à subir leurs soins et leurs questions respectueuses, bassiner son cou endolori. Deux mains robustes y avaient imprimé en noir la marque de leurs doigts, et sa cravate y avait laissé un sillon rouge qui lui remit en mémoire la fin tragique du comte Golymine.

Il se coucha, mais il eut beaucoup de peine à s’endormir. Les bizarres événements de cette soirée, si bien et si mal remplie, lui revenaient à l’esprit, et il était aussi très préoccupé de ce qu’il ferait le lendemain. Il avait décidé d’aller voir son oncle pour lui annoncer sa conversion, et il avait bien envie de ne pas tenir compte des scrupules de mademoiselle Lestérel qui jugeait plus convenable de ne pas le présenter à sa sœur. Il méditait même de se transporter vers trois heures rue Caumartin, et de se trouver là, comme par hasard, au moment où la jeune fille viendrait faire visite à cette sœur qui l’avait retenue si tard.

Les amoureux s’ingénient à combiner des plans pour rencontrer l’objet aimé, et Gaston décidément était amoureux, mais il était aussi très fatigué, et la fatigue finit par amener le sommeil.

Il dormit neuf heures sans débrider, et, quand il ouvrit les yeux, vers midi, la première chose qu’il aperçut sur le guéridon placé près de son lit, ce fut une lettre que son valet de chambre y avait posée sans le réveiller, une lettre dont il reconnut le format, l’écriture, et même le parfum, une lettre qui sentait Julia.

– Bon! dit-il en s’étirant, je sais ce que c’est… des reproches, des propositions de paix, et probablement la carte à payer. J’ai bien envie de ne pas lire ce mémoire. Puis se ravisant:

– Ah, diable! et le suicide de ce malheureux! Il faut cependant que je sache ce qu’elle en dit.

Il fit sauter le cachet, et il lut:

«Mon cher Gaston, vous ne supposez pas, je l’espère, que je vais me plaindre de vous à vous-même. Vous m’avez quittée au moment où je commençais à vous aimer. Je ne suis ni trop surprise, ni trop désolée de ce dénouement. Nous vivons tous les deux dans un monde où les choses finissent presque toujours ainsi. Quand l’un arrive au diapason, l’autre n’y est plus, et la guitare casse. Vous auriez dû y mettre plus de formes, mais je ne vous en veux pas. Ce n’est pas votre faute, si l’air qui vous charmait depuis un an a tout à coup cessé de vous plaire. Oubliez-le, cet air que nous chantions si bien; devenez magistrat, mariez-vous; c’est tout le mal que je vous souhaite, et je ne vous écrirais pas ce matin, si je ne pensais vous rendre service en vous apprenant ce qui s’est passé chez moi cette nuit.

«Le comte Golymine s’est pendu dans ma bibliothèque, pendu de désespoir, parce que je refusais de le suivre à l’étranger. C’était un fou, n’est-ce pas? On ne se pend pas pour une femme. On la lâche… c’est votre mot, je crois. Que voulez-vous! il y a encore des niais qui s’exaltent jusqu’au suicide inclusivement. Si je vous parle de ce lugubre événement, ce n’est pas pour vous donner des remords ou pour me rendre intéressante. Je veux seulement vous dire que vous ne serez pas mêlé à une si déplorable histoire. Si on savait que vous étiez chez moi pendant que le comte mourait de cette affreuse mort, ce ne serait pas une recommandation auprès du ministre qui va vous attacher au parquet. Rassurez-vous. On ne le saura pas. Je n’ai rien dit de vous aux gens de police qui sont venus faire l’enquête. Seule de tous mes domestiques, Mariette vous a vu, et elle n’en dira rien non plus. Elle se taira comme je me tairai.

«Je ne m’oppose pas à ce que vous récompensiez sa discrétion, mais je vous prie de ne pas me faire l’injure de rémunérer la mienne. C’est assez de m’avoir abandonnée. Je compte que vous ne chercherez pas à m’humilier en me traitant comme une femme de chambre qu’on renvoie sans motifs.

«Je vous dispense même de me répondre, et j’espère que nous ne nous reverrons jamais. Il y a un mort entre nous.

«Adieu. Soyez heureux.»

Cette lettre, signée d’une simple initiale, était d’une écriture fine et singulièrement nette; l’écriture d’une femme qui se possède et qui dédaigne de feindre l’émotion; mais elle troubla quelque peu Gaston.

Il sentait bien que Julia jouait avec lui son va-tout et que, sous ces fiers adieux, se cachait une intention de renouer. Il devinait la suprême tentative d’une femme qui connaît le faible de son amant, et qui essaie de le reconquérir par le dédain, par le désintéressement, par une savante mise en scène de tous les sentiments élevés. Il ne s’y laissait pas prendre, et il était fermement résolu à en rester là; mais il ne pouvait s’empêcher de reconnaître que Julia lui rendait un service signalé en gardant le silence.

– Me voilà maintenant son obligé, murmura-t-il, et du diable si je sais comment je m’y prendrai pour cesser de l’être. Je vais envoyer un royal pourboire à Mariette, c’est très bien; mais le chèque à Julia me serait retourné, c’est clair. Par quoi le remplacer? Ma foi! par de bons procédés. Je dirai partout que madame d’Orcival est la plus charmante femme de Paris, et la meilleure; qu’elle a de l’esprit jusqu’au bout de ses ongles roses, et du cœur à revendre. Je le crierai sur les toits. Et puis, elle a cent raisons pour se consoler. Elle est riche, et la mort de ce Polonais va la mettre à la mode. Pour poser une femme, un suicide vaut mieux que trois duels. Pauvre Golymine! Je ne l’estimais guère, mais je le plains… et je plains Julia aussi, après tout. Seulement, je n’y puis rien.

Sur cette conclusion, Darcy sonna son valet de chambre, se leva et procéda à sa toilette.

Il avait presque oublié la tentative d’étranglement et la perte de son portefeuille. L’impression que venait de lui causer la lettre de madame d’Orcival s’effaça aussi peu à peu, et au moment où il se mit à table pour déjeuner, il ne restait dans son esprit que le doux souvenir de Berthe Lestérel.

 

Il avait la certitude de la rencontrer bientôt dans un salon qu’il fréquentait volontiers, mais il trouvait que c’était trop long d’attendre jusqu’au samedi suivant, alors qu’il pouvait la voir le jour même.

Après son déjeuner qui le mena jusqu’à deux heures, il sortit à pied et il s’achemina vers les boulevards. Son oncle demeurait rue Rougemont, et il voulait aller chez son oncle. Mais il arriva qu’après avoir passé la Madeleine, il aperçut l’entrée de la rue Caumartin. La tentation était trop forte. Il remonta lentement cette bienheureuse rue, et à trois heures moins un quart, il s’arrêta devant le numéro 112.

– Je ne lui demanderai pas de me présenter à sa sœur, pensait-il. J’aurais l’air de me défier encore d’elle, et d’ailleurs je ferais assez sotte figure chez cette sœur, qui doit être une bourgeoise ennuyeuse. Mais je puis bien aborder Berthe, et lui dire… lui dire quoi?… peu importe, pourvu qu’elle comprenne que je l’aime.

Il n’était pas en faction depuis cinq minutes, quand mademoiselle Lestérel déboucha de la rue Saint-Lazare.

Il ne l’avait jamais vue qu’en toilette de soirée, car la rencontre de la veille ne pouvait pas compter. À la lumière des becs de gaz, on ne juge ni de la beauté ni de la tournure d’une femme. Éclairée par le soleil d’une belle journée d’hiver, Berthe lui parut encore plus charmante que dans le monde. Elle était habillée avec un goût parfait, élégamment chaussée, sans recherche trop provocante; elle marchait à merveille, et, pour tout dire, elle avait ce je ne sais quoi qui fait qu’on se retourne pour regarder une inconnue et quelquefois pour la suivre.

Gaston vint à la rencontre de la jeune fille, et la salua d’un air assez embarrassé, car il s’était aperçu que son doux visage se rembrunissait un peu.

– Comment, monsieur, c’est vous! s’écria-t-elle, malgré votre promesse, malgré ma défense.

– Je vous jure, mademoiselle, que le hasard seul est coupable. Je passais par ici et…

– Fi! que c’est laid de mentir! interrompit Berthe avec une moue enfantine. Vous feriez bien mieux de convenir que vous me soupçonnez toujours et que vous êtes venu pour me confronter avec ma sœur, comme si vous étiez juge d’instruction.

– Non, sur l’honneur! et la preuve, c’est que je m’en vais.

– Alors, vous vous contentez de constater que je me rends bien au n°  112 de la rue Caumartin?

– Comptez-vous pour rien le bonheur de vous avoir vue?

Berthe réfléchit un instant et dit d’un ton décidé:

– Eh bien, non, je ne veux pas que vous restiez avec vos mauvaises pensées. Je ne prévoyais pas que je vous trouverais ici, vous le savez bien, puisqu’il était convenu que vous ne viendriez pas. Vous ne pouvez donc pas me soupçonner d’avoir averti ma sœur. Venez chez elle, monsieur, venez, je l’exige. Vous allez monter quatre étages. Ce sera votre punition.

– Ma récompense, dit gaiement Gaston.

Mademoiselle Lestérel était déjà dans le vestibule de la maison, qui avait assez bonne apparence. Darcy ne se fit pas prier pour l’y suivre, et ils montèrent l’escalier côte à côte.

– C’est extravagant, ce que je fais là, disait Berthe. Si madame Cambry le savait, je ne chanterais plus jamais chez elle.

– Pourquoi donc? demanda Darcy, en cherchant à prendre un air naïf.

– Mais parce que d’abord il n’est pas très convenable qu’une jeune fille grimpe les escaliers en compagnie d’un jeune homme… il est vrai que ladite jeune fille s’est déjà fait escorter à travers les rues par ledit jeune homme. Et puis, aussi, parce que madame Cambry est une veuve à marier que vous pourriez parfaitement épouser. On assure même que vous ne lui êtes pas indifférent.

– Je n’ai jamais pensé à elle, et j’y pense moins que jamais, depuis que…

– Chut! nous voici arrivés. Je vais vous présenter, et, en cinq minutes de conversation, vous serez édifié sur ma conduite, monsieur le magistrat. Mais vous me ferez le plaisir de ne pas prolonger votre visite, car ma sœur est souffrante.

Berthe avait sonné. Une jeune femme très pâle se montra, une jeune femme qui ressemblait beaucoup à sa cadette. Elle avait dû être aussi jolie qu’elle, mais elle n’avait plus la fraîcheur de la jeunesse, ni cet air gai qui donnait tant de charme à la physionomie de mademoiselle Lestérel.

– Comment! s’écria Berthe, tu viens ouvrir toi-même, dans l’état où tu es!

– Je suis seule, répondit madame Crozon. J’ai envoyé Sophie à la gare pour voir si mon mari est dans le train du Havre qui arrive à trois heures, ajouta-t-elle en regardant alternativement sa sœur et Gaston Darcy.

– Ton mari! dit Berthe. Je croyais que tu ne l’attendais que demain soir.

– C’est vrai, répondit la jeune femme; mais son navire est entré au Havre ce matin… J’ai reçu une dépêche de notre amie… et peut-être M.  Crozon a-t-il pris le premier train pour Paris.

– Oui… c’est possible, en effet, et, s’il arrive, je serai bien aise de me trouver là. Passons dans le salon, je vais t’expliquer en deux mots pourquoi je viens chez toi avec M.  Darcy… M.  Gaston Darcy que je rencontre souvent chez madame Cambry… et qui m’a rendu hier un service dont je lui suis infiniment reconnaissante.

Madame Crozon, étonnée, se contenta de s’incliner pour répondre au salut respectueux de ce visiteur inattendu.

Le salon où Darcy fut introduit était meublé sans luxe, mais le parquet reluisait comme une glace, et on n’aurait pas trouvé un grain de poussière sur le velours des fauteuils.

Cela ressemblait à un intérieur flamand.

Il y avait, accroché au mur, entre deux gravures de Jazet, un médiocre portrait d’homme, une figure sévère et quelque peu déplaisante, le portrait du mari, sans doute.

Près de la fenêtre, qui donnait sur la rue, une chaise longue où la jeune femme alla s’étendre, après avoir indiqué du geste un siège à Darcy qui eut la discrétion de ne pas s’asseoir.

– Tu souffres? demanda Berthe en prenant la main de sa sœur.

– Oui. J’ai pu dormir une heure cette nuit, après ton départ; mais la crise est revenue ce matin, et je me sens très faible.

– Pourquoi n’es-tu pas restée au lit?

La malade ne répondit pas, mais ses yeux se tournèrent vers la fenêtre.

– Je comprends, murmura mademoiselle Lestérel, et je te demande pardon de te fatiguer en te questionnant. À quelle heure suis-je arrivée chez toi, hier soir?

– Mais… vers neuf heures, je crois.

– Et à quelle heure suis-je partie?

– Il me semble qu’il était au moins deux heures du matin.

– Voilà tout ce que je voulais te faire dire, ma chère Mathilde. Un mot encore, et ce sera fini. En sortant de chez toi, je n’ai pas trouvé de voiture. Un homme m’a suivie, persécutée, et je ne sais ce qui serait arrivé si je n’avais eu le bonheur de rencontrer M.  Darcy, qui m’a prise sous sa protection et qui a bien voulu m’accompagner jusqu’à ma porte. M.  Darcy ne m’a adressé aucune question, mais il a pu et dû s’étonner de me rencontrer seule, à pied, la nuit, dans Paris. Je tiens beaucoup à son estime, et je l’ai prié de se trouver aujourd’hui à trois heures devant ta maison. Je voulais qu’il entendît de ta bouche l’explication toute naturelle de ma promenade nocturne. C’est fait. Je n’ai plus qu’à le remercier de l’appui qu’il m’a donné hier et de la peine qu’il vient de prendre en montant les quatre étages.

Cette péroraison fut appuyée d’un coup d’œil à Darcy, qui en comprit parfaitement le sens et qui se disposa à battre en retraite. Il ne voulut cependant pas partir sans ajouter un commentaire au discours de la jeune fille.

– Madame, commença-t-il, je vous supplie de croire qu’il ne m’est jamais venu à la pensée de supposer…

Il n’en dit pas plus long, car il vit que madame Crozon ne l’écoutait plus. Elle s’était levée à demi, et elle prêtait l’oreille aux bruits de la rue.

Une voiture vient de s’arrêter à la porte, murmura-t-elle.

Berthe courut à la fenêtre, l’entrouvrit et s’écria:

– C’est lui! il descend d’un fiacre.

Puis, refermant vivement la croisée et s’adressant à Darcy:

– Monsieur, dit-elle d’un ton bref, vous êtes assez mon ami pour que je ne vous cache pas la vérité. M.  Crozon est absent depuis longtemps; il a le tort d’être horriblement jaloux, et nous savons qu’il a reçu des lettres anonymes où l’on accuse ma sœur de l’avoir trompé depuis son départ. Voilà pourquoi vous nous voyez si troublées.

Darcy crut que cette confidence tendait à le presser de partir.

– En effet, répondit-il, en saluant affectueusement la femme du marin, s’il me rencontrait ici, cela confirmerait ses injustes soupçons, et…

– Non, interrompit mademoiselle Lestérel, ne partez pas, M.  Crozon est très violent. S’il se portait à quelque extrémité, seule, je ne pourrais pas défendre ma sœur, tandis qu’avec vous…

– Disposez de moi, dit vivement Darcy.

– Non… non, murmura la jeune femme, ne restez pas ici… il vous tuerait…

– Ne craignez pas cela, madame, je ne me laisserai pas tuer, pas plus que je ne permettrai qu’on vous maltraite.

Darcy, en répondant ainsi, avait la tête haute et le regard résolu. Le capitaine au long cours allait trouver à qui parler.

– Vous n’avez pas compris, repris Berthe. Je ne veux pas que mon beau-frère vous rencontre. Votre présence l’exaspèrerait. Ce que je veux, c’est que vous restiez à portée de nous secourir, si je vous appelle.

»Venez, ajouta-t-elle en ouvrant une porte. Voici un cabinet d’où vous entendrez tout. Il y a un verrou en dedans et une sortie qui donne directement sur l’escalier. Enfermez-vous. Et entrez, si je crie: À moi! Si, au contraire, je dis à M.  Crozon: «Maintenant, vous n’accuserez plus Mathilde», partez sans bruit.

»Venez, il le faut.

Darcy entra de bonne grâce dans la cachette que mademoiselle Lestérel lui indiquait. Il sentait fort bien le danger, et même le ridicule de la situation, mais il se serait soumis à de plus pénibles épreuves pour plaire à Berthe, et il se disait avec joie qu’en l’initiant ainsi à ses secrets de famille, Berthe lui donnait un gage d’intimité dont il pourrait tirer parti plus tard.

Il se logea donc dans ce cabinet noir, il poussa le verrou pour se mettre à l’abri d’une invasion de l’ennemi, et il s’assura que la retraite lui était ouverte, par un couloir qui permettait de sortir de l’appartement sans traverser le salon.

Ces précautions prises, il se prépara à assister à une scène de ménage qui lui paraissait devoir être plus déplaisante que terrible, mais qu’il était très déterminé à faire cesser si le marin poussait les choses au tragique.

Et il ne put s’empêcher de faire cette réflexion, qu’il était dans sa destinée d’assister en témoin invisible à des explications orageuses. Le soir, chez Julia, le jour, chez madame Crozon, la situation était presque la même. Seulement, la veille, elle s’était dénouée par un suicide, et, cette fois, à en juger par le trouble où le retour du mari avait jeté les deux sœurs, elle pouvait se dénouer par un meurtre.

Du reste, Darcy n’eut pas le temps de beaucoup réfléchir. À peine s’était-il établi à son poste d’observation qu’il entendit le bruit d’une porte fermée avec violence et une voix rude qui disait:

– Oui, c’est moi, madame. Vous ne m’attendiez pas si tôt?

– Mathilde est bien heureuse de vous revoir, mon cher Jacques, dit la douce voix de Berthe; mais vous n’auriez pas dû la surprendre ainsi. Elle est très malade, et l’émotion…

– Je n’ai que faire de vos avis… ni de votre présence, interrompit grossièrement le mari. Je veux avoir une explication avec ma femme, et je ne veux pas que vous y assistiez.

– Une explication, Jacques! Après dix-huit mois d’absence, vous feriez mieux de commencer par embrasser Mathilde.

– Demandez-lui donc si elle oserait venir m’embrasser, elle, tonna le capitaine. Demandez-lui ce qu’elle a fait, pendant que je courais les mers pour lui gagner une fortune. C’est inutile, n’est-ce pas? Vous le savez fort bien, ce qu’elle a fait.

– Je ne comprends pas ce que vous voulez dire. Vous semblez accuser ma pauvre sœur d’une infamie. Il ne vous manque plus que de m’accuser d’être sa complice.

– Je ne vous accuse pas. Mais je ne reviens pas pour discuter avec vous. Je reviens pour punir. Et j’entends que vous me laissiez seul avec ma femme. Allez-vous-en!

– Diable! pensait Darcy, l’affaire s’engage mal. Je crois qu’il me faudra en découdre avec ce loup marin.

– Je ne m’en irai pas, dit avec une fermeté tranquille mademoiselle Lestérel. Vous êtes irrité, Jacques. Mathilde se justifiera sans peine, si vous voulez bien l’interroger doucement. Mais en ce moment vous n’êtes pas maître de vous, et la colère pourrait vous pousser à commettre un acte de violence. Je ne dois pas quitter ma sœur. Et ne prétendez pas que je n’ai pas le droit de m’interposer entre elle et vous. Je n’ai qu’elle au monde, et elle n’a que moi, puisque nous sommes orphelines. Qui l’offense m’offense, qui la menace me menace, et je vous le jure, Jacques, si vous voulez porter la main sur elle, il faudra commencer par me tuer.

 

Ce discours, dont il ne perdit pas une syllabe, fit tressaillir Darcy, qui se tint prêt à entrer en scène, aussitôt qu’il entendrait les mots convenus: À moi!

Mais l’éloquence partie du cœur agit même sur les furieux, et le capitaine changea de ton.

– Soit! dit-il, restez. Vous êtes une brave fille après tout, et plût à Dieu que votre sœur vous ressemblât. Mais je vous jure que votre présence ne m’empêchera pas de faire justice.

»À nous deux, maintenant, madame.

Darcy entendit un gémissement étouffé. Ce fut la seule réponse de la malheureuse Mathilde. Il ne la voyait pas, mais il se la figurait affaissée sur sa chaise longue, accablée, anéantie.

– Parlez! mais parlez donc! cria le mari. Essayez au moins de me prouver que vous êtes innocente. Vous savez bien de quoi vous êtes accusée. Je vous l’ai écrit, et je me repens de vous avoir avertie. Si j’étais revenu à l’improviste, si j’avais eu la patience de vous surveiller, je suis sûr que j’aurais pu vous convaincre, tandis que vous allez me débiter les mensonges que vous avez eu le temps de préparer. Mais je n’ai pas appris à dissimuler, moi! Quand j’aime et quand je hais, je ne cache ni mon amour ni ma haine… et je vous aimais… Ah! j’étais stupide.

Darcy remarqua fort bien que la voix du marin était émue, et il commença à espérer que l’orage allait se terminer par une pluie de larmes. Mais, presque aussitôt, elle reprit, cette terrible voix:

– Répondez! Est-il vrai qu’il y a un an, on vous a vue dans une loge de théâtre avec un homme?

– Non, ce n’est pas vrai, murmura l’accusée. On vous a trompé… ou on s’est trompé.

– Vous n’allez pas soutenir, je pense, qu’on a pris votre sœur pour vous, dit ironiquement M.  Crozon. Berthe vous défend, et je ne l’en blâme pas; mais Berthe vit comme une sainte, Berthe a su résister à toutes les tentations… et pourtant elle n’a de devoirs à remplir qu’envers elle-même… elle est libre… mais elle est trop fière pour s’abaisser jusqu’à prendre un amant.

Darcy, qui écoutait avec plus d’attention que jamais, se mit à bénir ce furieux qui donnait à mademoiselle Lestérel une si éclatante attestation de vertu. En vérité, il l’aurait volontiers embrassé.

– Ce que vous pensez de moi, Jacques, dit la jeune fille, moi, je le pense de Mathilde.

Cette fois, il sembla à Darcy que la voix de Berthe était un peu moins assurée.

– Votre sœur répond pour vous, mais vous ne répondez pas, reprit le capitaine. Le cœur vous manque pour vous défendre. Il ne vous a jamais manqué pour me trahir. Ah! vous aviez bien choisi le moment! Pendant que vous affichiez publiquement votre honte, mon navire était pris dans les glaces du détroit de Behring, et je risquais ma vie tous les jours. Tenez! on envoie au bagne des femmes qui valent mieux que vous.

– Vous insultez la vôtre, Jacques. Ce que vous faites est lâche, dit Berthe d’un ton ferme.

– Je ne l’insulterai plus. On n’insulte pas les condamnées. Mais je n’ai pas fini. Il faut qu’elle m’écoute jusqu’au bout. L’ami inconnu qui m’a averti m’a donné des détails précis. Je sais où elle a rencontré cet homme. On ne me l’a pas nommé, mais on me l’a désigné assez clairement pour que je puisse le retrouver, et je le retrouverai, je vous le jure. Je sais à quelle époque a cessé cette liaison, et pourquoi elle a cessé. Son amant quittait Paris. Nierez-vous encore, maintenant?

– Jacques! vous ne voyez donc pas que Mathilde est mourante!

– Qu’elle meure! Ce n’est pas moi qui la tue. Voulez-vous que je vous dise de quoi elle se meurt? Je devrais vous épargner l’humiliation d’entendre parler de cette infamie, je devrais respecter votre pudeur de jeune fille. Mais vous avez voulu rester. Tant pis pour vous! C’est Dieu qui l’a frappée, cette misérable créature que vous soutenez. L’adultère a eu des suites. Elle a eu un enfant de cet homme, un enfant qu’elle a mis au monde dans je ne sais quelle maison suspecte, un enfant qu’elle cache. Elle est accouchée il n’y a pas un mois.

»J’arrive pour les relevailles de ma femme! Vous voyez bien qu’il faut que je tue la vipère et le vipéreau.

– Il ne tuera pas la mère avant d’avoir trouvé l’enfant, se dit Darcy qui ne perdait pas la tête.

À tout événement pourtant il se tint prêt, l’oreille au guet et la main sur le verrou qui fermait le cabinet en dedans.

– Vous êtes fou, Jacques, s’écria Berthe, je vous jure que vous êtes fou.

– Vous feriez mieux de jurer que votre sœur est innocente, dit froidement M.  Crozon. Osez-le donc! Jurez! Je vous croirai, car je sais que vous n’avez jamais menti. Vous vous taisez? Vous croyez en Dieu, vous, et vous ne prêteriez pas un faux serment. Tenez, Berthe, s’il me restait un doute, votre silence me l’enlèverait. Mais je n’en suis plus à douter. Et si je n’ai pas encore fait justice de cette femme, c’est que je veux qu’elle me dise où est ce bâtard. Quand je les aurai exterminés tous les deux, quand j’aurai cassé la tête ou crevé la poitrine de l’amant, je me ferai sauter la cervelle.

– Bon! pensait Darcy, j’avais deviné. Il va chercher l’enfant. Et comme il est arrivé au paroxysme de la colère, il ne restera pas longtemps à ce diapason.

L’accusée pleurait, mais elle n’essayait pas de se défendre.

– Et sur la foi d’une lettre anonyme, dit mademoiselle Lestérel, sur la foi d’une dénonciation que son auteur n’a pas osé signer, vous condamnez votre femme sans l’entendre.

– L’ami qui m’a écrit n’a pas signé, mais il m’annonce qu’il se fera connaître, à mon arrivée à Paris, et qu’il m’apprendra tout ce que je ne sais pas encore. Par lui, je trouverai le misérable qui m’a déshonoré, je trouverai l’enfant…

– Vous ne retrouverez pas la paix de l’âme, Jacques. Alors même que vos indignes soupçons seraient fondés, votre conscience vous reprocherait encore d’avoir été sans pitié pour Mathilde. Et quand vous aurez reconnu qu’on l’a calomniée, il sera trop tard pour réparer le mal que vous aurez fait. Elle sera morte de douleur. Que Dieu vous pardonne!

– Dieu! mais il sait que je l’adorais, cette infâme, que j’aurais donné ma vie pour lui épargner un chagrin; il sait que je souffre depuis trois mois toutes les tortures de l’enfer. Il me jugera et il la jugera. Et, puisque vous invoquez son nom, prenez-le donc à témoin de l’innocence de votre sœur. Jurez!

Il y eut un silence si profond que Darcy entendait battre son cœur.

– Oui, reprit le capitaine, jurez qu’elle n’est pas coupable, et je vous jure, moi, que je tomberai à ses pieds pour lui demander pardon.

Et comme Berthe ne répondait pas, il ajouta:

– Eh bien, j’attends.

Gaston aussi attendait et se demandait: Que va-t-elle faire?

Courbée sous la parole vengeresse de son mari, Mathilde étouffait ses sanglots et dévorait ses larmes.

La voix de Berthe s’éleva comme un chant de délivrance.

– Je jure, dit-elle lentement, je jure que ma sœur est innocente des crimes que vous lui reprochez.

– Innocente! Elle serait innocente! s’écria le marin. Oui… vous ne risqueriez pas votre salut éternel pour la sauver… et vous savez tout ce qu’elle a fait, puisque vous n’avez jamais passé un jour sans la voir.

– Pas un seul, dit Berthe, avec effort.

Et, sur un ton plus haut et plus clair, elle ajouta:

– J’espère que, maintenant, vous ne l’accuserez plus.

Darcy n’avait pas oublié la phrase convenue, et il n’eut pas besoin de voir ce qui se passa dans le salon pour comprendre que le serment prêté par mademoiselle Lestérel venait de sauver madame Crozon.

Darcy avait promis de partir dès qu’il entendrait le signal, et il ne tenait pas du tout à prolonger sa station dans le cabinet noir. Il s’en alla tout doucement ouvrir la porte qui donnait sur l’escalier, il la referma avec précaution et il descendit sans se presser les quatre étages.