Le Vicomte de Béziers Vol. II

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Le Vicomte de Béziers Vol. II
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Frédéric Soulié

LE VICOMTE DE BÉZIERS (tome II)

©2020 Librorium Editions

Tous Droits Réservés

Librorium Editions

LIVRE QUATRIÈME
I.

Assemblée de Chevaliers.

Au point où nous en sommes arrivés de notre récit, qu’il nous soit permis de demander pardon à nos lecteurs de ce que nous avons employé tout un volume à tendre les fils de cette histoire, sans que l’action en soit encore véritablement engagée : mais peut-être considèreront-ils que ceci est presque autant un tableau qu’un roman, et peut-être nous feront-ils grâce de quelques détails s’ils veulent bien reconnaître qu’ils ont été consciencieusement étudiés dans les mœurs de l’époque et sauvés de l’aridité d’une description par la manière dont ils entrent dans le cœur de notre ouvrage. Peut-être nous excusera-t-on encore par les résultats que chacun des faits établis dans le premier volume va développer dans celui que nous commençons.

Ceci posé, continuons :

Le lendemain du jour de la lice, des hérauts parcoururent la ville de Montpellier, annonçant que le vicomte Roger demandait une assemblée générale de tous les chevaliers présents à Montpellier, pour traiter des affaires générales de la Provence. L’église de Saint Pierre de Maguelone fut arrangée pour les recevoir. Comme il devait s’y discuter des intérêts profanes, on voila le maître-autel et l’on sépara la nef du chœur de l’église, au moyen de hautes tentures soutenues par des cordes qui traversaient d’un pilier à l’autre. À ces tentures on adossa un rang de sièges, où devaient se placer les suzerains qui relevaient directement du roi d’Aragon. En arrière et au-dessus de ces sièges, on avait élevé un trône pour le roi lui-même. À droite et à gauche, il y avait des bancs recouverts de tapis de laine, pour les chevaliers de tous les comtés, présents à Montpellier ou qui, avertis à temps, auraient pu se rendre à l’assemblée ; il y en avait de moins élevés encore pour les consuls des villes libres. Un banc particulier était désigné pour les abbés ou évêques qui possédaient une abbaye ou un évêché suzerain. Un siège séparé avait été placé au centre de ce parallélogramme, pour celui dont la requête avait fait tenir cette assemblée. Tandis que d’un côté le sire de Rastoing se donnait tout entier à ces préparatifs, les autres personnages de notre histoire continuaient leurs actives démarches. Dominique avait convoqué, pour le soir, une réunion des prélats qui se trouvaient dans la ville, et avait longuement conféré avec eux, à l’hospice du Saint-Esprit. Le comte de Toulouse s’était gracieusement montré par tous les endroits où la curiosité amenait la foule, et en avait pris occasion de flatter le menu peuple de belles paroles et de petite monnaie, et de faire, aux seigneurs qu’il rencontrait, de grandes promesses et de beaux présents. Le roi d’Aragon seul semblait n’avoir aucun souci de ce qui devait se passer. Le pire de tout ce qui pouvait arriver, dans cette circonstance, lui paraissait devoir être une guerre contre le vicomte, ou une rencontre personnelle avec lui, et cela n’avait rien qui l’épouvantât, ni comme roi, ni comme chevalier. Quant à Roger, il s’occupa presque tout ce jour à expédier des ordres dans les principales villes de ses comtés. Ce travail ne lui laissa aucun loisir de suivre les mouvements du dehors. Aussi, ne remarqua-t-il, parmi les siens, ni le peu d’empressement que quelques-uns mirent à l’aller visiter, ni l’absence complète de quelques autres.

Enfin le fameux jour se leva. Dès le matin, on vit se diriger vers l’église de Saint-Pierre ceux qui avaient le droit d’assister à cette assemblée. On fut longtemps avant de prendre place ; et comme si cette tenture qui séparait l’église en deux parts eût relégué, d’un côté, tout ce qu’il y avait de sacré dans le temple de Dieu, et affranchi l’autre du respect qu’on devait d’ordinaire à sa sainteté, l’endroit où se trouvaient les seigneurs et châtelains devint bientôt le théâtre d’une bruyante cohue, où l’on discutait avec violence. En demandant par sa proclamation une assemblée pour les intérêts généraux de la province, Roger n’avait fait part à personne de ce qu’il voulait communiquer à cette assemblée, tandis que ses ennemis avaient habilement éveillé partout le souvenir des griefs que chacun pouvait avoir contre lui. Il fut donc le sujet des entretiens animés qui eurent lieu avant son arrivée. Peu d’amis le défendirent contre les accusations qui le cherchaient de tous côtés. Ils le défendirent cependant assez pour donner lieu à la discussion de s’échauffer, de manière que la plupart de ceux qui eussent gardé le silence dans l’assemblée générale, furent contraints à émettre une opinion, qu’ils eussent tenu à honneur de conserver plus tard, si les choses eussent eu leur cours présumable. Quelques-uns de ceux qui se vantaient de ne rien connaître en politique, mais qui, disaient-ils, croyaient mieux employer leur temps à exercer leurs chevaux de bataille et à manier l’épée et la guisarme ; quelques-uns de ceux-là déclaraient nettement qu’ils prendraient tel ou tel chevalier pour un bon juge des intérêts de la Provence, et que ce qu’il ferait, ils le feraient. Ainsi les uns devaient suivre le parti du comte de Narbonne ; d’autres seraient de l’avis de Comminges ; la plupart voulaient s’en rapporter au jeune et loyal marquis de Sabran. Toutes ces discussions durèrent une heure environ, au bout de laquelle le vicomte Roger entra dans l’église. Il portait le même costume que le jour de la lice. À son aspect, un profond silence succéda aux bruyants éclats de voix qui retentissaient sous les voûtes de Saint-Pierre, et allèrent mourir d’écho en écho dans les ogives, où elles murmurèrent encore longtemps après l’arrivée de Roger. Le plus grand nombre des chevaliers prit place ; et si quelques-uns continuèrent leurs entretiens, ce fut à voix basse, et dans un coin de quelque chapelle éloignée. Parmi tous ces chevaliers, on remarquait plusieurs femmes à qui leur titre de suzeraines donnait droit de s’asseoir à ces solennelles convocations. La comtesse d’Urgel était de ce nombre ; Étiennette de Penaultier s’assit parmi les vassaux du comte de Toulouse. Roger, malgré la froide dignité qu’il affectait dans son maintien, en sourit dédaigneusement. Enfin arriva le comte de Toulouse, et bientôt après lui le roi d’Aragon. Le comte, quoique vassal du roi de France, n’ayant pas son suzerain présent à l’assemblée, s’était fait apporter un siège particulier sur lequel il s’assit sur la même ligne que Pierre, et au-dessus de tous ceux qui relevaient de lui. La reine d’Aragon prit place à côté de la comtesse d’Urgel, des sires de Castres et de Montferrier, et de Hugues Sanche, comte de Roussillon, comme vassale du roi d’Aragon, en sa qualité personnelle de comtesse de Montpellier. Le roi d’Aragon, après avoir conduit sa femme au siège qu’elle devait occuper, au lieu de monter sur son trône, comme on s’y attendait, descendit les gradins et vint s’asseoir dans l’enceinte où se tenait Roger.

— Monseigneur, lui dit le vicomte, ne prenez-vous point votre place, et ne commençons nous pas ?

— Sire vicomte, lui répondit Pierre, autant que je puis en savoir sur le motif qui nous appelle ici et d’après ce que vous m’avez dit, il s’agit d’une accusation contre moi. Je ne prendrai donc point ma place comme souverain : parce que, à vrai dire, je ne dois en cette qualité aucune réponse au vicomte de Béziers. Mais, comme je l’estime pour loyal et brave chevalier, je me mets au rang où je puis lui répondre comme tel. Puis se tournant vers Raymond, il ajouta : Ne faites-vous pas comme moi, comte de Toulouse ?

— Je ne sais, reprit celui-ci, si mon neveu et vassal le vicomte de Béziers, comte d’Alby, de Razez et de Carcassonne, seigneur de Lauraguais et du Minervois, a quelque accusation à élever contre moi ; mais quelle qu’elle soit, et à quelque titre qu’il me l’adresse, je n’ai à m’en occuper que comme son suzerain, et alors je la remets au jour qu’il me plaira de lui indiquer en ma ville de Toulouse. Donc, s’il ne doit être question ici que de ses droits et des miens, je n’ai rien à faire en cette enceinte et je me retire ; si, au contraire, il s’agit, comme j’ai droit de le croire d’après ce qu’il a publiquement annoncé, s’il s’agit des intérêts généraux de la Provence, je demeure et garde la place qui me revient. Qu’il s’explique donc avant toute chose sur le motif qui nous réunit, afin que je sache si je dois partir ou rester.

— Gardez votre place, comte de Toulouse, dit dédaigneusement Roger ; et vous, roi d’Aragon, reprenez la vôtre. S’il y a accusation contre l’un de nous dans ce que je dois communiquer à ces nobles chevaliers, ce n’est pas à moi seul qu’il en faudra répondre ; si je me trouve le premier et le plus grandement lésé de tous en cette circonstance, ma cause n’en est pas moins la leur, mon danger ne les menace pas moins. L’un et l’autre vous savez assez que, lorsqu’il s’agit de la défense de mes droits personnels, je n’en appelle à d’autres qu’à moi-même. Le chemin de Toulouse ne m’est point inconnu, et je sais par où l’on passe pour y aller demander réparation des insultes qu’on me fait. Si le comte de Toulouse l’a oublié, le comte de Comminges, son vassal, peut le lui rappeler ; car c’est celui qui m’a apporté à Saverdun, de la part de son suzerain, la satisfaction que celui-ci m’avait refusée. J’avais alors quatorze ans à peine comptés : depuis dix ans que cela s’est passé, je ne sache pas que le chemin se soit allongé entre Saverdun et Toulouse, et qu’il y ait plus d’une grande journée de marche entre ces deux bonnes places du comte Raymond.

Le comte de Toulouse, à qui Roger rappelait une guerre où il avait été forcé de plier devant l’audace de son jeune vassal, montra qu’il s’en souvenait entièrement en lui répondant amèrement :

 

— Alors, mon neveu, vous aviez pour vous le comte de Foix, votre beau cousin.

— Et vous n’aviez pas pour l’arrêter l’assistance du marquis de Barcelone ? répliqua vivement Roger, en faisant ainsi allusion aux projets secrets du comte, découverts par lui dans les dépêches que Buat avait enlevées à Perdriol.

Le roi d’Aragon coupa court à la discussion qui semblait prête à s’engager, en montant à sa place et en disant d’une voix forte :

— Vicomte de Béziers, puisqu’il s’agit de la cause de tous, nous sommes tous prêts à vous entendre.

Aussitôt chacun se mit en devoir d’écouter Roger. Celui-ci attendit que le murmure qui précède d’ordinaire toute sérieuse attention se fût calmé ; il promena lentement son regard sur toutes les parties de l’assemblée, et aperçut parmi les chevaliers quelques châtelains qui n’avaient point assisté à la lice et qui étaient arrivés sur son invitation. L’un d’eux, homme d’une haute taille et d’un aspect farouche, se tenait debout, appuyé sur son épée à l’extrémité d’un banc où il n’avait pu trouver place. À côté de lui, la tête baissée et le visage pâle, était assis le marquis de Sabran qui entrait seulement à cet instant et auquel on avait offert avec empressement un siège sur ce même banc. Roger échangea un léger salut avec le nouveau venu, mais il chercha vainement le regard du sire de Sabran qui manifestement le détournait de lui. Enfin, le silence le plus complet régna dans l’assemblée, et Roger commença ainsi :

— Sires chevaliers, je vous prie de prêter grande attention à mes paroles. Peut-être pourrais-je vous dire, pour mieux vous persuader, qu’un avertissement céleste m’a inspiré les alarmes que je conçois. C’est souvent un habile moyen de rejeter sur la sagesse divine l’audace de ses projets, et de se faire absoudre par avance de toutes les accusations qu’on doit élever. Je ne ferai point ainsi : je demeurerai le garant de mes pensées, je resterai le soutien de mes accusations.

Ce commencement où se trouvait tout entier le caractère décidé et ouvert du vicomte excita un léger murmure ; on ne pouvait y deviner ni approbation, ni désapprobation ; mais il semblait dire : c’est bien toujours la même assurance, c’est bien toujours le même homme confiant en lui. Roger remarqua que plusieurs abbés suzerains chuchotèrent vivement entr’eux ; il les connaissait pour ses ennemis et savait leur habileté à trouver trace d’hérésie dans les moindres paroles de chacun ; il se résolut à leur imposer silence tout de suite pour les empêcher de fomenter autour d’eux de mauvaises dispositions ; il continua donc ainsi :

— S’il y en a qui cherchent dans mes discours matière à faire douter de ma foi chrétienne, ainsi qu’y paraissent disposés les saints abbés de Maguelone, de Fontfroide, et le prieur de Lespinasse, je vais tout de suite leur dire sur quoi ils peuvent exercer leur sagacité. Si j’ai dit que je ne me targuais, pour excuser mes paroles, ni d’une inspiration divine ni d’un commandement de Dieu, ce n’est point en bravade de la toute-puissance de Notre Seigneur Jésus-Christ. C’est parce que je crois que le Très Haut a mesuré la sagesse humaine aux évènements humains, et que c’est par le bon ou mauvais usage que chacun fait de la sienne en ce monde qu’il méritera ou déméritera devant son éternelle justice. C’est donc avec les simples lumières de mon esprit, avec la puissance de ma seule réflexion que je suis arrivé à prévoir et à craindre le destin futur de la Provence que vous abandonnez aux desseins d’un ambitieux : c’est donc sans mêler la cause de Dieu à la nôtre, comme le fait cet homme, que j’accuse ici devant vous le pape Innocent III de marcher à la désunion de la Provence et au renversement de nos droits de suzerains.

Cette hardie déclaration causa un mouvement général de surprise et presque d’effroi. Le comte de Toulouse, qui voyait la discussion s’éloigner de lui, sourit avec joie : Alphonse devint plus sérieux et tous les chevaliers furent plus attentifs. Roger répondant à ce mouvement reprit aussitôt.

— Oui, sires chevaliers : je porte ici cette accusation. Ne croyez pas que ce soit la colère d’un moment qui m’y pousse et que je me laisse aller à un mouvement d’irréflexion. Depuis deux ans que je suis la marche d’Innocent, j’ai été épouvanté de ce qu’il avait obtenu et j’ai jugé ce qu’il pouvait entreprendre. Pendant deux ans j’ai espéré que des hommes comme il s’en trouve parmi vous, vieillis dans nos luttes contre l’usurpation ecclésiastique, en avertiraient les moins prévoyants : nul ne l’a fait, je m’en suis chargé. Je n’ai point demandé aux chevaliers de la Provence une assemblée générale : car Rome et ses serviteurs, avertis que nous osions regarder à la conduite de nos affaires, l’eût, sinon défendue par ses excommunications, du moins empêchée par ses intrigues. Je l’eusse fait cependant si l’annonce de cette cour plénière ne m’eût offert une occasion favorable de vous voir tous réunis, sans éveiller la tyrannique attention de Rome. Donc je suis venu à Montpellier avec l’intention de vous appeler à une juste défense de nos droits usurpés. J’y venais avec l’aide de la seule force des évènements publics qui doivent frapper les moins clairvoyants et avec l’espoir que mes paroles vous convaincraient de nos dangers. Mais, grâce au ciel, je m’y trouve maintenant avec la preuve écrite des malheurs qui nous menacent. Dieu l’a mise en mes mains, et vous allez la voir.

En disant ces paroles, Roger regarda sévèrement le comte de Toulouse ; l’assemblée attentive suivit instinctivement cette muette désignation, et l’on put remarquer sur le visage de Raymond ce calme contraint qui accuse encore plus le remords que le trouble qu’on ne cherche point à dissimuler. Pierre d’Aragon vint au secours de Raymond.

— Sire vicomte, dit-il à Roger, continuez.

Celui-ci reprit.

— Qu’un moment il soit permis au plus jeune d’interroger les plus anciens de cette assemblée. Je leur demanderai ce qu’étaient les droits des nobles tels qu’ils les ont reçus de leurs pères. À l’époque que je leur rappelle, celui-là qui était né libre ou noble, ou qui étant né libre devenait noble par sa conduite et son courage, possédait ses terres en aleu, franches de tous péages et services et emportant avec elles le droit de justice haute et basse exercé par nous ou nos viguiers ; ayant pour revenus les leudes, péages, toltes et albergues consacrés par l’usage, acquis par nos services dans la défense de nos villes, ou consentis par les bourgeois et manants. Cependant, animés d’un saint amour pour la sainte religion chrétienne, nos pères dépensaient en donations aux églises, aux abbayes et prieurés, en fondations de pieux établissements, en rachats de leurs péchés, les terres et richesses qu’ils possédaient par héritage ou qu’ils avaient conquis par l’épée. Seulement, voulant laisser aux hommes de Dieu leur tâche divine plus facile à remplir et croyant que les choses de ce monde ne devaient leur être qu’embarras et charge insupportable, ils avaient conservé sur ces domaines ainsi libéralement donnés, leur simple droit de suzeraineté ; et des prévôts, des abbés laïques nommés par eux y maintenaient l’ordre et y distribuaient la justice à ceux qui les habitaient. Quelques-uns d’entre vous ont vu ce temps ; tous, nous en avons eu connaissance par les récits de nos pères et les titres de donations qui sont restés dans nos mains. Eh bien ! qu’a enfanté cette sainte charité de nos pères ? elle a produit d’abord l’oisiveté d’où sont nés tous les vices, et ensuite l’ambition d’où sont venus tous les crimes. Dès que les clercs, moines et chanoines furent riches, la débauche et le sacrilège eurent leurs asiles dans les couvents. Ceci, sires chevaliers, n’est point une vaine accusation que me dicte la colère, c’est le fidèle souvenir des reproches adressés au clergé de France par le saint pape Urbain II, de glorieuse mémoire. L’ambition suivit les vices de près. Vous l’avez tous vue marcher à son but. Ainsi, chaque chose donnée, une fois possédée par les clercs, leur sembla une chose légitimement acquise. Chaque droit que nous avions maintenu en notre faveur leur parut un vol à leur égard. Pour ne pas accabler nos villes et nos serfs de tous les droits dont nos suzerainetés ont besoin, soit pour l’entretien des murailles de nos châteaux, soit pour celui de nos armes, soit pour notre splendeur personnelle, nous avions imposé à nos libéralités des droits de pacage, de leudes, d’albergues et autres ; ces droits étaient pour tous ; ils enrichissaient le seigneur et déchargeaient le pauvre. Quelques-uns même ne profitaient qu’à celui-ci. C’est par ceux-là que l’usurpation a commencé. En effet, les clercs ont profité de l’absence des seigneurs croisés pour la terre sainte, et qui ne pouvaient plus protéger leurs hommes liges, et ils ont vendu aux villes et campagnes tels droits qu’ils possédaient depuis longtemps et que nos pères leur avaient conservés dans leurs donations. Les uns, dont les troupeaux paissaient de temps immémorial dans nos pâtures lorsqu’elles étaient en nos mains, ont dû payer aux moines un droit de pacage pour ces mêmes pâtures. Les libres bourgeois n’ont pu tenir leurs foires dans les champs accoutumés, ou conduire leurs marchandises par les chemins ordinaires, sans être soumis à des leudes et péages, qui ont mis un moment la province en pauvreté si gênante, qu’il a fallu une chartre de notre suzerain commun le roi de France pour en fixer le taux. Les malheurs du temps ont empêché nos pères de porter remède à ce mal, et l’église établie à son aise dans son usurpation a bientôt tenté contre nos droits ce qui lui avait si bien réussi contre ceux des serfs et les bourgeois. Les religieux ont refusé l’administration de nos prévôts et des abbés laïques nommés par nous, et soutenus cette fois dans leurs prétentions par le concours des souverains de Rome, ils ont fait confirmer par les papes Grégoire VII et Célestin III les abbés ecclésiastiques qu’ils avaient élus, avec cette explication de pouvoir qu’ils tiendraient lieu aux monastères et abbayes de prévôts et d’abbés laïques et seigneuriaux. Que faisiez-vous cependant ? Vous laissiez cheminer l’usurpation, et elle est venue à ce point, qu’après avoir presque tout dérobé, elle a traité d’usurpé ce qu’elle n’avait encore pu envahir. N’est-ce point vrai que depuis vingt ans aucun de vous ne possède un droit d’albergue qui ne lui soit contesté ? Que de fois, lorsque vous arrivez avec votre suite et vos hommes à la porte d’un monastère fondé par la libéralité de ceux de votre famille, sous condition de vous nourrir et de vous loger, que de fois cette porte ne s’est-elle pas fermée devant vous, ayant pour barre et défense la sainte croix de Notre Seigneur, que les moines plantaient en travers, afin qu’il pût y avoir accusation de sacrilège contre celui qui oserait y porter la main ! Si ceux de vos droits que vous exercez par vous-mêmes ont été ainsi méconnus, que pouvaient devenir ceux qui étaient confiés aux soins de vos viguiers ? Le saint droit romain publié par les empereurs Théodose et Honorius avait toujours été notre loi. D’abord, les clercs ont commencé par mettre le droit des canons et des conciles à sa place, en ce qui touche le jugement des clercs. Ainsi, toute faute, tout crime commis par un clerc a été appelé devant la justice cléricale, même lorsqu’il s’agissait d’un méfait envers un laïque. Bientôt cette justice, ils l’ont étendue à tous hommes serfs habitant leurs terres, et puis bientôt à tous bourgeois libres et laïques y demeurant de même ; serfs et bourgeois conservés cependant par nos chartres en notre juridiction. Alors, armés de nos bienfaits, ils ont imposé nos serfs et nos bourgeois, nié nos droits, établi leur justice sur tous ceux des terres qu’ils tenaient de nous, et sont devenus en peu de temps propriétaires de franc aleu et bientôt seigneurs et suzerains de ces terres qu’ils n’avaient reçues qu’en redevance. Nous avons tout laissé faire, tout permis, tout supporté. Vous avez peut-être cru leur ambition au bout, et leur soif satisfaite, parce qu’ils s’étaient établis seigneurs dans les terres que nous leur avions données, comme nous le sommes dans celles qui nous appartiennent. Vous avez pensé que leur ambition s’arrêterait à la borne de leurs champs. Vous devez être appris du contraire. Et maintenant, je ne parle plus aux anciens de cette assemblée, aux barbes blanches et aux cheveux gris. C’est à vous tous, jeunes et vieux, que je m’adresse ; car tous, vous avez été témoins des audacieuses entreprises d’une plus insolente usurpation. En celle-ci comme en la première, la marche a été la même, et elle a gravi de bas en haut, du collier de nos serfs à nos couronnes de comtes. Écoutez bien. Une fois sortie du cercle de ses possessions, l’extension des droits de l’Église nous sembla impossible ; en effet, disions-nous, il y aurait folie aux clercs à prétendre des droits de quêtes et de toltes sur nos terres. Oh ! sires chevaliers, que nous avions mal mesuré la grandeur de l’ambition cléricale, et que nous ne savions guère par quelle audacieuse enjambée elle dépasserait nos craintes ! Ainsi, tandis que nous nous tenions en garde pour la défense de ces privilèges de nos terres, l’usurpation s’adressait aux personnes, et lorsque nous pensions à lui refuser une quête, elle nous imposait une justice. Écoutez bien.

 

« Rien ne semblait pouvoir soumettre des hommes liges à d’autres qu’à leurs suzerains, nul crime n’y donnait occasion. Eh bien, pour établir une justice si nouvelle que la leur sur nos terres et nos hommes, les clercs ont inventé des crimes nouveaux, et s’en sont attribué le jugement. Ils n’auraient osé y appeler un de nos bourgeois ou serfs pour ce qui concerne les affaires de ce monde ; mais ils se sont prétendus leurs juges pour ce qui regarde les affaires du ciel. Lorsque la conduite d’un homme est restée innocente et pure envers son maître et seigneur, ils l’ont fait coupable envers Dieu dont ils se représentent comme vicaires et lieutenants, et, en cette qualité, ils l’ont mandé en leur justice, atteint par leurs hommes d’armes, jugé par leurs lois, et puni par leur bourreaux. La croyance d’un homme est devenue un crime sur lequel ils avaient droit de vie et de mort ; l’hérésie a été le chemin de la nouvelle usurpation. Sires chevaliers, bien peu, et je suis de ce nombre, n’ont point voulu céder à cette insolence. Seigneurs de Toulouse, de Comminges, de Conserans, de Narbonne, de Lodève et de Nîmes, vous avez admis cette justice dans vos domaines. Dites-moi maintenant quel homme lige vous avez en vos terres, qui vous appartienne et que vous puissiez protéger. Ceux qui accusent d’hérésie jugent l’hérétique. Quel innocent peut exister avec ce crime nouveau qui n’a ni commencement, ni fin, qui est dans ce qu’on fait et dans ce qu’on ne fait pas ? Quel homme assez sûr de sa foi, de ses paroles ou de ses actions pour ne pas avoir oublié un de ses saints devoirs, dit un mot léger, fait un geste coupable ? Autrefois l’Église avait des indulgences pour ces péchés ; ces indulgences, elle les faisait payer du prix de leurs terres aux bourgeois et de leur or aux marchands ; aujourd’hui, elle n’a plus que des bourreaux et des confiscations, mais elle n’y perd rien, sires chevaliers, et ses châtiments lui rapportent autant que ses absolutions. L’assemblée était devenue profondément attentive. Jamais tous ces chevaliers là présents, n’avaient entendu tant d’audace réunie à tant de raison. Chacun, honteux et convaincu, baissait les yeux. Les plus hardis s’entre-regardaient avec des signes d’assentiment. Tous les intérêts particuliers qui étaient venus siéger dans cette réunion s’étaient effacés en présence de cette commune cause ; toutes les haines s’étaient confondues dans l’universel effroi de cette situation. À ce moment, Roger animé, le front haut, la parole vibrante, l’œil fièrement élevé, les tenait tous suspendus à sa parole ; il continua :

— Oh ! mais, ce n’est pas tout, sires chevaliers ; la croyance d’un homme et sa conduite religieuse n’ont pas été la seule matière au crime d’hérésie. Maintenant que vous leur avez reconnu par votre faiblesse le droit de juger l’hérésie, tout s’est fait hérésie en leur main. Le meurtre d’un homme est devenu hérésie, les droits des villes défendus par les bourgeois sont de l’hérésie, les droits des serfs défendus par les seigneurs sont de l’hérésie. C’en est fait, toute justice nous échappe, nos hommes sont à l’église, à l’église leur vie, leurs biens, leurs libertés. Est-ce tout ? Non, sires chevaliers, non : notre heure est venue, notre heure est sonnée, l’entendez-vous, l’avez-vous entendue ? Les conciles des évêques sont assemblés. Allons, allons, nobles, marquis, comtes, vicomtes et chevaliers, et vous aussi, roi d’Aragon ; il vous faut y courir pour plier les genoux et recevoir la justice des évêques, car le crime d’hérésie est chose du ciel ; et quel homme est si haut placé, qu’il puisse récuser le ciel pour son suzerain ; nous sommes à ce titre hommes liges de Rome ; le savez-vous, le voyez-vous enfin ? Trop faible encore pour les exterminations qu’elle veut, Rome a prononcé ses anathèmes, et nous a commis à les exécuter, d’abord contre nos vassaux, puis les uns sur les autres ; le seul rôle qu’elle nous ait gardé vis-à-vis de nos populations et de nos frères, c’est le rôle de bourreaux. Quelques-uns, vous avez reculé devant cet affreux commandement ; malheur à vous ! vous en serez punis. Entendez-vous les commissaires d’Innocent III, parcourant la France, l’Aquitaine, la Bourgogne, la Normandie, et les invitant à venir en notre Provence mettre à exécution les ordres auxquels nous résistons ? Ces provinces et ces royaumes ont été sourds à leurs cris, il est vrai, et jusqu’à ce jour, les différends du roi Philippe et du roi Jean nous ont sauvés de l’inondation des barbares de France et de Normandie. Jusqu’à ce jour, ces deux grands souverains ont refusé à leurs comtes, ducs et chevaliers la permission de se ruer sur nous comme sur des Infidèles, et de venir, la croix sur l’épaule, ravager la terre chrétienne de la Provence. Mais que leurs querelles s’éteignent et que le besoin qu’ils ont de leurs hommes l’un contre l’autre, vienne à se passer, et demain tout ce torrent de soldats, de chevaux et de bannières descendra dans nos plaines et les dévorera. Ne savez-vous pas assez que ces barbares de France ont soif de nos climats, de nos vins, de nos fleurs, de nos oliviers et de notre soleil ? Voyez : les comtes d’Auvergne et de Velai avec leurs sires de Mercœur et de Polignac, ils pressent le Gévaudan et le Rouergue ; les vicomtes limousins de Turenne poussent au Quercy : plus haut le Périgord, la Sologne, la Lorraine, le Maine, l’Anjou, l’Orléanais, moitié français moitié anglais ; plus haut encore, les barons normands, qui arrêtés dans leur conquête ne finiront leur course qu’aux bords de la Méditerranée ; à droite, les brigands flamands et bourguignons se pressent sur le Viennois et le Valentinois ; la Saône portera les uns à Lyon, le Rhône y conduira les autres ; ils déborderont sur vous comme les eaux d’un torrent, comme les eaux d’une mer furieuse, et vous serez envahis et foulés au pieds. Vous vous lèverez alors, n’est-ce pas ?

Toute l’assemblée s’était levée, en effet.

— Vous vous lèverez, s’écria Roger, mais il sera trop tard ; car la porte est déjà toute prête à s’ouvrir aux ennemis. Il y en a parmi vous qui ont vendu la clé de la Provence ; il y en a dont la vie et les domaines doivent servir de prix à ce marché. Il y a un homme, c’est le comte de Toulouse, qui se mettra du parti des barbares et les introduira dans nos terres ; il y a un homme, c’est moi, qui paiera ce service, moi, dont les quatre comtés appartiendront alors au comte Raymond ! L’insensé qu’ambitionne-t-il donc ? mes terres, mes villes, mes hommes d’armes ; mais ne vois-tu pas, comte de Toulouse, que bientôt il n’y aura plus pour les seigneurs de la Provence ni terres, ni villes, ni hommes d’armes ? Tu crois que c’est moi qu’ils abattent dans ce marché : non, comte de Toulouse, c’est toi qu’ils entament, c’est toute la Provence qu’ils envahissent, c’est toute autorité qu’ils usurpent. Tu seras, outre ce que tu es aujourd’hui, comte de Béziers, de Razez, de Carcassonne et d’Alby ; vains titres ! vains titres, te dis-je, tu seras le serf d’Innocent III ; vous le serez tous, sires chevaliers, si vous n’osez vous unir pour résister tous ensemble à cette épouvantable destinée. À Dieu ne plaise que je m’estime plus haut qu’aucun de vous, et peut-être c’est parce que l’on m’estime plus bas que personne, qu’on m’a choisi pour me frapper le premier ; mais, je vous le dis, ma cause est la vôtre ; moi tombé, vous tomberez comme des feuilles sous ce vent du nord, soufflé par la bouche du pontife de Rome. Vous faut-il des preuves des desseins d’Innocent ? Rappelez-vous tout ce qu’il a envahi, souvenez-vous de tout ce qu’il a osé : entendez ses commissaires qui prêchent la guerre contre vous ; ces preuves, elles retentissent d’un bout des Gaules à l’autre ; elles sont claires comme la lumière du ciel. Vous en faut-il de la complicité du comte de Toulouse ? les voici.