Loe raamatut: «Ainsi Parlait Zarathoustra», lehekülg 10

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DES GRANDS ÉVÉNEMENTS

Il y a une île dans la mer – non loin des Iles Bienheureuses de Zarathoustra – où se dresse un volcan perpétuellement empanaché de fumée. Le peuple, et surtout les vieilles femmes parmi le peuple, disent de cette île qu'elle est placée comme un rocher devant la porte de l'enfer: mais la voie étroite qui descend à cette porte traverse elle-même le volcan.

A cette époque donc, tandis que Zarathoustra séjournait dans les Iles Bienheureuses, il arriva qu'un vaisseau jeta son ancre dans l'île où se trouve la montagne fumante; et son équipage descendit à terre pour tirer des lapins. Pourtant à l'heure de midi, tandis que le capitaine et ses gens se trouvaient de nouveau réunis, ils virent soudain un homme traverser l'air en s'approchant d'eux et une voix prononça distinctement ces paroles: "Il est temps il est grand temps!" Lorsque la vision fut le plus près d'eux – elle passait très vite pareille à une ombre dans la direction du volcan – ils reconnurent avec un grand effarement que c'était Zarathoustra; car ils l'avaient tous déjà vu, excepté le capitaine lui-même, ils l'aimaient, comme le peuple aime, mêlant à parties égales l'amour et la crainte.

"Voyez donc! dit le vieux pilote, voilà Zarathoustra qui va en enfer!" -

Et à l'époque où ces matelots atterrissaient à l'île de flammes, le bruit courut que Zarathoustra avait disparu; et lorsque l'on s'informa auprès de ses amis, ils racontèrent qu'il avait pris le large pendant la nuit, à bord d'un vaisseau, sans dire où il voulait aller.

Ainsi se répandit une certaine inquiétude; mais après trois jours cette inquiétude s'augmenta de l'histoire des marins – et tout le peuple se mit à raconter que le diable avait emporté Zarathoustra. Il est vrai que ses disciples ne firent que rire de ces bruits et l'un d'eux dit même: "Je crois plutôt encore que c'est Zarathoustra qui a emporté le diable." Mais, au fond de l'âme, ils étaient tous pleins d'inquiétude et de langueur: leur joie fut donc grande lorsque, cinq jours après, Zarathoustra parut au milieu d'eux.

Et ceci est le récit de la conversation de Zarathoustra avec le chien de feu:

La terre, dit-il, a une peau; et cette peau a des maladies. Une de ces maladies s'appelle par exemple: "homme".

Et une autre de ces maladies s'appelle "chien de feu": c'est à propos de ce chien que les hommes se sont dit et se sont laissé dire bien des mensonges.

C'est pour approfondir ce secret que j'ai passé la mer: et j'ai vu la vérité nue, en vérité! pieds nus jusqu'au cou.

Je sais maintenant ce qui en est du chien de feu; et aussi de tous les démons de révolte et d'immondice, dont les vieilles femmes ne sont pas seules à avoir peur.

Sors de ta profondeur, chien de feu! me suis-je écrié, et avoue combien ta profondeur est profonde! D'où tires-tu ce que tu craches sur nous?

Tu bois abondamment à la mer: c'est ce que révèle le sel de ta faconde! En vérité, pour un chien des profondeurs, tu prends trop ta nourriture de la surface!

Je te tiens tout au plus pour le ventriloque de la terre, et toujours, lorsque j'ai entendu parler les démons de révolte et d'immondice, je les ai trouvés semblables à toi, avec ton sel, tes mensonges et ta platitude.

Vous vous entendez à hurler et à obscurcir avec des cendres! Vous êtes les plus grands vantards et vous connaissez l'art de faire entrer la fange en ébullition.

Partout où vous êtes, il faut qu'il y ait de la fange auprès de vous, et des choses spongieuses, oppressées et étroites. Ce sont elles qui veulent être mises en liberté.

"Liberté!" c'est votre cri préféré: mais j'ai perdu la foi aux "grands événements", dès qu'il y a beaucoup de hurlements et de fumée autour d'eux.

Crois-moi, démon aux éruptions tapageuses et infernales! les plus grands événements – ce ne sont pas nos heures les plus bruyantes, mais nos heures les plus silencieuses.

Ce n'est pas autour des inventeurs de fracas nouveaux, c'est autour des inventeurs de valeurs nouvelles que gravite le monde; il gravite, en silence.

Et avoue-le donc! Mince était le résultat lorsque se dissipaient ton fracas et ta fumée! Qu'importe qu'une ville se soit transformée en momie et qu'une colonne soit couchée dans la fange!

Et j'ajoute encore ces paroles pour les destructeurs de colonnes. C'est bien là la plus grande folie que de jeter du sel dans la mer et des colonnes dans la fange.

La colonne était couchée dans la fange de votre mépris: mais sa loi veut que pour elle renaisse du mépris la vie nouvelle et la beauté vivifiante!

Elle se relève maintenant avec des traits plus divins et une souffrance plus séduisante; et en vérité! elle vous remerciera encore de l'avoir renversée, destructeurs!

Mais c'est le conseil que je donne aux rois et aux Églises, et à tout ce qui s'est affaibli par l'âge et par la vertu – laissez-vous donc renverser, afin que vous reveniez à la vie et que la vertu vous revienne! -

C'est ainsi que j'ai parlé devant le chien de feu: alors il m'interrompit en grommelant et me demanda: "Église? Qu'est-ce donc cela?"

"Église? répondis-je, c'est une espèce d'État, et l'espèce la plus mensongère. Mais, tais-toi, chien de feu, tu connais ton espèce mieux que personne!

L'État est un chien hypocrite comme toi-même, comme toi-même il aime à parler en fumée et en hurlements, – pour faire croire, comme toi, que sa parole vient du fond des choses.

Car l'État veut absolument être la bête la plus importante sur la terre; et tout le monde croit qu'il l'est." -

Lorsque j'eus ainsi parlé, le chien de feu parut fou de jalousie. "Comment? s'écria-t-il, la bête la plus importante sur terre? Et l'on croit qu'il l'est". Et il sortit de son gosier tant de vapeurs et de bruits épouvantables que je crus qu'il allait étouffer de colère et d'envie.

Enfin, il finit par se taire et ses hoquets diminuèrent; mais dès qu'il se fut tu, je dis en riant: "Tu te mets en colère, chien de feu: donc j'ai raison contre toi!

Et, afin que je garde raison, laisse-moi t'entretenir d'un autre chien de feu: celui-là parle réellement du coeur de la terre.

Son haleine est d'or et une pluie d'or, ainsi le veut son coeur. Les cendres et la fumée et l'écume chaude que sont-elles encore pour lui?

Un rire voltige autour de lui comme une nuée colorée; il est hostile à tes gargouillements, à tes crachats, à tes intestins délabrés!

Cependant l'or et le rire – il les prend au coeur de la terre, car, afin que tu le saches, – le coeur de la terre est d'or!"

Lorsque le chien de feu entendit ces paroles, il lui fut impossible de m'écouter davantage. Honteusement il rentra sa queue et se mit à dire 'un ton décontenancé: "Ouah! Ouah!" en rampant vers sa caverne. -

Ainsi racontait Zarathoustra. Mais ses disciples l'écoutèrent à peine: tant était grande leur envie de lui parler des matelots, des lapins et de l'homme volant.

"Que dois-je penser de cela? dit Zarathoustra. Suis-je donc un fantôme?

Mais c'était peut-être mon ombre. Vous avez entendu parler déjà du voyageur et de son ombre?

Une chose est certaine: il faut que je la tienne plus sévèrement, autrement elle finira par me gâter ma réputation."

Et encore une fois Zarathoustra secoua la tête avec étonnement: "Que dois-je penser de cela? répéta-t-il.

Pourquoi donc le fantôme a-t-il crié: "Il est temps! Il est grand temps!"

Pour quoi peut-il être – grand temps?" -

Ainsi parlait Zarathoustra.

LE DEVIN

"… et je vis une grande tristesse descendre sur les hommes. Les meilleurs se fatiguèrent de leurs oeuvres.

Une doctrine fut mise en circulation et à côté d'elle une croyance: "Tout est vide, tout est pareil, tout est passé!"

Et de toutes les collines résonnait la réponse: "Tout est vide, tout est pareil, tout est passé!"

Il est vrai que nous avons moissonné: mais pourquoi nos fruits ont-ils pourri et bruni? Qu'est-ce qui est tombé la nuit dernière de la mauvaise lune.

Tout travail a été vain, notre vin a tourné, il est devenu du poison, le mauvais oeil a jauni nos champs et nos coeurs.

Nous avons tous desséché; et si le feu tombe sur nous, nos cendres s'en iront en poussière: – Oui, nous avons fatigué même le feu.

Toutes les fontaines se sont desséchées pour nous et la mer s'est retirée. Tout sol veut se fendre, mais les abîmes ne veulent pas nous engloutir!

"Hélas! où y a-t-il encore une mer où l'on puisse se noyer?" ainsi résonne notre plainte – cette plainte qui passe sur les plats marécages.

En vérité, nous nous sommes déjà trop fatigués pour mourir, maintenant nous continuons à vivre éveillés – dans des caveaux funéraires!"

Ainsi Zarathoustra entendit parler un devin; et sa prédiction lui alla droit au coeur et elle le transforma. Il erra triste et fatigué; et il devint semblable à ceux dont avait parlé le devin.

En vérité, dit-il à ses disciples, il s'en faut de peu que ce long crépuscule ne descende. Hélas! comment ferai-je pour sauver ma lumière au delà de ce crépuscule!

Comment ferai-je pour qu'elle n'étouffe pas dans cette tristesse? Il faut qu'elle soit la lumière des mondes lointains et qu'elle éclaire les nuits les plus lointaines!

Ainsi, préoccupé dans son coeur, Zarathoustra erra çà et là; et pendant trois jours il ne prit ni nourriture ni boisson, il n'eut point de repos et perdit la parole. Enfin il arriva de tomber dans un profond sommeil. Mais ses disciples passaient de longues veilles, assis autour de lui, et ils attendaient avec inquiétude qu'il se réveillât pour se remettre à parler et pour guérir de sa tristesse.

Mais voici le discours que leur tint Zarathoustra lorsqu'il se réveilla; cependant sa voix leur semblait venir du lointain:

Ecoutez donc le rêve que j'ai fait, mes amis, et aidez-moi à en deviner le sens!

Il est encore une énigme pour moi, ce rêve; son sens est caché en lui et voilé; il ne vole pas encore librement au-dessus de lui.

J'avais renoncé à toute espèce de vie; tel fut mon rêve. J'étais devenu veilleur et gardien des tombes, là-bas sur la solitaire montagne du château de la Mort.

C'est là-haut que je gardais les cercueils de la Mort: les sombres voûtes s'emplissaient de ces trophées de victoire. A travers les cercueils de verre les existences vaincues me regardaient.

Je respirais l'odeur d'éternités en poussières: mon âme était là, lourde et poussiéreuse. Et qui donc eût été capable d'alléger son âme?

La clarté de minuit était toujours autour de moi et, accroupie à ses côtés, la solitude; et aussi un silence de mort, coupé de râles, le pire de mes amis.

Je portais des clefs avec moi, les plus rouillées de toutes les clefs; et je savais ouvrir avec elles les portes les plus grinçantes.

Pareils à des cris rauques et méchants, les sons couraient au long des corridors, quand s'ouvraient les ailes de la porte: l'oiseau avait de mauvais cris, il ne voulait pas être réveillé.

Mais c'était plus épouvantable encore, et mon coeur se serrait davantage, lorsque tout se taisait et que revenait le silence et que seul j'étais assis dans ce silence perfide.

C'est ainsi que se passa le temps, lentement, s'il peut encore être question de temps: qu'en sais-je, moi! Mais ce qui me réveilla finit par avoir lieu.

Trois fois des coups frappèrent à la porte, semblables au tonnerre, les voûtes retentirent et hurlèrent trois fois de suite: alors je m'approchai de la porte.

Alpa! m'écriais-je, qui porte sa cendre vers la montagne? Alpa! Alpa! qui porte sa cendre vers la montagne?

Et je serrais la clef, et j'ébranlais la porte et je me perdais en efforts. Mais la porte ne s'ouvrait pas d'un doigt!

Alors l'ouragan écarta avec violence les ailes de la porte: avec des sifflements et des cris aigus qui coupaient l'air, il me jeta un cercueil noir:

Et, en sifflant et en hurlant, le cercueil se brisa et cracha mille éclats de rire.

Mille grimaces d'enfants, d'anges, de hiboux, de fous et de papillons énormes ricanaient à ma face et me persiflaient.

Je m'en effrayais horriblement: je fus précipité à terre et je criais d'épouvante, comme jamais je n'avais crié.

Mais mon propre cri me réveilla: – et je revins à moi. -

Ainsi Zarathoustra raconta son rêve, puis il se tut: car il ne connaissait pas encore la signification de son rêve. Mais le disciple qu'il aimait le plus se leva vite, saisit la main de Zarathoustra et dit:

"C'est ta vie elle-même qui nous explique ton rêve, ô Zarathoustra!

N'est-tu pas toi-même le vent aux sifflements aigus qui arrache les portes du château de la Mort?

N'es-tu pas toi-même le cercueil plein de méchancetés multicolores et plein des angéliques grimaces de la vie?

En vérité, pareil à mille éclats de rire d'enfants, Zarathoustra vient dans toutes les chambres mortuaires, riant de tous ces veilleurs et de tous ces gardiens des tombes, et de tous ceux qui agitent leurs clefs avec un cliquetis sinistre.

Tu les effrayeras et tu les renverseras de ton rire; la syncope et le réveil prouveront ta puissance sur eux.

Et quand même viendrait le long crépuscule et la fatigue mortelle, tu ne disparaîtrais pas de notre ciel, affirmateur de la vie!

Tu nous a fait voir de nouvelles étoiles et de nouvelles splendeurs nocturnes; en vérité, tu as étendu sur nos têtes le rire lui-même, comme une tente multicolore.

Maintenant des rires d'enfants jailliront toujours des cercueils; maintenant viendra, toujours victorieux des fatigues mortelles, un vent puissant. Tu en es toi-même le témoin et le devin.

En vérité, tu les as rêvés eux-mêmes, tes ennemis: ce fut ton rêve le plus pénible!

Mais comme tu t'est réveillé d'eux et que tu es revenu à toi-même, ainsi ils doivent se réveiller d'eux-mêmes – et venir à toi!" -

Ainsi parlait le disciple; et tous les autres se pressaient autour de Zarathoustra et ils saisissaient ses mains et ils voulaient le convaincre de quitter son lit et sa tristesse, pour revenir à eux. Cependant Zarathoustra était assis droit sur sa couche avec des yeux étranges. Pareil à quelqu'un qui revient d'une longue absence, il regarda ses disciples et interrogea leurs visages; et il ne les reconnaissait pas encore. Mais lorsqu'ils le soulevèrent et qu'ils le placèrent sur ses jambes, son oeil se transforma tout à coup; il comprit tout ce qui était arrivé, et en se caressant la barbe, il dit d'une voix forte:

"Allons! tout cela viendra en son temps; mais veillez, mes disciples, à ce que nous fassions un bon repas, et bientôt! – c'est ainsi que je pense expier mes mauvais rêves!

Pourtant le devin doit manger et boire à mes côtés: et, en vérité, je lui montrerai une mer où il pourra se noyer!"

Ainsi parlait Zarathoustra. Mais alors il regarda longtemps en plein visage le disciple qui lui avait expliqué son rêve, et, ce faisant, il secoua la tête.-

DE LA RÉDEMPTION

Un jour que Zarathoustra passait sur le grand pont, les infirmes et les mendiants l'entourèrent et un bossu lui parla et lui dit:

"Vois, Zarathoustra! Le peuple lui aussi profite de tes enseignements et commence à croire en ta doctrine: mais afin qu'il puisse te croire entièrement, il manque encore quelque chose – il te faut nous convaincre aussi, nous autres infirmes! Il y en a là un beau choix et, en vérité, c'est une belle occasion de t'essayer sur des nombreuses têtes. Tu peux guérir des aveugles, faire courir des boiteux et tu peux alléger un peu celui qui a une trop lourde charge derrière lui: – Ce serait, je crois, la véritable façon de faire que les infirmes croient en Zarathoustra!"

Mais Zarathoustra répondit ainsi à celui qui avait parlé: si l'on enlève au bossu sa bosse, on lui prend en même temps son esprit – c'est ainsi qu'enseigne le peuple. Et si l'on rend ses yeux à l'aveugle, il voit sur terre trop de choses mauvaises: en sorte qu'il maudit celui qui l'a guéri. Celui cependant qui fait courir le boiteux lui fait le plus grand tort: car à peine sait-il courir que ses vices l'emportent. – Voilà ce que le peuple enseigne au sujet des infirmes. Et pourquoi Zarathoustra n'apprendrait-il pas du peuple ce que le peuple a appris de Zarathoustra?

Mais, depuis que j'habite parmi les hommes, c'est pour moi la moindre des choses de m'apercevoir de ceci: "A l'un manque un oeil, à l'autre une oreille, un troisième n'a plus de jambes, et il y en a d'autres qui ont perdu la langue, ou bien le nez, ou bien encore la tête."

Je vois et j'ai vu de pires choses et il y en a de si épouvantables que je ne voudrais pas parler de chacune et pas même me taire sur plusieurs: j'ai vu des hommes qui manquent de tout, sauf qu'ils ont quelque chose de trop – des hommes qui ne sont rien d'autre qu'un grand oeil ou une grande bouche ou un gros ventre, ou n'importe quoi de grand, – je les appelle des infirmes à rebours.

Et lorsqu'en venant de ma solitude je passais pour la première fois sur ce pont: je n'en crus pas mes yeux, je ne cessai de regarder et je finis par dire: "Ceci est une oreille. Une oreille aussi grande qu'un homme." Je regardais de plus près et, en vérité, derrière l'oreille se mouvait encore quelque chose qui était petit à faire pitié, pauvre et débile. Et, en vérité, l'oreille énorme se trouvait sur une petite tige mince, – et cette tige était un homme! En regardant à travers une lunette on pouvait même reconnaître une petite figure envieuse; et aussi une petite âme boursouffée qui tremblait au bout de la tige. Le peuple cependant me dit que la grande oreille était non seulement un homme, mais un grand homme, un génie. Mais je n'ai jamais cru le peuple, lorsqu'il parlait de grands hommes – et j'ai gardé mon idée que c'était un infirme à rebours qui avait de tout trop peu et trop d'une chose.

Lorsque Zarathoustra eut ainsi parlé au bossu et à ceux dont le bossu était l'interprète et le mandataire, il se tourna du côté de ses disciples, avec un profond mécontentement, et il leur dit:

En vérité, mes amis, je marche parmi les hommes comme parmi des fragments et des membres d'homme!

Ceci est pour mon oeil la chose la plus épouvantable que de voir les hommes brisés et dispersés comme s'ils étaient couchés sur un champ de carnage.

Et lorsque mon oeil fuit du présent au passé, il trouve toujours la même chose: des fragments, des membres et des hasards épouvantables – mais point d'hommes!

Le présent et le passé sur la terre – hélas! mes amis – voilà pour moi les choses les plus insupportables; et je ne saurais point vivre si je n'étais pas un visionnaire de ce qui doit fatalement venir.

Visionnaire, volontaire, créateur, avenir lui-même et pont vers l'avenir – hélas! en quelque sorte aussi un infirme, debout sur ce pont: Zarathoustra est tout cela.

Et vous aussi, vous vous demandez souvent: "Qui est pour nous Zarathoustra? comment pouvons-nous le nommer?" Et comme chez moi, vos réponses ont été des questions.

Est-il celui qui promet ou celui qui accomplit? un conquérant ou bien un héritier? l'automne ou bien le soc d'une charrue? un médecin ou bien un convalescent?

Est-il poète ou bien dit-il la vérité? est-il libérateur ou dompteur? bon ou méchant?

Je marche parmi les hommes, fragments de l'avenir: de cet avenir que je contemple dans mes visions.

Et toutes mes pensées tendent à rassembler et à unir en une seule chose ce qui est fragment et énigme et épouvantable hasard.

Et comment supporterais-je d'être homme, si l'homme n'était pas aussi poète, devineur d'énigmes et rédempteur du hasard!

Sauver ceux qui sont passés, et transformer tout "ce qui était" en "ce que je voudrais que ce fût"! – c'est cela seulement que j'appellerai rédemption!

Volonté – c'est ainsi que s'appelle le libérateur et le messager de joie. C'est là ce que je vous enseigne, mes amis! Mais apprenez cela aussi: la volonté elle-même est encore prisonnière.

Vouloir délivre: mais comment s'appelle ce qui enchaîne même le libérateur?

"Ce fut": c'est ainsi que s'appelle le grincement de dents et la plus solitaire affliction de la volonté. Impuissante envers tout ce qui a été fait – la volonté est pour tout ce qui est passé un méchant spectateur.

La volonté ne peut pas vouloir agir en arrière; ne pas pouvoir briser le temps et le désir du temps, – c'est là la plus solitaire affliction de la volonté.

Vouloir délivre: qu'imagine la volonté elle-même pour se délivrer de son affliction et pour narguer son cachot?

Hélas! tout prisonnier devient un fou! La volonté prisonnière, elle aussi, se délivre avec folie.

Que le temps ne recule pas, c'est là sa colère; "ce qui fut" – ainsi s'appelle la pierre que la volonté ne peut soulever.

Et c'est pourquoi, par rage et par dépit, elle soulève des pierres et elle se venge de celui qui n'est pas, comme elle, rempli de rage et de dépit.

Ainsi la volonté libératrice est devenue malfaisante; et elle se venge sur tout ce qui est capable de souffrir de ce qu'elle ne peut revenir elle-même en arrière.

Ceci, oui ceci seul est la vengeance même: la répulsion de la volonté contre le temps et son "ce fut".

En vérité, il y a une grande folie dans notre volonté; et c'est devenu la malédiction de tout ce qui est humain que cette folie ait appris à avoir de l'esprit!

L'esprit de la vengeance: mes amis, c'est là ce qui fut jusqu'à présent la meilleure réflexion des hommes; et, partout où il y a douleur, il devrait toujours y avoir châtiment.

"Châtiment", c'est ainsi que s'appelle elle-même la vengeance: avec un mot mensonger elle simule une bonne conscience.

Et comme chez celui qui veut il y a de la souffrance, puisqu'il ne peut vouloir en arrière, – la volonté elle-même et toute vie devraient être – punition!

Et ainsi un nuage après l'autre s'est accumulé sur l'esprit: jusqu'à ce que la folie ait proclamé: "Tout passe, c'est pourquoi tout mérite de passer!"

"Ceci est la justice même, qu'il faille que le temps dévore ses enfants": ainsi a proclamé la folie.

"Les choses sont ordonnées moralement d'après le droit et le châtiment. Hélas! où trouver la délivrance du fleuve des choses et de "l'existence", ce châtiment?" Ainsi a proclamé la folie.

"Peut-il y avoir rédemption s'il y a un droit éternel? Hélas! on ne peut soulever la pierre du passé: il faut aussi que tous les châtiments soient éternels!" Ainsi a proclamé la folie.

"Nul acte ne peut être détruit: comment pourrait-il être supprimé par le châtiment! Ceci, oui ceci est ce qu'il y a d'éternel dans l'"existence", ce châtiment, que l'existence doive redevenir éternellement action et châtiment!

"A moins que la volonté ne finisse pas de délivrer elle-même, et que le vouloir devienne non-vouloir -": cependant, mes frères, vous connaissez ces chansons de la folie!

Je vous ai conduits loin de ces chansons, lorsque je vous ai enseigné: "La volonté est créatrice."

Tout ce "qui fut" est fragment et énigme et épouvantable hasard – jusqu'à ce que la volonté créatrice ajoute: "Mais c'est ainsi que je le voulais!"

Jusqu'à ce que la volonté créatrice ajoute: "Mais c'est ainsi que je le veux! C'est ainsi que je le voudrai."

A-t-elle cependant déjà parlé ainsi? Et quand cela arrivera-t-il? La volonté est-elle déjà délivrée de sa propre folie?

La volonté est-elle déjà devenue, pour elle-même, rédemptrice et messagère de joie? A-t-elle désappris l'esprit de vengeance et tous les grincements de dents?

Et qui donc lui a enseigné la réconciliation avec le temps et quelque chose de plus haut que ce qui est réconciliation?

Il faut que la volonté, qui est la volonté de puissance, veuille quelque chose de plus haut que la réconciliation, – : mais comment? Qui lui enseignera encore à vouloir en arrière?

Mais en cet endroit de son discours, Zarathoustra s'arrêta soudain, semblable à quelqu'un qui s'effraie extrêmement. Avec des yeux épouvantables, il regarda ses disciples; son regard pénétrait comme une flèche leurs pensées et leurs arrière-pensées. Mais au bout d'un moment, il recommença déjà à rire et il dit avec calme:

"Il est difficile de vivre parmi les hommes, parce qu'il est si difficile de se taire. Surtout pour un bavard." -

Ainsi parla Zarathoustra. Mais le bossu avait écouté la conversation en se cachant le visage; lorsqu'il entendit rire Zarathoustra, il éleva son regard avec curiosité et dit lentement:

"Pourquoi Zarathoustra nous parle-t-il autrement qu'à ses disciples?"

Zarathoustra répondit: "Qu'y a-t-il là d'étonnant? Avec des bossus on peut bien parler sur un ton biscornu!"

"Bien! dit le bossu; et avec des élèves on peut faire le pion.

Mais pourquoi Zarathoustra parle-t-il autrement à ses disciples qu'à lui-même?"

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21 mai 2019
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