Loe raamatut: «Ainsi Parlait Zarathoustra», lehekülg 19

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HORS DE SERVICE

Peu de temps cependant après que Zarathoustra se fut débarrassé de l'enchanteur, il vit de nouveau quelqu'un qui était assis au bord du chemin qu'il suivait, un homme grand et noir avec un visage maigre et pâle. L'aspect de cet homme le contraria énormément. Malheur à moi, dit-il à son coeur, je vois de l'affliction masquée, ce visage me semble appartenir à la prêtraille; que veulent ces gens dans mon royaume?

Comment! J'ai à peine échappé à cet enchanteur: et déjà un autre nécromant passe sur mon chemin, – un magicien quelconque qui impose les mains, un sombre faiseur de miracles par la grâce de Dieu, un onctueux diffamateur du monde: que le diable l'emporte!

Mais le diable n'est jamais là quand on aurait besoin de lui: toujours il arrive trop tard, ce maudit nain, ce maudit pied-bot!" -

Ainsi sacrait Zarathoustra, impatient dans son coeur, et il songea comment il pourrait faire pour passer devant l'homme noir, en détournant le regard: mais voici il en fut autrement. Car, au même moment, celui qui était assis en face de lui s'aperçut de sa présence; et, semblable quelque peu à quelqu'un à qui arrive un bonheur imprévu, il sauta sur ses jambes et se dirigea vers Zarathoustra.

"Qui que tu sois, voyageur errant, dit-il, aide à un égaré qui cherche, à un vieillard à qui il pourrait bien arriver malheur ici!

Ce monde est étranger et lointain pour moi, j'ai aussi entendu hurler les bêtes sauvages; et celui qui aurait pu me donner asile a lui-même disparu.

J'ai cherché le dernier homme pieux, un saint et un ermite, qui, seul dans sa forêt, n'avait pas encore entendu dire ce que tout le monde sait aujourd'hui."

"Qu'est-ce que tout le monde sait aujourd'hui? Demanda Zarathoustra. Ceci, peut-être, que le Dieu ancien ne vit plus, le Dieu en qui tout le monde croyait jadis?"

"Tu l'as dit, répondit le vieillard attristé. Et j'ai servi ce Dieu ancien jusqu'à sa dernière heure.

Mais maintenant je suis hors de service, je suis sans maître et malgré cela je ne suis pas libre; aussi ne suis-je plus jamais joyeux, si ce n'est en souvenir.

C'est pourquoi je suis monté dans ces montagnes pour célébrer de nouveau une fête, comme il convient à un vieux pape et à un vieux père de l'église: car sache que je suis le dernier pape! – un fête de souvenir pieux et de culte divin.

Mais maintenant il est mort lui-même, le plus pieux des hommes, ce saint de la forêt qui sans cesse rendait grâce à Dieu, par des chants et des murmures.

Je ne l'ai plus trouvé lui-même lorsque j'ai découvert sa chaumière – mais j'y ai vu deux loups qui hurlaient à cause de sa mort – car tous les animaux l'aimaient. Alors je me suis enfui.

Suis-je donc venu en vain dans ces forêts et dans ces montagnes? Mais mon coeur s'est décidé à en chercher un autre, le plus pieux de tous ceux qui ne croient pas en Dieu, – à chercher Zarathoustra!"

Ainsi parlait le vieillard et il regardait d'un oeil perçant celui qui était debout devant lui; Zarathoustra cependant saisit la main du vieux pape et la contempla longtemps avec admiration.

"Vois donc, vénérable, dit-il alors, quelle belle main effilée! Ceci est la main de quelqu'un qui a toujours donné la bénédiction. Mais maintenant elle tient celui que tu cherches, moi Zarathoustra.

Je suis Zarathoustra, l'impie, qui dit: qui est-ce qui est plus impie que moi, afin que je me réjouisse de son enseignement?"

Ainsi parlait Zarathoustra, pénétrant de son regard les pensées et les arrière-pensées du vieux pape. Enfin celui-ci commença:

"Celui qui l'aimait et le possédait le plus, c'est celui qui l'a aussi le plus perdu: – regarde, je crois que de nous deux, c'est moi maintenant le plus impie? Mais qui donc saurait s'en réjouir!"

– "Tu l'as servi jusqu'à la fin? demanda Zarathoustra pensif, après un long et profond silence, tu sais comment il est mort? Est-ce vrai, ce que l'on raconte, que c'est la pitié qui l'a étranglé?

– la pitié de voir l'homme suspendu à la croix, sans pouvoir supporter que l'amour pour les hommes devînt son enfer et enfin sa mort?" -

Le vieux pape cependant ne répondit pas, mais il regarda de côté, avec un air farouche et une expression douloureuse et sombre sur le visage.

"Laisse-le aller, reprit Zarathoustra après une longue réflexion, en regardant toujours le vieillard dans le blanc des yeux.

Laisse-le aller, il est perdu. Et quoique cela t'honore de ne dire que du bien de ce mort, tu sais aussi bien que moi, qui il était: et qu'il suivait des chemins singuliers."

"Pour parler entre trois yeux, dit le vieux pape rasséréné (car il était aveugle d'un oeil), sur les choses de Dieu je suis plus éclairé que Zarathoustra lui-même – et j'ai le droit de l'être.

Mon amour a servi Dieu pendant de longues années, ma volonté suivait partout sa volonté. Mais un bon serviteur sait tout et aussi certaines choses que son maître se cache à lui-même.

C'était un Dieu caché, plein de mystères. En vérité, son fils lui-même ne lui est venu que par des chemins détournés. A la porte de sa croyance il y a l'adultère.

Celui qui le loue comme le Dieu d'amour ne se fait pas une idée assez élevée sur l'amour même. Ce Dieu ne voulait-il pas aussi être juge? Mais celui qui aime, aime au delà du châtiment et de la récompense.

Lorsqu'il était jeune, ce Dieu d'Orient, il était dur et altéré de vengeance, il s'édifia un enfer pour divertir ses favoris.

Mais il finit par devenir vieux et mou et tendre et compatissant, ressemblant plus à un grand-père qu'à un père, mais ressemblant davantage encore à une vieille grand'mère chancelante.

Le visage ridé, il était assis au coin du feu, se faisant des soucis à cause de la faiblesse de ses jambes, fatigué du monde, fatigué de vouloir, et il finit par étouffer un jour de sa trop grande pitié." -

"Vieux pape, interrompit alors Zarathoustra, as-tu vu cela de tes propres yeux? Il se peut bien que cela se soit passé ainsi: ainsi, et aussi autrement. Quand les dieux meurent, ils meurent toujours de plusieurs sortes de morts.

Eh bien! De telle ou de telle façon, de telle et de telle façon – il n'est plus! Il répugnait à mes yeux et à mes oreilles, je ne voudrais rien lui reprocher de pire.

J'aime tout ce qui a le regard clair et qui parle franchement. Mais lui – tu le sais bien, vieux prêtre, il avait quelque chose de ton genre, du genre des prêtres – il était équivoque.

Il avait aussi l'esprit confus. Que ne nous en a-t-il pas voulu, ce coléreux, de ce que nous l'ayons mal compris. Mais pourquoi ne parlait-il pas plus clairement?

Et si c'était la faute à nos oreilles, pourquoi nous donnait-il des oreilles qui l'entendaient mal? S'il y avait de la bourbe dans nos oreilles, eh bien! qui donc l'y avait mise?

Il y avait trop de chose qu'il ne réussissait pas, ce potier qui n'avait pas fini son apprentissage. Mais qu'il se soit vengé sur ses pots et sur ses créatures, parce qu'il les avait mal réussie; – cela fut un péché contre le bon goût.

Il y a aussi un bon goût dans la pitié: ce bon goût a fini par dire: "Enlevez-nous un pareil Dieu. Plutôt encore pas de Dieu du tout, plutôt encore organiser les destinées à sa tête, plutôt être fou, plutôt être soi-même Dieu!"

– "Qu'entends-je! dit en cet endroit le vieux pape en dressant l'oreille; ô Zarathoustra tu es plus pieux que tu ne le crois, avec une telle incrédulité. Il a dû y avoir un Dieu quelconque qui t'a converti à ton impiété.

N'est-ce pas ta piété même qui t'empêche de croire à un Dieu? Et ta trop grande loyauté finira par te conduire par delà le bien et le mal!

Vois donc, ce qui a été réservé pour toi? Tu as des yeux, une main et une bouche, qui sont prédestinés à bénir de toute éternité. On ne bénit pas seulement avec la main.

Auprès de toi, quoique tu veuilles être le plus impie, je sens une odeur secrète de longues bénédictions: je la sens pour moi, à la fois bienfaisante et douloureuse.

Laisse-moi être ton hôte, ô Zarathoustra, pour une seule nuit! Nulle par sur la terre je ne me sentirai mieux qu'auprès de toi!" -

"Amen! Ainsi soit-il! s'écria Zarathoustra avec un grand étonnement, c'est là-haut qu'est le chemin, qui mène à la caverne de Zarathoustra.

En vérité, j'aimerais bien t'y conduire moi-même, vénérable, car j'aime tous les hommes pieux. Mais maintenant un cri de détresse m'appelle en hâte loin de toi.

Dans mon domaine il ne doit arriver malheur à personne: ma caverne est un bon port. Et j'aimerais bien à remettre sur terre ferme et sur des jambes solides tous ceux qui sont tristes.

Mais qui donc t'enlèverait ta mélancolie des épaules? Je suis trop faible pour cela. En vérité, nous pourrions attendre longtemps jusqu'à ce que quelqu'un te ressuscite ton Dieu.

Car ce Dieu ancien ne vit plus: il est foncièrement mort, celui-là."

Ainsi parlait Zarathoustra.

LE PLUS LAID DES HOMMES

– Et de nouveau Zarathoustra erra par les monts et les forêts et ses yeux cherchaient sans cesse, mais nulle part ne se montrait celui qu'il voulait voir, le désespéré à qui la grande douleur arrachait ces cris de détresse. Tout le long de la route cependant, il jubilait dans son coeur et était plein de reconnaissance. "Que de bonnes choses m'a données cette journée, disait-il, pour me dédommager de l'avoir si mal commencée! Quels singuliers interlocuteurs j'ai trouvés!

Je vais à présent remâcher longtemps leurs paroles, comme si elles étaient de bons grains; ma dent les broiera, les moudra et les remoudra sans cesse, jusqu'à ce qu'elles coulent comme du lait en l'âme!" -

Mais à un tournant de route que dominait un rocher, soudain le paysage changea, et Zarathoustra entra dans le royaume de la mort. Là se dressaient de noirs et de rouges récifs: et il n'y avait ni herbe, ni arbre, ni chant d'oiseau. Car c'était une vallée que tous les animaux fuyaient, même les bêtes fauves; seule une espèce de gros serpents verts, horrible à voir, venait y mourir lorsqu'elle devenait vieille. C'est pourquoi les pâtres appelaient cette vallée: Mort-des-Serpents.

Zarathoustra, cependant, s'enfonça en de noirs souvenirs, car il lui semblait s'être déjà trouvé dans cette vallée. Et un lourd accablement s'appesantit sur son esprit: en sorte qu'il se mit à marcher lentement et toujours plus lentement, jusqu'à ce qu'il finit par s'arrêter. Mais alors, comme il ouvrait les yeux, il vit quelque chose qui était assis au bord du chemin, quelque chose qui avait figure humaine et qui pourtant n'avait presque rien d'humain – quelque chose d'innommable. Et tout d'un coup Zarathoustra fut saisi d'une grande honte d'avoir vu de ses yeux pareille chose: rougissant jusqu'à la racine de ses cheveux blancs, il détourna son regard, et déjà se remettait en marche, afin de quitter cet endroit néfaste. Mais soudain un son s'éleva dans le morne désert: du sol il monta une sorte de glouglou et un gargouillement, comme quand l'eau gargouille et fait glouglou la nuit dans une conduite bouchée; et ce bruit finit par devenir une voix humaine et une parole humaine: – cette voix disait:

"Zarathoustra , Zarathoustra! Devine mon énigme! Parle, parle! Quelle est la vengeance contre le témoin?

Arrête et reviens en arrière, là il y a du verglas! Prends garde, prends garde que ton orgueil ne se casse les jambes ici!

Tu te crois sage, ô fier Zarathoustra ! Devine donc l'énigme, toi qui brises les noix les plus dures, – devine l'énigme que je suis! Parle donc: qui suis-je?"

– Mais lorsque Zarathoustra eut entendu ces paroles, – que pensez-vous qu'il se passa en son âme? Il fut pris de compassion; et il s'affaissa tout d'un coup comme un chêne qui, ayant longtemps résisté à la cognée des bûcherons, – s'affaisse soudain lourdement, effrayant ceux-là même qui voulaient l'abattre. Mais déjà il s'était relevé de terre et son visage se faisait dur.

"Je te reconnais bien, dit-il d'une voix d'airain: tu es le meurtrier de Dieu. Laisse-moi m'en aller.

Tu n'as pas supporté celui qui te voyait, – qui te voyait constamment, dans toute ton horreur, toi, le plus laid des hommes! Tu t'es vengé de ce témoin!"

Ainsi parlait Zarathoustra et il se disposait à passer son chemin: mais l'être innommable saisit un pan de son vêtement et commença à gargouiller de nouveau et à chercher ses mots. "Reste!" dit-il enfin – "Reste! Ne passe pas ton chemin! J'ai deviné quelle était la cognée qui t'a abattu, sois loué, ô Zarathoustra de ce que tu es de nouveau debout!

Tu as deviné, je le sais bien, ce que ressent en son âme celui qui a tué Dieu, – le meurtrier de Dieu: Reste! Assieds-toi là auprès de moi, ce ne sera pas en vain.

Vers qui irais-je si ce n'est vers toi? Reste, assieds-toi. Mais ne me regarde pas! Honore ainsi – ma laideur!

Ils me persécutent: maintenant tu es mon suprême refuge. Non qu'ils me poursuivent de leur haine ou de leurs gendarmes: – oh! je me moquerais de pareilles persécutions, j'en serais fier et joyeux!

Les plus beaux succès ne furent-ils pas jusqu'ici pour ceux qui furent le mieux persécutés? Et celui qui poursuit bien apprend aisément à suivre: – aussi bien n'est-il pas déjà – par derrière! Mais c'est leur compassion – c'est leur compassion que je fuis et c'est contre elle que je cherche un refuge chez toi. O Zarathoustra, protège-moi, toi mon suprême refuge, toi le seul qui m'aies deviné: – tu as deviné ce que ressent en son âme celui qui a tué Dieu. Reste! Et si tu veux t'en aller, voyageur impatient: ne prends pas le chemin par lequel je suis venu. Ce chemin est mauvais.

M'en veux-tu de ce que, depuis trop longtemps, j'écorche ainsi mes mots? De ce que déjà je te donne des conseils? Mais sache-le, c'est moi, le plus laid des hommes, – celui qui a les pieds les plus grands et les plus lourds. Partout où moi j'ai passé, le chemin est mauvais. Je défonce et je détruis tous les chemins.

Mais j'ai bien vu que tu voulais passer en silence près de moi, et j'ai vu ta rougeur: c'est par là que j'ai reconnu que tu étais Zarathoustra.

Tout autre m'eût jeté son aumône, sa compassion, du regard et de la parole. Mais pour accepter l'aumône je ne suis pas assez mendiant, tu l'as deviné.

Je suis trop riche, riche en choses grandes et formidables, les plus laides et les plus innommables! Ta honte, ô Zarathoustra, m'a fait honneur!

A grand peine j'ai échappé à la cohue des miséricordieux, afin de trouver le seul qui, entre tous, enseigne aujourd'hui que "la compassion est importune" – c'est toi, ô Zarathoustra! – que ce soit la pitié d'un Dieu ou la pitié des hommes: la compassion est une offense à la pudeur. Et le refus d'aider peut être plus noble que cette vertu trop empressée à secourir.

Mais c'est cette vertu que les petites gens tiennent aujourd'hui pour la vertu par excellence, la compassion: ils n'ont point de respect de la grande infortune, de la grande laideur, de la grande difformité.

Mon regard passe au-dessus de tous ceux-là, comme le regard du chien domine les dos des grouillants troupeaux de brebis. Ce sont des êtres petits, gris et laineux, pleins de bonne volonté et d'esprit moutonnier.

Comme un héron qui, la tête rejetée en arrière, fait planer avec mépris son regard sur de plats marécages: ainsi je jette un coup d'oeil dédaigneux sur le gris fourmillement des petites vagues, des petites volontés et des petites âmes.

Trop longtemps on leur a donné raison, à ces petites gens: et c'est ainsi que l'on a fini par leur donner la puissance – maintenant ils enseignent: "Rien n'est bon que ce que les petites gens appellent bon."

Et ce que l'on nomme aujourd'hui "vérité", c'est ce qu'enseigne ce prédicateur qui sortait lui-même de leurs rangs, ce saint bizarre, cet avocat des petites gens qui témoignait de lui-même "je – suis la vérité".

C'est ce présomptueux qui est cause que depuis longtemps déjà les petites gens se dressent sur leurs ergots – lui qui, en enseignant "je suis la vérité", a enseigné une lourde erreur.

Fit-on jamais réponse plus courtoise à pareil présomptueux? Cependant, ô Zarathoustra, tu passas devant lui en disant: "Non! Non! Trois fois non!"

Tu as mis les hommes en garde contre son erreur, tu fus le premier à mettre en garde contre la pitié – parlant non pas pour tout le monde ni pour personne, mais pour toi et ton espèce.

Tu as honte de la honte des grandes souffrances; et, en vérité, quand tu dis: "C'est de la compassion que s'élève un grand nuage, prenez garde, ô humains!" – quand tu enseignes: "Tous les créateurs sont durs, tout grand amour est supérieur à sa pitié": ô Zarathoustra, comme tu me sembles bien connaître les signes du temps!

Mais toi-même – garde-toi de ta -propre- pitié! Car il y en a beaucoup qui sont en route vers toi, beaucoup de ceux qui se noient et qui gèlent. -

Je te mets aussi en garde contre moi-même. Tu as deviné ma meilleure et ma pire énigme, – qui j'étais et ce que j'ai fait. Je connais la cognée qui peut t'abattre.

Cependant – il fallut qu'il mourût: il voyait avec des yeux qui voyaient tout, – il voyait les profondeurs et les abîmes de l'homme, toutes ses hontes et ses laideurs cachées.

Sa pitié ne connaissait pas de pudeur: il fouillait les replis les plus immondes de mon être. Il fallut que mourût ce curieux, entre tous les curieux, cet indiscret, ce miséricordieux.

Il me voyait sans cesse moi; il fallut me venger d'un pareil témoin – si non cesser de vivre moi-même.

Le Dieu qui voyait tout, même l'homme: ce Dieu devait mourir! L'homme ne supporte pas qu'un pareil témoin vive."

Ainsi parlait le plus laid des hommes. Mais Zarathoustra se leva et s'apprêtait à partir: car il était glacé jusque dans les entrailles.

"Etre innommable, dit-il, tu m'as détourné de suivre ton chemin. Pour te récompenser, je te recommande le mien. Regarde, c'est là-haut qu'est la caverne de Zarathoustra.

Ma caverne est grande et profonde et elle a beaucoup de recoins; le plus caché y trouve sa cachette. Et près de là il y a cent crevasses et cent réduits pour les animaux qui rampent, qui voltigent et qui sautent.

O banni qui t'es bannis toi-même, tu ne veux plus vivre au milieu des hommes et de la pitié des hommes? Eh bien! fais comme moi! Ainsi tu apprendras aussi de moi; seul celui qui agit apprend.

Commence tout d'abord par t'entretenir avec mes animaux! L'animal le plus fier et l'animal le plus rusé – qu'ils soient pour nous deux les véritables conseillers!" -

Ainsi parlait Zarathoustra et il continua son chemin, plus pensif qu'auparavant et plus lentement, car il se demandait beaucoup de choses et ne trouvait pas aisément de réponses.

"Comme l'homme est misérable! pensait-il en son coeur, comme il est laid, gonflé de fiel et plein de honte cachée!

On me dit que l'homme s'aime soi-même: hélas, combien doit être grand cet amour de soi! Combien de mépris n'a-t-il pas à vaincre!

Celui-là aussi s'aimait en se méprisant, – il est pour moi un grand amoureux et un grand mépriseur.

Je n'ai jamais rencontré personne qui se méprisât plus profondément: cela aussi est de la hauteur. Hélas! celui-là était-il peut-être l'homme supérieur, dont j'ai entendu le cri de détresse?

J'aime les hommes du grand mépris. L'homme cependant est quelque chose qui doit-être surmonté." -

LE MENDIANT VOLONTAIRE

Lorsque Zarathoustra eut quitté le plus laid des hommes, il se sentit glacé et solitaire: car bien des pensées glaciales solitaires lui passèrent par l'esprit, en sorte que ses membres, à cause de cela, devinrent froids eux aussi. Mais comme il grimpait toujours plus loin, par monts et par vaux, tantôt le long de verts pâturages, parfois aussi sur de ravins pierreux et sauvages, dont un torrent impétueux avait jadis fait son lit: son coeur finit par se réchauffer et par se réconforter.

"Que m'est-il donc arrivé? se demanda-t-il, quelque chose de chaud et de vivant me réconforte, il faut que ce soit dans mon voisinage.

Déjà je suis moins seul; je pressens des compagnons, des frères inconnus qui rôdent autour de moi, leur chaude haleine émeut mon âme."

Mais comme il regardait autour de lui cherchant des consolateurs de sa solitude: voici, il aperçut des vaches rassemblées sur une hauteur; c'étaient elles dont le voisinage et l'odeur avaient réchauffé son coeur. Ces vaches cependant semblaient suivre avec attention un discours qu'on leur tenait et elles ne prenaient point garde au nouvel arrivant.

Mais quand Zarathoustra fur arrivé tout près d'elles, il entendit distinctement qu'une voix d'hommes s'élevait de leur milieu; et il était visible qu'elles avaient toutes la tête tournée du côté de leur interlocuteur.

Alors Zarathoustra gravit en toute hâte la hauteur et il dispersa les animaux, car il craignait qu'il ne fût arrivé là quelque malheur que la compassion des vaches aurait difficilement pu réparer. Mais en cela il s'était trompé; car, voici, un homme était assis par terre et semblait vouloir persuader aux bêtes de n'avoir point peur de lui. C'était un homme pacifique, un doux prédicateur de montagnes, dont les yeux prêchaient la bonté même. "Que cherches-tu ici?" s'écria Zarathoustra avec stupéfaction.

"Ce que je cherche ici? répondit-il: la même chose que toi, trouble-fête! c'est-à-dire le bonheur sur la terre.

C'est pourquoi je voudrais que ces vaches m'enseignassent leur sagesse. Car, sache-le, voici bien une demie matinée que je leur parle et elles allaient me répondre. Pourquoi les troubles-tu?

Si nous ne retournons en arrière et ne devenons comme les vaches, nous ne pouvons pas entrer dans le royaume des cieux. Car il y a une chose que nous devrions apprendre d'elles: c'est de ruminer.

Et, en vérité, quand bien même l'homme gagnerait le monde entier, s'il n'apprenait pas cette seule chose, je veux dire de ruminer, à quoi tout le reste lui servirait-il! Car il ne se déferait point de sa grande affliction, – de sa grande affliction qui s'appelle aujourd'hui dégoût: et qui donc n'a pas aujourd'hui du dégoût plein le coeur, plein la bouche, plein les yeux? Toi aussi! Toi aussi! Mais vois donc ces vaches!" -

Ainsi parla le prédicateur de la montagne, puis il tourna son regard vers Zarathoustra, – car jusqu'ici ses yeux étaient restés attachés avec amour sur les vaches: – mais soudain son visage changea. "Quel est celui à qui je parle? s'écria-t-il effrayé en se levant soudain de terre.

C'est ici l'homme sans dégoût, c'est Zarathoustra lui-même, celui qui a surmonté le grand dégoût, c'est bien l'oeil, c'est bien la bouche, c'est bien le coeur de Zarathoustra lui-même."

Et, en parlant ainsi, il baisait les mains de celui à qui il s'adressait, et ses yeux débordaient de larmes, et il se comportait tout comme si un présent ou un trésor précieux lui fût soudain tombé du ciel. Les vaches cependant contemplaient tout cela avec étonnement.

"Ne parle pas de moi, homme singulier et charmant! répondit Zarathoustra, en se défendant de ses caresses, parle-moi d'abord de toi! N'est-tu pas le mendiant volontaire, qui jadis jeta loin de lui une grande richesse, – qui eut honte de la richesse et des riches, et qui s'enfuit chez les plus pauvres, afin de leur donner son abondance et son coeur? Mais ils ne l'accueillirent point."

"Ils ne m'accueillirent point, dit le mendiant volontaire, tu le sais bien. C'est pourquoi j'ai fini par aller auprès des animaux et auprès de ces vaches."

"C'est là que tu as appris, interrompit Zarathoustra, combien il est plus difficile de bien donner que de bien prendre, que c'est un art de bien donner, que c'est la maîtrise dernière d'ingénieuse bonté."

"Surtout de nos jours, répondit le mendiant volontaire: aujourd'hui où tout ce qui est bas s'est soulevé, farouche et orgueilleux de son espèce: l'espèce populacière.

Car, tu le sais bien, l'heure est venue pour la grande insurrection de la populace et des esclaves, l'insurrection funeste, longue et lente: elle grandit et grandit toujours!

Aujourd'hui les petits se révoltent contre tout ce qui est bienfait et aumône; que ceux qui sont trop riches se tiennent donc sur leurs gardes!

Malheur à qui, tel un flacon ventru, s'égoutte lentement par un goulot trop étroit: – car c'est à ces flacons que l'on casse à présent volontiers le col.

Convoitise lubrique, envie fielleuse, âpre soif de vengeance, fierté populacière: tout cela m'a sauté au visage. Il n'est pas vrai que les pauvres soient bienheureux. Le royaume des cieux, cependant, est chez les vaches."

"Et pourquoi n'est-il pas chez les riches?" demanda Zarathoustra pour l'éprouver, tandis qu'il empêchait les vaches de flairer familièrement le pacifique apôtre.

"Pourquoi me tentes-tu? Répondit celui-ci. Tu le sais encore mieux que moi. Qu'est-ce donc qui m'a poussé vers les plus pauvres, ô Zarathoustra? N'était-ce pas le dégoût de nos plus riches? – de ces forçats de la richesse, qui, l'oeil froid, le coeur dévoré de pensées de lucre, savent tirer profit de chaque tas d'ordure – de toute cette racaille dont l'ignominie crie vers le ciel, – de cette populace dorée et falsifiée, dont les ancêtres avaient les doigts crochus, vautours ou chiffonniers, de cette gent complaisante aux femmes, lubrique et oublieuse: – car ils ne diffèrent guère des prostituées. -

Populace en haut! Populace en bas! Qu'importe aujourd'hui encore les "pauvres" et les "riches"! J'ai désappris de fair cette distinction et je me suis enfui, bien loin, toujours plus loin, jusqu'à ce que je sois venu auprès de ces vaches."

Ainsi parlait l'apôtre pacifique, et il soufflait et suait d'émotion à ses propres discours: en sorte que les vaches s'étonnèrent derechef. Mais Zarathoustra, tandis qu'il proférait ces dures paroles, le regardait toujours en face, avec un sourire, en secouant silencieusement la tête.

"Tu te fais violence, prédicateur de la montagne, en usant de mots si durs. Ta bouche et tes yeux ne sont pas nés pour de pareilles duretés.

Ni même ton estomac à ce qu'il me semble: car il n'est point fait pour tout ce qui est colère ou haine débordante. Ton estomac a besoin d'aliments plus doux: tu n'es pas un boucher.

Tu me sembles plutôt herbivore et végétarien. Peut-être mâchonnes-tu des grains. Tu n'es en tous les cas pas fait pour les joies carnivores et tu aimes le miel."

"Tu m'as bien deviné, répondit le mendiant volontaire, le coeur allégé. J'aime le miel, et je mâchonne aussi des grains, car j'ai cherché ce qui a bon goût et rend l'haleine pure: et aussi ce qui demande beaucoup de temps, et sert de passe-temps et de friandise aux doux paresseux et aux fainéants.

Ces vaches, à vrai dire, l'emportent sur tous en cet art: elles ont inventé de ruminer et de se coucher au soleil. Aussi s'abstiennent-elles de toutes les pensées lourdes et graves qui gonflent le coeur."

– " Eh bien! dit Zarathoustra : tu devrais voir aussi mes animaux, mon aigle et mon serpent, – ils n'ont pas aujourd'hui leur pareil sur la terre.

Regarde, voici le chemin qui conduit à ma caverne: sois son hôte pour cette nuit. Et parle, avec mes animaux, du bonheur des animaux, – jusqu'à ce que je rentre moi-même. Car à présent un cri de détresse m'appelle en hâte loin de toi. Tu trouves aussi chez moi du miel nouveau, du miel de ruches dorées d'une fraîcheur glaciale: mange-le!

Mais maintenant prends bien vite congé de tes vaches, homme singulier et charmant! quoi qu'il puisse t'en coûter. Car ce sont tes meilleurs amis et tes maîtres de sagesse!" -

"– A l'exception d'un seul que je leur préfère encore, répondit le mendiant volontaire. Tu es bon toi-même et meilleur encore qu'une vache, ô Zarathoustra!"

"Va-t'en, va-t'en! vilain flatteur! s'écria Zarathoustra en colère, pourquoi veux-tu me corrompre par toutes ces louanges et le miel de ces flatteries?

"Va-t'en, va-t'en loin de moi!" s'écria-t-il encore une fois en levant sa canne sur le tendre mendiant: mais celui-ci se sauva en toute hâte.

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