Loe raamatut: «Ainsi Parlait Zarathoustra», lehekülg 9

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DES HOMMES SUBLIMES

Il y a une mer en moi, son fond est tranquille: qui donc devinerait qu'il cache des monstres plaisants!

Inébranlable est ma profondeur, mais elle brille d'énigmes et d'éclats de rire.

J'ai vu aujourd'hui un homme sublime, un homme solennel un expiateur de l'esprit: comme mon âme s'est ri de sa laideur!

La poitrine en avant, semblable à ceux qui aspirent: il demeurait silencieux l'homme sublime:

Orné d'horribles vérités, son butin de chasse, et riche de vêtements déchirés; il y avait aussi sur lui beaucoup d'épines – mais je ne vis point de roses.

Il n'a pas encore appris le rire et la beauté. Avec un air sombre, ce chasseur est revenu de la forêt de la connaissance.

Il est rentré de la lutte avec des bêtes sauvages: mais son air sérieux reflète encore la bête sauvage – une bête insurmontée!

Il demeure là, comme un tigre qui veut faire un bond; mais je n'aime pas les âmes tendues comme la sienne; leurs réticences me déplaisent.

Et vous me dites, amis, que "des goûts et des couleurs il ne faut pas discuter". Mais toute vie est lutte pour les goûts et les couleurs!

Le goût, c'est à la fois le poids, la balance et le peseur; et malheur à toute chose vivante qui voudrait vivre sans la lutte à cause des poids, des balances et des peseurs!

S'il se fatiguait de sa sublimité, cet homme sublime: c'est alors seulement que commencerait sa beauté, – et c'est alors seulement que je voudrais le goûter, que je lui trouverais du goût.

Ce ne sera que lorsqu'il se détournera de lui-même, qu'il sautera par-dessus son ombre, et, en vérité, ce sera dans son soleil.

Trop longtemps il était assis à l'ombre, l'expiateur de l'esprit a vu pâlir ses joues; et l'attente l'a presque fait mourir de faim.

Il y a encore du mépris dans ses yeux et le dégoût se cache sur ses lèvres. Il est vrai qu'il repose maintenant, mais son repos ne s'est pas encore étendu au soleil.

Il devrait faire comme le taureau; et son bonheur devrait sentir la terre et non le mépris de la terre.

Je voudrais le voir semblable à un taureau blanc, qui souffle et mugit devant la charrue: et son mugissement devrait chanter la louange de tout ce qui est terrestre!

Son visage est obscur; l'ombre de la main se joue sur son visage. Son regard est encore dans l'ombre.

Son action elle-même n'est encore qu'une ombre projetée sur lui: la main obscurcit celui qui agit. Il n'a pas encore surmonté son acte.

Je goûte beaucoup chez lui l'échine du taureau: mais maintenant j'aimerais voir aussi le regard de l'ange.

Il faut aussi qu'il désapprenne sa volonté de héros: je veux qu'il soit un homme élevé et non pas seulement un homme sublime: – l'éther à lui seul devrait se soulever, cet homme sans volonté!

Il a vaincu des monstres, il a deviné des énigmes: mais il lui faudrait sauver aussi ses monstres et ses énigmes; il lui faudrait les transformer en enfants divins.

Sa connaissance n'a pas encore appris à sourire et à être sans jalousie; son flot de passion ne s'est pas encore calmé dans la beauté.

En vérité, ce n'est pas dans la satiété que son désir doit se taire et sombrer, mais dans la beauté. La grâce fait partie de la générosité de ceux qui ont la pensée élevée.

Le bras passé sur la tête: c'est ainsi que le héros devrait se reposer, c'est ainsi qu'il devrait surmonter son repos.

Mais c'est pour le héros que la beauté est la chose la plus difficile. La beauté est insaisissable pour tout être violent.

Un peu plus, un peu moins, c'est peu de chose et c'est beaucoup, c'est même l'essentiel.

Rester les muscles inactifs et la volonté déchargée: c'est ce qu'il y a de plus difficile pour vous autres hommes sublimes.

Quand la puissance se fait clémente, quand elle descend dans le visible: j'appelle beauté une telle condescendance.

Je n'exige la beauté de personne autant que de toi, de toi qui es puissant: que ta bonté soit ta dernière victoire sur toi-même.

Je te crois capable de toutes les méchancetés, c'est pourquoi j'exige de toi le bien.

En vérité, j'ai souvent ri des débiles qui se croient bons parce que leur patte est infirme!

Tu dois imiter la vertu de la colonne: elle devient toujours plus belle et plus fine à mesure qu'elle s'élève, mais plus résistante intérieurement.

Oui, homme sublime, un jour tu seras beau et tu présenteras le miroir à ta propre beauté.

Alors ton âme frémira de désirs divins; et il y aura de l'adoration dans ta vanité!

Car ceci est le secret de l'âme: quand le héros a abandonné l'âme, c'est alors seulement que s'approche en rêve – le super-héros. -

Ainsi parlait Zarathoustra.

DU PAYS DE LA CIVILISATION

J'ai volé trop loin dans l'avenir: un frisson d'horreur m'a assailli.

Et lorsque j'ai regardé autour de moi, voici, le temps était mon seul contemporain.

Alors je suis retourné, fuyant en arrière – et j'allais toujours plus vite: c'est ainsi que je suis venu auprès de vous, vous les hommes actuels, je suis venu dans le pays de la civilisation.

Pour la première fois, je vous ai regardés avec l'oeil qu'il fallait, et avec de bons désirs: en vérité je suis venu avec le coeur languissant.

Et que m'est-il arrivé? Malgré la peu que j'ai eue – j'ai dû me mettre à rire! Mon oeil n'a jamais rien vu d'aussi bariolé!

Je ne cessai de rire, tandis que ma jambe tremblait et que mon coeur tremblait, lui aussi: "Est-ce donc ici le pays de tous les pots de couleurs?" – dis-je.

Le visage et les membres peinturlurés de cinquante façons: c'est ainsi qu'à mon grand étonnement je vous voyais assis, vous les hommes actuels!

Et avec cinquante miroirs autour de vous, cinquante miroirs qui flattaient et imitaient votre jeu de couleurs!

En vérité, vous ne pouviez porter de meilleur masque que votre propre visage, hommes actuels! Qui donc saurait vous – reconnaître?

Barbouillés des signes du passé que recouvrent de nouveaux signes: ainsi que vous êtes bien cachés de tous les interprètes!

Et si l'on savait scruter les entrailles, à qui donc feriez-vous croire que vous avez des entrailles? Vous semblez pétris de couleurs et de bouts de papier collés ensemble.

Tous les temps et tous les peuples jettent pêle-mêle un regard à travers vos voiles; toutes les coutumes et toutes les croyances parlent pêle-mêle à travers vos attitudes.

Celui qui vous ôterait vos voiles, vos surcharges, vos couleurs et vos attitudes n'aurait plus devant lui que de quoi effrayer les oiseaux.

En vérité, je suis moi-même un oiseau effrayé qui, un jour, vous a vus nus et sans couleurs; et je me suis enfui lorsque ce squelette m'a fait des gestes d'amour.

Car je préférerais être manoeuvre dans l'enfer et chez les ombres du passé! – Les habitants de l'enfer ont plus de consistance que vous!

C'est pour moi l'amertume de mes entrailles de ne pouvoir vous supporter ni nus, ni habillés, vous autres hommes actuels!

Tout ce qui est inquiétant dans l'avenir, et tout ce qui a jamais épouvanté des oiseaux égarés, inspire en vérité plus de quiétude et plus de calme que votre "réalité".

Car c'est ainsi que vous parlez: "Nous sommes entièrement faits de réalité, sans croyance et sans superstition." C'est ainsi que vous vous rengorgez, sans même avoir de gorge!

Oui, comment pourriez-vous croire, bariolés comme vous l'êtes! – vous qui êtes des peintures de tout ce qui a jamais été cru.

Vous êtes des réfutations mouvantes de la foi elle-même; et la rupture de toutes les pensées. Êtres éphémères, c'est ainsi que je vous appelle. Vous les "hommes de la réalité"!

Toutes les époques déblatèrent les unes contre les autres dans vos esprits; et les rêves et les bavardages de toutes les époques étaient plus réels encore que votre raison éveillée!

Vous êtes stériles: c'est pourquoi vous manquez de foi. Mais celui qui devait créer possédait toujours ses rêves et ses étoiles – et il avait foi en la foi! -

Vous êtes des portes entr'ouvertes où attendent les fossoyeurs. Et cela es votre réalité: "Tout vaut la peine de disparaître."

Ah! comme vous voilà debout devant moi, hommes stériles, squelettes vivants! Et il y en a certainement parmi vous qui s'en sont rendu compte eux-mêmes.

Ils disaient: "Un dieu m'aurait-il enlevé quelque chose pendant que je dormais? En vérité, il y aurait de quoi en faire une femme!

La pauvreté de mes côtes est singulière!" ainsi parla déjà maint homme actuel.

Oui, vous me faites rire, hommes actuels! et surtout quand vous vous étonnez de vous-mêmes!

Malheur à moi si je ne pouvais rire de votre étonnement et s'il me fallait avaler tout ce que vos écuelles contiennent de répugnant!

Mais je vous prends à la légère, puisque j'ai des choses lourdes à porter; et que m'importe si des mouches se posent sur mon fardeau!

En vérité mon fardeau n'en sera pas plus lourd! Et ce n'est pas de vous, mes contemporains, que me viendra la grande fatigue. -

Hélas! où dois-je encore monter avec mon désir? Je regarde du haut de tous les sommets pour m'enquérir de patries et de terres natales.

Mais je n'en ai trouvé nulle part: je suis errant dans toutes les villes, et, à toutes les portes, je suis sur mon départ.

Les hommes actuels vers qui tout à l'heure mon coeur était poussé sont maintenant pour moi des étrangers qu'excitent mon rire; je suis chassé des patries et des terres natales.

Je n'aime donc plus que le pays de mes enfants, la terre inconnue parmi les mers lointaines: c'est elle que ma voile doit chercher sans cesse.

Je veux me racheter auprès de mes enfants d'avoir été le fils de mes pères: je veux racheter de tout l'avenir – ce présent! -

Ainsi parlait Zarathoustra.

DE L'IMMACULÉE CONNAISSANCE

Lorsque hier la lune s'est levée, il me semblait qu'elle voulût mettre au monde un soleil, tant elle s'étalait à l'horizon, lourde et pleine.

Mais elle mentait avec sa grossesse; et plutôt encore je croirais à l'homme dans la lune qu'à la femme.

Il est vrai qu'il est très peu homme lui aussi, ce timide noctambule. En vérité, il passe sur les toits avec une mauvaise conscience.

Car il est plein de convoitise et de jalousie, ce moine dans la lune; il convoite la terre et toutes les joies de ceux qui aiment.

Non, je ne l'aime pas, ce chat de gouttières; ils me dégoûtent, tous ceux qui épient les fenêtres entr'ouvertes.

Pieux et silencieux, il passe sur des tapis d'étoiles: – mais je déteste tous les hommes qui marchent sans bruit, et qui ne font pas même sonner leurs éperons.

Les pas d'un homme loyal parlent; mais le chat marche à pas furtifs. Voyez, la lune s'avance, déloyale comme un chat. -

Je vous donne cette parabole, à vous autres hypocrites sensibles, vous qui cherchez la "connaissance pure"! C'est vous que j'appelle – lascifs!

Vous aimez aussi la terre et tout ce qui est terrestre: je vous ai bien devinés! – mais il y a dans votre amour de la honte et de la mauvaise conscience, – vous ressemblez à la lune.

On a persuadé à votre esprit de mépriser tout ce qui est terrestre, mais on n'a pas persuadé vos entrailles: pourtant elles sont ce qu'il y a de plus fort en vous!

Et maintenant votre esprit a honte d'obéir à vos entrailles et il suit des chemins dérobés et trompeurs pour échapper à sa propre honte.

"Ce serait pour moi la chose la plus haute – ainsi se parle à lui-même votre esprit mensonger – de regarder la vie sans convoitise et non comme les chiens avec la langue pendante.

"Être heureux dans la contemplation, avec la volonté morte, sans rapacité et sans envie égoïste – froid et gris sur tout le corps, mais les yeux enivrés de lune.

"Ce serait pour moi la bonne part – ainsi s'éconduit lui-même celui qui a été éconduit – d'aimer la terre comme l'aime la lune et de ne toucher sa beauté que des yeux.

"Et voici ce que j'appelle l'immaculée connaissance de toutes choses: ne rien demander aux choses que de pouvoir s'étendre devant elles, ainsi qu'un miroir aux cent regards." -

Hypocrites sensibles et lascifs! Il vous manque l'innocence dans le désir: et c'est pourquoi vous calomniez le désir!

En vérité, vous n'aimez pas la terre comme des créateurs, des générateurs, joyeux de créer!

Où y a-t-il de l'innocence? Là où il y a la volonté d'engendrer. Et celui qui veut créer au-dessus de lui-même, celui-là possède à mes yeux la volonté la plus pure.

Où a-t-il de la beauté? Là où il faut que je veuille de toute ma volonté; où je veux aimer et disparaître, afin qu'une image ne reste pas image seulement.

Aimer et disparaître: ceci s'accorde depuis des éternités. Vouloir aimer, c'est aussi être prêt à la mort. C'est ainsi que je vous parle, poltrons!

Mais votre regard louche et efféminé veut être "contemplatif"! Et ce que l'on peut approcher avec des yeux pusillanimes doit être appelé "beau"! O vous qui souillez les noms les plus nobles!

Mais ceci doit être votre malédiction, hommes immaculés qui cherchez la connaissance pure, que vous n'arriviez jamais à engendrer: quoique vous soyez couchés à l'horizon lourds et pleins.

En vérité, vous remplissez votre bouche de nobles paroles: et vous voudriez nous faire croire que votre coeur déborde, menteurs?

Mais mes paroles sont des paroles grossières, méprisées et informes, et j'aime à recueillir ce qui, dans vos festins, tombe sous la table.

Elles me suffisent toujours – pour dire la vérité aux hypocrites! Oui, mes arêtes, mes coquilles et mes feuilles de houx doivent – vous chatouiller le nez, hypocrites!

Il y a toujours de l'air vicié autour de vous et autour de vos festins: car vos pensées lascives, vos mensonges et vos dissimulations sont dans l'air!

Ayez donc tout d'abord le courage d'avoir foi en vous-mêmes – en vous-mêmes et en vos entrailles! Celui qui n'a pas foi en lui-même ment toujours.

Vous avez mis devant vous le masque d'un dieu, hommes "purs": votre affreuse larve rampante s'est cachée sous le masque d'un dieu.

En vérité, vous en faites accroire, "contemplatifs"! Zarathoustra, lui aussi, a été dupe de vos peaux divines; il n'a pas deviné quels serpents remplissaient cette peau.

Dans vos jeux, je croyais voir jouer l'âme d'un dieu, hommes qui cherchez la connaissance pure! Je ne connaissais pas de meilleur art que vos artifices!

La distance qui me séparait de vous me cachait des immondices de serpent et de mauvaises odeurs: et je ne savais pas que la ruse d'un lézard rôdât par ici, lascive.

Mais je me suis approché de vous: alors le jour m'est venu – et maintenant il vient pour vous, – les amours de la lune sont leur déclin!

Regardez-la donc! Elle est là-haut, surprise et pâle – devant l'aurore!

Car déjà l'aurore monte, ardente, – son amour pour la terre approche! Tout amour de soleil est innocence et désir de créateur.

Regardez donc comme l'aurore passe impatiente sur la mer! Ne sentez-vous pas la soif et la chaude haleine de son amour?

Elle veut aspirer la mer, et boire ses profondeurs: et le désir de la mer s'élève avec ses mille mamelles.

Car la mer veut être baisée et aspirée par le soleil; elle veut devenir air et hauteur et sentier de lumière, et lumière elle-même!

En vérité, pareil au soleil, j'aime la vie et toutes les mers profondes.

Et ceci est pour moi la connaissance: tout ce qui est profond doit monter – à ma hauteur! -

Ainsi parlait Zarathoustra.

DES SAVANTS

Tandis que j'étais endormi, une brebis s'est mise à brouter la couronne de lierre qui ornait ma tête, – et en mangeant elle disait: "Zarathoustra n'est plus un savant."

Après quoi, elle s'en alla, dédaigneuse et fière. Voilà ce qu'un enfant m'a raconté.

J'aime à être étendu, là ou jouent les enfants, le long du mur lézardé, sous les chardons et les rouges pavots.

Je suis encore un savant pour les enfants et aussi pour les chardons et les pavots rouges. Ils sont innocents, même dans leur méchanceté.

Je ne suis plus un savant pour les brebis: ainsi le veut mon sort. – Qu'il soit béni!

Car ceci est la vérité: je suis sorti de la maison des savants en claquant la porte derrière moi.

Trop longtemps mon âme affamée fut assise à table, je ne suis pas comme eux, dressé pour la connaissance comme pour casser des noix.

J'aime la liberté et l'air sur la terre fraîche; j'aime encore mieux dormir sur les peaux de boeufs que sur leurs honneurs et leurs dignités.

Je suis trop ardent et trop consumé de mes propres pensées: j'y perds souvent haleine. Alors il me faut aller au grand air et quitter les chambres pleines de poussière.

Mais ils sont assis au frais, à l'ombre fraîche: ils veulent partout n'être que des spectateurs et se gardent bien de s'asseoir où le soleil darde sur les marches.

Semblables à ceux qui stationnent dans la rue et qui bouche bée regardent les gens qui passent: ainsi ils attendent aussi, bouche bée, les pensées des autres.

Les touche-t-on de la main, ils font involontairement de la poussière autour d'eux, comme des sacs de farine; mais qui donc se douterait que leur poussière vient du grain et de la jeune félicité des champs d'été?

S'ils se montrent sages, je suis horripilé de leurs petites sentences et de leurs vérités: leur sagesse a souvent une odeur de marécage: et, en vérité, j'ai déjà entendu les grenouilles coasser dans leur sagesse!

Ils sont adroits et leurs doigts sont agiles: que veut ma simplicité auprès de leur complexité! Leurs doigts s'entendent à tout ce qui est filage et nouage et tissage: ainsi ils tricotent les bas de l'esprit!

Ce sont de bonnes pendules: pourvu que l'on ait soin de les bien remonter! Alors elles indiquent l'heure sans se tromper et font entendre en même temps un modeste tic-tac.

Ils travaillent, semblables à des moulins et à des pilons: qu'on leur jette seulement du grain! – ils s'entendent à moudre le grain et à le transformer en blanche farine.

Avec méfiance, ils se surveillent les doigts les uns aux autres. Inventifs et petites malices, ils épient ceux dont la science est boiteuse – ils guettent comme des araignées.

Je les ai toujours vu préparer leurs poisons avec précaution; et toujours ils couvraient leurs doigts de gants de verre.

Ils savent aussi jouer avec des dés pipés; et je les ai vus jouer avec tant d'ardeur qu'ils en étaient couverts de sueur.

Nous sommes étrangers les uns aux autres et leurs vertus me sont encore plus contraires que leurs faussetés et leurs dés pipés.

Et lorsque je demeurais parmi eux, je demeurais au-dessus d'eux. C'est pour cela qu'ils m'en ont voulu.

Ils ne veulent pas qu'on leur dise que quelqu'un marche au-dessus de leurs têtes; et c'est pourquoi ils ont mis du bois, de la terre et des ordures, entre moi et leurs têtes.

Ainsi ils ont étouffé le bruit de mes pas; et jusqu'à présent ce sont les plus savants qui m'ont le moins bien entendu.

Ils ont mis entre eux et moi toutes les faiblesses et toutes les fautes des hommes: – dans leurs demeures ils appellent cela "faux plancher".

Mais malgré tout je marche au-dessus de leur tête avec mes pensées; et si je voulais même marcher sur mes propres défauts, je marcherais encore au-dessus d'eux et de leur tête.

Car les hommes ne sont point égaux: ainsi parle la justice. Et ce que je veux ils n'auraient pas le droit de le vouloir! -

Ainsi parlait Zarathoustra.

DES POÈTES

"Depuis que je connais mieux le corps, – disait Zarathoustra à l'un de ses disciples – l'esprit n'est plus pour moi esprit que dans une certaine mesure; et tout ce qui est "impérissable" – n'est aussi que symbole."

"Je t'ai déjà entendu parler ainsi, répondit le disciple; et alors tu as ajouté: "Mais les poètes mentent trop." Pourquoi donc disais-tu que les poètes mentent trop?"

"Pourquoi? dit Zarathoustra. Tu demandes pourquoi? Je ne suis pas de ceux qu'on a le droit de questionner sur leur pourquoi.

Ce que j'ai vécu est-il donc d'hier? Il y a longtemps que j'ai vécu les raisons de mes opinions.

Ne faudrait-il pas que je fusse un tonneau de mémoire pour pouvoir garder avec moi mes raisons?

J'ai déjà trop de peine à garder mes opinions; il y a bien des oiseaux qui s'envolent.

Et il m'arrive aussi d'avoir dans mon colombier une bête qui n'est pas de mon colombier et qui m'est étrangère; elle tremble lorsque j'y mets la main.

Pourtant que tu disais un jour Zarathoustra? Que les poètes mentent trop. – Mais Zarathoustra lui aussi est un poète.

Crois-tu donc qu'en cela il ait dit la vérité? Pourquoi le crois-tu?"

Le disciple répondit: "Je crois en Zarathoustra." Mais Zarathoustra secoua la tête et se mit à sourire.

La foi ne me sauve point, dit-il, la foi en moi-même moins que toute autre.

Mais, en admettant que quelqu'un dise sérieusement que les poètes mentent trop: il aurait raison, – nous mentons trop.

Nous savons aussi trop peu de choses et nous apprenons trop mal: donc il faut que nous mentions.

Et qui donc, parmi nous autres poètes, n'aurait pas falsifié son vin? Bien des mixtures empoisonnées ont été faites dans nos caves, l'indescriptible a été réalisé.

Et puisque nous savons peu de choses, nous aimons du fond du coeur les pauvres d'esprit, surtout quand ce sont des jeunes femmes!

Et nous désirons même les choses que les vieilles femmes se racontent le soir. C'est ce que nous appelons en nous-même l'éternel féminin.

Et, en nous figurant qu'il existe un chemin secret qui mène au savoir et qui se dérobe à ceux qui apprennent quelque chose, nous croyons au peuple et à sa "sagesse".

Mais les poètes croient tous que celui qui est étendu sur l'herbe, ou sur un versant solitaire, en dressant l'oreille, apprend quelque chose de ce qui se passe entre le ciel et la terre.

Et s'il leur vient des émotions tendres, les poètes croient toujours que la nature elle-même est amoureuse d'eux:

Et qu'elle se glisse à leur oreille pour y murmurer des choses secrètes et des paroles caressantes. Ils s'en vantent et s'en glorifient devant tous les mortels!

Hélas! il y a tant de choses entre le ciel et la terre que les poètes sont les seuls à avoir rêvées!

Et surtout au-dessus du ciel: car tous les dieux sont des symboles et des artifices de poète.

En vérité, nous sommes toujours attirés vers les régions supérieures – c'est-à-dire vers le pays des nuages: c'est là que nous plaçons nos ballons multicolores et nous les appelons Dieux et Surhumains.

Car ils sont assez légers pour ce genre de sièges! – tous ces Dieux et ces Surhumains.

Hélas! comme je suis fatigué de tout ce qui est insuffisant et qui veut à toute force être événement! Hélas! comme je suis fatigué des poètes!

Quand Zarathoustra eut dit cela, son disciple fut irrité contre lui, mais il se tut. Et Zarathoustra se tut aussi; et ses yeux s'étaient tournés à l'intérieur comme s'il regardait dans le lointain. Enfin il se mit à soupirer et à prendre haleine.

Je suis d'aujourd'hui et de jadis, dit-il alors; mais il y a quelque chose en moi qui est de demain, et d'après-demain, et de l'avenir.

Je suis fatigué des poètes, des anciens et des nouveaux. Pour moi ils sont tous superficiels et tous des mers desséchées.

Ils n'ont pas assez pensé en profondeur: c'est pourquoi leur sentiment n'est pas descendu jusque dans les tréfonds.

Un peu de volupté et un peu d'ennui: c'est ce qu'il y eut encore de meilleur dans leurs méditations.

Leurs arpèges m'apparaissent comme des glissements des fuites de fantômes; que connaissaient-ils jusqu'à présent de l'ardeur qu'il y a dans les sons! -

Ils ne sont pas non plus assez propres pour moi: ils troublent tous leurs eaux pour les faire paraître profondes.

Ils aiment à se faire passer pour conciliateurs, mais ils restent toujours pour moi des gens de moyens-termes et de demi-mesures, troubleurs et mal-propres! -

Hélas! j'ai jeté mon filet dans leurs mers pour attraper de bons poissons, mais toujours j'ai retiré la tête d'un dieu ancien.

C'est ainsi que la mer a donné une pierre à l'affamé. Et ils semblent eux-mêmes venir de la mer.

Il est certain qu'on y trouve des perles: c'est ce qui fait qu'ils ressemblent d'autant plus à de durs crustacés. Chez eux j'ai souvent trouvé au lieu d'âme de l'écume salée.

Ils ont pris à la mer sa vanité; la mer n'est-elle pas le paon le plus vain entre tous les paons?

Même devant le buffle le plus laid, elle étale sa roue; elle déploie sans se lasser la soie et l'argent de son éventail de dentelles.

Le buffle regarde avec colère, son âme est tout près du sable, plus près encore du fourré, mais le plus près du marécage.

Que lui importe la beauté et la mer et la splendeur du paon! Tel est le symbole que je dédie aux poètes.

En vérité leur esprit lui-même est le paon le plus vain entre tous les paons et une mer de vanité!

L'esprit du poète veut des spectateurs: ne fût-ce que des buffles! -

Pourtant je me suis fatigué de cet esprit: et je vois venir un temps où il sera fatigué de lui-même.

J'ai déjà vu les poètes se transformer et diriger leur regard contre eux-mêmes.

J'ai vu venir des expiateurs de l'esprit: c'est parmi les poètes qu'ils sont nés. -

Ainsi parlait Zarathoustra.

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