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Loe raamatut: «Œuvres complètes de lord Byron, Tome 6», lehekülg 13

Font:

IV.

Extrait de l'ouvrage: Histoire d'Italie, par P.L. Ginguené, tome IX, chap. 36, page 144, édition de Paris, mdcccxix.

Il y a une prédiction fort singulière sur Venise: «Si tu ne changes pas, dit-il à cette république altière, ta liberté, qui déjà s'enfuit, ne comptera pas un siècle après la millième année!»

En faisant remonter l'époque de la liberté vénitienne jusqu'à l'établissement du gouvernement sous lequel la république a fleuri, on trouvera que l'élection du premier Doge date de 697; et si on y ajoute un siècle après mille, c'est-à-dire onze cents ans, on trouvera encore que le sens de la prédiction est littéralement celui-ci: «Ta liberté ne comptera pas jusqu'à l'an 1797.» Rappelez-vous maintenant que Venise a cessé d'être libre en l'an 5 de la république française, ou en 1796; vous verrez qu'il n'y eut jamais de prédiction plus précise et plus ponctuellement suivie de l'effet. Vous noterez donc comme très-remarquable ces trois vers de l'Alamanni adressés à Venise, que personne pourtant n'a remarqués:

 
Se non cangì pensier, l' un secol solo
Non conterà sopra l' millesimo anno
Tua libertà che va fuggendo a volo.
 

Bien des prophéties ont passé pour telles, et bien des gens ont été appelés prophètes à meilleur marché.

L'auteur des Esquisses descriptives de l'Italie; etc., l'un des Tours publiés depuis peu par centaines, se montre extrêmement jaloux de prévenir l'accusation de plagiat que pourraient lui faire les lecteurs de Childe-Harold et Beppo. Il ajoute que la coïncidence présumée de son livre avec ces ouvrages peut encore moins être attribuée aux secours de ma conversation, attendu qu'il a plusieurs fois rejeté l'offre qu'on lui faisait en Italie de m'être présenté.

J'ignore quelle peut être cette personne; mais il faut qu'il ait été trompé par tous ceux qui, plusieurs fois, offrirent de me le présenter, attendu que j'ai toujours refusé de voir tout Anglais avec qui je n'avais pas de relations antérieures, quand même ils avaient des lettres de l'Angleterre. Si son assertion n'est pas un mensonge, je prie cette personne de ne pas croire plus long-tems qu'elle aurait pu être introduite chez moi, car il n'est rien que j'aie évité aussi soigneusement que toute espèce de commerce avec ses compatriotes, excepté le très-petit nombre de ceux qui résidaient à Venise ou que je connaissais auparavant. Quiconque lui fit une pareille proposition était doué d'une impudence seulement égale à celle d'un homme qui hasarderait la même assertion sans qu'elle fût fondée. Le fait est que j'ai une horreur profonde de tout contact avec les voyageurs anglais, comme pourraient l'attester, si la chose en valait la peine, mon ami le général Hoppner, consul, et la comtesse Benzoni dont la maison est surtout fréquentée par eux. J'ai été persécuté par ces Touristes jusque dans mes courses à cheval sur les bords du Lido, et pour les éviter je me suis vu réduit à faire les plus ennuyeux détours. J'ai plusieurs fois répété à Mme Benzoni le refus de leur rendre visite, et d'un millier de présentations qu'on sollicita, je n'en ai accepté que deux, et elles venaient de deux dames irlandaises.

Je ne serais pas descendu à de pareilles niaiseries si l'impudence de cet Esquisseur ne m'avait pas obligé de réfuter une assertion sotte et gratuitement impertinente. Je parle ainsi, car quel profit pouvait tirer le lecteur d'apprendre que l'auteur avait plusieurs fois refusé de m'être présenté, même si le fait eût été vrai, ce dont il est permis de douter? A l'exception des Lords Lansdown, Jersey et Landerdale; de MM. Scott, Hammond, Sir Humphry Davy, feu M. Lewis, W. Bankes, M. Hoppner, Thomas Moore, Lord Kinnaird et son frère, M. Joy et M. Hobhouse, je ne me souviens pas d'avoir échangé un mot avec quelqu'autre Anglais depuis mon départ de leur pays et presque toutes ces personnes je les connaissais auparavant. Quant aux autres, et Dieu sait qu'ils étaient quelques centaines, ils me fatiguèrent de leurs lettres et de leur empressement, mais j'ai refusé toute espèce de communication avec eux et je serais fier et heureux qu'ils voulussent bien partager sur ce point mes sentimens.

FIN DE L'APPENDICE.

LE DÉFIGURÉ TRANSFIGURÉ25
DRAME

AVERTISSEMENT

Cet ouvrage est fondé en partie sur un roman intitulé: Les Trois Frères, publié il y a quelques années, et qui déjà avait inspiré à M.G. Lewis son Wood Demon (Démon des bois); et en partie sur le Faust de l'illustre Goëthe. On ne publie aujourd'hui que les deux premières parties de ce drame, et le chœur d'ouverture de la troisième. Peut-être donnera-t-on plus tard le reste.

PERSONNAGES

INCONNU, ensuite CÉSAR.

ARNOLD.

BOURBON.

PHILIBERT.

CELLINI.

BERTHE.

OLIMPIE.

Esprits, Soldats, Citoyens de Rome, Prêtres.

Paysans, etc.

LE DÉFIGURÉ TRANSFIGURÉ

PREMIÈRE PARTIE

SCÈNE PREMIÈRE
(Une forêt.)
Entrent ARNOLD et BERTHE, sa mère
BERTHE

Va-t'en, bossu!

ARNOLD

Je suis né comme cela, mère!

BERTHE

Va-t'en, incube! diable de nuit! avorton unique entre sept frères.

ARNOLD

Avorton? que ne le suis-je! Je voudrais n'avoir jamais vu le jour!

BERTHE

Je le voudrais aussi! mais puisque tu l'as reçu, – va-t'en, va-t'en, et fais de ton mieux. Tu as un dos fait pour porter sa charge; il est plus haut, sinon aussi large que celui des autres.

ARNOLD

Oui, il porte son fardeau; – mais mon cœur, ma mère, soutiendra-t-il ce dont vous le chargez? Je vous aime, ou du moins je vous ai aimée; il n'y a que vous, dans la nature, qui puissiez chérir un être tel que moi. Vous m'avez nourri; de grâce, ne me tuez pas.

BERTHE

Oui, je t'ai nourri, parce que tu étais mon premier né; je ne savais si j'aurais jamais d'autre enfant que toi, caprice monstrueux de la nature. Mais, va-t'en, te dis-je, et ramasse du bois.

ARNOLD

J'y consens; mais au moins, quand je vous le rapporterai, parlez-moi avec douceur. Je sais bien que mes frères sont aussi beaux, aussi forts, aussi libres que les animaux sauvages qu'ils poursuivent; mais ne me repoussez pas: n'avons-nous pas sucé le même lait?

BERTHE

Oui, comme le hérisson qui vient à minuit téter la féconde mère du jeune taureau; et le lendemain, quand arrive la laitière, elle trouve les pis vides et desséchés. N'appelle pas frères, tes frères! ne m'appelle pas ta mère; si je t'ai mis au monde, je l'ai fait comme la poule insensée qui quelquefois, en couvant d'autres œufs que les siens, fait éclore des vipères. Ours mal léché! sors d'ici. (Berthe sort.)

ARNOLD, seul

Oh! ma mère! – Elle s'en va, et il faut faire ce qu'elle me dit. – J'obéirai péniblement, mais sans me plaindre; que ne puis-je, en retour, espérer un seul mot de tendresse. Oh ciel! que ferai-je? (il se met à couper du bois: en le faisant, il se blesse la main.) Voilà mon travail fait pour aujourd'hui. Maudit soit le sang qui coule si fort de ma main; car il va me valoir au logis un surcroît de malédiction. – Et quel logis? Je n'ai pas de logis, pas de parens, pas d'amis; je suis fait autrement que les autres, et je ne suis admis ni à leurs jeux, ni à leurs plaisirs. Pourquoi donc me blessé-je comme eux? Oh! pourquoi chacune de ces gouttes, en tombant à terre, n'en fait-elle pas jaillir un serpent pour leur rendre tout le mal qu'ils me font? Pourquoi le diable, auquel ils me comparent, ne fait-il rien pour son image? Je partage sa forme, qu'il me donne donc sa puissance! Mais, sans doute, c'est parce que je n'ai pas son instinct; car un seul mot affectueux de celle qui m'a porté, me réconcilierait encore avec mon odieuse figure. Lavons ma blessure. (Il s'approche d'une fontaine et se baisse pour y plonger la main: tout d'un coup il s'arrête en tressaillant.) Ils ont raison; le miroir de la nature me montre tel qu'elle m'a fait. Non, je n'y regarderai plus; à peine si j'ose penser à ce qu'il m'a révélé. Hideuse créature que je suis! l'eau elle-même se moque de l'ombre de mes traits; on dirait qu'un démon est dans cette fontaine pour faire peur aux troupeaux qui voudraient s'y désaltérer. (Moment de silence.) Et je vivrai! fardeau insupportable à la terre, opprobre de celle même qui me donna la vie! Toi, qui coules si abondamment d'une égratignure, ô sang! laisse-moi voir si tu ne jaillirais pas plus largement encore, pour me délivrer enfin de la charge de mes maux sur la terre, en lui rendant les atômes qui forment mon horrible corps, en lui permettant d'en former tout reptile autre que moi-même, et un univers de nouveaux insectes. Voici le couteau! voyons s'il saura séparer de la création ce fruit d'une déplorable erreur de la nature, comme il arrache les vers, rejetons de la forêt. (Il pose le couteau à terre, la pointe levée.) Le voilà posé, et je puis me laisser tomber sur lui. Mais, pourtant, un regard encore sur cette belle journée, qui ne présente rien de laid que moi-même; sur le doux soleil, dont les rayons parviennent jusqu'à moi, mais en vain; et les oiseaux, quelle allégresse dans leurs chants! qu'ils continuent, je ne souhaite pas d'être pleuré; j'aime mieux qu'Arnold ait pour glas funéraire leurs plus joyeux accens; que les feuilles, en tombant, forment mon tombeau; que le murmure de la source voisine soit ma seule élégie. Et maintenant, couteau, puisses-tu ne pas fléchir plus que moi-même en recevant de toi la mort! (Il fait un mouvement pour se jeter sur le couteau; tout-à-coup ses yeux s'arrêtent sur la fontaine qui paraît en mouvement.) Que vois-je? la fontaine s'agite sans le souffle du vent! Mais les rides d'une source changeraient-elles ma résolution? Non, non. Cependant, elle s'agite encore! Les eaux frémissent, non par l'impulsion de l'air, mais par je ne sais quel pouvoir des régions internes. Qu'est-ce? une vapeur! elle est passée.

(Un nuage sort de la fontaine; Arnold le regarde immobile d'étonnement
Le nuage se dissipe, et à sa place paraît un grand homme noir.)
ARNOLD

Que voulez-vous? parlez, – esprit ou homme?

INCONNU

Homme est l'un et l'autre; pourquoi dire autre chose?

ARNOLD

Votre figure est celle d'un homme; et cependant vous êtes peut-être le diable.

INCONNU

Tant d'hommes sont ce que l'on suppose ou appelle par ce nom: vous êtes libre de me mettre dans cette classe, sans faire trop d'injure à l'un ou à l'autre. Mais continuez, vous voulez vous tuer; – suivez votre dessein.

ARNOLD

Vous m'avez troublé.

INCONNU

Belle résolution que quelque chose peut jamais troubler! Si j'étais, comme vous le croyez, le diable, un instant de plus vous mettait, et pour toujours, par votre suicide, en mon pouvoir; et, pourtant, c'est ma venue qui vous sauve.

ARNOLD

Je n'ai pas dit que vous étiez le démon, mais que votre approche semblait tenir de lui.

INCONNU

À moins que vous n'ayez l'habitude de sa société (et vous ne semblez guère habitué à une aussi haute compagnie), vous ne pouvez pas dire comment il s'approche; et quant à sa figure, jetez les yeux sur cette fontaine, puis sur moi, et vous jugerez qui de nous deux ressemble le mieux aux pieds fourchus qui épouvantent l'imagination des imbécilles.

ARNOLD

Pouvez-vous, – osez-vous me reprocher ma laideur originelle!

INCONNU

Si je songeais à reprocher au buffle le pied fourchu que je te vois, ou au rapide dromadaire la sublime élévation qui couronne tes épaules, ces animaux se féliciteraient du compliment; et, pourtant, ces deux êtres sont plus agiles, plus vigoureux, plus durs au travail et à la peine que toi-même, et que tous les plus beaux et les plus hardis de ton espèce. Ta forme est très-naturelle; seulement, la nature s'est méprise en te prodiguant des avantages qui ne sont pas du domaine des autres hommes.

ARNOLD

Donne-moi donc la vigueur des pieds du buffle quand il fait voler la poussière à la vue de son ennemi qui approche, ou donne-moi la longue et patiente douceur du dromadaire, ce vaisseau flottant dans les sables du désert, – et je supporterai tes diaboliques sarcasmes, avec la résignation d'un saint.

INCONNU

Volontiers.

ARNOLD, surpris

Tu le pourrais?

INCONNU

Peut-être. – Voulez-vous quelque chose de plus?

ARNOLD

Tu te moques de moi.

INCONNU

Moi! non. Pourquoi rirais-je de celui dont tout le monde rit? ce serait, à mon avis, un pauvre plaisir. Pour te parler dans la langue des hommes (car tu ne saurais encore comprendre la mienne), le chasseur des bois ne suit pas le misérable lapin, il s'attache aux pas de l'ours, du loup ou du lion; il laisse le moindre gibier aux petits bourgeois qui quittent un seul jour dans l'année leurs foyers pour remplir leurs chaudrons domestiques de cette plate curée. Que la canaille s'acharne après toi; pour moi, je puis, à cette heure, me moquer d'un être au-dessus d'eux.

ARNOLD

Ne perds donc pas ton tems auprès de moi: je ne te cherchais pas.

INCONNU

Vos pensées ne me sont pas si étrangères. Ne me renvoyez pas. On ne me rappelle pas aisément quand on désire de moi quelque service.

ARNOLD

Et que veux-tu faire pour moi?

INCONNU

Changer, si vous voulez, de forme avec vous, puisque la vôtre vous désespère; ou bien vous donner toute autre figure que vous désirerez.

ARNOLD

Oh! alors vous êtes vraiment le diable, car nul autre ne consentirait à prendre ainsi mes traits.

INCONNU

Je te ferai voir les plus belles figures que le monde ait jamais portées, et je t'en laisserai le choix.

ARNOLD

A quelles conditions?

INCONNU

C'est une question. Il n'y a qu'un instant, pour ressembler aux autres hommes, vous auriez donné votre ame; et voilà que vous hésitez à prendre les traits des demi-dieux.

ARNOLD

Non, je n'en veux pas. Je ne dois pas compromettre mon ame.

INCONNU

Et quelle ame, digne de ce nom, voudrait demeurer dans une telle carcasse?

ARNOLD

C'est une ame non désespérée, quelle que soit la triste enveloppe qui l'emprisonne. Mais désignez votre pacte; faut-il le signer avec du sang?

INCONNU

Non pas, du vôtre même.

ARNOLD

Et de qui donc?

INCONNU

Nous en causerons plus tard. Mais je serai de bonne composition, car je vois en vous de grandes choses. Vous n'aurez d'autre lien que votre volonté, d'autre engagement que vos œuvres. Êtes-vous content?

ARNOLD

Je te prends au mot.

INCONNU

Eh bien! allons, – (l'inconnu s'approche de la fontaine, et se retournant vers Arnold,) quelques gouttes de votre sang.

ARNOLD

Et pourquoi?

INCONNU

Pour mêler au charme de cette eau, et en confirmer l'effet.

ARNOLD, présentant son bras blessé

Prends-le tout.

INCONNU

Non, pour l'instant quelques gouttes me suffisent. (Il met quelques gouttes du sang d'Arnold dans sa main et les jette dans la fontaine.) Ombre de beauté, ombre de puissance, rendez-vous à votre poste. – L'heure en est venue: que vos formes aimables et flexibles sortent du fond de cette source comme on voit le géant aux formes vaporeuses s'élancer des sommets de la montagne de Hartz26. Venez telles que vous êtes, et que nos yeux puissent voir dans l'air le modèle, brillant comme l'Iris quand elle jette son croissant dans l'étendue, de la figure que je veux former; – tel est son désir (désignant Arnold) et tel est mon commandement! Démons héroïques, démons qui prîtes autrefois le manteau du stoïcien et du sophiste, ou celui des conquérans qui respirèrent pour détruire, depuis l'enfant de la Macédoine jusqu'à tant d'innombrables Romains; – ombre de beauté, ombre de puissance! l'heure est venue, à votre devoir!

(Divers fantômes sortent de l'ombre et passent successivement devant
l'étranger et Arnold.)
ARNOLD

Que vois-je?

INCONNU

Le Romain aux yeux noirs et au nez d'aigle, qui ne connut jamais de vainqueur, et qui ne vit jamais de contrée qu'il ne soumît à Rome, tandis que Rome devenait sa proie et celle de tous les héritiers de son nom.

ARNOLD

Ce fantôme est chauve, et je veux de la beauté; ne puis-je acquérir sa gloire sans me soustraire à ses défauts?

INCONNU

Vous le voyez; son front était garni de plus de lauriers que de cheveux. Choisissez ou rejetez. Je ne puis que vous promettre ses traits; quant à sa gloire il faut long-tems l'ambitionner et combattre, pour mériter de l'obtenir.

ARNOLD

Je veux aussi me battre, mais non pas comme une copie de César. Fais-le disparaître: son aspect peut être beau, mais il n'est pas de mon goût.

INCONNU

Alors vous êtes bien plus difficile à séduire que la sœur de Caton, que la mère de Brutus, ou que Cléopâtre à seize ans, quand l'amour pénètre par les yeux, non moins que par le cœur. Mais soit! ombre, disparais! (Le fantôme de Jules César disparaît.)

ARNOLD

Se peut-il que l'homme qui ébranla la terre disparaisse ainsi sans laisser la moindre trace!

INCONNU

Vous vous trompez, sa substance a laissé derrière lui assez de tombeaux, assez de calamités et plus de gloire qu'il n'en fallait pour prolonger sa mémoire; quant à son ombre elle n'est rien de plus que la nôtre, si ce n'est quelques pouces et une verticale plus régulière. En voici une autre.

(Un second fantôme passe.)
ARNOLD

Quel est-il?

INCONNU

C'était le plus beau et le plus brave des Athéniens. Regardez-le bien.

ARNOLD

Il est en effet plus séduisant que l'autre. Que de beauté!

INCONNU

Tel fut le fils de Clinias à la chevelure bouclée; veux-tu revêtir sa figure?

ARNOLD

Que ne suis-je né avec elle! Mais puisque je puis choisir encore, passons outre.

(L'ombre d'Alcibiade disparaît.)
INCONNU

Tiens! regarde!

ARNOLD

Comment! cette espèce de satyre, court, basané, au nez rompu, aux yeux ronds, aux larges narines et à la physionomie de Silène! cette jambe tortue et cette piteuse stature! j'aime mieux rester tel que je suis.

INCONNU

Il était pourtant ce que la terre avait de beauté intellectuelle plus parfaite; c'était la vertu même personnifiée. Mais vous le rejetez.

ARNOLD

Non pas, si ses traits pouvaient me douer de ce qui les faisait oublier.

INCONNU

Je n'ai pas le pouvoir de le promettre; mais vous pouvez l'essayer et voir si les chances de vertus sont plus grandes sous un pareil masque que sous le vôtre.

ARNOLD

Non, je ne suis pas né pour la philosophie, bien que tout en moi doive me faire une loi d'en user. Fais-le disparaître.

INCONNU

Redeviens air, buveur de ciguë!

(L'ombre de Socrate disparaît, une autre s'élève.)
ARNOLD

Quel est maintenant ce front large et cette barbe frisée qui rappellerait le vigoureux aspect d'Hercule si ses yeux égrillards n'appartenaient plutôt à Bacchus qu'au triste vainqueur du monde infernal quand il repose appuyé sur sa massue et comme s'il réfléchissait à l'indignité de ceux pour qui il avait combattu?

INCONNU

Mais tu vois celui qui par amour perdit l'ancien monde.

ARNOLD

Je ne le blâmerais pas, moi, qui risque mon ame parce que je n'ai pas trouvé ce qu'il consentit à échanger contre l'empire de la terre.

INCONNU

Eh bien! puisque vous semblez vous accorder si bien, vous allez prendre ses traits?

ARNOLD

Non, comme vous me laissez le choix, je suis difficile; ne serait-ce que pour voir des héros que je n'aurais jamais contemplés qu'après ma mort, sur les rives du pâle fleuve de l'éternité.

INCONNU

Disparais, triumvir, ta Cléopâtre t'attend.

(L'ombre d'Antoine disparaît: une autre s'élève.)
ARNOLD

Quel est celui-ci? il a le regard d'un demi-dieu, son teint est frais et coloré, ses cheveux d'or, et sa taille, si elle ne dépasse pas celle des mortels, a cependant une trace d'immortalité. – Quelque chose de brillant l'entoure et ne semble que l'émanation d'un éclat intérieur plus vif encore. Est-ce qu'il ne fut rien qu'un homme?

INCONNU

Demande à la terre si elle conserve quelques atômes de lui, ou même de l'or bien autrement solide qui formait son urne.

ARNOLD

Quelle était cette gloire du genre humain?

INCONNU

La honte de la Grèce pendant la paix, son foudre pendant la guerre. – C'est Démétrius le Macédonien, et le preneur de villes.

ARNOLD

Un autre.

INCONNU, s'adressant à l'ombre

Retourne au giron de ta Lamia.

(L'ombre de Démétrius Poliorcète disparaît: une autre s'élève.)
INCONNU, poursuivant

Je vous en montrerai bien d'autres; ne craignez rien, mon cher bossu: si l'ombre de ceux qui existèrent ne sont pas de votre goût, j'animerai le marbre idéal jusqu'à ce que votre ame soit contente de sa nouvelle enveloppe.

ARNOLD

Content! mon choix est arrêté.

INCONNU

Je suis forcé de vous en faire mon compliment, c'est le divin enfant de la déesse des ondes, le fils chevelu de Pelée, aux tresses belles et blondes comme les vagues embaumées du riche Pactole, roulantes sur des sables d'or; vois comme elles sont nuancées de cristal et gracieusement ondulées par les vents, telles enfin qu'elles furent vouées au Sperchius! Contemple-le tout entier; c'est ainsi qu'il parut devant Polyxène en face de l'autel, les yeux remplis d'amour et fixés sur sa Troyenne fiancée. Quelques regrets de la mort d'Hector et des larmes de Priam se joignent à la vive passion que lui inspire la vierge aux regards baissés dont la jeune main tremble dans celle qui fit mourir son frère. Tel il parut dans le temple; regarde-le comme la Grèce regardait pour la dernière fois son plus illustre héros, l'instant avant que Paris tendît son arc.

ARNOLD

Je le regarde comme si j'étais l'ame dont il va devenir la forme.

INCONNU

Vous avez bien fait, la plus extrême laideur ne pouvait se troquer que contre la plus extrême beauté, s'il faut ajouter foi à ce proverbe des hommes, que les extrêmes se touchent.

ARNOLD

Allons, hâte-toi! je suis impatient.

INCONNU

Oui, comme une jeune beauté devant son miroir; tous deux vous vous figurez ce que vous n'êtes pas, et vous rêvez ce que vous devez être.

ARNOLD

Faut-il donc attendre?

INCONNU

Non, tu serais trop malheureux, mais un mot seulement: sa taille est de douze coudées; voudrais-tu donc dépasser si énormément celle des hommes de ton siècle et devenir un Titan? ou (pour parler en termes théologiques) un enfant d'Anak27?

ARNOLD

Pourquoi pas?

INCONNU

Ambition glorieuse, je t'aime surtout dans les nains, un mortel de stature philistine aurait avec empressement troqué son corps de Goliath contre le petit David; mais toi, mon petit singe, tu préfères de beaucoup l'apparence d'un héros à sa gloire. Tes vœux seront accomplis s'ils sont tels que tu viens de les exprimer, et cependant tu aurais sur les hommes bien plus d'empire en te montrant à eux sous des formes plus rapprochées des leurs; tous vont se soulever contre toi comme pour chasser quelque mammouth nouvellement découvert; et leurs maudits engins, leurs couleuvrines et le reste entrouvriront l'armure de notre ami plus facilement que la flèche adultère n'atteignit le talon que Thétis oublia de baptiser dans le Styx.

ARNOLD

Eh bien! qu'il en soit comme il te plaira.

INCONNU

Tu seras beau comme l'objet que tu vois, fort comme il le fut, et-

ARNOLD

Je ne demande pas sa valeur, les êtres difformes sont toujours assez téméraires, il est dans leur nature de surpasser les autres hommes du côté de l'ame et du cœur et de redevenir ainsi leurs égaux, – que dis-je, leurs supérieurs. Il y a dans leurs mouvemens irréguliers un aiguillon qui les pousse à faire ce que ne peuvent les autres et ce que pourtant ils sont également libres de faire, et c'est ainsi qu'ils savent balancer l'avarice d'une nature marâtre; c'est à force d'intrépidité qu'ils sollicitent les faveurs de la fortune et que souvent ils les obtiennent comme Timour, le Tartare boiteux.

INCONNU

Bien dit! et sans doute tu vas conserver ta première forme. Il ne tient qu'à moi de dissiper cette ombre qui allait se transformer en chair pour rehausser une ame intrépide qui n'a pas besoin d'elle.

ARNOLD

Si nul esprit ne m'avait offert la possibilité d'un changement, j'aurais fait de mon mieux pour m'ouvrir une carrière en dépit de l'odieuse difformité qui, semblable à une montagne, pesait mortellement sur moi. A la vue d'un homme plus heureux j'aurais toujours senti sur mon cœur comme sur mes épaules une masse de haine et de désespoir. J'aurais toujours contemplé, avec un soupir de douleur et non d'amour, la beauté, dans le sexe qui est le type de tout ce que nous connaissons ou rêvons de beau par de là le monde qu'il charme; bien que mon cœur fût tout amour, je n'aurais pas tenté de toucher celle qui n'aurait pu me payer de retour à la vue de cette odieuse enveloppe qui me condamne à la solitude. Bien plus j'aurais attendu la mort sans la désirer si ma mère ne m'avait pas repoussé de ses bras. La femelle de l'ours lèche ses petits pour les rendre moins difformes; ma mère n'avait pas l'espoir de me rendre moins laid, que ne m'exposa-t-elle comme les femmes de Sparte, avant que j'eusse le sentiment passionné de la vie? j'aurais été un morceau de terre de la vallée, plus heureux mille fois de n'être rien que tel que je suis. Mais enfin, bien que le plus laid, le plus humble et le plus abject des hommes, le courage aurait pu me rendre tel que tant d'autres héros d'une laideur comparable à la mienne. Vous m'avez vu maître de ma propre vie et désireux de la quitter; et celui qui peut mourir ainsi est le maître de tous ceux qui craignent la mort.

INCONNU

Choisissez entre ce que vous fûtes et ce que vous pouvez être.

ARNOLD

Mon choix est fait; vous avez ouvert une perspective plus brillante pour mes yeux et plus douce pour mon cœur. Dans ma forme actuelle, je puis être craint, admiré, chéri et respecté de tout l'univers, à l'exception de ceux de mon espèce, dont l'amour seul pouvait m'être précieux. J'ai le choix de plusieurs formes: je prends celle qui est devant mes yeux. Hâte-toi.

INCONNU

Et moi, laquelle prendrai-je?

ARNOLD

Sans doute, celui qui commande à toutes les formes choisira la plus noble, et quelque chose de supérieur, même à celle du fils de Pelée que nous venons de voir. Ce sera peut-être celle de son assassin, du beau Pâris, ou mieux encore du dieu des poètes, dont chaque membre sera déjà un modèle de poésie.

INCONNU

Je me contenterai de moins, car j'aime trop le changement.

ARNOLD

Votre figure est noire, mais non pas déplaisante.

INCONNU

Si je voulais choisir, je me rendrais plus blanc; mais j'ai pour le noir un penchant. – Il est aussi décent, et de plus, la honte ne saurait le faire rougir, ou la crainte pâlir; mais voilà bien assez de tems que je le porte, et je vais le troquer avec votre figure.

ARNOLD

Ma figure?

INCONNU

Oui, vous changerez avec le fils de Thétis; moi, avec la progéniture de Berthe. Les goûts sont divers: vous avez le vôtre, j'ai le mien.

ARNOLD

Allons, dépêchons!

INCONNU

Nous y voici. (L'Inconnu prend un peu de terre, il la façonne sur le gazon; puis s'adressant au fantôme d'Achille.) Ombre charmante du fils de Thétis endormie sur le gazon qui recouvre l'antique Troie, je modèle ton image avec la terre rouge qui composa celle d'Adam28, ainsi qu'avait fait le créateur dont je veux imiter les actions. Boule de terre, reçois la vie jusqu'à ce que la rose soit aussi fraîche sur tes joues qu'à l'instant où elle s'épanouit. Et vous, violette que je touche, prêtez à ses yeux votre nuance! Ondes éclairées du soleil, devenez pour lui des ruisseaux de sang; que ces boutons d'hyacinthe, devenus ses beaux et flottans cheveux, se répandent le long de ses tempes comme ils se balançaient dans l'air! qu'il ait pour cœur le marbre que je tire de ce roc; que sa voix soit comme le gazouillement des oiseaux sur ce chêne! que sa chair soit formée de cette terre délicate dans laquelle s'alongent les racines du lis et qui boit la rosée la plus pure! que ses jambes soient les plus légères, que son aspect soit le plus radieux que la terre ait pu jamais contempler! Élémens, approchez, mêlez-vous à ma voix, reconnaissez-moi pour votre maître! Rayons du soleil, animez cette exhalation de la terre! C'en est fait; il a pris son rang dans la création.

(Arnold tombe sans mouvement; son ame passe dans la figure d'Achille, le fantôme disparaît peu à peu à mesure que s'anime la figure pétrie de terré.)
ARNOLD, dans sa nouvelle forme

J'aime, et je serai donc aimé! O vie! enfin je te sens! esprit de gloire!

INCONNU

Arrêtez, que ferez-vous de votre première enveloppe, de cette horrible, sale et repoussante difformité qui naguère était vous?

ARNOLD

Qu'importe! que les loups ou les oiseaux s'en emparent, s'ils le veulent.

INCONNU

S'ils le font, s'ils n'ont pas de répugnance pour elle, vous direz ainsi-soit-il; vous féliciterez les champs d'en être purifiés.

ARNOLD

Laissons-la, et ne songeons pas à ce qu'elle peut devenir.

INCONNU

Voilà de la dureté, sinon de l'ingratitude. Quel qu'il soit, ce corps a soutenu long-tems votre ame.

ARNOLD

Oui, de même que le fumier recélait la perle qui, maintenant montée sur or, brille entre les pierres précieuses.

INCONNU

Mais si je donne une autre forme, il faut que ce soit comme par échange et non par l'effet d'un larcin. Ceux qui font des hommes sans l'intervention de la femme paient depuis long-tems une sorte de patente pour ce commerce, et ils ne se soucient pas d'employer la contrebande. Le diable peut prendre les hommes et non pas les faire, bien qu'il recueille le bénéfice d'une véritable fabrication humaine. Il faut donc trouver quelqu'un qui reprenne la figure que vous venez de quitter.

ARNOLD

Et qui le voudra jamais?

INCONNU

Je ne le sais pas, voilà pourquoi je me dévoue.

ARNOLD

Vous?

INCONNU

Je l'avais dit avant de vous revêtir de cette robe de beauté dont vous êtes si fier.

ARNOLD

Il est vrai, la joie subite de ma métamorphose me fait tout oublier.

INCONNU

Je serai dans quelques momens tel que vous étiez, et vous vous verrez toujours vous-même à vos côtés, et tel que votre ombre.

ARNOLD

Je m'en passerais fort bien.

INCONNU

Mais cela est impossible. Eh quoi! déjà vous frémissez tel que vous êtes en voyant ce que vous fûtes?

ARNOLD

Il en sera ce que vous voudrez.

INCONNU. Il étend sur la terre la première forme d'Arnold

Terre non morte, mais inanimée! nul homme ne voudrait te revêtir, et cependant un immortel ne songe pas à te dédaigner. Tu es terre, et pour l'esprit toute terre est d'un mérite égal. Feu! sans lequel rien ne peut vivre; feu! dans lequel cependant nul ne peut vivre excepté la fabuleuse Salamandre, ou les ames à jamais tourmentées qui implorent ce qui ne pardonne jamais, hurlent pour obtenir une goutte d'eau, et brûlent dans des flammes inextinguibles; feu! le seul élément où nul être ne conserve sa forme passagère, ni le poisson, ni le quadrupède, ni l'oiseau, ni le ver; feu! sauvegarde et meurtrier de l'homme; feu! enfant premier-né de la création et fatal instrument de la destruction quand le ciel aura rejeté la terre; feu! viens m'aider à renouveler la vie dans la forme que je contemple inerte et glacée: son retour à la vie dépend de nous deux; jette une faible étincelle, – et soudain il reprendra son premier mouvement, seulement c'est mon esprit qui l'animera.

25.(retour) Cette traduction peut seule rendre l'espèce de jeu de mots du titre original: The Deformed Transformed.
26.La montagne de Hartz.
  Les montagnes et les forêts qui portent ce nom sont dans la principauté de Wolfenbuttel (Basse-Saxe).
27.Un enfant d'Anak.
  Anak; premier géant de la race des enfans de Dieu ou de Seth. De son nom, les géans sont appelés dans l'Écriture Anachim.
28.(retour) Adam signifie terre rouge, de laquelle le premier homme fut formé.(Note de Lord Byron.)