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Jacques

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III.
DE FERNANDE A CLÉMENCE

Tilly, le…

Ma chère, j'ai fait aujourd'hui une découverte qui m'a laissé une impression singulière. En écoutant lire la rédaction de notre contrat de mariage, j'ai appris que Jacques avait trente-cinq ans. Certainement ce n'est pas là un âge avancé; et d'ailleurs on n'a jamais que l'âge qu'on paraît avoir, et à la première vue je lui avais imaginé dix années de moins. Cependant je ne sais pas pourquoi le son de ces syllabes, trente-cinq ans! m'a épouvantée; j'ai regardé Jacques d'un air étonné et peut-être même fâché, comme s'il m'eût fait jusque-là un mensonge. Il est certain pourtant qu'il ne m'a jamais parlé de son âge, et que je n'ai jamais songé à le lui demander. Je suis sûre qu'il me l'aurait dit sur-le-champ, car il parait très indifférent à ces choses-là, et il ne s'est pas seulement aperçu de l'effet que faisait sur moi et sur plusieurs des personnes présentes la découverte de ses trente-cinq ans.

Moi qui le trouvais déjà un peu vieux pour moi en lui en attribuant trente! J'ai beau faire, Clémence, je t'avoue que je suis contrariée de cette différence d'âge entre nous; il me semble à présent que Jacques est beaucoup moins mon camarade et mon ami que je ne l'imaginais; il se rapproche plutôt de l'âge d'un père; et, au fait, il pourrait être le mien, il a dix-huit ans de plus que moi! Cela me fait un peu de peur, et modifie peut-être l'affection que j'avais pour lui. Autant que je puis exprimer ce qui se passe en moi, je crois que ma confiance et mon estime augmentent, tandis que mon enthousiasme et mon orgueil diminuent; enfin, je suis beaucoup moins joyeuse ce soir que je ne l'étais ce matin, voilà ce que je ne saurais me dissimuler. Ta lettre me revient toujours à l'esprit, et je pense à cet homme vieux et froid que tu as cru voir en lui. Cependant, Clémence, si tu voyais comme Jacques est beau, comme il a une tournure élégante et jeune, comme il a les manières douces et franches, le regard affectueux, la voix harmonieuse et fraîche! tu en serais, je parie, amoureuse aussi. J'ai été frappée et séduite par toutes ces choses-là dès le premier moment, et chaque jour j'ai été plus touchée de ces manières, de ce regard et du son de cette voix; mais il est bien vrai que je n'ai pas encore eu la hardiesse et le sang-froid de l'examiner. Quand il arrive, je le regarde avec joie en lui disant bonjour, et, dans ce moment-là, il a dix-sept ans comme moi; mais ensuite je n'ose plus guère fixer les yeux sur lui, car les siens sont toujours sur moi. A tout ce qui pourrait faire naître sur ses traits une expression nouvelle, je m'aperçois que c'est moi qui suis observée, et il ne m'est pas possible d'observer à mon tour. A quoi bon l'observerais-je, d'ailleurs? que verrais-je en lui qui ne me plût pas? et qu'aurais-je l'habileté de deviner s'il se donnait la moindre peine pour se rendre impénétrable? Je suis si jeune! et lui… il doit avoir tant d'expérience!.. Quand il m'a observée ainsi, et que je lève sur lui un regard timide, comme pour recevoir mon arrêt, je trouve sur sa figure tant d'affection, de contentement, une sorte d'approbation muette si délicate et si douce, que je me rassure et me sens heureuse. Je vois que tout ce que je fais, tout ce que je dis, tout ce que je pense, plaît à Jacques, et qu'au lieu d'un censeur sévère j'ai en lui un être sympathique, un ami indulgent, peut-être un amant aveugle!

Ah! tiens, j'ai tort de gâter mon bonheur et d'affaiblir mon amour par ces petites recherches. Que m'importent quelques années de plus ou de moins? Jacques est beau, excellent, vertueux, estimé et admiré de tous ceux qui le connaissent, et il m'aime, je suis sûre de cela; que puis-je demander de plus?

IV.
DE CLÉMENCE A FERNANDE

De l'Abbaye-aux-Bois. Paris, le…

Je reçois tes deux lettres à la fois: deux plaisirs en même temps! Ce serait presque trop, ma chère Fernande, si ces plaisirs n'étaient un peu inquiétés et troublés par toutes les incertitudes que me cause ta situation. Tu me demandes des conseils sur l'affaire la plus importante et la plus délicate de la vie; tu me demandes des éclaircissements sur des choses que je ne sais pas, sur des personnes que je ne connais pas, sur des faits que je n ai pas vus; comment veux-tu que je réponde? Je ne puis que tirer, des indices que tu me donnes, quelque jugement incertain, expectatif, que tu feras très-bien d'examiner longtemps, et de soumettre à de nouvelles recherches avant de l'adopter.

Je ne connais pas M. Jacques; je ne puis donc savoir à quel point lu peux passer par-dessus les immenses inconvénients de cette différence d'âge; mais je puis et je dois te les signaler d'une manière générale. C'est à toi de les rejeter si tu es sûre qu'il n'y ait pas lieu à en faire l'application.

On prétend que les hommes commencent la vie sociale plus tard que les femmes, et qu'ils sont plus jeunes de raisonnement et d'expérience à trente ans que les femmes à vingt; je crois que cela est faux. Un homme est obligé de se faire un état ou de se chercher une position sociale au sortir du collège; une jeune personne, au sortir du couvent, trouve sa position toute faite, soit qu'on la marie, soit que ses parents la tiennent pour quelques années encore auprès d'eux. Travailler à l'aiguille, s'occuper des petits soins de l'intérieur, cultiver la superficie de quelques talents, devenir épouse et mère, s'habituer à allaiter et à laver des enfants, voilà ce qu'on appelle être une femme faite. Moi, je pense qu'en dépit de tout cela une femme de vingt-cinq ans, si elle n'a pas vu le monde depuis son mariage, est encore un enfant. Je pense que le monde qu'elle a vu étant demoiselle, dansant au bal sous l'oeil de ses parents, ne lui a rien appris du tout, si ce n'est la manière de s'habiller, de marcher, de s'asseoir et de faire la révérence. Il y a autre chose à apprendre dans la vie, et les femmes l'apprennent tard et à leurs dépens. Il ne suffit pas d'avoir de la grâce, de la décence, une sorte d'esprit; il ne suffit pas d'avoir allaité proprement ses enfants et tenu sa maison en ordre pendant quelques années pour être à l'abri de tous les dangers qui peuvent porter de mortelles atteintes au bonheur. Que de choses apprend un homme, au contraire, dans l'exercice de cette liberté illimitée qui lui est accordée à peine au sortir de l'adolescence! que d'expériences rudes, que de sévères leçons, que de déceptions mûrissantes il peut mettre à profit seulement dans le cours de la première année! que d'hommes et de femmes il a pu étudier à l'âge où la femme n'a encore connu que son père et sa mère!

Il est donc faux qu'un homme de vingt-cinq ans soit du même âge qu'une fille de quinze, et que, pour faire une union raisonnablement assortie, il faille établir dix ans de différence entre le mari et la femme. Il est bien vrai que le mari doit être le protecteur et le guide; puisqu'il doit être le maître, il est à désirer qu'il soit un maître prudent et éclairé. Mais, à âge presque égal, il a bien assez de cette espèce de supériorité sur sa femme; s'il en a beaucoup plus, il en abuse, il devient grondeur, pédant ou despote.

Supposons que M. Jacques soit incapable d'être jamais rien d'approchant; accordons-lui toutes les belles qualités. Je ne te parle pas d'amour, moi: je te fais la part bien grande en te disant que je ne le crois pas absolument nécessaire dans le mariage, et je doute que tu en aies réellement pour ton fiancé; à ton âge ou prend pour de l'amour la première affection qu'on éprouve. Je te parle d'amitié seulement, et je te dis que le bonheur d'une femme est perdu quand elle ne peut pas considérer son mari comme son meilleur ami. Es-tu bien sûre de pouvoir être maintenant la meilleure amie d'un homme de trente-cinq ans? Sais-tu ce que c'est que l'amitié? Sais-tu ce qu'il faut de sympathie pour la faire naître? quels apports de goûts, de caractères et d'opinions sont nécessaires pour la maintenir? Quelles sympathies peuvent donc exister entre deux êtres qui, par la différence de leur âge, reçoivent des mêmes objets des sensations tout opposées? quand ce qui attire l'un repousse l'autre, quand ce qui parait estimable au plus âgé est ennuyeux au plus jeune, quand ce qui semble agréable et touchant à la femme est dangereux ou ridicule aux yeux du mari? As-tu pensé à tout cela, pauvre Fernande? N'es-tu pas aveuglée par ce besoin d'aimer qui tourmente misérablement les jeunes filles? N'est-tu pas abusée aussi par une certaine vanité secrète dont tu ne te ronds pas compte? Tu es pauvre, et un nomme riche te recherche et t'épouse. Il a des châteaux, des terres; il a une belle figure, de beaux chevaux, des habits bien faits; il te semble charmant, parce que tout le monde le dit. Ta mère, qui est la femme la plus intéressée, la plus fausse et la plus adroite du monde, arrange les choses de manière à ce que vous ne puissiez pas vous éviter. Elle te fait peut-être croire qu'il est amoureux de toi, après lui avoir fait croire que tu étais amoureuse de lui, tandis que vous ne vous aimez peut-être ni l'un ni l'autre. Toi, tu es comme ces petites pensionnaires, qui ont par hasard un cousin, et qui en sont inévitablement amoureuses, parce que c'est le seul homme qu'elles connaissent. Tu es noble de coeur, je le sais, et tu ne t'occupes pas plus des richesses de M. Jacques que si elles n'existaient pas; mais tu es femme, et tu n'es pas insensible à la gloire d'avoir fait, par ta beauté et ta douceur, un de ces miracles que la société voit avec surprise, parce qu'ils sont rares en effet: un homme riche épousant une fille pauvre.

Mais je te mets en colère, je parie; je t'en prie, ma chère enfant, ne prends pas tout cela trop au sérieux. Ce sont des choses que je t'engage à te dire courageusement à toi-même et sur lesquelles il faut que tu t'interroges sévèrement; il est très-possible que tu n'aies rien de commun avec elles. Alors ce sera quelques feuilles de papier que j'aurai barbouillées d'encre pour te rendre service, et qui ne seront bonnes à rien. Je veux te dire une autre chose qui, chez moi, n'est pas le résultat d'un raisonnement, mais d'une répugnance instinctive; je t'engage donc à t'en préoccuper assez légèrement. Je n'aime pas que le visage montre un âge différent de celui qu'on a. Cela me fait venir toutes sortes d'idées superstitieuses, et, quelque folles et injustes qu'elles pussent être, il me serait impossible d'accorder ma confiance à une personne sur l'âge de laquelle je me serais trompée de dix ans au premier coup d'oeil. Dans le cas où elle m'aurait semblé plus jeune qu'elle ne l'est en effet, je penserais que l'égoïsme, la sécheresse du coeur, ou une froide nonchalance, l'ont empêchée de sentir l'atteinte des douleurs humaines, ou l'ont rendue habile à éviter les fatigues morales qui vieillissent tous les hommes. Dans le cas contraire, je penserais que les vices, la débauche, ou au moins une certaine sorte de fausse exaltation, l'ont précipitée dans des désordres et dans des fatigues qui l'ont vieillie plus que de raison; en un mot, je ne verrais pas sans stupeur et sans effroi une infraction évidente aux lois de la nature: il y a toujours là quelque chose de mystérieux qu'il faudrait examiner. Mais que peu ton examinera ton âge, et quand l'empressement de changer d'état et de position avant un mois nous ferme les yeux sur tous les dangers?

 

Tu dis que M. Jacques est aimé et estime de tous ceux qui le connaissent; il me semble que ceux qui le connaissent et qui ont pu t'en parler sont en petit nombre. Si je repasse les chapitres de tes lettres précédentes où il en est question, je trouve que ce nombre se réduit à deux amis, M. Borel et sa femme. Ta mère l'a connu lorsqu'il était âgé de dix ans, et comme elle était liée avec son père, elle peut avoir eu des renseignements très précis sur son héritage. Je crois qu'elle ne s'est pas souciée d'autre chose, pas même de te signaler le notable inconvénient d'avoir dix-huit ans de moins que ton mari. Elle savait très-bien l'âge de M. Jacques; mais je comprends qu'elle ait évité d'en parler à qui que ce soit. Les femmes qui ne sont plus jeunes parlent rarement du passé sans en effacer toutes les dates.

Tu me reproches de ne pas aimer ta mère: je n'y saurais que faire, ma chère Fernande; mais je suis charmée que tu ne lui ressembles en rien; et si quelque chose peut me consoler de la précipitation avec laquelle se conclut ton mariage, c'est qu'il te séparera bientôt d'elle: tu ne peut pas tomber en de plus mauvaises mains que celles dont tu vas sortir; sois sûre de ce que je te dis. Il m'importe peu que cela soit conforme aux saintes lois du préjugé; il me paraît conforme à celles de la raison de t'éclairer sur le caractère d'une personne qui a tant de part dans ta vie; et la raison est le seul guide que je consulte, le seul dieu que je serve.

Je croirais volontiers que la pénétration de M. Jacques n'est pas une chimère. Je suis persuadée de la rectitude des premiers jugements, quand la personne qui les porte s'est habituée à rassembler toutes les facultés de l'observation pour les exercer à la fois sur la première impression reçue. Il a bien jugé de toi et de ta mère; cependant, à l'égard de celle-ci, il peut se faire que quelque souvenir d'enfance aide beaucoup à l'aversion qu'il a sentie en la retrouvant.

L'histoire de la vieille Marguerite ne me semble pas, comme à toi, un grand sujet de trouble et de consternation. M. Jacques s'est comporté en homme d'esprit en t'aidant dans tes petites charités; mais je comprends fort bien qu'il y ait été ennuyé des litanies de la mendiante, En ceci je trouve l'occasion de te faire observer que vous êtes destinés, M. Jacques et toi, à différer toujours de sentiments et de conduite, quand même vous aurez tous deux raison. Je souhaite qu'il sache toujours tolérer cette différence, et qu'il te permette d'éprouver les émotions auxquelles son coeur sera fermé.

Adieu, ma bonne Fernande; tu vois que je n'ai aucune prévention contre la personne de ton fiancé. D'ailleurs le jour où tu ne voudras plus entendre la vérité, il faudra cesser de me la demander.

Je vis toujours tranquille et heureuse au fond de mon abbaye. Les religieuses ont renoncé envers moi à toute espèce de tracasserie. Je reçois les visites que je veux, et je vais quelquefois dans le monde depuis que j'ai quitté le grand deuil de veuve. La famille de mon mari a d'assez bons procédés envers moi, et pourtant ce n'est pas une très-aimable famille. J'ai agi avec prudence envers elle. La raison, ma chère Fernande! la raison! avec cela on fait sa vie soi-même, et on la fait libre et calme, sinon brillante.

Ton amie,

CLÉMENCE DE LUXEUIL.

V.
DE FERNANDE A CLEMENCE

L'amitié est bien bonne, mais la raison est bien triste ma chère Clémence; ta lettre m'a donné un véritable accès de spleen. Je l'ai relue plusieurs fois et toujours avec une nouvelle mélancolie. Elle m'a mise en méfiance contre ma mère, contre Jacques, contre moi, contre toi-même. Oui, j'avoue que je t'en ai un peu voulu de me désenchanter si durement de mon bonheur. Tu as raison pourtant, et je sens bien que tu es ma véritable amie c'est à toi que je demande les conseils et l'appui que je n'ose réclamer de ma mère. Je persiste à croire que tu penses trop mal d'elle, mais je suis forcée de voir que son coeur est très-froid pour moi, et qu'elle ne cherche dans mon mariage que les avantages de la fortune.

Après tout, ce mariage ne l'enrichira pas; elle a projet de vivre au Tilly, et de me laisser partir pour le Dauphiné avec mon mari; ainsi elle n'a aucun intérêt personnel dans cette affaire. Elle croit que l'argent est le premier des biens, et tous ses efforts tendent, non à l'acquérir, mais à me le procurer. Puis-je lui faire un crime de s'occuper de mon bonheur à sa manière et selon ses idées?

Quant à moi, je me suis examinée sévèrement, et je t'assure que la vanité ne m'influence en rien. J'avais tellement peur de m'aveugler à cet égard, que, ce matin, après avoir relu ta lettre, j'ai eu envie de quereller un peu Jacques, afin d'éprouver mon amour et le sien. J'ai attendu que ma mère nous eût laissés seuls au piano comme elle fait toujours après le déjeuner. Alors j'ai cessé de chanter pour lui dire brusquement: «Savez-vous, Jacques, que je suis bien jeune pour vous? – J'y ai pensé, m'a-t-il dit avec la figure tranquille qu'il a toujours Est-ce que vous n'y aviez pas pensé encore? – C'eût été difficile, lui ai-je répondu, je ne savais pas votre âge – En vérité!» s'est-il écrié, et il est devenu plus pâle que de coutume. J'ai senti que je lui faisais de la peine, et je me suis repentie tout de suite. Il a ajouté: «J'aurais dû prévoir que votre mère ne vous le dirait pas; et pourtant je l'avais chargée de vous faire songer à la différence de nos âges. Elle m'a dit l'avoir fait; elle m'a dit que vous étiez bien aise de trouver en moi un père en même temps qu'un amant. – Un père! ai-je répondu; non, Jacques, je n'ai pas dit cela.» Jacques a souri, et, me baisant au front, il s'est écrié: «Tu es franche comme une sauvage; je t'aime à la folie, tu seras ma fille chérie; mais si tu crains qu'en devenant ton père, je ne devienne ton maître, je ne t'appellerai ma fille que dans le secret de mon coeur. Cependant, a-t-il dit un instant après en se levant, il est possible que je sois trop vieux pour toi. Si tu le trouves, je le suis en effet. – Non, Jacques! non! ai-je répondu vivement en me levant aussi. – Ne t'abuse pas, a-t-il repris, j'ai trente-cinq ans, dix-huit belles années de plus que toi. Est-ce que vous ne vous ne vous en étiez jamais aperçue? Est-ce que cela ne se lit pas sur mon visage? – Non; la première fois que je vous ai vu, j'ai cru que vous aviez vingt-cinq ans, et depuis, je vous en ai toujours donné trente. – Vous ne n'avez donc jamais regardé, Fernande? Regardez-moi bien, je le veux; je détournerai les yeux pour ne pas vous intimider.» Il m'a attirée vers lui et a détourné les yeux en effet. Alors je l'ai examiné avec attention, et j'ai découvert qu'il y avait au-dessous des paupières et au coin de la bouche quelques rides imperceptibles, et sur ses tempes quelques cheveux blancs mêlés à une forêt de cheveux noirs; c'est là tout. «Voilà toute la différence d'un homme de trente-cinq ans à un homme de trente!» me suis-je dit; et je me suis mise à rire de cette idée qu'il avait de se faire regarder. «Je vais vous dire la vérité, lui ai-je dit: votre figure, telle qu'elle est, me plaît beaucoup mieux que la mienne; mais je crains que cette différence d'âge ne se fasse sentir dans votre caractère.» Alors j'ai tâché de lui exposer tous les doutes que renferme ta lettre, comme s'ils venaient du moi. Il m'a écoutée avec beaucoup d'attention et avec une sérénité de visage qui m'avait déjà rassurée avant qu'il me parlât. Quand j'ai eu tout dit, il m'a répondu: «Fernande, deux caractères semblables ne se rencontrent jamais; l'âge n'y fait rien; à quinze ans j'étais beaucoup plus vieux que vous sous de certains rapports, et sous d'autres, je suis encore aujourd'hui plus jeune que vous. Nous différons sur beaucoup de points, je n'en doute pas; mais vous aurez moins à souffrir de cela avec moi qu'avec tout autre. Est-ce que vous ne le croyez pas?» Que voulais-tu que je répondisse? Du moment qu'il me le dit, je le crois en effet: il a l'air si sûr de son fait! Ah! Clémence, il est possible qu'il me trompe ou qu'il se trompe lui-même, mais il est impossible que je me trompe aussi sur l'amour que j'ai pour lui; non, ce n'est pas le besoin d'aimer d'une petite pensionnaire. J'ai vu d'autres hommes avant lui, et nul ne m'a inspiré de sympathie. La maison d'Eugénie est toujours pleine d'hommes plus jeunes, plus gais, plus brillants et plus beaux peut-être que Jacques; je n'ai jamais désiré d'être la femme d'aucun de ceux-là. Je ne me jette pas en aveugle dans les séductions d'une position nouvelle. Tes lettres me font beaucoup d'effet; je les commente, je les apprends par coeur, j'en applique à chaque instant un passage aux entraînements de mon amour, et je vois que la prudence est inutile, que la raison est impuissante. J'aperçois les dangers où cet amour peut me précipiter, et la crainte d'être malheureuse avec Jacques ne m'ôte pas le désir de passer ma vie près de lui.

Tu dis que deux amis seulement m'ont dit du bien de Jacques. Je vais te raconter la conversation qui eut lieu à Cenay, chez les Borel, il y a quelques jours. Il y avait là cinq ou six compagnons d'armes de M. Borel; Jacques avait l'air un peu plus sérieux que de coutume, mais sa figure et ses manières exprimaient toujours la même tranquillité d'âme. Il prit une tasse de café, et fit quelques tours de promenade dans l'appartement, sans rien dire. «Eh bien, Jacques, comment vous trouvez-vous? lui demanda Eugénie. – Mieux, répondit-il d'un air doux. – Il a donc été malade?» demandai-je étourdiment. Je vis tous les regards de ces messieurs se tourner vers moi, et un certain sourire de bienveillance, un peu moqueuse peut-être, sur tous les visages. Je sentis que je devenais rouge, mais cela m'était égal; j'étais inquiète de Jacques, je réitérai ma question. «J'ai eu quelques douleurs de tête, répondit-il en me remerciant par un regard affectueux, mais ce n'est rien du tout, et ne vaut pas la peine qu'on s'en occupe.» On parla d'autre chose, et il sortit. «Je crains que Jacques ne soit réellement malade, dit Eugénie on le regardant s'éloigner. – Mais il faudrait savoir s'il n'a pas besoin de soins, dit ma mère en affectant beaucoup d'intérêt. – Oh! il faut surtout le laisser tranquille, dit M. Borel brusquement; il ne peut pas supporter qu'on s'occupe de lui quand il souffre. – Parbleu! il a de quoi souffrir, dit un de ces messieurs; il a sur la poitrine deux ou trois belles blessures qui auraient tué tout autre que lui. – Il en souffre rarement, dit Eugénie; mais je crains qu'aujourd'hui il n'ait beaucoup souffert. – Qui est-ce qui peut jamais savoir si Jacques souffre? reprit M. Borel. Est-ce que Jacques est fait de chair humaine? – Je crois bien que oui, dit un vieux capitaine de dragons; mais je crois que c'est l'âme d'un diable qui est dans ce corps-là. – C'est l'âme d'un ange plutôt, dit Eugénie. – Ah! voilà madame Borel qui parle comme les autres, reprit le vieux capitaine; je ne sais pas ce que Jacques chante à l'oreille des femmes, mais elles ne parlent jamais de lui que comme d'un chérubin; et nous, pauvres pécheurs, on publie nos vertus civiles et militaires. ( Ceci est une plaisanterie favorite du capitaine.) – Oh! pour moi, dit Eugénie, je professe une espèce de religion pour notre Jacques, et mon mari l'ordonne ainsi à tous ceux qui sont ici.» On m'adressa indirectement quelques épigrammes affectueuses, qui avaient la meilleure volonté du monde de me faire plaisir, mais qui m'embarrassèrent un peu. Je pris le bras de mademoiselle Regnault, et je sortis comme pour faire un tour de jardin; mais je lui confessai que je mourais d'envie d'entendre le reste de la conversation sur Jacques, et elle me conduisit près d'une fenêtre d'où l'on entend tout ce qui se dit dans le salon. J'entendis la voix de M. Borel, et je compris qu'il parlait à un de ces messieurs qui ne connaît Jacques que très-peu. «Vous voyez bien la figure pâle et l'air distrait de Jacques, disait-il, Je ne sais pas si vous avez fait attention à ce petit chantonnement qu'il fait dans sa barbe quand il charge sa pipe, ou quand il taille son crayon pour dessiner? Eh bien! quand il souffre beaucoup, tous ses témoignages de douleur et d'impatience se réduisent à cette petite chanson. Je la lui ai entendu faire en plusieurs occasions où je n'avais pas envie de chanter. A Smolensk, quand on m'a amputé deux doigts du pied, et quand on lui a retiré deux balles qui s'étaient proprement logées entre deux de ses côtes, moi je jurais comme un damné, M. Jacques chantonnait.» Ici M. Borel se mit à imiter parfaitement le petit Lila Burello de Jacques. Ces messieurs se mirent à rire. Quant à moi, l'image que ce récit m'avait fait passer devant les yeux, Jacques sanglant, chantant sous le fer du chirurgien, m'avait donné une sueur froide, et je vis bien encore, à cette impression-là, que j'aime Jacques; car j'étais bien indifférente aux douleurs de M. Borel, et tandis qu'Eugénie sans doute frémissait en y pensant, il m'était absolument égal qu'il eût deux ou trois doigts de plus ou de moins au pied.

 

«Vous souvenez-vous, dit une autre voix, de l'arrivée de Jacques au régiment, la veille de***? – Ah! brave Jacques! il avait seize ans, dit un autre interlocuteur; il avait l'air d'une jolie petite demoiselle. Ils étaient là cinq ou six enfants de famille, débarqués depuis une heure, enveloppés de surtouts fourrés par leurs mamans, gentils, bien peignés, roses, et pas trop contents de coucher à l'auberge en plein champ. Jacques était là aussi avec sa petite mine, pâle déjà, un petit commencement de moustache et sa petite chanson entre les dents. L'un disait; Celui-là est le plus ridicule de tous; il veut faire le luron, et il est déjà blanc comme un linge. Un autre disait: M. Jacques est le César de la société; au premier coup de canon, il chantera sur un autre ton. – Lorrain… Qui est-ce qui se souvient du lieutenant Lorrain, avec son grand diable de nez, ses mauvaises plaisanteries, et son album de caricatures qui ne le quittait pas plus que son sabre? Un habile dessinateur, ma foi! et le meilleur tireur du régiment. Voilà que mon animal, à la lueur du feu du bivouac, s'amuse avec un bout de charbon à vous crayonner la charge de Jacques et de ses petits compagnons, avec des éventails et des ombrelles; il avait écrit au-dessous: Gens riches allant à la bataille. Jacques passe derrière lui, se penche sur son épaule, et dit avec l'air doux et gentil qu'il a toujours conservé: «C'est très-joli, cela! – Vous en êtes content? dit Lorrain. – Très-content, répond Jacques. – Et moi aussi,» reprend Lorrain. Tout le monde de rire. Jacques s'assied sans se déconcerter le moins du monde, et me prie de lui prêter ma pipe. J'avais envie de la lui casser sur la figure. «Est-ce que vous n'en avez pas une? – Non, répondit-il; je n'ai jamais fumé de ma vie; j'ai envie d'essayer: comment s'y prend-on? – On allume de ce côté-là et on la met dans sa bouche, et puis on tire de toutes ses forces jusqu'à ce que la fumée sorte par le côté opposé.» Jacques secoue la tête d'un air de simplicité et prend la pipe. Nous espérions le voir tousser ou s'enivrer; chacun charge la sienne et la lui présente l'une après l'autre, en lui versant des rasades d'eau-de-vie à griser un boeuf. Je ne sais pas s'il les escamotait; mais sa figure ne fit pas un pli, son gosier n'eut pas une convulsion; il but et fuma la moitié de la nuit sans sortir de son sang-froid et sans se laisser entamer par la moindre taquinerie; on eût dit que sa nourrice l'avait élevé avec de l'eau-de-vie et de la fumée de pipe. Le capitaine Jean, que voilà, et qui se souvient bien de ce que je raconte, vint me taper sur l'épaule et me dire: «Vous voyez bien cet oiseau-mouche? Eh bien! je vous dis, Borel, que ce sera une de nos meilleures moustaches. Je connais cela; c'est une petite race de vieux buis bien sec, et c'est plus solide qu'une grande massue de fer. Son père est un brigand, mais un sabreur; celui-ci aura plus de sang-froid, et si un boulet ne le raie pas demain de mes tablettes, il fera vingt campagnes sans se plaindre de cors aux pieds. Le lendemain, chacun sait comme Jacques fit ses preuves et fut décoré sur le champ de bataille. – Vous croyez qu'il était glorieux après cela, dit le capitaine de dragons; qu'il sautait comme font les enfants à qui ces fortunes-la arrivent, ou bien qu'il s'en allait dans les petits coins, comme nous faisions, nous autres, pour regarder sa croix et la baiser? Il avait l'air aussi indifférent à cela qu'il l'avait été à la caricature de Lorrain, au premier feu et à sa première blessure. Il reçut toutes les poignées de main d'un air franc et amical, mais sans montrer ni étonnement ni joie. Je ne sais pas ce qui peut faire rire ou pleurer Jacques, et, quant à moi, je me suis souvent demandé si ce n'était pas un de ces spectres auxquels croient les Allemands. – Vous n'avez donc pas vu Jacques amoureux? dit M. Borel. Alors vous l'auriez vu fondre comme la neige au soleil; il n'y a que les femmes qui aient du pouvoir sur cette tête-là; aussi y ont-elles fait de fiers ravages! En Italie…» M. Borel s'interrompit, et je compris que quelqu'un, Eugénie sans doute, lui avait fait signe de se taire. Cela me donna une impatience, une curiosité et une inquiétude épouvantables.

«Je voudrais savoir, dit Eugénie après un instant de silence, où il a trouvé le temps d'apprendre tout ce qu'il sait en littérature, en poésie, en musique, en peinture! – Qui diable le sait? répondit le capitaine; moi, je crois qu'il est venu au monde comme ça; ce qu'il y a de sûr, c'est que ce n'est pas moi qui le lui ai appris. – Sous ce rapport, dit ma mère, je crois pouvoir présumer que son éducation était faite avant qu'il entrât au service. Je l'ai connu à l'âge de dix ans, et il était extraordinairement instruit pour son âge. Il avait l'aplomb et l'assurance d'un homme; il a dû se développer remarquablement vite. – Le capitaine Jean a bien un peu raison, observa M. Borel, quand il dit que Jacques n'appartient pas tout à fait à l'espèce humaine; il y a dans son corps et dans son esprit une trempe d'acier dont le secret est perdu sans doute. A insu, jusqu'à l'âge de vingt-cinq ans, il a paru plus âgé qu'il ne l'était en effet, et depuis ce temps-là il parait plus jeune qu'il ne l'est réellement.

Je n'oublierai jamais, reprit une autre personne, la manière dont il s'est comporté à son premier duel. – Parbleu! c'était précisément avec Lorrain, dit le capitaine Jean; c'est moi qui l'ai forcé de se battre; je l'aimais de tout mon coeur, cet enfant-là! – .Comment! vous l'avez forcé? dit la personne qui ne connaissait pas Jacques, et à qui s'adressaient presque tous ces récits. – Je vais vous dire comment, reprit le capitaine. Jacques s'était certainement bien montre à la bataille de***; mais autre chose est de se faire respecter du canon et de se faire estimer de ses camarades. Ce n'est pas que dans ce moment-là on fût très-duelliste dans l'armée: on était assez occupé avec l'ennemi. Néanmoins; le lieutenant Lorrain ne passait pas un jour sans se faire une affaire petite ou grande avec quelque nouveau venu. Il n'était pas, à beaucoup près, aussi solide sur le champ de bataille; mais dans une affaire particulière, il avait si beau jeu qu'on ne lui reprochait rien impunément. Je n'aimais pas ce gaillard-là, et j'aurais donné mon cheval pour qu'on me débarrassât de sa vue. Je l'avais manqué deux fois, et j'en avais été pour mes frais, une fois ce poignet-ci, et l'autre fois cette joue-là. Il ne pouvait pas souffrir notre petit Jacques, et il était furieux de la manière dont il avait mis les rieurs de son côté à***. Il n'avait rien mérité, rien gagné, lui, pas même une égratignure! Il se consolait en faisant des caricatures au moyen desquelles il tournait Jacques en ridicule; car ses diables de charges étaient si bien faites, qu'en les regardant il fallait rire malgré qu'on en eût. Cela m'impatientait. Un soir, il avait dessiné le dolman de Jacques sur le dos d'un petit chien. C'était trop fort; je vais trouver Jacques, qui dormait sur l'herbe; je lui dis: «Jacques, il faut que tu te battes. – Avec qui? dit-il en bâillant et étendant-les bras. – Avec Lorrain. – Pourquoi? – Parce qu'il t'insulte. – Comment? – Est-ce que ses caricatures ne t'offensent pas? – Pas du tout. – Mais il se moque de toi. – Qu'est-ce que cela me fait? – Ah ça, Jacques, est-ce que tu n'es brave qu'à la mêlée? – Je n'en sais rien.» Là-dessus je dis un mot que je ne répéterai pas devant ces dames. «Parle plus bas, Jacques, et prends garde de ne jamais répéter devant personne ce que tu viens de me dire là. – Pourquoi donc, Jean? me dit-il en bâillant comme un désespéré. – Tu dors, camarade! lui dis-je en le secouant de toute ma force. – Quand tu m'auras cassé les os, me dit-il avec son sang-froid ordinaire, crois-tu que je serai plus persuadé? Comment veux-tu que je te dise si je suis brave en duel? je ne me suis jamais battu. Si tu m'avais demandé, la veille de la bataille, comment je me conduirais, je t'aurais dit la même chose. J'ai fait le premier essai de mon caractère militaire ce jour-là; à présent, s'il faut en faire un second, je ne demande pas mieux; mais je ne sais pas mieux que toi comment je m'en tirerai.» C'était un drôle de corps que ce petit Jacques, avec ses petits raisonnements de philosophe. J'étais sûr de lui comme de moi, malgré tout ce qu'il disait pour m'en faire douter. «Je t'estime, lui dis-je, parce que tu n'es pas un fanfaron et que tu as du coeur. L'amitié que j'ai pour toi me force à te dire qu'il faut te battre. – Je le veux bien; mais trouve-moi une raison pour le faire sans être un sot. Je t'avoue que vouloir tuer un homme parce qu'il s'amuse à dessiner ma pauvre personne d'une manière bouffonne et plaisante, cela ne me paraît pas possible. Moi, je ne suis pas en colère contre ce Lorrain; il m'amuse beaucoup, au contraire, et je serais au désespoir de tuer un homme qui fait de si drôles de calembours. – Il faut tâcher de le toucher au bras droit, et de l'empêcher de faire jamais la caricature de personne.» Jacques haussa les épaules et se rendormit. Je n'étais pas content de cela; j'attendis le lendemain matin, et je dis à Lorrain: «Sais-tu que Jacques ne prend plus si bien la plaisanterie? Il a dit qu'à la première caricature il se battrait avec toi. – Bien, dit Lorrain, je ne demande pas mieux.» Il prend alors un bout de charbon, et, sur un grand mur blanc qui se trouvait là, il vous fait un Jacques gigantesque, avec le nom et la décoration; rien n'y manquait. Je rassemble les amis, et je leur dis: «Que feriez-vous à la place de Jacques? – Cela n'est pas douteux,» répondent-ils. Je vais chercher Jacques. «Jacques, les anciens ont décidé qu'il faut te battre. – Je veux bien, dit Jacques en regardant son portrait; ça n'en vaut, ma foi! pas la peine. Vous pensez donc, vous autres, que je suis insulté? —Insultissimus! répond un facétieux. – Allons, dit Jacques, qui est-ce qui veut me servir de témoin? – Moi, dis-je, et Borel.» Lorrain arrive pour déjeuner, Jacques va droit à lui, et, comme s'il lui eût offert une prise de tabac, lui dit: «Lorrain, on dit que vous m'avez insulté; si ç'a été votre intention en effet, je vous en demande raison. – Ç'a été mon intention, répond Lorrain, et je vous en rendrai raison dans une heure. Je vous laisse le choix des armes. – A quelles armes faut-il que je me batte? dit Jacques en revenant allumer sa pipe à la mienne. – A celle que tu connais le mieux. – Je n'en connais aucune, dit Jacques; je suis une recrue, moi, Dieu ne m'a pas fait naître soldat. – Comment, malheureux, lui dis-je, tu ne connais aucune arme, et tu t'engages avec un malin comme Lorrain? – Vous m'avez dit de le faire, je l'ai fait, dit Jacques. – Eh bien! tu sais sabrer, bats-toi au sabre. – Comment s'y prend-on? – Comme on peut, quand on ne sait pas. – A la bonne heure! dit Jacques; quand Lorrain sera prêt, vous m'appellerez.» El il se met à dormir sur une table. A l'heure dite, mon Lorrain se présente sur le terrain d'un air persifleur. Il faisait toutes sortes de moqueries, et affectait de laisser à Jacques tous les avantages. Voilà Jacques qui prend un sabre plus long que lui, qui, avec ses petits bras, le fait voltiger par-dessus sa tête, et vient sur son homme, tapant à droite, à gauche, en avant, au hasard, mais tapant dru, battant en grange, ne s'inquiétant pas de parer, mais d'avancer. Quand Lorrain vit cette manière d'agir, il recula, et demanda ce que cela voulait dire. «Cela veut dire, lui répondis-je, que Jacques ne sait pas tirer le sabre, et qu'il fait comme il peut.» Lorrain reprit courage et avança; mais il reçut aussitôt sur l'épaule droite une si bonne entamure, qu'il s'en trouva satisfait et n'en demanda pas davantage. De cette affaire-là, il resta plus de six mois sans se battre et sans dessiner.»