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Loe raamatut: «La comtesse de Rudolstadt», lehekülg 30

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«Marcus, plongé dans une sombre méditation, formait un projet lugubre comme sa douleur, étrange comme son caractère. Il voulait dérober mon corps aux outrages de la destruction. Il voulait l'emporter secrètement, l'embaumer, le sceller dans un cercueil de métal, le conserver toujours à ses côtés. Il se demandait s'il aurait ce courage; et tout à coup, dans une sorte de transport fanatique, il se dit qu'il l'aurait. Il me prit dans ses bras, et, sans savoir si ses forces lui permettraient d'emporter un cadavre jusqu'à sa demeure qui était éloignée de plus d'une lieue, il me déposa sur le pavé, et replaça la dalle avec le terrible sang-froid qu'on a souvent dans les actes du délire. Ensuite il m'enveloppa et me cacha entièrement avec son manteau, et sortit du château, qu'on ne fermait pas alors avec le même soin qu'aujourd'hui, parce que des bandes de malfaiteurs, désespérées par la guerre, ne s'étaient pas encore montrées aux environs. J'étais devenue si maigre, que je n'étais pas, à vrai dire, un bien pesant fardeau. Marcus traversa les bois, en choisissant les sentiers les moins fréquentés. Il me déposa plusieurs fois sur les rochers, accablé de douleur et d'épouvante plus encore que de fatigue. Il m'a dit depuis que, plus d'une fois, il avait eu horreur de ce rapt d'un cadavre, et qu'il avait été tenté de me reporter dans ma tombe. Enfin il arriva chez lui, pénétra sans bruit par son jardin, et me porta, sans être vu de personne, dans un pavillon isolé dont il avait fait un cabinet d'études. C'est là seulement que la joie de me voir sauvée, le premier mouvement de joie que j'eusse eu depuis dix ans, délia ma langue, et que je pus articuler une faible exclamation.

«Une nouvelle crise violente succéda à cet affaissement. Je retrouvai tout à coup une force exubérante; je poussai des cris, des rugissements. La servante et le jardinier de Marcus accoururent, croyant qu'on l'assassinait. Il eut la présence d'esprit de se jeter au-devant d'eux, en leur disant qu'une dame était venue accoucher en secret chez lui, et qu'il tuerait quiconque essaierait de la voir, de même qu'il chasserait celui qui aurait le malheur d'en dire un mot. Cette feinte réussit. Je fus dangereusement malade dans ce pavillon durant trois jours. Marcus, enfermé avec moi, m'y soigna avec un zèle et une intelligence dignes de sa volonté. Lorsque je fus sauvée et que je pus rassembler mes idées, je me jetai dans ses bras avec terreur en songeant qu'il fallait nous séparer.

«Ô Marcus! m'écriai-je, pourquoi ne m'avez-vous pas laissée mourir ici, dans vos bras! Si vous m'aimez, tuez-moi; retourner dans ma famille est pour moi pire que la mort.

« – Madame, me répondit-il avec fermeté, vous n'y retournerez jamais, j'en ai fait le serment à Dieu et à moi-même. Vous n'appartenez plus qu'à moi. Vous ne me quitterez plus, ou vous ne sortirez d'ici qu'en passant sur mon cadavre.»

Cette terrible résolution m'épouvanta et me charma en même temps. J'étais trop troublée et trop affaiblie pour en sentir la portée. Je l'écoutai avec la soumission à la fois craintive et confiante d'un enfant. Je me laissai soigner, guérir, et peu à peu je m'habituai à l'idée de ne jamais retourner à Riesenburg, et de ne jamais démentir les apparences de ma mort. Marcus déploya pour me convaincre une éloquence exaltée. Il me dit que je ne pouvais pas vivre dans ce mariage, et que je n'avais pas le droit d'y aller subir une mort certaine. Il me jura qu'il avait les moyens de me soustraire à la vue des hommes pendant longtemps, et pendant toute ma vie à celle des personnes qui me connaissaient. Il me promit de veiller sur mon fils, et de me ménager les moyens de le voir en secret. Il me donna même des garanties certaines de ces possibilités étranges, et je me laissai convaincre. Je consentis à partir avec lui pour ne jamais redevenir la comtesse de Rudolstadt.

«Mais au moment où nous allions partir, dans la nuit, on vint chercher Marcus pour secourir Albert qu'on disait dangereusement malade. La tendresse maternelle, que le malheur semblait avoir étouffée, se réveilla dans mon sein. Je voulus suivre Marcus à Riesenburg; aucune puissance humaine, pas même la sienne, n'eût pu m'en dissuader. Je montai dans sa voiture, et, enveloppée d'un long voile, j'attendis avec anxiété, à quelque distance du château, qu'il allât voir mon fils, et qu'il m'en rapportât des nouvelles. Il revint bientôt en effet, m'assura que l'enfant n'était point en danger, et voulut me ramener chez lui, afin de retourner passer la nuit auprès d'Albert. Je ne pus m'y décider. Je voulus l'attendre encore, cachée derrière les sombres murailles du château, tremblante et agitée, tandis qu'il retournait soigner mon fils. À peine fus-je seule, que mille inquiétudes me dévorèrent le cœur. Je m'imaginai que Marcus me cachait la véritable situation d'Albert, que peut-être il était mourant, qu'il allait expirer sans avoir reçu mon dernier baiser. Dominée par cette persuasion funeste, je m'élançai sous le portique du château; un valet, que je rencontrai dans la cour, laissa tomber son flambeau, et s'enfuit en se signant. Mon voile cachait mes traits, mais l'apparition d'une femme au milieu de la nuit suffisait pour réveiller les idées superstitieuses de ces crédules serviteurs. On ne doutait pas que je fusse l'ombre de la malheureuse et impie comtesse Wanda. Un hasard inespéré voulut que je pusse pénétrer jusqu'à la chambre de mon fils sans rencontrer d'autres personnes, et que la chanoinesse fût sortie en cet instant pour chercher quelque médicament ordonné par Marcus. Mon mari, suivant sa coutume, avait été prier dans son oratoire, au lieu d'agir pour conjurer le danger. Je me précipitai sur mon fils, je le pressai sur mon sein. Il n'eut point peur de moi, il me rendit mes caresses; il n'avait pas compris ma mort. En ce moment le chapelain parut au seuil de la chambre. Marcus pensa que tout était perdu. Cependant, avec une rare présence d'esprit, il se tint immobile et parut ne point me voir à côté de lui. Le chapelain prononça, d'une voix entrecoupée, quelques paroles d'exorcisme, et tomba évanoui avant d'avoir osé faire un pas vers moi. Alors je me résignai à fuir par une autre porte, et je regagnai, dans les ténèbres, l'endroit où Marcus m'avait laissée. J'étais rassurée, j'avais vu Albert soulagé, ses petites mains étaient tièdes, et le feu de la fièvre n'était plus sur ses joues. L'évanouissement et la frayeur du chapelain furent attribués à une vision. Il soutint m'avoir vue auprès de Marcus, tenant mon fils dans mes bras. Marcus soutint n'avoir rien vu du tout. Albert s'était endormi. Mais le lendemain, il me redemanda, et les nuits suivantes, convaincu que je n'étais pas endormie pour toujours, comme on tâchait de le lui persuader, il rêva de moi, crut me voir encore, et m'appela à plusieurs reprises. À partir de ce moment, l'enfance d'Albert fut étroitement surveillée, et les âmes superstitieuses de Riesenburg firent maintes prières pour conjurer les funestes assiduités de mon fantôme autour de son berceau.

«Marcus me ramena chez lui avant le jour. Nous retardâmes encore notre départ d'une semaine, et quand mon fils fut entièrement rétabli, nous quittâmes la Bohême. Depuis ce temps j'ai mené une vie errante et mystérieuse. Toujours cachée dans mes gîtes, toujours voilée dans mes voyages, portant un nom supposé, et n'ayant pendant bien longtemps d'autre confident au monde que Marcus, j'ai passé plusieurs années avec lui en pays étranger. Il entretenait une correspondance suivie avec un ami qui le tenait au courant de tout ce qui se passait à Riesenburg, et qui lui donnait d'amples détails sur la santé, sur le caractère, sur l'éducation de mon fils. L'état déplorable de ma santé m'autorisait à mener la vie la plus retirée et à ne voir personne. Je passais pour la sœur de Marcus, et je vécus plusieurs années au fond de l'Italie, dans une villa isolée, tandis que, pendant une partie de chaque année, Marcus continuait ses voyages, et poursuivait l'accomplissement de ses vastes projets.

«Je ne fus point la maîtresse de Marcus; j'étais restée sous l'empire de mes scrupules religieux, et il me fallut plus de dix années de méditations pour concevoir les droits de l'être humain à secouer le joug des lois sans pitié et sans intelligence qui régissent la société humaine. Étant censée morte, et ne voulant pas risquer la liberté que j'avais si chèrement conquise, je ne pouvais invoquer aucun pouvoir religieux ou civil pour rompre mon mariage avec Christian, et je n'eusse d'ailleurs pas voulu réveiller ses douleurs assoupies. Il ne savait pas combien j'avais été malheureuse avec lui; il me croyait descendue, pour mon bonheur, pour la paix de sa famille et pour le salut de son fils, dans le repos de la tombe. Dans cette situation, je me regardais comme éternellement condamnée à lui être fidèle. Plus tard, quand, par les soins de Marcus, les disciples d'une foi nouvelle se furent réunis et constitués secrètement en pouvoir religieux, quand j'eus assez modifié mes idées pour accepter ce nouveau concile et entrer dans cette nouvelle Église qui eût pu prononcer mon divorce et consacrer notre union, il n'était plus temps. Marcus, fatigué de mon opiniâtreté, avait senti le bien d'aimer ailleurs, et je l'y avais héroïquement poussé. Il était marié; j'étais l'amie de sa femme: cependant, il ne fut point heureux. Cette femme n'avait pas l'esprit et le cœur assez grands pour satisfaire l'esprit et le cœur d'un homme tel que lui. Il n'avait pu lui faire comprendre ses plans; il se garda de l'initier à son succès. Elle mourut au bout de quelques années sans avoir deviné que Marcus m'aimait toujours. Je la soignai à son agonie; je lui fermai les yeux sans avoir aucun reproche à me faire envers elle, sans me réjouir de voir disparaître cet obstacle à ma longue et cruelle passion. La jeunesse avait fui; j'étais brisée; j'avais eu une vie trop grave et trop austère pour m'en départir lorsque l'âge commençait à blanchir mes cheveux. J'entrai enfin dans le calme de la vieillesse, et je sentis profondément tout ce qu'il y a d'auguste et de sacré dans cette phase de notre vie de femme. Oui, notre vieillesse comme toute notre vie, quand nous la comprenons bien, a quelque chose de plus sérieux que celle de l'homme. Ils peuvent tromper le cours des années; ils peuvent aimer encore et devenir pères dans un âge plus avancé que nous, au lieu que la nature nous marque un terme après lequel il y a je ne sais quoi de monstrueux et d'impie à vouloir réveiller l'amour, et empiéter par de ridicules délires sur les brillants privilèges de la génération qui déjà nous succède et nous efface. Les leçons et les exemples qu'elle attend de nous d'ailleurs en ce moment solennel, demandent une vie de contemplation et de recueillement que les agitations de l'amour troubleraient sans fruit. La jeunesse peut s'inspirer de sa propre ardeur et y trouver de hautes révélations. L'âge mûr n'a plus commerce avec Dieu que dans l'auguste sérénité qui lui est accordée comme un dernier bienfait. Dieu lui-même l'aide doucement et par une insensible transformation à entrer dans cette voie. Il prend soin d'apaiser nos passions et de les changer en amitiés paisibles; il nous ôte le prestige de la beauté, éloignant ainsi de nous les dangereuses tentations. Rien n'est donc si facile que de vieillir, quoi qu'en disent et quoi qu'en pensent toutes ces femmes malades d'esprit qu'on voit s'agiter dans le monde, en proie à une sorte de fureur obstinée pour cacher aux autres et à elles-mêmes la décadence de leurs charmes, et la fin de leur mission en tant que femmes. Hé quoi! l'âge nous ôte notre sexe, il nous dispense des labeurs terribles de la maternité, et nous ne reconnaîtrions pas que c'est le moment de nous élever à une sorte d'état angélique? Mais, ma chère fille, vous êtes si loin de ce terme effrayant et pourtant désirable comme le port après la tempête, que toutes mes réflexions à ce sujet sont hors de propos: qu'elles vous servent donc seulement à comprendre mon histoire. Je restai ce que j'avais toujours été, la sœur de Marcus, et ces émotions comprimées, ces désirs vaincus qui avaient torturé notre jeunesse, donnèrent au moins à l'amitié de l'âge mûr un caractère de force et de confiance enthousiaste qui ne se rencontre pas dans les vulgaires amitiés.

«Je ne vous ai encore rien dit, d'ailleurs, des travaux d'esprit et des occupations sérieuses qui, durant les quinze premières années, nous empêchèrent d'être absorbés par nos souffrances, et qui, depuis ce temps, nous ont empêchés de les regretter. Vous en connaissez la nature, le but et le résultat; vous y avez été initiée la nuit dernière; vous le serez plus encore ce soir par l'organe des Invisibles. Je puis vous dire seulement que Marcus siège parmi eux, et qu'il a lui-même formé leur conseil secret et organisé toute leur société avec le concours d'un prince vertueux, dont toute la fortune est consacrée à l'entreprise mystérieuse et grandiose que vous connaissez. J'y ai consacré également toute ma vie depuis quinze ans. Après douze années d'absence, j'étais trop oubliée d'une part, trop changée de l'autre, pour ne pouvoir pas reparaître en Allemagne. La vie étrange qui convient à certaines fonctions de notre ordre favorisait d'ailleurs mon incognito. Chargée, non pas de l'active propagande, qui est réservée à votre vie d'éclat, mais des secrètes missions que ma prudence pouvait exercer, j'ai fait quelques voyages que je vous raconterai tout à l'heure. Et depuis lors, j'ai vécu ici tout à fait cachée, exerçant en apparence les fonctions obscures de gouvernante d'une partie de la maison du prince, mais ne m'occupant en effet sérieusement que de l'œuvre secrète, tenant une vaste correspondance au nom du conseil avec tous les affiliés importants, les recevant ici, et présidant souvent leurs conférences, seule avec Marcus, lorsque le prince et les autres chefs suprêmes étaient absents, enfin exerçant en tout temps une influence assez marquée sur celles de leurs décisions qui semblaient appeler les vues délicates et le sens particulier dont est doué l'esprit féminin. A part les questions philosophiques qui s'agitent et se pèsent ici, et desquelles, du reste, j'ai acquis par la maturité de mon intelligence, le droit de n'être pas écartée, il y a souvent des questions de sentiment à débattre et à juger. Vous pensez bien que, dans nos tentatives au dehors, nous rencontrons souvent le concours ou l'obstacle des passions particulières, de l'amour, de la haine, de la jalousie. J'ai eu par l'intermédiaire de mon fils, j'ai même eu en personne et sous les travestissements fort à la mode dans les cours auprès des femmes, de magicienne ou d'inspirée, des relations fréquentes avec la princesse Amélie de Prusse, avec l'intéressante et malheureuse princesse de Culmbach, enfin avec la jeune margrave de Bareith, sœur de Frédéric. Nous devions conquérir ces femmes par le cœur plus encore que par l'esprit. J'ai travaillé noblement, j'ose le dire, à nous les attacher, et j'y ai réussi. Mais cette face de ma vie n'est pas celle dont je veux vous entretenir. Dans vos futures entreprises, vous retrouverez ma trace, et vous continuerez ce que j'ai commencé. Je veux vous parler d'Albert, et vous raconter tout le côté de son existence que vous ne connaissez pas. Nous en avons encore le temps. Prêtez-moi encore un peu d'attention. Vous comprendrez comment j'ai enfin connu, dans cette vie terrible et bizarre que je me suis faite, des émotions tendres et des joies maternelles.

XXXIV

«Informée minutieusement, par les soins de Marcus, de tout ce qui se passait au château des Géants, je n'eus pas plus tôt appris la résolution que l'on avait prise de faire voyager Albert, et la direction qu'il devait suivre, que je courus me mettre sur son passage. Ce fut l'époque de ces voyages dont je vous parlais tout à l'heure, et dans plusieurs desquels Marcus m'accompagna. Le gouverneur et les domestiques qu'on avait donnés à Albert ne m'avaient point connue; je ne craignais donc point leurs regards. J'étais si impatiente de voir mon fils, que j'eus bien de la peine à m'en abstenir, en voyageant derrière lui à quelques heures de distance, et à gagner ainsi Venise, où il devait faire sa première station. Mais j'étais résolue à ne point me montrer à lui sans une espèce de solennité mystérieuse; car mon but n'était pas seulement l'ardent instinct maternel qui me poussait dans ses bras, j'avais un dessein plus sérieux, un devoir plus maternel encore à remplir; je voulais arracher Albert aux superstitions étroites dans lesquelles on avait essayé de l'enlacer. Je devais m'emparer de son imagination, de sa confiance, de son esprit, de son âme tout entière. Je le croyais fervent catholique, et à cette époque il l'était en apparence. Il suivait régulièrement toutes les pratiques extérieures du culte romain. Les personnes qui avaient informé Marcus de ces détails ignoraient le fond du cœur d'Albert. Son père et sa tante ne le connaissaient guère davantage. Ils ne trouvaient à lui reprocher qu'un rigorisme farouche, une manière trop naïve et trop ardente d'interpréter l'Évangile. Ils ne comprenaient pas que, dans sa logique rigide, et dans sa loyale candeur, mon noble enfant, obstiné à la pratique du vrai christianisme, était déjà un hérétique passionné, incorrigible. J'étais un peu effrayée de ce gouverneur jésuite qu'on avait attaché à ses pas; je craignais de ne pouvoir l'approcher sans être observée et contrariée par un Argus fanatique. Mais je sus bientôt que l'indigne abbé *** ne s'occupait pas même de sa santé, et qu'Albert, négligé aussi par des valets auxquels il lui répugnait de commander, vivait à peu près seul et livré à lui-même dans toutes les villes où il faisait quelque séjour. J'observais avec anxiété tous ses mouvements. Logée à Venise dans le même hôtel que lui, je le rencontrai enfin seul et rêveur dans les escaliers, dans les galeries, sur les quais. Oh! vous pouvez bien deviner comme mon cœur battit à sa vue, comme mes entrailles s'émurent, et quels torrents de larmes s'échappèrent de mes yeux consternés et ravis! Il me semblait si beau, si noble, et si triste, hélas! cet unique objet permis à mon amour sur la terre! je le suivis avec précaution. La nuit approchait. Il entra dans l'église de Saints-Jean-et-Paul, une austère basilique remplie de tombeaux que vous connaissez bien sans doute. Albert s'agenouilla dans un coin; je m'y glissai avec lui: je me cachai derrière une tombe. L'église était déserte; l'obscurité devenait à chaque instant plus profonde. Albert était immobile comme une statue. Cependant il paraissait plongé dans la rêverie plutôt que dans la prière. La lampe du sanctuaire éclairait faiblement ses traits. Il était si pâle! j'en fus effrayée. Son œil fixe, ses lèvres entr'ouvertes, je ne sais quoi de désespéré dans son attitude et dans sa physionomie, me brisèrent le cœur; je tremblais comme la flamme vacillante de la lampe. Il me semblait que si je me révélais à lui en cet instant, il allait tomber anéanti. Je me rappelai tout ce que Marcus m'avait dit de sa susceptibilité nerveuse et du danger des brusques émotions sur une organisation aussi impressionnable. Je sortis pour ne pas céder aux élans de mon amour. J'allai l'attendre sous le portique. J'avais jeté sur mes vêtements, d'ailleurs fort simples et fort sombres, une mante brune dont le capuchon cachait mon visage et me donnait l'aspect d'une femme du peuple de ce pays. Lorsqu'il sortit, je fis involontairement un pas vers lui; il s'arrêta, et, me prenant pour une mendiante, il prit au hasard une pièce d'or dans sa poche, et me la présenta. Oh! avec quel orgueil et quelle reconnaissance je reçus cette aumône! Tenez, Consuelo, c'est un sequin de Venise; je l'ai fait percer pour y passer une chaîne, et je le porte toujours sur mon sein comme un bijou précieux, comme une relique. Il ne m'a jamais quittée depuis ce jour-là, ce gage que la main de mon enfant avait sanctifié. Je ne fus pas maîtresse de mon transport; je saisis cette main chérie, et je la portai à mes lèvres. Il la retira avec une sorte d'effroi; elle était trempée de mes pleurs.

« – Que faites-vous, femme? me dit-il d'une voix dont le timbre pur et sonore retentit jusqu'au fond de mes os. Pourquoi me bénissez-vous ainsi pour un si faible don? Sans doute vous êtes bien malheureuse, et je vous ai donné trop peu. Que vous faut-il pour ne plus souffrir? Parlez. Je veux vous consoler; j'espère que je le pourrai.»

«Et il prit dans ses mains, sans le regarder, tout l'or qu'il avait sur lui.

« – Tu m'as assez donné, bon jeune homme, lui répondis-je; je suis satisfaite.

« – Mais pourquoi pleurez-vous, me dit-il, frappé des sanglots qui étouffaient ma voix: vous avez donc quelque chagrin auquel ma richesse ne peut remédier?

« – Non, repris-je, je pleure d'attendrissement et de joie.

« – De joie! Il y a donc des larmes de joie? et de telles larmes pour une pièce d'or! Ô misère humaine! Femme, prends tout le reste, je t'en prie; mais ne pleure pas de joie. Songe à tes frères les pauvres, si nombreux, si avilis, si misérables, et que je ne puis pas soulager tous!»

«Il s'éloigna en soupirant. Je n'osai pas le suivre, de peur de me trahir. Il avait laissé son or sur le pavé, en me le tendant avec une sorte de hâte de s'en débarrasser. Je le ramassai, et j'allai le mettre dans le tronc aux aumônes, afin de satisfaire la noble charité de mon fils. Le lendemain, je l'épiai encore, et je le vis entrer à Saint-Marc; j'avais résolu d'être plus forte et plus calme, je le fus. Nous étions encore seuls, dans la demi-obscurité de l'église. Il rêva encore longtemps, et tout à coup je l'entendis murmurer d'une voix profonde en se relevant:

« – Ô Christ! ils te crucifient tous les jours de leur vie!

« – Oui! lui répondis-je, lisant à moitié dans sa pensée, les pharisiens et les docteurs de la loi!»

«Il tressaillit, garda le silence un instant, et dit à voix basse, sans se retourner, sans chercher à voir qui lui parlait ainsi:

« – Encore la voix de ma mère!»

«Consuelo, je faillis m'évanouir en entendant Albert évoquer ainsi mon souvenir, et garder dans la mémoire de son cœur l'instinct de cette divination filiale. Pourtant la crainte de troubler sa raison, déjà si exaltée, m'arrêta encore; j'allai encore l'attendre sous le porche, et quand il passa, satisfaite de le voir, je ne m'approchai pas de lui. Mais il m'aperçut et recula avec un mouvement d'effroi.

« – Signora, me dit-il après un instant d'hésitation, pourquoi mendiez-vous aujourd'hui? Est-ce donc une profession en effet, comme le disent les riches impitoyables! N'avez-vous pas de famille? Ne pouvez-vous être utile à quelqu'un, au lieu d'errer la nuit comme un spectre autour des églises? Ce que je vous ai donné hier ne suffit-il pas pour vous mettre à l'abri aujourd'hui? Voulez-vous donc accaparer la part qui peut revenir à vos frères?

« – Je ne mendie pas, lui répondis-je. J'ai mis ton or dans le tronc des pauvres, excepté un sequin que je veux garder pour l'amour de toi.

« – Qui êtes-vous donc? s'écria-t-il en me saisissant le bras; votre voix me remue jusqu'au fond de l'âme. Il me semble que je vous connais. Montrez-moi votre visage!.. Mais non! je ne veux pas le voir, vous me faites peur.

« – Oh! Albert! lui dis-je hors de moi et oubliant toute prudence, toi aussi, tu as donc peur de moi?»

«Il frémit de la tête aux pieds, et murmura encore avec une expression de terreur et de respect religieux:

« – Oui, c'est sa voix, la voix de ma mère!

« – J'ignore qui est ta mère, repris-je effrayée de mon imprudence. Je sais seulement ton nom, parce que les pauvres le connaissent déjà. D'où vient que je t'effraie? Ta mère est donc morte?

« – Ils disent qu'elle est morte, répondit-il; mais ma mère n'est pas morte pour moi.

« – Où vit-elle donc?

« – Dans mon cœur, dans ma pensée, continuellement, éternellement. J'ai rêvé sa voix, j'ai rêvé ses traits, cent fois, mille fois.»

«Je fus effrayée autant que charmée de cette impérieuse expansion qui le portait ainsi vers moi. Mais je voyais en lui des signes d'égarement. Je vainquis ma tendresse pour le calmer.

«Albert, lui dis-je, j'ai connu votre mère; j'ai été son amie. J'ai été chargée par elle de vous parler d'elle un jour, quand vous seriez en âge de comprendre ce que j'ai à vous dire. Je ne suis pas ce que je parais. Je ne vous ai suivi hier et aujourd'hui que pour avoir l'occasion de m'entretenir avec vous. Écoutez-moi donc avec calme, et ne vous laissez pas troubler par de vaines superstitions. Voulez-vous me suivre sous les arcades des Procuraties, qui sont maintenant désertes, et causer avec moi? Vous sentez-vous assez tranquille, assez recueilli pour cela!

« – Vous, l'amie de ma mère! s'écria-t-il. Vous, chargée par elle de me parler d'elle? Oh! oui, parlez, parlez; vous voyez bien que je ne me trompais pas, qu'une voix intérieure m'avertissait! Je sentais qu'il y avait quelque chose d'elle en vous. Non, je ne suis pas superstitieux, je ne suis pas insensé; seulement j'ai le cœur plus vivant et plus accessible que bien d'autres à certaines choses que les autres ne comprennent pas et ne sentent pas. Vous comprendrez cela, vous, si vous avez compris ma mère. Parlez-moi donc d'elle; parlez-moi encore avec sa voix, avec son esprit.»

«Ayant ainsi réussi, quoique imparfaitement, à donner le change à son émotion, je l'emmenai sous les arcades, et je commençai par l'interroger sur son enfance, sur ses souvenirs, sur les principes qu'on lui avait donnés, sur l'idée qu'il se faisait des principes et des idées de sa mère. Les questions que je lui faisais lui prouvaient bien que j'étais au courant des secrets de sa famille, et capable de comprendre ceux de son cœur. Ô ma fille! quel orgueil enthousiaste s'empara de moi, quand je vis l'amour ardent qu'Albert nourrissait pour moi, la foi qu'il avait dans ma piété et dans ma vertu, l'horreur que lui inspirait la répulsion superstitieuse des catholiques de Riesenburg pour ma mémoire; la pureté de son âme, la grandeur de son sentiment religieux et patriotique, enfin, tous ces sublimes instincts qu'une éducation catholique n'avait pu étouffer en lui! Mais, en même temps, quelle douleur profonde m'inspira la précoce et incurable tristesse de cette jeune âme, et les combats qui la brisaient déjà, comme on s'était efforcé de briser la mienne! Albert se croyait encore catholique. Il n'osait pas se révolter ouvertement contre les arrêts de l'Église. Il avait besoin de croire à une religion constituée. Déjà instruit et méditatif plus que son âge ne le comportait (il avait à peine vingt ans), il avait réfléchi beaucoup sur la longue et funèbre histoire des hérésies, et il ne pouvait se résoudre à condamner certaines de nos doctrines. Forcé pourtant de croire aux égarements des novateurs, si exagérés et si envenimés par les historiens ecclésiastiques, il flottait dans une mer d'incertitudes, tantôt condamnant la révolte, tantôt maudissant la tyrannie, et ne pouvant rien conclure, sinon que des hommes de bien s'étaient égarés dans leurs tentatives de réforme, et que des hommes de sang avaient souillé le sanctuaire en voulant le défendre.

«Il fallait donc porter la lumière dans son esprit, faire la part des fautes et des excès dans les deux camps, lui apprendre à embrasser courageusement la défense des novateurs, tout en déplorant leurs inévitables emportements, l'exhorter à abandonner le parti de la ruse, de la violence et de l'asservissement, tout en reconnaissant l'excellence de certaine mission dans un passé plus éloigné. Je n'eus pas de peine, à l'éclairer. Il avait déjà prévu, déjà deviné, déjà conclu avant que j'eusse achevé de prouver. Ses admirables instincts répondaient à mes inspirations: mais, quand il eut achevé de comprendre, une douleur plus accablante que celle de l'incertitude s'empara de son âme consternée. La vérité n'était donc reconnue nulle part sur la terre! La loi de Dieu n'était plus vivante dans aucun sanctuaire! Aucun peuple, aucune caste, aucune école ne pratiquait la vertu chrétienne et ne cherchait à l'éclaircir et à la développer! Catholiques et protestants avaient abandonné les voies divines! Partout régnait la loi du plus fort, partout le faible était enchaîné et avili; le Christ était crucifié tous les jours sur tous les autels érigés par les hommes! La nuit s'écoula dans cet entretien amer et pénétrant. Les horloges sonnèrent lentement les heures sans qu'Albert songeât à les compter. Je m'effrayais de cette puissance de tension intellectuelle, qui me faisait pressentir chez lui tant de goût pour la lutte et tant de facultés pour la douleur. J'admirais la mâle fierté et l'expression déchirante de mon noble et malheureux enfant; je me retrouvais en lui tout entière; je croyais lire dans ma vie passée et recommencer avec lui l'histoire des longues tortures de mon cœur et de mon cerveau; je contemplais, sur son large front éclairé par la lune, l'inutile beauté extérieure et morale de ma jeunesse solitaire et incomprise; je pleurais sur lui et sur moi en même temps. Ces plaintes furent longues et déchirantes. Je n'osais pas encore lui livrer les secrets de notre conspiration; je craignais qu'il ne les comprît pas tout de suite, et que, dans sa douleur, il ne les rejetât comme d'inutiles et dangereux efforts. Inquiète de le voir veiller et marcher si longtemps, je lui promis de lui faire entrevoir un port de salut s'il consentait à attendre, et à se préparer à d'austères confidences; j'émus doucement son imagination dans l'attente d'une révélation nouvelle, et je le ramenai à l'hôtel où nous demeurions tous deux, en lui promettant un nouvel entretien, que je reculai de plusieurs jours, afin de ne pas abuser de l'excitation de ses facultés.

«Au moment de me quitter, il songea seulement à me demander qui j'étais.

«Je ne puis vous le dire, lui répondis-je; je porte un nom supposé; j'ai des raisons pour me cacher; ne parlez de moi à personne.»

«Il ne me fit jamais d'autres questions, et parut se contenter de ma réponse; mais sa délicate réserve fut accompagnée d'un autre sentiment étrange comme son caractère, et sombre comme ses habitudes mentales. Il m'a dit, bien longtemps après, qu'il m'avait toujours prise dès lors pour l'âme de sa mère, lui apparaissant sous une forme réelle et avec des circonstances explicables pour le vulgaire, mais surnaturelles en effet. Ainsi, mon cher Albert s'obstinait à me reconnaître en dépit de moi-même. Il aimait mieux inventer un monde fantastique que de douter de ma présence, et je ne pouvais pas réussir à tromper l'instinct victorieux de son cœur. Tous mes efforts pour ménager son exaltation ne servaient qu'à le fixer dans une sorte de délire calme et contenu, qui n'avait ni contradicteur ni confident, pas même moi qui en étais l'objet. Il se soumettait religieusement à la volonté du spectre qui lui défendait de le reconnaître et de le nommer, mais il persistait à se croire sous la puissance d'un spectre.

Vanusepiirang:
12+
Ilmumiskuupäev Litres'is:
28 september 2017
Objętość:
760 lk 1 illustratsioon
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