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Loe raamatut: «Lélia», lehekülg 20

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XLIV

Vous savez quels liens mystérieux m’attachent à des luttes funestes et à de pâles espérances. Rappelé par mes frères d’infortune, je vais offrir un adversaire ou une victime de plus aux bourreaux et aux assassins de la vérité. Je pars peut-être pour ne plus revenir, et, puisque vous l’exigez, je ne vous verrai pas. Je vous avoue que je m’étonne un peu d’une retraite de votre part dans un couvent catholique. Je sais quel empire ces croyances ont exercé sur vos premières années; mais je ne saurais croire qu’elles puissent le ressaisir pour longtemps. Il faut pourtant qu’il s’agisse ici pour vous d’autre chose que d’un besoin momentané de solitude et de repos; car ni votre solitude ni votre repos n’ont coutume d’être interrompus et troublés par ma présence. Vous m’avez habitué a me regarder comme un autre vous-même; et d’ailleurs ce n’est point un adieu fraternel, une étreinte des mains à travers une grille, qui eussent pu vous distraire de vos rêveries et porter le bruit du monde dans votre méditation. Vous semblez vous être imposé cette retraite comme une pratique de dévotion, et cet effort pour vous rattacher à des idées devenues trop étroites pour vous me paraît assez triste. Il y a dans les déterminations puériles quelque chose de maladif qui atteste l’impuissance de l’âme. Plus vous vous efforcez de nier par votre conduite l’amour que vous avez pour Sténio, plus il me semble que cet amour malheureux s’obstine à vous tourmenter. Songez-y, ma sœur, il faut pourtant que cet amour se développe ou se brise. Les demi-sentiments ne conviennent qu’aux natures faibles. Les tentatives inutiles sont déplorables: elles usent nos forces en pure perte. Me laisserez-vous partir sous le poids de ces inquiétudes?

XLV

Il est des situations heureusement bien rares où l’amitié ne peut rien pour nous. Quiconque ne peut être à soi-même son unique médecin, ne mérite pas que Dieu lui donne la force de guérir. Il est possible que je souffre plus que vous ne pensez; mais il est certain que je ne souffre pas lâchement, et qu’il n’y a rien de puéril ni de présomptueux dans la détermination que j’ai prise. Je veux simplement rester ici comme un malade dans un hospice, pour y suivre un régime nouveau. On se donne bien de la peine et on s’impose bien des privations pour guérir le corps; on peut bien, je pense, en faire autant pour guérir l’âme lorsqu’elle est menacée de maladie mortelle. Il y a longtemps que je m’égare dans un dédale plein de bruits confus et d’ombres trompeuses. Il faut que je m’enferme dans une cellule, que je me cherche sous des ombrages mystérieux, jusqu’à ce que je me sois retrouvée; et alors, dans un jour de puissance et de santé, je prendrai un parti. C’est alors que je vous consulterai avec la déférence qu’on doit à l’amitié; c’est alors que vous pourrez juger ma situation et prononcer avec sagesse sur mon avenir. Aujourd’hui, votre sollicitude ne vous servirait qu’à m’égarer. Que pouvez-vous savoir de moi, puisque je n’en sais rien moi-même, sinon que j’ai la volonté de m’étudier et de me connaître? Quand un nuage sombre traverse un jour pur, vous pouvez prévoir du quel côté éclatera l’orage; mais quand des vents contraires croisent les nuées dans les ténèbres, vous êtes forcé, pour vous diriger, d’attendre que le soleil se lève.

Il m’est cruel de ne pas vous serrer la main au moment où vous allez affronter des dangers que j’envie; mais il me serait plus cruel encore de vous voir sans vous parler avec abandon; je ne sais même pas si cela me serait possible, et j’ai la certitude que je sortirais brisée d’un entretien où votre prudence, peut être trop éclairée, détruirait le faible espoir que j’ai conçu. Vous êtes un homme d’action, Valmarina, bien plus qu’un homme de délibération. Vous vous êtes fait à grands coups de hache un large chemin, et vous ne comprenez pas toujours les obstacles qui arrêtent les autres dans des sentiers inextricables. Vous avez un but dans la vie; si j’étais homme, j’en aurais un aussi, et, quelque périlleux qu’il fût, j’y marcherais avec calme. Mais vous ne vous souvenez pas assez que je suis femme et que ma carrière est limitée à de certains termes infranchissables. Il fallait me contenter de ce qui fait l’orgueil et la joie des autres femmes; je l’eusse fait si je n’avais pas eu le malheur d’avoir un esprit sérieux et d’aspirer à des affections que je n’ai pas trouvées. J’ai jugé trop sagement les hommes et les choses de mon temps: je n’ai pu m’y attacher. J’ai senti le besoin d’aimer, car mon cœur s’était développé en raison de mon esprit, mais ma raison et ma fierté m’ont défendu de céder à ce besoin. Il eût fallu rencontrer un homme d’exception qui m’acceptât pour son égale en même temps que pour sa compagne, pour son amie en même temps que pour son amante. Ce bonheur ne m’est point échu; et, si j’y aspirais de nouveau, il faudrait le chercher. Chercher, en amour, veut dire essayer; vous savez que cela est impossible pour une femme qui ne veut pas courir la chance de s’avilir; c’est déjà trop de deux amours malheureux dans sa vie. Quand le second n’a pas réparé les mécomptes du premier, il faut bien qu’elle sache renoncer à l’amour, il faut bien qu’elle sache trouver sa gloire et son repos dans l’abstinence. Or l’abstinence lui sera difficile et douloureuse dans le monde. La société lui refusa les grandes occupations de l’esprit et l’exercice des passions politiques. L’éducation première, dont elle est victime, la rend presque toujours impropre aux travaux de la science, et le préjugé en outre lui rend toute action publique impossible ou ridicule. On lui permet de cultiver les arts; mais les émotions qu’ils excitent ne sont pas sans danger, l’austérité des mœurs est peut-être plus difficile à un caractère ascétique qu’à tout autre. L’amour, considéré sous ses rapports grossiers, n’est qu’une tentation dont on est à moitié délivré quand on rougit de l’éprouver; on peut le surmonter sans souffrance morale. L’amour, considéré comme l’idéal de la vie, ne laisse point de repos à ceux qui en sont privés. C’est l’âme qui est attaquée dans son plus divin sanctuaire par de nobles instincts, par de magnifiques désirs. Elle ne pourra chercher à les satisfaire qu’en se donnant le change, en se laissant abuser par de fausses apparences et de menteuses promesses; sous chacun de ses pas s’ouvrira un abîme. Lente à sortir du premier, attachée par sa nature même à de funestes illusions, elle retombera dans un second, dans un troisième, jusqu’à ce que, brisée dans ses chutes, épuisée par ses combats, elle succombe et s’anéantisse. Parmi les femmes corrompues, j’en ai vu peu qui le fussent par besoin des sens (à celles-là un époux jeune et stupide peut suffire); beaucoup, au contraire, avaient cédé à des besoins de cœur que l’esprit ne dirigeait pas et que la volonté ne savait pas vaincre. Si Pulchérie est devenue une courtisane, c’est qu’elle est ma sœur, c’est, qu’elle a malgré elle ressenti l’influence du spiritualisme, c’est qu’elle a cherché un amant parmi les hommes avant d’avoir tous les hommes pour amants.

En réduisant les femmes à l’esclavage pour se les conserver chastes et fidèles, les hommes se sont étrangement trompés. Nulle vertu ne demande plus de force que la chasteté, et l’esclavage énerve. Les hommes le savent si bien qu’ils ne croient à la force d’aucune femme. Je n’ai pu vivre parmi eux, vous le savez, sans être soupçonnée et calomniée, de préférence à toute autre. Je ne pourrais me placer sous la protection de votre amitié fraternelle sans que la calomnie dénaturât la nature de nos relations. Je suis lasse de lutter en public et de supporter les outrages à visage découvert. La pitié m’offenserait plus encore que l’aversion; c’est pourquoi je ne chercherai jamais à me faire connaître, et je boirai mon calice dans le secret de mes nuits mélancoliques. Il est temps que je me repose, et que je cherche Dieu dans ses mystiques sanctuaires pour lui demander s’il n’a fait pour les femmes rien de plus que les hommes. J’ai déjà essayé la solitude, et j’ai été forcée d’y renoncer. Dans les ruines du monastère de ***, j’ai failli perdre la raison; dans le désert des montagnes, j’ai craint de perdre la sensibilité. Entre l’aliénation et l’idiotisme, j’ai dû chercher le tumulte et la distraction. La coupe où j’essayais de m’enivrer s’est brisée sur mes lèvres. Je crois que l’heure du désabusement et de la résignation est enfin venue. J’étais trop jeune pour rester au Monteverdor il y a quelques jours; aujourd’hui je serais trop vieille pour y retourner. J’avais encore trop d’espérance: je n’en ai plus assez. Il faut que je trouve une solitude où rien du dehors ne parle plus à mon cœur, mais où le son de la voix humaine frappe de temps en temps mon oreille. L’homme peut s’affranchir des passions; mais il ne rompt pas impunément toute sympathie avec son semblable. La vie physique est un fardeau qu’il doit maintenir dans son équilibre, s’il veut conserver dans un équilibre égal les facultés de son intelligence. La solitude absolue détruit promptement la santé. Elle est contraire à la nature, car l’homme primitif est éminemment sociable, et les animaux intelligents ne subsistent que par l’association des besoins et des travaux qui les soulagent. Ainsi, en ne me croyant point propre à le retraite, je faisais injure à mon esprit; je ne comprenais pas que mon corps seul se révoltait contre les privations exagérées, contre les intempéries du climat, contre la diète exténuante, contre l’absence du spectacle de la vie extérieure. Le mouvement des êtres animés, l’échange de la parole, la seule audition de certains sons humains, la régularité et la communauté des habitudes les plus vulgaires, sont peut-être une nécessité pour la conservation de la vie animale, dans notre siècle surtout, au sortir des habitudes d’un bien-être et d’un mouvement excessifs.

La société chrétienne me paraît avoir admirablement compris ces nécessités en créant les communautés religieuses. Jésus, en transmettant les ardeurs du mysticisme à des imaginations ardentes sous des climats salubres, put envoyer les anachorètes au Liban. Ses pères, les Esséniens et les Thérapeutes, avaient peuplé les solitudes du monde. Le cénobitisme de nos générations, plus faibles de chair et d’esprit, a été forcé de créer les couvents et de remplacer la société qu’il abandonnait par une société recrutée parmi les âmes d’exception. Ici même, le luxe et ses douceurs se sont introduits jusque dans le cloître. Il y aurait peut-être beaucoup à dire à cela s’il s’agissait de juger la question au point de vue de la morale chrétienne. Pour moi qui ne suis qu’un transfuge échappé tout saignant à un monde ennemi, cherchant le premier abri venu pour y reposer ma tête, faible et endolorie comme je suis, je me sens charmée de la beauté de cet asile où la tempête me jette. La transition du monde au couvent me paraît moins sensible à travers la magnificence de ces lambris. Les arts qu’on y cultive, les chants mélodieux qui les emplissent, les parfums qu’on y respire, tout, jusqu’au nombre imposant et au riche costume des religieuses, sert de spectacle à mes sens exaltés, et de distraction à mes lugubres ennuis. Je n’en demande pas davantage pour le présent, et, quant à l’avenir, je ne m’en explique pas encore avec moi-même. Chaque instant que je passe ici me fait pressentir une existence nouvelle.

Et cependant, si l’amant de Pulchérie réalisait les romanesques espérances qu’en d’autres jours nous avions conçues… je vous l’ai promis, je reviendrais à lui, et mon amour pourrait effacer la tache de son égarement: mais comment espérez-vous qu’avec tant de penchant à la volupté il soit véritablement sensible à la grande poésie à laquelle vous vouliez l’initier? Ne vous y trompez pas; les poëtes de profession ont le privilége de vanter tout ce qui est beau, sans que leur cœur en soit ému et sans que leur bras soit au service de la cause qu’ils exaltent. Vous savez bien qu’il a repoussé l’idée d’ennoblir sa vie en allant l’offrir à la cause que vous servez. Il n’ignore pas ce qui vous occupe: quelque saintement gardé que soit votre secret, il y a dans le cœur des hommes à cette heure des inquiétudes, des besoins et des sympathies qui ne peuvent se défendre de vous deviner. Eh bien, ces sympathies dont Sténio m’entretenait si souvent, ce n’était chez lui qu’une parole légère, une affectation de grandeur. Il me disait alors que, pour vous voir un instant, pour presser votre main, il sacrifierait son laurier de poëte; et, quand j’ai voulu le pousser dans vos bras, il a préféré retourner à ceux de Pulchérie. Direz-vous que la douleur ferme momentanément l’âme aux émotions nobles, aux idées généreuses? Eh quoi! l’âme d’un poëte se laisse ainsi abattre, et pourtant elle conserve toute sa puissance pour l’ivresse du plaisir! Honte à de telles souffrances!

Faites cependant pour lui ce que votre cœur vous dicte. Mais, si vous l’attirez dans vos rangs, souvenez-vous de ma volonté, Valmarina; je ne veux pas être l’appât qui le fera sortir de son bourbier. Je ne veux pas que la promesse de mon amour serve à de si vils usages que de retirer du vice un être que l’honneur n’a pu sauver… Et quel mérite aurait son dévouement pour vous, si l’espoir de m’obtenir en était le seul motif? Qui sait, d’ailleurs, si maintenant ma conquête ne serait pas pour la vanité blessée de Sténio un acte de dépit, et s’il n’y porterait pas quelque sentiment de vengeance? Pour redevenir digne de moi, il faut qu’il fasse plus que je n’aurais songé à lui demander avant sa faute. Il faut qu’il engendre de son propre fonds le désir et l’exécution des grandes choses. Alors je reconnaîtrai que je m’étais trompée, que je l’avais trop sévèrement jugé, et qu’il méritait mieux… Et alors, véritablement, il méritera que je le récompense…

Mais, croyez-moi, hélas! j’ai des instincts profonds de divination. J’ai une pénétration qui a fait de tout temps mon supplice. On me croit sévère parce que je suis clairvoyante… on me croit injuste parce qu’un très-petit fait suffit pour m’éclairer… Sténio est perdu; ou plutôt, comme je vous le disais, Sténio n’a jamais existé. C’est nous qui l’avions créé dans nos rêves. C’est un jeune homme éloquent… rien de plus.

Je vous renouvelle la promesse de ne prendre aucune résolution irrévocable avant de lui avoir donné le temps de se faire réellement connaître de vous. Je sais que vous veillerez sur lui comme la Providence. N’oubliez pas que de votre côté vous m’avez promis qu’il ignorerait ma retraite, que tous l’ignoreraient. Je désire que le monde, m’oublie; je ne veux pas que Sténio vienne, dans un jour d’ivresse, troubler mon repos par quelque folle tentative.

Parlez! allez arroser encore d’un peu de sang pur ce laurier stérile qui croît sur la tombe des martyrs inconnus! ne craignez pas que je vous plaigne! Vous allez agir; et moi, je vais imiter Alfieri, qui se faisait lier sur une chaise pour résister à la tentation de rejoindre l’objet d’une indigne passion. O vie de l’âme! ô amour! ô le plus sublime bienfait de Dieu! il faut que je me fasse clouer aux piliers d’un cloître pour m’abstenir de toi comme d’un poison! Malheur! malheur à cette farouche moitié du genre humain, qui, pour s’approprier l’autre, ne lui a laissé que le choix de l’esclavage ou du suicide!

CINQUIÈME PARTIE

XLVI

Un homme vêtu de noir entra un matin dans la ville et alla frapper au palais de la Zinzolina.

Les laquais lui dirent qu’il ne pouvait parler à la dame; il insista. On tenta de le chasser; il leva son bâton blanc d’un air impassible. Sa figure froide et son obstination firent peur a cette valetaille superstitieuse, qui le prit pour un spectre et se dispersa devant lui.

Un petit page entra tout effaré dans la salle où Zinzolina traitait ses convives.

Un abbatone, un abbataccio, disait-il, venait d’entrer de force dans la maison, frappant de son bâton ferré les gens de la signora, les porcelaines du Japon, les statues d’albâtre, les pavés de mosaïque, faisant un affreux dégât et proférant de terribles malédictions.

Aussitôt tous les convives se levèrent (excepté un qui dormait), et voulurent courir au-devant de l’abbate pour le chasser. Mais la Zinzolina, au lieu de partager leur indignation, se renversa sur sa chaise en éclatant de rire; puis elle se leva à son tour, mais pour leur imposer silence et leur enjoindre de se rasseoir.

«Place, place à l’abbé! dit-elle; j’aime les prêtres intolérants et colères: ce sont les plus damnables. Qu’on fasse entrer sa seigneurie apostolique, qu’on ouvre la porte à deux battants et qu’on apporte du vin de Chypre!

Le page obéit, et, quand la porte fut ouverte, on vit venir au fond de la galerie la majestueuse figure de Trenmor. Mais le seul convive qui eût pu le reconnaître et le présenter dormait si profondément, que ces explosions de surprise, de colère et de gaieté ne l’avaient pas seulement fait tressaillir.»

En voyant de plus près le prétendu ecclésiastique, les joyeux compagnons de la Zinzolina reconnurent que son vêtement étranger n’était pas celui d’un prêtre; mais la courtisane, persistant dans son erreur, lui dit en allant à sa rencontre, et en se faisant aussi belle et aussi douce qu’une madone:

«Abbé, cardinal ou pape, sois le bienvenu et donne-moi un baiser.»

Trenmor donna un baiser à la courtisane, mais d’un air si indifférent et avec des lèvres si froides, qu’elle recula de trois pas en s’écriant à moitié colère, à moitié épouvantée:

«Par les cheveux dorés de la Vierge! c’est le baiser d’un spectre.»

Mais elle reprit bientôt son effronterie, et, voyant que Trenmor promenait un sombre regard d’anxiété sur les convives, elle l’attira vers un siége placé auprès du sien.

«Allons, mon bel abbé, dit-elle en lui présentant sa coupe d’argent ciselée par Benvenuto et couronnée de roses à la manière des voluptueuses orgies de la Grèce, réchauffe les lèvres engourdies avec ce lacryma-christi.»

Et elle se signa d’un air hypocrite en prononçant le nom du Rédempteur.

«Dis-moi ce qui t’amène vers nous, continua-t-elle, on plutôt ne me le dis pas, laisse-moi le deviner. Veux-tu qu’on te donne une robe de soie et qu’on parfume tes cheveux? Tu es le plus bel abbé que j’aie jamais vu. Mais pourquoi votre Miséricorde fronce-t-elle le sourcil sans me répondre?

– Je vous demande pardon, Madame, répondit Trenmor, si je réponds mal à votre hospitalité; quoique je sois entré ici à pied, comme un colporteur, vous me recevez comme un prince. Je ne m’arroge point le droit de mépriser vos avances; mais je n’ai pas le temps de m’occuper de vous: ma visite à un autre objet, Pulchérie…

– Pulchérie! dit la Zinzolina en tressaillant. Qui êtes-vous, pour savoir le nom que ma mère m’a donné? De quel pays venez-vous?

– Je viens du pays où est maintenant Lélia, répondit Trenmor en baissant la voix.

– Béni soit le nom de ma sœur! reprit la courtisane d’un air grave et recueilli.»

Puis elle ajouta d’un ton cavalier:

«Quoiqu’elle m’ait légué la dépouille mortelle de son amant.

– Que dites-vous? reprit Trenmor avec épouvante, avez-vous déjà épuisé tant de jeunesse et de séve? Avez-vous déjà donné la mort à cet enfant qui n’avait pas encore vécu?

– Si c’est de Sténio que vous parlez, répondit-elle, rassurez-vous, il est encore vivant.

– Il a bien encore un mois ou deux à vivre, ajouta un des convives en jetant un regard insouciant et vague sur le sofa où dormait un homme dont le visage était enfoncé dans les coussins.»

Les yeux de Trenmor suivirent la même direction. Il vit un homme de la taille de Sténio, mais beaucoup plus fluet, et dont les membres grêles reposaient dans un affaissement qui annonçait moins l’ivresse que la fièvre. Sa chevelure fine et rare tombait en boucles déroulées sur un cou lisse et blanc comme celui d’une femme, mais dont les contours sans rondeur trahissaient une virilité maladive et forcée.

«Est-ce donc là Sténio? dit Trenmor en attirant Pulchérie dans une embrasure de croisée et en fixant sur la courtisane un regard qui la fit involontairement pâlir et trembler. Un jour viendra peut-être, Pulchérie, où Dieu vous demandera compte du plus pur et du plus beau de ses ouvrages. Ne craignez-vous pas d’y songer?

– Est-ce donc ma faute si Sténio est déjà usé, quand nous tous qui sommes ici et qui menons la même vie, nous sommes jeunes et vigoureux? Pensez-vous qu’il n’ait pas d’autres maîtresses que moi? Croyez-vous qu’il ne s’enivre qu’à ma table? Et vous, Monseigneur, car je vous connais à vos discours et sais maintenant qui vous êtes, n’avez-vous pas connu la vie joyeuse, et n’êtes-vous pas sorti des bras du plaisir riche de force et d’avenir? D’ailleurs, si quelque femme est coupable de sa perte, c’est Lélia, qui devait garder ce jeune poëte auprès d’elle. Dieu l’avait destiné à aimer religieusement une seule femme, à faire des sonnets pour elle, à rêver du fond d’une vie solitaire et paisible les orages des destinées plus actives. Nos orgies, nos ardentes voluptés, nos veilles bruyantes, il devait les voir de loin, dans le mirage de son génie, et les raconter dans ses poëmes, mais non pas y prendre part, mais non pas y jouer un rôle. En l’invitant au plaisir, est-ce que je lui ai conseillé de quitter tout le reste? Est-ce que j’ai dit à Lélia de le bannir et de l’abandonner? Ne savais-je pas bien que, dans la vie des hommes comme lui, l’ivresse des sens devait être un délassement et ne pouvait pas être une occupation? Venez-vous ici pour le chercher, pour l’enlever à nos fêtes, pour le ramener à une vie de réflexion et de repos? Aucun de nous ne s’y opposera. Moi qui l’aime encore, je serai reconnaissante si vous le sauvez de lui-même, si vous le rendez à Lélia et à Dieu.

– Elle a raison, s’écria un des compagnons de Pulchérie, qui avait saisi ses dernières paroles. Emmenez-le, emmenez-le! Sa présence nous attriste. Il n’est pas des nôtres, il a toujours été seul parmi nous, et en partageant nos joies il semblait les mépriser. Allons, Sténio, éveille-toi, rajuste ton vêtement et laisse-nous.»

Mais Sténio, sourd à leurs clameurs, restait immobile sous le poids de ces vœux insultants, et l’abrutissement de son sommeil le plaçait dans une situation dont Trenmor sentit la honte à sa place. Il s’approcha de lui pour le réveiller.

«Prenez garde à ce que vous allez faire, lui dit-on; Sténio a le réveil tragique, personne ne le touche impunément quand il dort. L’autre jour il a tué un chien qu’il aimait, parce qu’en sautant sur ses genoux le pauvre animal avait interrompu un rêve où Sténio se plaisait. Hier, comme il s’était assoupi les coudes sur la table, la Emerenciana ayant voulu lui donner un baiser, il lui brisa son verre sur la figure, et lui fit une blessure dont la marque, je crois, ne s’effacera jamais. Quand ses valets ne l’éveillent pas à l’heure qu’il indique, il les chasse; mais, quand ils l’éveillent, il les bat. Prenez garde, en vérité; il tient son couteau de table, il serait capable de vous l’enfoncer dans la poitrine.

– O mon Dieu! pensa Trenmor, il est donc bien changé! Son sommeil était pur comme celui d’un enfant; et quand la main d’un ami l’éveillait, son premier regard était un sourire, sa première parole une bénédiction. Pauvre Sténio! quelles souffrances ont donc aigri ton âme, quelles fatigues ruiné ton corps, pour que je te retrouve ainsi?»

Immobile et debout derrière le sofa, plongé dans de sombres réflexions, Trenmor regardait Sténio, dont la respiration courte et le rêve convulsif trahissaient les agitations intérieures. Tout à coup le jeune homme s’éveilla de lui-même et bondit en criant d’un voix rauque et sauvage. Mais en voyant la table et les convives qui le regardaient d’un air d’étonnement et de dédain, il se rassit sur le sofa, et, croisant ses bras, il promena sur eux son œil hébété, dont le vin et l’insomnie avaient altéré la forme et arrondi le contour.

«Eh bien! Jacob, lui cria par ironie le jeune Marino, as-tu terrassé l’esprit de Dieu?

– J’étais aux prises avec lui, répondit Sténio, dont le visage prit aussitôt une expression de causticité haineuse, plus étrangère encore à celle que Trenmor lui connaissait; mais maintenant j’ai affaire a un plus rude champion, puisque me voici en lutte avec l’esprit de Marino.

– Le meilleur esprit, répliqua Marino, est celui qui tient un homme au niveau de sa situation. Nous nous sommes rassemblés ici pour lutter, le verre à la main, de présence, d’esprit, de gaieté soutenue, d’égalité de caractère. Les roses qui couronnent la coupe de Zinzolina ont été renouvelées trois fois depuis que nous sommes ici, et le front de notre belle hôtesse n’a pas encore fait un pli de mécontentement ou d’ennui; car la bonne humeur de ses convives ne s’est pas ralentie un instant. Un seul aurait troublé la fête s’il n’était pas bien convenu que, triste ou gai, malade ou en santé, endormi ou debout parmi les amis du plaisir, Sténio ne compte pas; car l’astre de Sténio s’est couché dès la première heure.

– Qu’avez-vous à reprocher à cet enfant? dit Pulchérie. Il est malade et chétif: il a dormi toute la nuit dans ce coin…

– Toute la nuit? dit Sténio en bâillant. Ne sommes-nous encore qu’au matin? J’espérais, en voyant les flambeaux allumés, que nous avions enterré le jour. Quoi! il n’y a que six heures que vous êtes réunis, et vous vous étonnez de n’être pas encore ennuyés les uns des autres! En effet, cela est merveilleux, vu le choix et l’assortiment de vos seigneuries. Pour moi, j’y tiendrais bien huit jours, mais à condition que j’y dormirais tout le temps.

– Et pourquoi n’allez-vous pas dormir ailleurs, dit Zamarelli. Feu l’excellent prince de Bambucci, qui mourut l’an passé plein de gloire et d’années, et qui fut certes le premier buveur de son siècle, aurait condamné à l’eau à perpétuité, ou tout au moins aux galères, l’ingrat qui se serait endormi à sa table. Il soutenait avec raison qu’un véritable épicurien doit réparer ses forces par une vie bien réglée, et qu’il y avait autant d’impiété à dormir devant les flacons qu’à boire seul et triste dans une alcôve. Quel mépris cet homme aurait eu pour toi, Sténio, s’il t’eût vu occupé à chercher le plaisir dans la fatigue, faisant tout à contre-mesure, veillant et composant des poëmes quand les autres dorment, tombant épuisé de lassitude à côté des coupes pleines et des femmes aux pieds nus!»

Soit affectation, soit épuisement, Sténio ne sembla pas avoir entendu un mot du discours de Zamarelli; seulement, au dernier mot, il souleva un peu sa tête appesantie en disant:

«Et où sont-elles?

– Elles ont été changer de toilette, afin de nous paraître au matin belles et rajeunies, répondit Antonio. Veux-tu que je te cède ma place tout à l’heure auprès de la Torquata? Elle était venue ici sur ta demande; mais comme au lieu de lui parler, tu as dormi toute la nuit…

– Peu m’importe, tu as bien fait, répondit Sténio, insensible en apparence à tous ces sarcasmes. D’ailleurs je ne me soucie plus que de la maîtresse de Marino. Zinzolina, faites-la venir ici.

– Si tu avais fait une pareille demande avant minuit, dit Marino, j’aurais pu te faire avaler les morceaux de ton verre; mais il est six heures, et ma maîtresse a passé tout ce temps ici. Prends-la donc maintenant si elle veut.»

Zinzolina se pencha à l’oreille de Sténio.

« – La princesse Claudia, qui est malade d’amour pour toi, Sténio, sera ici dans une demi-heure. Elle entrera sans être vue dans le pavillon du jardin. Je t’ai entendu hier louer sa pudeur et sa beauté. Je savais son secret, j’ai voulu qu’elle fût heureuse et que Sténio fût le rival des rois.

– Bonne Zinzolina! dit Sténio avec affection.» Puis reprenant son indolence: «Il est vrai que je l’ai trouvée belle; mais c’était hier… Et puis il ne faut pas posséder ce qu’on admire, parce qu’on le souillerait et qu’on n’aurait plus rien à désirer.

– Vous pouvez aimer Claudia comme vous l’entendrez, reprit Zinzolina, vous mettre à genoux, baiser sa main, la comparer aux anges, et vous retirer l’âme remplie de cet amour idéal qui convenait jadis à la mélancolie de vos pensées.

– Non, ne me parlez plus d’elle, répondit Sténio avec impatience; faites-lui dire que je suis mort. Je sens que, dans la disposition où je suis, elle me déplairait, et je lui dirais qu’elle est bien effrontée d’oublier ainsi son rang et son honneur pour se livrer à un bachelier libertin. Page, prends ma bourse, et va me chercher la bohémienne qui chantait hier matin sous ma fenêtre.

– Elle chante fort bien, répondit le page dans un calme respectueux; mais Votre Seigneurie ne l’a pas vue…

– Et que t’importe! dit Sténio en colère.

– C’est, Votre Excellence, qu’elle est affreuse, dit le page.

– Tant mieux, répondit Sténio.

– Noire comme la nuit, dit le page.

– En ce cas, je la veux tout de suite. Obéis, ou je te jette par la fenêtre.»

Le page obéit; mais à peine fut-il à la porte que Sténio le rappela.

«Non, je ne veux pas de femmes, dit-il; je veux de l’air, je veux du jour. Pourquoi sommes nous enfermés ainsi dans les ténèbres quand le soleil monte dans les cieux? Cela ressemble à une malédiction.

– Êtes-vous encore endormi, que vous ne voyez pas l’éclat des bougies? dit Antonio.

– Qu’on les éloigne et qu’on ouvre les persiennes, dit Sténio, dont le visage pâlissait. Pourquoi nous priver de l’air pur, du chant des oiseaux qui s’éveillent, du parfum des fleurs qui s’ent’rouvrent? Quel crime avons-nous commis pour perdre en plein jour la vue du ciel?

– Voici le poëte qui reparaît, dit Marino en levant les épaules. Ne savez-vous pas qu’on ne peut boire à la lumière du jour, à moins d’être un Allemand ou un cuistre? Un repas sans bougies est comme un bal sans femmes. Et d’ailleurs un convive qui sait vivre doit ignorer le cours des heures et ne pas s’inquiéter s’il fait jour ou nuit dans le rue, si les bourgeois se couchent ou si les cardinaux s’éveillent.

– Zinzolina, dit Sténio d’un ton d’insulte et de mépris, l’air qu’on respire ici est infect. Ce vin, ces viandes, ces liqueurs fumantes, tout cela ressemble à une taverne flamande. Donnez-moi de l’air, ou je renverse vos flambeaux, ou je brise les glaces de vos croisées.