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Loe raamatut: «Lélia», lehekülg 3

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IX

Vous avez raison de me ménager: ce que j’apprends m’étonne et me bouleverse. Mais vous me supposez bien de l’intérêt de reste si vous croyez que je suis ainsi ému des secrets de Trenmor. C’est votre jugement sur tout ceci qui me trouble. Vous êtes donc bien au-dessus des hommes pour traiter si légèrement les crimes que l’on commet envers eux? Cette question est peut-être injurieuse, peut-être l’humanité est-elle si méprisable que moi-même je vaux mieux qu’elle; mais pardonnez aux perplexités d’un enfant qui ne sait rien encore de la vie réelle.

Tout ce que vous dites produit sur moi l’effet d’un soleil trop ardent sur des yeux accoutumés à l’obscurité. Et pourtant je sens que vous me ménagez beaucoup la lumière, par amitié ou par compassion… O Dieu! que me reste-t-il donc à apprendre? Quelles illusions ont donc bercé ma jeunesse? Trenmor n’est pas méprisable, dites-vous; ou, s’il l’est aux yeux des êtres supérieurs, il ne peut l’être aux miens. Je n’ai pas le droit de le juger et de dire: «Je suis plus grand que cet homme qui se nuit à lui-même et ne profite à personne.» Eh bien! soit; je suis jeune, je ne sais ce que je deviendrai, je n’ai point traversé les épreuves de la vie; mais vous, Lélia, vous plus grande par votre âme et votre génie que tout ce qui existe sur la terre, vous pouvez condamner Trenmor et le haïr, et vous ne voulez pas le faire! Votre indulgente compassion ou votre admiration imprudente (je ne sais comment dire) le suit au milieu de ses coupables triomphes, applaudit à ses succès, et respecte ses revers…

Mais si cet homme est grand, s’il a en lui un tel luxe d’énergie, que ne s’en sert-il pour réprimer de si funestes penchants? pourquoi fait-il un mauvais usage de sa force? Les pirates et les bandits sont donc grands aussi? Celui qui se distingue par des crimes audacieux ou des vices d’exception est donc un homme devant qui la foule émue doit s’ouvrir avec respect? Il faut donc être un héros ou un monstre pour vous plaire?.. Peut-être. Quand je songe à la vie pleine et agitée que vous devez avoir eue, quand je vois combien d’illusions sont mortes pour vous, combien de lassitude et d’épuisement il y a dans vos idées, je me dis qu’une destinée obscure et terne comme la mienne ne peut être pour vous qu’un fardeau inutile et qu’il faut des impressions insolites et violentes pour réveiller les sympathies de votre âme blasée.

Eh bien! dites-moi un mot qui m’encourage, Lélia! dites-moi ce que vous voulez que je sois, et je le serai. Vous croyez peut-être que l’amour d’une femme ne peut donner la même énergie que l’amour de l’or…

Continuez, continuez cette histoire; elle m’intéresse horriblement, car c’est une révélation de votre âme, après tout; de cette âme profonde, mobile, insaisissable, que je cherche toujours et que je ne pénètre jamais.

X

Sans doute vous valez beaucoup mieux que nous, jeune homme; que votre orgueil se rassure. Mais dans dix ans, dans cinq ans même, vaudrez-vous Trenmor, vaudrez-vous Lélia? Cela est une question.

Tel que vous voilà, je vous aime, ô jeune poète! Que ce mot ne vous effraie, ni ne vous enivre. Je ne prétends pas vous donner ici la solution du problème que vous attendez. Je vous aime pour votre candeur, pour votre ignorance de toutes les choses que je sais, pour cette grande jeunesse morale dont vous êtes si impatient de vous dépouiller, imprudent que vous êtes! Je vous aime d’une autre affection que Trenmor; malgré ses malheurs, je trouve moins de charme dans l’entretien de cet homme que dans le vôtre, et je vous expliquerai tout à l’heure pourquoi je me sacrifie au point de vous quitter quelquefois pour être avec lui.

Avant de continuer mon récit pourtant, je répondrai à une de vos questions.

Pourquoi, dites-vous, cet homme si puissant de volonté n’a-t-il pas employé sa force à se réprimer? Pourquoi!.. heureux Sténio! – Mais comment donc concevez-vous la nature de l’homme? Qu’augurez-vous de sa puissance? – Qu’attendez-vous donc de vous-même, hélas!

Sténio, tu es bien imprudent de venir te jeter dans notre tourbillon! Vois ce que tu me forces à te dire!..

Les hommes qui répriment leurs passions dans l’intérêt de leurs semblables, ceux-là, vois-tu, sont si rares que je n’en ai pas encore rencontré un seul. – J’ai vu des héros d’ambition, d’amour, d’égoïsme, de vanité surtout! – De philanthropie?.. Beaucoup s’en vantèrent à moi, mais ils mentaient par la gorge, les hypocrites! Mon triste regard plongeait au fond de leur âme et n’y trouvait que vanité. La vanité est, après l’amour, la plus belle passion de l’homme, et sache, pauvre enfant, qu’elle est encore bien rare. La cupidité, le grossier orgueil des distinctions sociales, la débauche, tous les vils penchants, la paresse même, qui est pour quelques-uns une passion stérile, mais opiniâtre, voilà les ambitions qui meuvent la plupart des hommes. La vanité, au moins, c’est quelque chose de grand dans ses effets. Elle nous force à être bons, par l’envie que nous avons de le paraître; elle nous pousse jusqu’à l’héroïsme, tant il est doux de se voir porté en triomphe, tant la popularité a de puissantes et adroites séductions! Et la vanité est quelque chose qui ne s’avoue jamais. Les autres passions ne peuvent se donner le change: la vanité peut se cacher derrière un autre mot, que les dupes acceptent. – La philanthropie! – O mon Dieu! quelle puérile fausseté! Où est-il l’homme qui préfère le bonheur des autres hommes à sa propre gloire?

Le christianisme lui-même, qui a produit ce qu’il y a eu de plus héroïque sur la terre, le christianisme, qu’a-t-il pour base? L’espoir des récompenses, un trône élevé dans le ciel. Et ceux qui ont fait ce grand code, le plus beau, le plus vaste, le plus poétique monument de l’esprit humain, savaient si bien le cœur de l’homme, et ses vanités, et ses petitesses, qu’ils ont arrangé en conséquence leur système de promesses divines. Lisez les écrits des apôtres, vous y verrez qu’il y aura des distinctions dans le ciel, différentes hiérarchies de bienheureux, des places choisies, une milice organisée régulièrement avec ses chefs et ses degrés. Adroit commentaire de ces paroles du Christ: – Les premiers seront les derniers, et les derniers seront les premiers!

Mais pour ceux qui rentrent en eux-mêmes, et qui s’interrogent sérieusement, pour ceux qui se dépouillent de ces chimères dorées de la jeunesse et qui entrent dans l’austère désenchantement de l’âge mûr, pour les humbles, pour les tristes, pour les expérimentés, la parole du Christ semble se réaliser dès cette vie. Après s’être cru fort, l’homme tombé s’avoue à lui-même son néant. Il se réfugie dans la vie de la pensée; il acquiert, par la patience et le travail, ce qu’il a cru posséder dans l’ignorance et la vanité des jeunes années.

Si vous vous enfoncez dans les campagnes désertes au lever du soleil, les premiers objets de votre admiration sont les plantes qui s’entr’ouvrent au rayon matinal. Vous choisissez parmi les plus belles fleurs celles que le vent d’orage n’a pas flétries, celles que l’insecte n’a pas rongées, et vous jetez loin de vous la rose que la cantharide a infectée la veille, pour respirer celle qui s’est épanouie dans sa virginité au vent parfumé de la nuit. Mais vous ne pouvez vivre de parfums et de contemplation. Le soleil monte dans le ciel: La journée s’avance; vos pas vous ont égaré loin des villes. La soif et la faim se font sentir. Alors vous cherchez les plus beaux fruits, et oubliant les fleurs déjà flétries et désormais inutiles sur le premier gazon venu, vous choisissez sur les arbres la pêche que le soleil a rougie, la grenade dont la gelée d’hiver a fendu l’âpre écorce, la figue dont une pluie bienfaisante a déchiré la robe satinée. Et souvent le fruit que l’insecte a piqué, ou que le bec de l’oiseau a entamé, est le plus vermeil et le plus savoureux. L’amande encore laiteuse, l’olive encore amère, la fraise encore verte, ne vous attirent pas.

Au matin de ma vie, je vous eusse préféré à tout. Alors tout était rêverie, symbole, espoir, aspiration poétique. Les années de soleil et de fièvre ont passé sur ma tête, et il me faut des aliments robustes; il faut à ma douleur, à ma fatigue, à mon découragement, non le spectacle de la beauté, mais le secours de la force; non le charme de la grâce, mais le bienfait de la sagesse. L’amour eût pu remplir autrefois mon âme tout entière: aujourd’hui, il me faut surtout l’amitié, une amitié chaste et sainte, une amitié solide, inébranlable.

Les premiers seront les derniers! Un jour vint dans la vie de Trenmor, où, précipité du faîte des prospérités mondaines dans un abîme de douleur et d’ignominie, il travailla à devenir ce qu’il avait cru être, ce qu’il n’avait jamais été. Depuis quelques années, lancé sur une pente fatale, ne pouvant se rattacher à aucune croyance, à aucune poésie, il sentait s’éteindre en lui le flambeau de la raison. Une femme lui inspira un instant le désir vague de quitter la débauche et de chercher ailleurs le mot de sa destinée; mais cette femme, tout en devinant l’intelligence et la grandeur sauvage enfouies dans le bourbier du vice, détourna son regard avec effroi, avec dégoût. Elle lui garda un sentiment de compassion et d’intérêt qu’elle lui a manifesté plus tard, et dont il s’est montré digne; car à quelles amitiés humaines n’a pas droit la créature affligée qui s’est réconciliée avec Dieu!

Trenmor avait une maîtresse belle et impudente comme l’antique ménade. Ou l’appelait la Mantovana. Il la préférait aux autres, et il s’imaginait parfois découvrir en elle une étincelle de ce feu sacré qu’il ne savait pas définir, mais qu’il appelait sincérité, et qu’il cherchait partout avec l’angoisse et la détresse du mauvais riche. Dans une nuit de bruit et de vin, il la frappa, et elle tira de son sein un poignard pour le tuer. Cette velléité de vengeance plut à Trenmor. Il crut voir de la force et de la passion dans un mouvement de colère. Il l’aima un instant. Il se passa alors en lui quelque chose d’inconnu jusqu’alors. Un instant, il eut, au milieu des fumées de l’ivresse, la révélation des sympathies auxquelles toute âme saine aspire. Un monde nouveau passa comme une vision entre deux flacons de vin; mais un mot obscène de la bacchante fit crouler cet édifice enchanté, et la lie amère reparut au fond de la coupe. Trenmor arracha le collier de perles de la courtisane, et le broya sous ses pieds; elle fondit en larmes. L’amer délire du maître s’empara de cette frivole circonstance: elle avait eu la force de la vengeance pour une injure, et elle versait des pleurs pour un joyau. Il eut une crispation de nerfs; il prit un flacon de cristal lourd et tranchant comme une hache et frappa au hasard. Elle fit un cri et tomba aux pieds de Trenmor. Il ne s’en aperçut pas. Il mit ses coudes sur la table, fixa ses yeux hagards sur les flambeaux expirants, et, secouant la tête avec un dédaigneux sourire, resta sourd aux cris de ses compagnons, insensible à l’agitation et à la terreur de ses valets. Au bout d’une heure il revint à lui-même, regarda autour de la salle et se trouva seul: une mare de sang baignait ses pieds. Il se leva et tomba dans le sang. On avait emporta la Mantovana. Trenmor évanoui quitta son palais pour une prison. On lui apprit l’affreux résultat de sa fureur, il parut écouter, sourit, et retomba dans une profonde indifférence. Ce calme stupide excita un sentiment d’horreur. On l’interrogea. Il répondit la vérité: «Vouliez-vous tuer cette femme? lui dit le juge. – J’ai voulu la tuer, répondit-il. – Où est votre défenseur? – Je n’en ai pas, et je n’en veux pas.» On lui lut son arrêt, il resta impassible. On riva sur son cou le fer de l’ignominie; il s’en aperçut à peine. Puis, tout d’un coup, relevant la tête et faisant quelques pas, attaché à ses hideux compagnons, il promena un regard curieux sur les spectateurs de sa misère. Il vit une femme qui ne recula pas lorsque son vêtement d’opprobre l’effleura. «Vous êtes ici, Lélia, s’écria-t-il, et la Mantovana n’y est point? Cet animal immonde, que j’ai nourri et caressé si longtemps, m’a condamné à l’infamie pour un instant de colère; et à cette heure, où je dis adieu pour jamais à la vie de l’homme, elle n’a pas même un regard de regret ou de pitié pour moi! Elle cache ses remords sans doute… – La Mantovana vient d’expirer, lui répondis-je, vous êtes son meurtrier. Repentez-vous et subissez le châtiment. – Ah! c’est donc son sang qui m’a fait tomber! s’écria-t-il.» Et, regardant à ses pieds avec égarement, il y vit ses fers, et sourit. «Je comprends, dit-il, voilà encore le sang de la Mantovana!» Il tomba comme foudroyé. Jeté dans une charrette, il disparut à mes yeux.

Cinq ans après, le hasard me fit rencontrer, dans un sentier des montagnes, au bord de la mer, un homme pâle et grave qui marchait lentement, la tête nue, le regard levé vers le ciel. Je ne le reconnus pas, tant l’expression de sa figure avait changé. Il vint à moi et me parla. Sa voix était changée aussi. Il se nomma, je lui tendis la main, et nous nous assîmes sur un des rochers du rivage. Il me parla longtemps, et, en le quittant, j’avais juré une éternelle pitié, comme j’ai juré depuis un éternel respect à l’infortuné qu’on appelle aujourd’hui Trenmor, et qui, durant cinq années…

XI

En effet, c’est un secret terrible, et je dois sentir en mon cœur une grande reconnaissance pour l’homme qui n’a pas craint de me le confier! Vous m’estimez donc bien, Lélia, et il vous estime donc bien aussi, pour que ce secret soit venu de lui à moi en si peu de temps? Eh bien! voilà qu’un lien sacré est établi entre nous trois, un lien dont j’ai frayeur pourtant, je ne vous le dissimule pas, mais que je n’ai plus le droit de dénouer.

Malgré toutes vos précautions oratoires, Lélia, je n’ai pu m’empêcher d’être écrasé. Quand je me suis souvenu qu’une heure avant le moment où je lisais cela, j’avais vu cet homme presser votre main, votre main que je n’ai jamais osé toucher et que je ne vous ai encore vue offrir à nul autre que lui, j’ai senti comme un froid de glace qui me tombait sur le cœur. Vous, faire alliance avec cet homme flétri! Vous angélique, vous adorée à genoux, vous la sœur des blanches étoiles, je vous ai supposée un instant la sœur d’un…! Je n’écrirai pas ce mot. – Et voilà que maintenant vous êtes plus que sa sœur! Une sœur n’eût fait que son devoir en lui pardonnant. Vous vous êtes faite volontairement son amie, sa consolation, son ange; vous avez été vers lui, vous avez dit: «Viens à moi, toi qui es maudit, je te rendrai le ciel que tu as perdu! Viens à moi qui suis sans tache, et qui cacherai tes souillures, avec ma main que voici!» Eh bien! vous êtes grande, Lélia, plus grande encore que je ne pensais. Votre bonté me fait mal, je ne sais pourquoi; mais je l’admire, mais je vous adore. – Ce que je ne puis supporter, c’est que cet homme, que je hais et que je plains, ait osé toucher la main que vous lui avez offerte; c’est qu’il ait eu l’orgueil d’accepter votre amitié, votre amitié sainte que les plus grands hommes de la terre imploreraient humblement s’ils connaissaient ce qu’elle vaut. Trenmor l’a reçue, Trenmor la possède, et Trenmor ne vous parlé pas le front dans la poussière; Trenmor se tient debout à vos côtés, et traverse avec vous la foule étonnée, lui qui cinq ans a traîné le boulet côte à côte avec un voleur ou un parricide!.. Ah! je le hais! mais je ne le méprise plus, ne me grondez pas!

Quant à vous! Lélia, je vous plains, et je me plains aussi d’être votre disciple et votre esclave. Vous connaissez beaucoup trop la vie pour être heureuse; j’espère encore que le malheur vous a aigrie, que vous exagérez le mal; je repousse encore cette accablante insinuation de votre lettre: – que les meilleurs parmi les hommes sont les plus vains, et que l’héroïsme est une chimère!

Tu le crois, pauvre Lélia! pauvre femme! tu es malheureuse, je t’aime!

XII

Trenmor n’avait qu’un moyen de mériter mon amitié: c’était de l’accepter, et il l’a fait. Il n’a pas craint de se fier à mes promesses, il n’a pas cru que cette générosité serait au-dessus de mes forces. Au lieu d’être humble et craintif devant moi, il est calme, il se repose sur ma délicatesse, il n’est pas sur la défensive, et ne suppose pas que je puisse l’humilier et lui faire sentir le poids de ma protection. Vraiment, cet homme a l’âme noble et grande, et nulle amitié ne m’a plus flattée que la sienne.

Jeune orgueilleux, car c’est vous qui l’êtes! osez-vous bien vous élever au-dessus de cet homme que la foudre a renversé? Parce qu’il a été entraîné par la fatalité, parce que, né sous une étoile funeste, il s’est égaré à travers les écueils, vous lui reprochez sa chute, vous vous détournez de lui alors que, sanglant et brisé, vous le voyez sortir de l’abîme! Ah! vous êtes du monde, vous! Vous partagez bien ses inexorables préjugés, ses égoïstes vengeances! Quand le pécheur est encore debout, vous le tolérez encore; mais sitôt qu’il est à terre, vous le foulez aux pieds, vous ramassez les pierres et la boue du chemin pour faire comme fait la foule, pour qu’en voyant votre cruauté les autres bourreaux croient à votre justice. Vous auriez peur de lui montrer un peu de pitié, car on pourrait l’interpréter mal, et croire que vous êtes le frère ou l’ami de la victime. Et si l’on supposait que vous êtes capable des mêmes forfaits, si l’on disait de vous: «Voyez cet homme qui tend la main au proscrit; n’est-il point son compagnon de misère et d’infamie?» Oh! plutôt que de faire dire cela, lapidons le proscrit; mettons-lui notre talon sur la figure, achevons-le! Apportons notre part d’insulte parmi la foule qui le maudit. Quand la charrette hideuse emporte le condamné à l’échafaud, le peuple se rue à l’entour pour accabler d’outrages ce reste d’homme qui va mourir. Faites comme le peuple, Sténio! Que dirait-on de vous dans cette ville où vous êtes étranger comme nous, si l’on vous voyait toucher sa main? On penserait peut-être que nous avez été au bagne avec lui! Plutôt que de vous exposer à cela, jeune homme, fuyez le maudit! L’amitié du maudit est dangereuse. L’ineffable plaisir de faire du bien à un malheureux est trop chèrement acheté par les malédictions de la foule. Est-ce votre calcul? est-ce votre sentiment, Sténio?

N’ayez-vous pas pleuré chaque fois que vous avez lu l’histoire de cette jeune fille qui, voyant marcher à la mort un illustre infortuné, fendit la presse des curieux indifférents, et ne sachant quel témoignage d’intérêt lui donner, pauvre et simple enfant qu’elle était, lui offrit une rose qu’elle avait à la main, une rose pure et suave comme elle, une rose que son amant peut-être lui avait donnée, et qui fut le seul, le dernier témoignage d’affection et de pitié que reçut un prince marchant au supplice? N’êtes-vous pas touché aussi, dans la sublime histoire du lépreux d’Aoste, de l’action naturelle et simple du narrateur qui lui tend la main? Pauvre lépreux, qui n’avait pas touché la main de son semblable depuis tant d’années, qui eut tant de peine à refuser cette main amie, et qui pourtant la refusa dans la crainte de l’infecter de son mal!..

Pourquoi donc Trenmor aurait-il repoussé la mienne? Le malheur est-il donc contagieux comme la lèpre? Eh bien, soit! que la réprobation du vulgaire nous enveloppe tous deux, et que Trenmor lui-même soit ingrat! j’aurai pour moi Dieu et mon cœur, n’est-ce pas bien plus que l’estime du vulgaire et la reconnaissance d’un homme? Oh! donner un verre d’eau à relui qui a soif, porter un peu de la croix du Christ, cacher la rougeur d’un front couvert de honte, jeter un brin d’herbe à une pauvre fourmi que le torrent ne dédaigne pas d’engloutir, ce sont là de minces bienfaits! Et pourtant l’opinion nous les interdit ou nous les conteste! Honte à nous! nous n’avons pas un bon mouvement qu’il ne faille comprimer ou cacher. On apprend aux enfants des hommes à être vains et impitoyables, et cela s’appelle l’honneur! Malédiction sur nous tous!

Eh bien! si je vous disais que, loin de considérer ma conduite comme un acte de miséricorde, j’éprouve pour cet homme une sorte de respect enthousiaste! Si je vous disais que tel que le voilà, brisé, flétri, perdu, je le trouve plus haut placé dans la vie morale qu’aucun de nous! Savez-vous comment il a supporté son malheur? Vous vous seriez tué, vous; certes, avec votre fierté, vous n’eussiez pas accepté le châtiment, de l’infamie. Eh bien! il s’est soumis, il a trouvé que le châtiment était juste, qu’il l’avait mérité, non pas tant pour son crime que pour le mal qu’il avait fait à son âme durant le cours de plusieurs années. Et puisqu’il avait mérité ce châtiment, il a voulu le subir. Il l’a subi. Il a vécu cinq ans, fort et patient, parmi ses abjects compagnons. Il a dormi sur la pierre à côté du parricide, il a supporté le regard des curieux; il a vécu cinq ans dans cette fange parmi ces bêtes féroces et venimeuses; il a subi le mépris des derniers scélérats et la domination des plus lâches espions. Il a été forçat, cet homme qui avait été si riche et si voluptueux, cet homme d’habitudes raffinées et de caprices despotiques! Celui qui volait sur les flots entouré de femmes, de parfums et de chants, dans sa gondole rapide; celui qui fatiguait de ses courses folles et aventureuses les plus beaux chevaux de l’Arabie, celui qui avait dormi sous le ciel de la Grèce comme Byron, cet homme qui avait épuisé la vie de luxe et d’excitation sous toutes ses faces, il a été se retremper, se rajeunir et se régénérer au bagne! Et cet égout infect, où trouvent encore moyen de se pervertir le père qui a vendu ses filles et le fils qui a empoisonné sa mère, le bagne, d’où l’on sort défiguré et rampant comme les bêtes, Trenmor en est sorti debout, calme, pâle comme vous le voyez, mais beau encore comme la créature de Dieu, comme le reflet que la Divinité projette sur le front de l’homme purifié.