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Loe raamatut: «Oeuvres complètes de Guy de Maupassant – volume 10», lehekülg 9

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GARÇON, UN BOCK!

A José Maria de Hérédia.


POURQUOI suis-je entré, ce soir-là, dans cette brasserie? Je n’en sais rien. Il faisait froid. Une fine pluie, une poussière d’eau voltigeait, voilait les becs de gaz d’une brume transparente, faisait luire les trottoirs que traversaient les lueurs des devantures, éclairant la boue humide et les pieds sales des passants.

Je n’allais nulle part. Je marchais un peu après dîner. Je passai le Crédit Lyonnais, la rue Vivienne, d’autres rues encore. J’aperçus soudain une grande brasserie à moitié pleine. J’entrai, sans aucune raison. Je n’avais pas soif.

D’un coup d’œil je cherchai une place où je ne serais point trop serré, et j’allai m’asseoir à côté d’un homme qui me parut vieux et qui fumait une pipe de deux sous, en terre, noire comme un charbon. Six ou huit soucoupes de verre, empilées sur la table devant lui, indiquaient le nombre de bocks qu’il avait absorbés déjà. Je n’examinai pas mon voisin. D’un coup d’œil j’avais reconnu un bockeur, un de ces habitués de brasserie qui arrivent le matin, quand on ouvre, et s’en vont le soir, quand on ferme. Il était sale, chauve du milieu du crâne, tandis que de longs cheveux gras, poivre et sel, tombaient sur le col de sa redingote. Ses habits trop larges semblaient avoir été faits au temps où il avait du ventre. On devinait que le pantalon ne tenait guère et que cet homme ne pouvait faire dix pas sans rajuster et retenir ce vêtement mal attaché. Avait-il un gilet? La seule pensée des bottines et de ce qu’elles enfermaient me terrifia. Les manchettes effiloquées étaient complètement noires du bord, comme les ongles.

Dès que je fus assis à son côté, ce personnage me dit d’une voix tranquille: «Tu vas bien?»

Je me tournai vers lui d’une secousse et je le dévisageai. Il reprit: «Tu ne me reconnais pas?

– Non!

– Des Barrets.

Je fus stupéfait. C’était le comte Jean des Barrets, mon ancien camarade de collège.

Je lui serrai la main, tellement interdit que je ne trouvai rien à dire.

Enfin, je balbutiai: «Et toi, tu vas bien?»

Il répondit placidement: «Moi, comme je peux.»

Il se tut. Je voulus être aimable, je cherchai une phrase: «Et… qu’est-ce que tu fais?»

Il répliqua avec résignation: «Tu vois.»

Je me sentis rougir. J’insistai: «Mais tous les jours?»

Il prononça, en soufflant d’épaisses bouffées de fumée: «Tous les jours c’est la même chose.»

Puis, tapant sur le marbre de la table avec un sou qui traînait, il s’écria: «Garçon, deux bocks!»

Une voix lointaine répéta: «Deux bocks au quatre!» Une autre voix plus éloignée encore lança un «Voilà!» suraigu. Puis un homme en tablier blanc apparut, portant les deux bocks dont il répandait, en courant, les gouttes jaunes sur le sol sablé.

Des Barrets vida d’un trait son verre et le reposa sur la table, pendant qu’il aspirait la mousse restée en ses moustaches.

Puis il demanda: «Et quoi de neuf?»

Je ne savais rien de neuf à lui dire, en vérité. Je balbutiai: «Mais, rien, mon vieux. Moi je suis commerçant.»

Il prononça de sa voix toujours égale: «Et… ça t’amuse?

– Non, mais que veux-tu? Il faut bien faire quelque chose!

– Pourquoi ça?

– Mais… pour s’occuper.

– A quoi ça sert-il? Moi, je ne fais rien, comme tu vois, jamais rien. Quand on n’a pas le sou, je comprends qu’on travaille. Quand on a de quoi vivre, c’est inutile. A quoi bon travailler? Le fais-tu pour toi ou pour les autres? Si tu le fais pour toi, c’est que ça t’amuse, alors très bien; si tu le fais pour les autres, tu n’es qu’un niais.»

Puis, posant sa pipe sur le marbre, il cria de nouveau: «Garçon, un bock!» et reprit: «Ça me donne soif de parler. Je n’en ai pas l’habitude. Oui, moi, je ne fais rien, je me laisse aller, je vieillis. En mourant je ne regretterai rien. Je n’aurai pas d’autre souvenir que cette brasserie. Pas de femme, pas d’enfants, pas de soucis, pas de chagrins, rien. Ça vaut mieux.»

Il vida le bock qu’on lui avait apporté, passa sa langue sur ses lèvres et reprit sa pipe.

Je le considérais avec stupeur. Je lui demandai:

– Mais tu n’as pas toujours été ainsi?

– Pardon, toujours, dès le collège.

– Ce n’est pas une vie, ça, mon bon. C’est horrible. Voyons, tu fais bien quelque chose, tu aimes quelque chose, tu as des amis.

– Non. Je me lève à midi. Je viens ici, je déjeune, je bois des bocks, j’attends la nuit, je dîne, je bois des bocks; puis, vers une heure et demie du matin, je retourne me coucher, parce qu’on ferme. C’est ce qui m’embête le plus. Depuis dix ans, j’ai bien passé six années sur cette banquette, dans mon coin; et le reste dans mon lit, jamais ailleurs. Je cause quelquefois avec des habitués.

– Mais, en arrivant à Paris, qu’est-ce que tu as fait, tout d’abord?

– J’ai fait mon droit… au café de Médicis.

– Mais après?

– Après… j’ai passé l’eau et je suis venu ici.

– Pourquoi as-tu pris cette peine?

– Que veux-tu, on ne peut pas rester toute sa vie au quartier Latin. Les étudiants font trop de bruit. Maintenant je ne bougerai plus. «Garçon, un bock!»

Je croyais qu’il se moquait de moi. J’insistai.

– Voyons, sois franc. Tu as eu quelque gros chagrin? Un désespoir d’amour, sans doute? Certes, tu es un homme que le malheur a frappé. Quel âge as-tu?

– J’ai trente-trois ans. Mais j’en parais au moins quarante-cinq.

Je le regardai bien en face. Sa figure ridée, mal soignée, semblait presque celle d’un vieillard. Sur le sommet du crâne, quelques longs cheveux voltigeaient au-dessus de la peau d’une propreté douteuse. Il avait des sourcils énormes, une forte moustache et une barbe épaisse. J’eus brusquement, je ne sais pourquoi, la vision d’une cuvette pleine d’eau noirâtre, l’eau où aurait été lavé tout ce poil.

Je lui dis: «En effet, tu as l’air plus vieux que ton âge. Certainement tu as eu des chagrins.»

Il répliqua: «Je t’assure que non. Je suis vieux parce que je ne prends jamais l’air. Il n’y a rien qui détériore les gens comme la vie de café.»

Je ne le pouvais croire: «Tu as bien aussi fait la noce? On n’est pas chauve comme tu l’es sans avoir beaucoup aimé.»

Il secoua tranquillement le front, semant sur son dos les petites choses blanches qui tombaient de ses derniers cheveux: «Non, j’ai toujours été sage.» Et levant les yeux vers le lustre qui nous chauffait la tête: «Si je suis chauve, c’est la faute du gaz. Il est l’ennemi du cheveu. – Garçon, un bock! – Tu n’as pas soif?

– Non, merci. Mais vraiment tu m’intéresses. Depuis quand as-tu un pareil découragement? Ça n’est pas normal, ça n’est pas naturel. Il y a quelque chose là-dessous.

– Oui, ça date de mon enfance. J’ai reçu un coup, quand j’étais petit, et cela m’a tourné au noir pour jusqu’à la fin.

– Quoi donc?

– Tu veux le savoir? écoute. Tu te rappelles bien le château où je fus élevé, puisque tu y es venu cinq ou six fois pendant les vacances? Tu te rappelles ce grand bâtiment gris, au milieu d’un grand parc, et les longues avenues de chênes, ouvertes vers les quatre points cardinaux! Tu te rappelles mon père et ma mère, tous les deux cérémonieux, solennels et sévères.

J’adorais ma mère; je redoutais mon père, et je les respectais tous les deux, accoutumé d’ailleurs à voir tout le monde courbé devant eux. Ils étaient, dans le pays, M. le comte et Mme la comtesse; et nos voisins aussi, les Tannemare, les Ravelet, les Brenneville, montraient pour mes parents une considération supérieure.

J’avais alors treize ans. J’étais gai, content de tout, comme on l’est à cet âge-là, tout plein du bonheur de vivre.

Or, vers la fin de septembre, quelques jours avant ma rentrée au collège, comme je jouais à faire le loup dans les massifs du parc, courant au milieu des branches et des feuilles, j’aperçus, en traversant une avenue, papa et maman qui se promenaient.

Je me rappelle cela comme d’hier. C’était par un jour de grand vent. Toute la ligne des arbres se courbait sous les rafales, gémissait, semblait pousser des cris, de ces cris sourds, profonds, que les forêts jettent dans les tempêtes.

Les feuilles arrachées, jaunes déjà, s’envolaient comme des oiseaux, tourbillonnaient, tombaient, puis couraient tout le long de l’allée, ainsi que des bêtes rapides.

Le soir venait. Il faisait sombre dans les fourrés. Cette agitation du vent et des branches m’excitait, me faisait galoper comme un fou, et hurler pour imiter les loups.

Dès que j’eus aperçu mes parents, j’allai vers eux à pas furtifs, sous les branches, pour les surprendre, comme si j’eusse été un rôdeur véritable.

Mais je m’arrêtai, saisi de peur, à quelques pas d’eux. Mon père, en proie à une terrible colère, criait:

– Ta mère est une sotte; et, d’ailleurs, ce n’est pas de ta mère qu’il s’agit, mais de toi. Je te dis que j’ai besoin de cet argent, et j’entends que tu signes.

Maman répondit, d’une voix ferme:

– Je ne signerai pas. C’est la fortune de Jean, cela. Je la garde pour lui et je ne veux pas que tu la manges encore avec des filles et des servantes, comme tu as fait de ton héritage.

Alors papa, tremblant de fureur, se retourna, et saisissant sa femme par le cou, il se mit à la frapper avec l’autre main de toute sa force, en pleine figure.

Le chapeau de maman tomba, ses cheveux dénoués se répandirent; elle essayait de parer les coups, mais elle n’y pouvait parvenir. Et papa, comme fou, frappait, frappait. Elle roula par terre, cachant sa face dans ses deux bras. Alors il la renversa sur le dos pour la battre encore, écartant les mains dont elle se couvrait le visage.

Quant à moi, mon cher, il me semblait que le monde allait finir, que les lois éternelles étaient changées. J’éprouvais le bouleversement qu’on a devant les choses surnaturelles, devant les catastrophes monstrueuses, devant les irréparables désastres. Ma tête d’enfant s’égarait, s’affolait. Et je me mis à crier de toute ma force, sans savoir pourquoi, en proie à une épouvante, à une douleur, à un effarement épouvantables. Mon père m’entendit, se retourna, m’aperçut, et, se relevant, s’en vint vers moi. Je crus qu’il m’allait tuer et je m’enfuis comme un animal chassé, courant tout droit devant moi, dans le bois.

J’allai peut-être une heure, peut-être deux, je ne sais pas. La nuit étant venue, je tombai sur l’herbe, épuisé, et je restai là éperdu, dévoré par la peur, rongé par un chagrin capable de briser à jamais un pauvre cœur d’enfant. J’avais froid, j’avais faim peut-être. Le jour vint. Je n’osais plus me lever, ni marcher, ni revenir, ni me sauver encore, craignant de rencontrer mon père que je ne voulais plus revoir.

Je serais peut-être mort de misère et de famine au pied de mon arbre, si le garde ne m’avait découvert et ramené de force.

Je trouvai mes parents avec leur visage ordinaire. Ma mère me dit seulement: «Comme tu m’as fait peur, vilain garçon, j’ai passé la nuit sans dormir.» Je ne répondis point, mais je me mis à pleurer. Mon père ne prononça pas une parole.

Huit jours plus tard, je rentrais au collège.

Eh bien, mon cher, c’était fini pour moi. J’avais vu l’autre face des choses, la mauvaise; je n’ai plus aperçu la bonne depuis ce jour-là. Que s’est-il passé dans mon esprit? Quel phénomène étrange m’a retourné les idées? Je l’ignore. Mais je n’ai plus eu de goût pour rien, envie de rien, d’amour pour personne, de désir quelconque, d’ambition ou d’espérance. Et j’aperçois toujours ma pauvre mère, par terre, dans l’allée, tandis que mon père l’assommait. – Maman est morte après quelques années. Mon père vit encore. Je ne l’ai pas revu. – Garçon, un bock!..»

On lui apporta son bock qu’il engloutit d’une gorgée. Mais, en reprenant sa pipe, comme il tremblait, il la cassa. Alors il eut un geste désespéré, et il dit: «Tiens! c’est un vrai chagrin, ça, par exemple. J’en ai pour un mois à en culotter une nouvelle.»

Et il lança à travers la vaste salle, pleine maintenant de fumée et de buveurs, son éternel cri: «Garçon, un bock – et une pipe neuve!»

LE BAPTÊME

A Guillemet.


DEVANT la porte de la ferme, les hommes endimanchés attendaient. Le soleil de mai versait sa claire lumière sur les pommiers épanouis, ronds comme d’immenses bouquets blancs, roses et parfumés, et qui mettaient sur la cour entière un toit de fleurs. Ils semaient sans cesse autour d’eux une neige de pétales menus, qui voltigeaient et tournoyaient en tombant dans l’herbe haute, où les pissenlits brillaient comme des flammes, où les coquelicots semblaient des gouttes de sang.

Une truie somnolait sur le bord du fumier, le ventre énorme, les mamelles gonflées, tandis qu’une troupe de petits porcs tournaient autour, avec leur queue roulée comme une corde.

Tout à coup, là-bas, derrière les arbres des fermes, la cloche de l’église tinta. Sa voix de fer jetait dans le ciel joyeux son appel faible et lointain. Des hirondelles filaient comme des flèches à travers l’espace bleu qu’enfermaient les grands hêtres immobiles. Une odeur d’étable passait parfois, mêlée au souffle doux et sucré des pommiers.

Un des hommes debout devant la porte se tourna vers la maison et cria:

– Allons, allons, Mélina, v’là que ça sonne!

Il avait peut-être trente ans. C’était un grand paysan, que les longs travaux des champs n’avaient point encore courbé ni déformé. Un vieux, son père, noueux comme un tronc de chêne, avec des poignets bossués et des jambes torses, déclara:

– Les femmes, c’est jamais prêt, d’abord. Les deux autres fils du vieux se mirent à rire, et l’un, se tournant vers le frère aîné, qui avait appelé le premier, lui dit:

– Va les quérir, Polyte. All’ viendront point avant midi.

Et le jeune homme entra dans sa demeure.

Une bande de canards arrêtée près des paysans se mit à crier en battant des ailes; puis ils partirent vers la mare de leur pas lent et balancé.

Alors, sur la porte demeurée ouverte, une grosse femme parut qui portait un enfant de deux mois. Les brides blanches de son haut bonnet lui pendaient sur le dos, retombant sur un châle rouge, éclatant comme un incendie, et le moutard, enveloppé de linges blancs, reposait sur le ventre en bosse de la garde.

Puis la mère, grande et forte, sortit à son tour, à peine âgée de dix-huit ans, fraîche et souriante, tenant le bras de son homme. Et les deux grand’mères vinrent ensuite, fanées ainsi que de vieilles pommes, avec une fatigue évidente dans leurs reins forcés, tournés depuis longtemps par les patientes et rudes besognes. Une d’elles était veuve; elle prit le bras du grand-père, demeuré devant la porte, et ils partirent en tête du cortège, derrière l’enfant et la sage-femme. Et le reste de la famille se mit en route à la suite. Les plus jeunes portaient des sacs de papier pleins de dragées.

Là-bas, la petite cloche sonnait sans repos, appelant de toute sa force le frêle marmot attendu. Des gamins montaient sur les fossés; des gens apparaissaient aux barrières; des filles de ferme restaient debout entre deux seaux pleins de lait qu’elles posaient à terre pour regarder le baptême.

Et la garde, triomphante, portait son fardeau vivant, évitait les flaques d’eau dans les chemins creux, entre les talus plantés d’arbres. Et les vieux venaient avec cérémonie, marchant un peu de travers, vu l’âge et les douleurs; et les jeunes avaient envie de danser, et ils regardaient les filles qui venaient les voir passer; et le père et la mère allaient gravement, plus sérieux, suivant cet enfant qui les remplacerait, plus tard, dans la vie, qui continuerait dans le pays leur nom, le nom des Dentu, bien connu par le canton.

Ils débouchèrent dans la plaine et prirent à travers les champs pour éviter le long détour de la route.

On apercevait l’église maintenant, avec son clocher pointu. Une ouverture le traversait juste au-dessous du toit d’ardoises; et quelque chose remuait là dedans, allant et venant d’un mouvement vif, passant et repassant derrière l’étroite fenêtre. C’était la cloche qui sonnait toujours, criant au nouveau-né de venir, pour la première fois, dans la maison du Bon Dieu.

Un chien s’était mis à suivre. On lui jetait des dragées, il gambadait autour des gens.

La porte de l’église était ouverte. Le prêtre, un grand garçon à cheveux rouges, maigre et fort, un Dentu aussi, lui, oncle du petit, encore un frère du père, attendait devant l’autel. Et il baptisa suivant les rites son neveu Prosper-César, qui se mit à pleurer en goûtant le sel symbolique.

Quand la cérémonie fut achevée, la famille demeura sur le seuil pendant que l’abbé quittait son surplis; puis on se remit en route. On allait vite maintenant, car on pensait au dîner. Toute la marmaille du pays suivait, et, chaque fois qu’on lui jetait une poignée de bonbons, c’était une mêlée furieuse, des luttes corps à corps, des cheveux arrachés; et le chien aussi se jetait dans le tas pour ramasser les sucreries, tiré par la queue, par les oreilles, par les pattes, mais plus obstiné que les gamins.

La garde, un peu lasse, dit à l’abbé, qui marchait auprès d’elle:

– Dites donc, m’sieu le curé, si ça ne vous opposait pas de m’ tenir un brin vot’ neveu pendant que je m’ dégourdirai. J’ai quasiment une crampe dans les estomacs.

Le prêtre prit l’enfant, dont la robe blanche faisait une grande tache éclatante sur la soutane noire, et il l’embrassa, gêné par ce léger fardeau, ne sachant comment le tenir, comment le poser. Tout le monde se mit à rire. Une des grand’mères demanda de loin:

– Ça ne t’ fait-il point deuil, dis, l’abbé, qu’ tu n’en auras jamais de comme ça?

Le prêtre ne répondit pas. Il allait à grandes enjambées, regardant fixement le moutard aux yeux bleus, dont il avait envie d’embrasser encore les joues rondes. Il n’y tint plus, et, le levant jusqu’à son visage, il le baisa longuement.

Le père cria:

– Dis donc, curé, si t’en veux un, t’as qu’à le dire.

Et on se mit à plaisanter, comme plaisantent les gens des champs.

Dès qu’on fut assis à table, la lourde gaieté campagnarde éclata comme une tempête. Les deux autres fils allaient aussi se marier; leurs fiancées étaient là, arrivées seulement pour le repas; et les invités ne cessaient de lancer des allusions à toutes les générations futures que promettaient ces unions.

C’étaient des gros mots, fortement salés, qui faisaient ricaner les filles rougissantes et se tordre les hommes. Ils tapaient du poing sur la table, poussaient des cris. Le père et le grand-père ne tarissaient point en propos polissons. La mère souriait; les vieilles prenaient leur part de joie et lançaient aussi des gaillardises.

Le curé, habitué à ces débauches paysannes, restait tranquille, assis à côté de la garde, agaçant du doigt la petite bouche de son neveu pour le faire rire. Il semblait surpris par la vue de cet enfant, comme s’il n’en avait jamais aperçu. Il le considérait avec une attention réfléchie, avec une gravité songeuse, avec une tendresse éveillée au fond de lui, une tendresse inconnue, singulière, vive et un peu triste, pour ce petit être fragile qui était le fils de son frère.

Il n’entendait rien, il ne voyait rien, il contemplait l’enfant. Il avait envie de le prendre encore sur ses genoux, car il gardait, sur sa poitrine et dans son cœur, la sensation douce de l’avoir porté tout à l’heure, en revenant de l’église. Il restait ému devant cette larve d’homme comme devant un mystère ineffable auquel il n’avait jamais pensé, un mystère auguste et saint, l’incarnation d’une âme nouvelle, le grand mystère de la vie qui commence, de l’amour qui s’éveille, de la race qui se continue, de l’humanité qui marche toujours.

La garde mangeait, la face rouge, les yeux luisants, gênée par le petit qui l’écartait de la table.

L’abbé lui dit:

– Donnez-le-moi. Je n’ai pas faim.

Et il reprit l’enfant. Alors tout disparut autour de lui, tout s’effaça; et il restait les yeux fixés sur cette figure rose et bouffie; et peu à peu, la chaleur du petit corps, à travers les langes et le drap de la soutane, lui gagnait les jambes, le pénétrait comme une caresse très légère, très bonne, très chaste, une caresse délicieuse qui lui mettait des larmes aux yeux.

Le bruit des mangeurs devenait effrayant. L’enfant, agacé par ces clameurs, se mit à pleurer.

Une voix s’écria:

– Dis donc, l’abbé, donne-lui à téter.

Et une explosion de rires secoua la salle. Mais la mère s’était levée; elle prit son fils et l’emporta dans la chambre voisine. Elle revint au bout de quelques minutes en déclarant qu’il dormait tranquillement dans son berceau.

Et le repas continua. Hommes et femmes sortaient de temps en temps dans la cour, puis rentraient se mettre à table. Les viandes, les légumes, le cidre et le vin s’engouffraient dans les bouches, gonflaient les ventres, allumaient les yeux, faisaient délirer les esprits.

La nuit tombait quand on prit le café.

Depuis longtemps le prêtre avait disparu sans qu’on s’étonnât de son absence.

La jeune mère enfin se leva pour aller voir si le petit dormait toujours. Il faisait sombre à présent. Elle pénétra dans la chambre à tâtons; et elle avançait, les bras étendus, pour ne point heurter de meuble. Mais un bruit singulier l’arrêta net; et elle ressortit effarée, sûre d’avoir entendu remuer quelqu’un. Elle rentra dans la salle, fort pâle, tremblante, et raconta la chose. Tous les hommes se levèrent en tumulte, gris et menaçants; et le père, une lampe à la main, s’élança.

L’abbé, à genoux près du berceau, sanglotait, le front sur l’oreiller où reposait la tête de l’enfant.

Le Baptême a paru dans le Gaulois du lundi 14 janvier 1884.

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30 september 2017
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