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Mémoires de Hector Berlioz

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XLVIII

L'Esmeralda de mademoiselle Bertin. – Répétitions de mon opéra de Benvenuto Cellini. – Sa chute éclatante. – L'ouverture du Carnaval romain. – Habeneck. – Duprez. – Ernest Legouvé

J'obtins ensuite pour tout bien, et malgré Cherubini toujours, la place de bibliothécaire du Conservatoire, que j'ai encore, et dont les appointements sont de cent dix-huit francs par mois. Mais plus tard, pendant que j'étais en Angleterre, la république ayant été proclamée en France, plusieurs dignes patriotes à qui cette place convenait, jugèrent à propos de la demander, en protestant qu'il ne fallait pas la laisser à un homme qui faisait comme moi de si longues absences. À mon retour de Londres, j'appris donc que j'allais être destitué. Heureusement Victor Hugo, alors représentant du peuple, jouissait à la Chambre d'une certaine autorité, malgré son génie; il intervint et me fit conserver ma modeste place.

Ce fut à peu près vers le même temps que celle de directeur des Beaux-Arts fut occupée par M. Charles Blanc, honnête et savant ami des arts, frère du célèbre socialiste; en plusieurs occasions il me rendit service avec un chaleureux empressement. Je ne l'oublierai pas.

Voici un exemple des haines impitoyables toujours éveillées autour des hommes de la presse politique ou littéraire; haines dont ils sont sûrs de ressentir les atteintes dès qu'il leur arrive d'y donner prise même indirectement.

Mademoiselle Louise Bertin, fille du directeur-fondateur du Journal des Débats, et sœur de son rédacteur en chef cultive à la fois les lettres et la musique avec un succès remarquable. Mademoiselle Bertin est l'une des têtes de femmes les plus fortes de notre temps. Son talent musical, selon moi, est plutôt un talent de raisonnement que de sentiment, mais il est réel cependant, et malgré une sorte d'indécision qu'on remarque en général dans le style de son opéra d'Esmeralda et les formes de sa mélodie quelquefois un peu enfantines, cet ouvrage, dont Victor Hugo a écrit le poëme, contient certes des parties fort belles et d'un grand intérêt. Mademoiselle Bertin ne pouvant suivre ni diriger elle-même au théâtre les études de sa partition, son père me chargea de ce soin et m'indemnisa très-généreusement du temps que je dus consacrer à cette tâche. Les rôles principaux: Phœbus, Frollo, Esmeralda et Quasimodo, étaient remplis par Nourrit, Levasseur, mademoiselle Falcon et Massol, c'est-à-dire parce qu'il y avait de mieux alors en chanteurs-acteurs à l'Opéra.

Plusieurs morceaux, entre autres, le grand duo entre le Prêtre et la Bohémienne, au second acte, une romance, et l'air si caractéristique de Quasimodo, furent couverts d'applaudissements à la répétition générale. Néanmoins, cette œuvre d'une femme qui n'a jamais écrit une ligne de critique sur qui que ce soit, qui n'a jamais attaqué ni mal loué personne, et dont le seul tort était d'appartenir à la famille des directeurs d'un journal puissant, dont un certain public détestait alors la tendance politique cette œuvre politique, cette œuvre de beaucoup supérieure à tant de productions que nous voyons journellement réussir ou du moins être acceptées, tomba avec un fracas épouvantable. Des sifflets, des cris, des huées, dont on n'avait encore jamais vu d'exemple, l'accueillirent à l'Opéra. On fut même obligé à la seconde épreuve, de baisser la toile au milieu d'un acte et la représentation ne put en être terminée.

L'air de Quasimodo, connu sous le nom d'air des cloches, fut néanmoins applaudi et redemandé par toute la salle, et comme on n'en pouvait ni anéantir ni contester l'effet, quelques auditeurs plus enragés que les autres contre la famille Bertin, s'écriaient sans vergogne: «Ce n'est pas de mademoiselle Bertin! C'est de Berlioz!..» et le bruit que j'avais écrit ce morceau de musique imitative de la partition d'Esmeralda fut activement propagé par ces gens-là. J'y suis pourtant complètement étranger, comme à tout le reste de la partition, et je jure sur l'honneur que je n'en ai pas écrit une note. Mais la fureur de la cabale était trop décidée à s'acharner contre l'auteur, pour ne pas tirer tout le parti possible du prétexte offert par la part que j'avais prise aux études et à la mise en scène de l'ouvrage; l'air des cloches me fut décidément attribué.

Je pus juger par là de ce que j'avais à attendre de mes ennemis personnels, de ceux que je m'étais faits directement par mes critiques, réunis à ceux du Journal des Débats, quand je viendrais à mon tour, me présenter sur la scène de l'Opéra, dans cette salle où tant de lâches vengeances peuvent s'exercer impunément.

Voici comment je fus amené à y faire à mon tour une chute éclatante.

J'avais été vivement frappé de certains épisodes de la vie de Benvenuto Cellini; j'eus le malheur de croire qu'ils pouvaient offrir un sujet d'opéra dramatique et intéressant, et je priai Léon de Wailly et Auguste Barbier, le terrible poëte des Iambes, de m'en faire un livret.

Leur travail, à en croire même nos amis communs, ne contient pas les éléments nécessaires à ce qu'on nomme un drame bien fait. Il me plaisait néanmoins, et je ne vois pas encore aujourd'hui en quoi il est inférieur à tant d'autres qu'on représente journellement. Duponchel, dans ce temps-là, dirigeait l'Opéra; il me regardait comme une espèce de fou dont la musique n'était et ne pouvait être qu'un tissu d'extravagances. Néanmoins pour être agréable au Journal des Débats, il consentit à entendre la lecture du livret de Benvenuto, et le reçut en apparence avec plaisir. Il s'en allait ensuite partout disant, qu'il montait cet opéra, non à cause de la musique, qu'il savait bien devoir être absurde, mais à cause de la pièce, qu'il trouvait charmante.

Il le fit mettre à l'étude en effet, et jamais je n'oublierai les tortures qu'on m'a fait endurer pendant les trois mois qu'on y a consacrés. La nonchalance, le dégoût évident que la plupart des acteurs, déjà persuadés d'une chute, apportaient aux répétitions; la mauvaise humeur d'Habeneck, les sourdes rumeurs qui circulaient dans le théâtre; les observations stupides de tout ce monde illettré, à propos de certaines expressions d'un livret si différent, par le style, de la plate et lâche prose rimée de l'école de Scribe; tout me décelait une hostilité générale contre laquelle je ne pouvais rien, et que je dus feindre de ne pas apercevoir.

Auguste Barbier avait bien, par ci par là, dans les récitatifs, laissé échapper des mots qui appartiennent évidemment au vocabulaire des injures et dont la crudité est inconciliable avec notre pruderie actuelle; mais croirait-on que, dans un duo écrit par L. de Wailly, ces vers parurent grotesques à la plupart de nos chanteurs:

 
«Quand je reprit l'usage de mes sens
Les toits luisaient aux blancheurs de l'aurore,
Les coqs chantaient, etc., etc.»
 

«Oh! les coqs, disaient-ils, ah! ah! les coqs! pourquoi pas les poules! etc., etc.»

Que répondre à de pareils idiots?

Quand nous en vînmes aux répétitions d'orchestre, les musiciens, voyant l'air renfrogné d'Habeneck, se tinrent à mon égard dans la plus froide réserve. Ils faisaient leur devoir cependant. Habeneck remplissait mal le sien. Il ne put jamais parvenir à prendre la vive allure du saltarello dansé et chanté sur la place Colonne au milieu du second acte. Les danseurs ne pouvant s'accommoder de son mouvement traînant, venaient se plaindre à moi et je lui répétais: «Plus vite! plus vite! animez donc!» Habeneck, irrité, frappait son pupitre et cassait cinquante archets. Enfin après l'avoir vu se livrer à quatre ou cinq accès de colère semblables, je finis par lui dire avec un sang-froid qui l'exaspéra:

« – Mon Dieu, monsieur, vous casseriez cinquante archets que cela n'empêcherait pas votre mouvement d'être de moitié trop lent. Il s'agit d'un saltarello

Ce jour-là Habeneck s'arrêta, et se tournant vers l'orchestre:

« – Puisque je n'ai pas le bonheur de contenter M. Berlioz, dit-il, nous en resterons là pour aujourd'hui, vous pouvez vous retirer.»

Et la répétition finit ainsi75.

Quelques années après, quand j'eus écrit l'ouverture du Carnaval romain, dont l'allégro a pour thème ce même saltarello qu'il n'a jamais pu faire marcher, Habeneck se trouvait dans le foyer de la salle de Herz le soir du concert où devait être entendue pour la première fois cette ouverture. Il avait appris qu'à la répétition du matin, le service de la garde nationale m'ayant enlevé une partie de mes musiciens, nous avions répété sans instruments à vent. «Bon! s'était-il dit, il va y avoir ce soir quelque catastrophe dans son concert, il faut aller voir cela!» En arrivant à l'orchestre, en effet, tous les artistes chargés de la partie des instruments à vent m'entourèrent effrayés à l'idée de jouer devant le public une ouverture qui leur était entièrement inconnue.

«N'ayez pas peur, leur dis-je, les parties sont correctes, vous êtes tous des gens de talent, regardez mon bâton le plus souvent possible, comptez bien vos pauses et cela marchera.»

Il n'y eut pas une seule faute. Je lançai l'allégro dans le mouvement tourbillonnant des danseurs transtévérins; le public cria bis; nous recommençâmes l'ouverture; elle fut encore mieux rendue la seconde fois; et en rentrant au foyer où se trouvait Habeneck un peu désappointé, je lui jetai en passant ces quatre mots: «Voilà ce que c'est!» auxquels il n'eut garde de répondre.

 

Je n'ai jamais senti plus vivement que dans cette occasion le bonheur de diriger moi-même l'exécution de ma musique; mon plaisir redoublait en songeant à ce que Habeneck m'avait fait endurer.

Pauvres compositeurs! Sachez vous conduire, et vous bien conduire! (avec ou sans calembour) car le plus dangereux de vos interprètes, c'est le chef d'orchestre, ne l'oubliez pas.

Je reviens à Benvenuto.

Malgré la réserve prudente que l'orchestre gardait à mon égard pour ne point contraster avec la sourde opposition que me faisait son chef, néanmoins les musiciens à l'issue des dernières répétitions ne se gênèrent pas pour louer plusieurs morceaux, et quelques-uns déclarèrent ma partition l'une des plus originales qu'ils eussent entendues. Cela revint aux oreilles de Duponchel, et je l'entendis dire un soir: «A-t-on jamais vu un pareil revirement d'opinion? Voilà qu'on trouve la musique de Berlioz charmante et que nos imbéciles de musiciens la portent aux nues!» Plusieurs d'entre eux néanmoins étaient fort loin de se montrer mes partisans. Ainsi on en surprit deux un soir qui, dans le finale du second acte, au lieu de jouer leur partie, jouaient l'air: J'ai du bon tabac. Ils espéraient par là faire la cour à leur chef. Je trouvais sur le théâtre le pendant à ces polissonneries. Dans ce même finale, où la scène doit être obscure et représente une cohue nocturne de masques sur la place Colonne, les danseurs s'amusaient à pincer les danseuses, joignant leurs cris à ceux qu'ils leur arrachaient ainsi et aux voix des choristes dont ils troublaient l'exécution. Et quand dans mon indignation, pour mettre fin à un si insolent désordre, j'appelais le directeur, Duponchel était toujours introuvable; il ne daignait point assister aux répétitions.

Bref, l'opéra fut joué. On fit à l'ouverture un succès exagéré, et l'on siffla tout le reste avec un ensemble et une énergie admirables. Il fut néanmoins joué trois fois, après quoi, Duprez ayant cru devoir abandonner le rôle de Benvenuto, l'ouvrage disparut de l'affiche et n'y reparut que longtemps après; A. Dupond ayant employé cinq mois entiers à apprendre ce rôle qu'il était courroucé de n'avoir pas obtenu en premier lieu.

Duprez était fort beau dans les scènes de violence, telles que le milieu du sextuor quand il menace de briser sa statue; mais déjà sa voix ne se prêtait plus aux chants doux, aux sons filés, à la musique rêveuse ou calme. Ainsi dans son air, Sur les monts les plus sauvages, il ne pouvait soutenir le sol haut à la fin de la phrase; Je chanterais gaîment, et, au lieu de la longue tenue de trois mesures que j'ai écrite, il ne faisait qu'un sol bref et détruisait ainsi tout l'effet. Madame Gras-Dorus et madame Stoltz furent l'une et l'autre charmantes dans les rôles de Térésa et d'Ascanio qu'elles apprirent avec beaucoup de bonne grâce et tous leurs soins. Madame Stoltz fut même si remarquée dans son rondo du second acte: Mais qu'ai-je donc? qu'on peut considérer ce rôle comme son point de départ vers la position exorbitante qu'elle acquit ensuite à l'Opéra et du haut de laquelle on l'a si brusquement précipitée.

Il y a quatorze ans76 que j'ai été ainsi traîné sur la claie à l'Opéra; je viens de relire avec soin et la plus froide impartialité ma pauvre partition, et je ne puis m'empêcher d'y rencontrer une variété d'idées, une verve impétueuse, et un éclat de coloris musical que je ne retrouverai peut-être jamais et qui méritaient un meilleur sort.

J'avais mis assez longtemps à écrire la musique de Benvenuto, et, sans un ami qui me vint en aide, n'eussé-je pas pu la terminer pour l'époque désignée. Il faut être libre de tout autre travail pour écrire un opéra, c'est-à-dire il faut avoir son existence assurée pendant plus ou moins longtemps. Or, j'étais fort loin d'être alors dans ce cas-là; je ne vivais qu'au jour le jour des articles que j'écrivais dans plusieurs journaux et dont la rédaction m'occupait exclusivement. J'essayai bien de consacrer deux mois à ma partition dans le premier accès de la fièvre qu'elle me donna; l'impitoyable nécessité vint bientôt m'arracher de la main la plume du compositeur pour y mettre de vive force celle du critique. Ce fut un crève-cœur indescriptible. Mais il n'y avait pas à hésiter, j'avais une femme et un fils, pouvais-je les laisser manquer du nécessaire? Dans le profond abattement où j'étais plongé, tiraillé d'un côté par le besoin et de l'autre par les idées musicales que j'étais obligé de repousser, je n'avais même plus le courage de remplir comme à l'ordinaire ma tâche détestée d'écrivailleur.

J'étais plongé dans les plus sombres préoccupations quand Ernest Legouvé vint me voir. «Où en est votre opéra, me demanda-t-il? – Je n'ai pas encore fini le premier acte. Je ne puis trouver le temps d'y travailler. – Mais si vous aviez ce temps… – Parbleu, alors j'écrirais du matin au soir – Que vous faudrait-il pour être libre? – Deux mille francs que je n'ai pas. – Et si quelqu'un… Si on vous les… Voyons, aidez-moi donc. – Quoi? Que voulez-vous dire?.. – Eh bien, si un de vos amis vous les prêtait… – À quel ami pourrais-je demander une pareille somme? – Vous ne la demanderez pas, c'est moi qui vous l'offre!..» Je laisse à penser ma joie. Legouvé me prêta en effet, le lendemain, les deux mille francs, grâce auxquels je pus terminer Benvenuto. Excellent cœur! Digne et charmant homme! écrivain distingué, artiste lui-même, il avait deviné mon supplice, et dans son exquise délicatesse, il craignait de me blesser en me proposant les moyens de le faire cesser!.. Il n'y a guère que les artistes qui se comprennent ainsi… Et j'ai eu le bonheur d'en rencontrer plusieurs qui me sont venus en aide de la même façon.

XLIX

Concert du 16 décembre 1838 – Paganini, sa lettre, son présent. – Élan religieux de ma femme. – Fureurs, joies et calomnies. – Ma visite à Paganini. – Son départ. – J'écris Roméo et Juliette. – Critiques auxquelles cette œuvre donne lieu

Paganini était de retour de son voyage en Sardaigne quand Benvenuto fut égorgé à l'Opéra. Il assista à cette horrible représentation d'où il sortit navré, et après laquelle il osa dire: «Si j'étais directeur de l'Opéra, j'engagerais aujourd'hui même ce jeune homme à m'écrire trois autres partitions, je lui en donnerais le prix d'avance et je ferais un marché d'or.»

La chute de celle-ci, et plus encore les fureurs que j'avais éprouvées et contenues pendant ses interminables répétitions, m'avaient donné une inflammation des bronches. Je fus réduit à garder le lit et à ne plus rien faire. Mais il fallait vivre pourtant moi et les miens. Résolu à un effort indispensable, je donnai deux concerts dans la salle du Conservatoire. Le premier couvrit à peine ses frais. Pour forcer la recette du second, j'annonçai dans le programme mes deux symphonies, la Fantastique et Harold. Malgré le mauvais état dans lequel mon obstinée bronchite m'avait mis, je me sentis encore la force de diriger ce concert qui eut lieu le 16 décembre 1838.

Paganini y assista, et voici le récit de l'aventure célèbre sur laquelle tant d'opinions contradictoires ont été émises, tant de méchants contes faits et répandus. J'ai dit comment Paganini, avant de quitter Paris, fut l'instigateur de la composition d'Harold. Cette symphonie, exécutée plusieurs fois en son absence, n'avait point figuré dans mes concerts depuis son retour, en conséquence, il ne la connaissait pas et il l'entendit ce jour-là pour la première fois.

Le concert venait de finir, j'étais exténué, couvert de sueur et tout tremblant, quand, à la porte de l'orchestre, Paganini, suivi de son fils Achille, s'approcha de moi en gesticulant vivement. Par suite de la maladie du larynx dont il est mort, il avait alors déjà entièrement perdu la voix, et son fils seul, lorsqu'il ne se trouvait pas dans un lieu parfaitement silencieux, pouvait entendre ou plutôt deviner ses paroles. Il fit un signe à l'enfant qui, montant sur une chaise, approcha son oreille de la bouche de son père et l'écouta attentivement. Puis Achille redescendant et se tournant vers moi: «Mon père, dit-il, m'ordonne de vous assurer, monsieur, que de sa vie il n'a éprouvé dans un concert une impression pareille; que votre musique l'a bouleversé et que s'il ne se retenait pas il se mettrait à vos genoux pour vous remercier.» À ces mots étranges, je fis un geste d'incrédulité et de confusion; mais Paganini me saisissant le bras et râlant avec son reste de voix des oui! oui! m'entraîna sur le théâtre où se trouvaient encore beaucoup de mes musiciens, se mit à genoux et me baisa la main. Besoin n'est pas, je pense, de dire de quel étourdissement je fus pris; je cite le fait, voilà tout.

En sortant, dans cet état d'incandescence, par un froid très-vif, je rencontrai M. Armand Bertin sur le boulevard; je restai quelque temps à lui raconter la scène qui venait d'avoir lieu, le froid me saisit, je rentrai et me remis au lit plus malade qu'auparavant. Le lendemain j'étais seul dans ma chambre, quand j'y vis entrer le petit Achille. «Mon père sera bien fâché, me dit-il, d'apprendre que vous êtes encore malade, et s'il n'était pas lui-même si souffrant, il fût venu vous voir. Voilà une lettre qu'il m'a chargé de vous apporter.» Comme je faisais le geste de la décacheter, l'enfant m'arrêtant: «Il n'y a pas de réponse, mon père m'a dit que vous liriez cela quand vous seriez seul.» Et il sortit brusquement.

Je supposai qu'il s'agissait d'une lettre de félicitations et de compliments, je l'ouvris et je lus:

Mio caro amico,

Beethoven spento non c'era che Berlioz che potesse farlo rivivere; ed io che ho gustato le vostre divine composizioni degne d'un genio qual siete, credo mio dovere di pregarvi a voler accettare, in segno del mio omaggio, venti mila franchi, i quali vi saranno rimessi dal signor baron de Rothschild dopo che gli avrete presentato l'acclusa. Credete mi sempre.

il vostro affezionatissimo amico,
Nicolo Paganini.
Parigi, 18 dicembre 1838

Je sais assez d'italien pour comprendre une pareille lettre, pourtant l'inattendu de son contenu me causa une telle surprise que mes idées se brouillèrent et que le sens m'en échappa complètement. Mais un billet adressé à M. de Rothschild y était enfermé, et sans penser commettre une indiscrétion, je l'ouvris précipitamment. Il y avait ce peu de mots français:

Monsieur le baron,

Je vous prie de vouloir bien remettre à M. Berlioz les vingt mille francs que j'ai déposés chez vous hier.

Recevez, etc.
Paganini.

Alors seulement la lumière se fit, et il paraît que je devins fort pâle, car ma femme entrant en ce moment et me trouvant avec une lettre à la main et le visage défait, s'écria: «Allons! qu'y a-t-il encore? quelque nouveau malheur? Il faut du courage! Nous en avons supporté d'autres! – Non, non, au contraire! – Quoi donc? – Paganini… – Eh bien? – Il m'envoie… vingt mille francs!.. – Louis! Louis! s'écrie Henriette éperdue courant chercher mon fils qui jouait dans le salon voisin, come here, come with your mother, viens remercier le bon Dieu de ce qu'il fait pour ton père!» Et ma femme et mon fils accourant ensemble, tombent prosternés auprès de mon lit, la mère priant, l'enfant étonné joignant à côté d'elle ses petites mains… Ô Paganini!!! quelle scène!.. que n'a-t-il pu la voir!

Mon premier mouvement, on le pense bien, fut de lui répondre, puisqu'il m'était impossible de sortir. Ma lettre m'a toujours paru si insuffisante, si au-dessous de ce que je ressentais, que je n'ose la reproduire ici. Il y a des situations et des sentiments qui écrasent…

 

Bientôt le bruit de la noble action de Paganini s'étant répandu dans Paris, mon appartement devint le rendez-vous d'une foule d'artistes qui se succédèrent pendant deux jours, avides de voir la fameuse lettre et d'obtenir par moi des détails sur une circonstance aussi extraordinaire. Tous me félicitaient; l'un d'eux manifesta un certain dépit jaloux, non contre moi, mais contre Paganini. «Je ne suis pas riche, dit-il, sans quoi j'en eusse bien fait autant.» Celui-là, il est vrai, est un violoniste. C'est le seul exemple que je connaisse d'un mouvement d'envie honorable. Puis vinrent au dehors les commentaires, les dénégations, les fureurs de mes ennemis, leurs mensonges, les transports de joie, le triomphe de mes amis, la lettre que m'écrivit Janin, son magnifique et éloquent article dans le Journal des Débats, les injures dont m'honorèrent quelques misérables, les insinuations calomnieuses contre Paganini, le déchaînement et le choc de vingt passions bonnes et mauvaises.

Au milieu de telles agitations et le cœur gonflé de tant d'impétueux sentiments, je frémissais d'impatience de ne pouvoir quitter mon lit. Enfin, au bout du sixième jour, me sentant un peu mieux, je n'y pus tenir, je m'habillai et courus aux Néothermes, rue de la Victoire, où demeurait alors Paganini. On me dit qu'il se promenait seul dans la salle de billard. J'entre, nous nous embrassons sans pouvoir dire un mot. Après quelques minutes, comme je balbutiais je ne sais quelles expressions de reconnaissance, Paganini, dont le silence de la salle où nous étions me permettait d'entendre les paroles, m'arrêta par celles-ci:

« – Ne me parlez plus de cela! Non! N'ajoutez rien, c'est la plus profonde satisfaction que j'aie éprouvée dans ma vie; jamais vous ne saurez de quelles émotions votre musique m'a agité; depuis tant d'années je n'avais rien ressenti de pareil!.. Ah! maintenant, ajouta-t-il, en donnant un violent coup de poing sur le billard, tous les gens qui cabalent contre vous n'oseront plus rien dire; car ils savent que je m'y connais et que je ne suis pas aisé

Qu'entendait-il par ces mots? a-t-il voulu dire: «Je ne suis pas aisé à émouvoir parla musique;» ou bien: «Je ne donne pas aisément mon argent;» ou: «Je ne suis pas riche?»

L'accent sardonique avec lequel il jeta sa phrase rend inacceptable, selon moi, cette dernière interprétation.

Quoi qu'il en soit, le grand artiste se trompait; son autorité, si immense qu'elle fût, ne pouvait suffire à imposer silence aux sots et aux méchants. Il ne connaissait pas bien la racaille parisienne, et elle n'en aboya que davantage sur ma trace bientôt après. Un naturaliste a dit que certains chiens étaient des aspirants à l'état d'homme, je crois qu'il y a un bien plus grand nombre d'hommes qui sont des aspirants à l'état de chien.

Mes dettes payées, me voyant encore possesseur d'une fort belle somme, je ne songeai qu'à l'employer musicalement. Il faut, me dis-je, que tout autre travail cessant, j'écrive une maîtresse-œuvre, sur un plan neuf et vaste, une œuvre grandiose, passionnée, pleine aussi de fantaisie, digne enfin d'être dédiée à l'artiste illustre à qui je dois tant. Pendant que je ruminais ce projet, Paganini, dont la santé empirait à Paris, se vit contraint de repartir pour Marseille, et de là pour Nice, d'où, hélas, il n'est plus revenu. Je lui soumis par lettres divers sujets pour la grande composition que je méditais, et dont je lui avais parlé.

«Je n'ai, me répondit-il, aucun conseil à vous donner là-dessus, vous savez mieux que personne ce qui peut vous convenir.»

Enfin, après une assez longue indécision, je m'arrêtai à l'idée d'une symphonie avec chœurs, solos de chant et récitatif choral, dont le drame de Shakespeare, Roméo et Juliette, serait le sujet sublime et toujours nouveau. J'écrivis en prose tout le texte destiné au chant entre les morceaux de musique instrumentale; Émile Deschamps, avec sa charmante obligeance ordinaire et sa facilité extraordinaire, le mit en vers, et je commençai.

Ah! cette fois, plus de feuilletons, ou, du moins presque plus; j'avais de l'argent, Paganini me l'avait donné pour faire de la musique, et j'en fis. Je travaillai pendant sept mois à ma symphonie, sans m'interrompre plus de trois ou quatre jours sur trente pour quoi que ce fût.

De quelle ardente vie je vécus pendant tout ce temps! Avec quelle vigueur je nageai sur cette grande mer de poésie, caressé par la folle brise de la fantaisie, sous les chaux rayons de ce soleil d'amour qu'alluma Shakespeare, et me croyant la force d'arriver à l'île merveilleuse où s'élève le temple de l'art pur!

Il ne m'appartient pas de décider si j'y suis parvenu. Telle qu'elle était alors, cette partition fut exécutée trois fois de suite sous ma direction au Conservatoire et trois fois elle parut avoir un grand succès. Je sentis pourtant aussitôt que j'aurais beaucoup à y retoucher, et je me mis à l'étudier sérieusement sous toutes ses faces. À mon vif regret Paganini ne l'a jamais entendue ni lue. J'espérais toujours le voir revenir à Paris, j'attendais d'ailleurs que la symphonie fût entièrement parachevée et imprimée pour la lui envoyer; et sur ces entrefaites, il mourut à Nice, en me laissant, avec tant d'autres poignants chagrins, celui d'ignorer s'il eût jugé digne de lui l'œuvre entreprise avant tout pour lui plaire, et dans l'intention de justifier à ses propres yeux ce qu'il avait fait pour l'auteur. Lui aussi parut regretter beaucoup de ne pas connaître Roméo et Juliette, et il me le dit dans sa lettre de Nice du 7 janvier 1840, où se trouvait cette phrase: «Maintenant tout est fait, l'envie ne peut plus que se taire.» Pauvre cher grand ami! il n'a jamais lu, heureusement, les horribles stupidités écrites à Paris dans plusieurs journaux sur le plan de l'ouvrage, sur l'introduction, sur l'adagio, sur la fée Mab, sur le récit du père Laurence. L'un me reprochait comme une extravagance d'avoir tenté cette nouvelle forme de symphonie, l'autre ne trouvait dans le scherzo de la fée Mab qu'un petit bruit grotesque semblable à celui des seringues mal graissées. Un troisième en parlant de la scène d'amour, de l'adagio, du morceau que les trois quarts des musiciens de l'Europe qui le connaissent mettent maintenant au-dessus de tout ce que j'ai écrit, assurait que je n'avais pas compris Shakespeare!!! Crapaud gonflé de sottise! quand tu me prouveras cela.

Jamais critiques plus inattendues ne m'ont plus cruellement blessé! et, selon l'usage, aucun des aristarques qui ont écrit pour ou contre cet ouvrage, ne m'a indiqué un seul de ses défauts, que j'ai corrigés plus tard successivement quand j'ai pu les reconnaître.

M. Frankoski (le secrétaire d'Ernst) m'ayant signalé à Vienne la mauvaise et trop brusque terminaison du scherzo de la fée Mab, j'écrivis pour ce morceau la coda qui existe maintenant et détruisis la première.

D'après l'avis de M. d'Ortigue, je crois, une importante coupure fut pratiquée dans le récit du père Laurence, refroidi par des longueurs où le trop grand nombre de vers fournis par le poète m'avaient entraîné. Toutes les autres modifications, additions, suppressions, je les ai faites de mon propre mouvement, à force d'étudier l'effet de l'ensemble et des détails de l'ouvrage, en l'entendant à Paris, à Berlin, à Vienne, à Prague. Si je n'ai pas trouvé d'autres tâches à y effacer, j'ai mis au moins toute la bonne foi possible à les chercher et ce que je possède de sagacité à les découvrir.

Après cela que peut un auteur, sinon s'avouer franchement qu'il ne saurait faire mieux, et se résigner aux imperfections de son œuvre? Quand j'en arrivai là, mais seulement alors, la symphonie de Roméo et Juliette fut publiée.

Elle présente des difficultés immenses d'exécution, difficultés de toute espèce, inhérentes à la forme et au style, et qu'on ne peut vaincre qu'au moyen de longues études faites patiemment et parfaitement dirigées. Il faut, pour la bien rendre, des artistes du premier ordre, chef d'orchestre, instrumentistes et chanteurs, et décidés à l'étudier comme on étudie dans les bons théâtres lyriques un opéra nouveau, c'est-à-dire à peu près comme si on devait l'exécuter par cœur.

On ne l'entendra en conséquence jamais à Londres, où l'on ne peut obtenir les répétitions nécessaires. Les musiciens, dans ce pays-là, n'ont pas le temps de faire de la musique77.

75Je ne pouvais conduire moi-même les répétitions de Cellini. En France dans les théâtres, les auteurs n'ont pas le droit de diriger leurs propres ouvrages.
76Il ne faut pas oublier que ceci fut écrit en 1850. Depuis lors l'opéra de Benvenuto Cellini, un peu modifié dans le poëme, a été mis en scène avec succès à Weimar, où il est souvent représenté sous la direction de Liszt. La partition de piano et chant a en outre été publiée avec texte allemand et français chez Mayer, à Brunswick, en 1858. Elle a même été publiée à Paris, chez Choudens, en 1865.
77Depuis que ceci a été écrit, les quatre premières parties de Roméo et Juliette ont pourtant été entendues à Londres sous ma direction; et jamais plus brillant accueil ne leur fait nulle part par le public.