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La Comédie humaine – Volume 08. Scènes de la vie de Province – Tome 04

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– Vous m'effrayez, mon père! s'écria Lucien, ceci me semble une théorie de grande route.

– Vous avez raison, dit le chanoine, mais elle ne vient pas de moi. Voilà comment ont raisonné les parvenus, la maison d'Autriche, comme la maison de France. Vous n'avez rien, vous êtes dans la situation des Médicis, de Richelieu, de Napoléon au début de leur ambition; ces gens-là, mon petit, ont estimé leur avenir au prix de l'ingratitude, de la trahison, et des contradictions les plus violentes. Il faut tout oser pour tout avoir. Raisonnons. Quand vous vous asseyez à une table de bouillotte, en discutez-vous les conditions? Les règles sont là, vous les acceptez.

– Allons, pensa Lucien, il connaît la bouillotte.

– Comment vous conduisez-vous à la bouillotte?.. dit le prêtre, y pratiquez-vous la plus belle des vertus, la franchise? Non seulement vous cachez votre jeu, mais encore vous tâchez de faire croire, quand vous êtes sûr de triompher, que vous allez tout perdre. Enfin, vous dissimulez, n'est-ce pas?.. Vous mentez pour gagner cinq louis!.. Que diriez-vous d'un joueur assez généreux pour prévenir les autres qu'il a brelan carré! Eh! bien, l'ambitieux qui veut lutter avec les préceptes de la vertu, dans une carrière où ses antagonistes s'en privent, est un enfant à qui les vieux politiques diraient ce que les joueurs disent à celui qui ne profite pas de ses brelans: – Monsieur, ne jouez jamais à la bouillotte… Est-ce vous qui faites les règles dans le jeu de l'ambition? Pourquoi vous ai-je dit de vous égaler à la Société?.. C'est qu'aujourd'hui, jeune homme, la Société s'est insensiblement arrogé tant de droits sur les individus, que l'individu se trouve obligé de combattre la Société. Il n'y a plus de lois, il n'y a que des mœurs, c'est-à-dire des simagrées, toujours la forme.

Lucien fit un geste d'étonnement.

– Ah! mon enfant, dit le prêtre en craignant d'avoir révolté la candeur de Lucien, vous attendiez-vous à trouver l'ange Gabriel dans un abbé chargé de toutes les iniquités de la contre-diplomatie de deux rois (je suis l'intermédiaire entre Ferdinand VII et Louis XVIII, deux grands… rois qui doivent tous deux la couronne à de profondes… combinaisons)?.. Je crois en Dieu, mais je crois bien plus en notre Ordre, et notre Ordre ne croit qu'au pouvoir temporel. Pour rendre le pouvoir temporel très-fort, notre Ordre maintient l'Église apostolique, catholique et romaine, c'est-à-dire l'ensemble des sentiments qui tiennent le peuple dans l'obéissance. Nous sommes les Templiers modernes, nous avons une doctrine. Comme le Temple, notre Ordre fut brisé par les mêmes raisons: il s'était égalé au monde. Voulez-vous être soldat, je serai votre capitaine. Obéissez-moi comme une femme obéit à son mari, comme un enfant obéit à sa mère, je vous garantis qu'en moins de trois ans vous serez marquis de Rubempré, vous épouserez une des plus nobles filles du faubourg Saint-Germain, et vous vous assiérez un jour sur les bancs de la Pairie. En ce moment, si je ne vous avais pas amusé par ma conversation, que seriez-vous? un cadavre introuvable dans un profond lit de vase; eh! bien, faites un effort de poésie?.. (Là Lucien regarda son protecteur avec curiosité.) – Le jeune homme qui se trouve assis là, dans cette calèche, à côté de l'abbé Carlos Herrera, chanoine honoraire du chapitre de Tolède, envoyé secret de Sa Majesté Ferdinand VII à Sa Majesté le roi de France, pour lui apporter une dépêche où il lui dit peut-être: «Quand vous m'aurez délivré, faites pendre tous ceux que je caresse en ce moment!» ce jeune homme, dit l'inconnu, n'a plus rien de commun avec le poète qui vient de mourir. Je vous ai pêché, je vous ai rendu la vie, et vous m'appartenez comme la créature est au créateur, comme, dans les contes de fées, l'Afrite est au génie, comme l'icoglan est au Sultan, comme le corps est à l'âme! Je vous maintiendrai, moi, d'une main puissante dans la voie du pouvoir, et je vous promets néanmoins une vie de plaisirs, d'honneurs, de fêtes continuelles… Jamais l'argent ne vous manquera… Vous brillerez, vous paraderez, pendant que, courbé dans la boue des fondations, j'assurerai le brillant édifice de votre fortune. J'aime le pouvoir pour le pouvoir, moi! Je serai toujours heureux de vos jouissances qui me sont interdites. Enfin, je me ferai vous!.. Eh! bien, le jour où ce pacte d'homme à démon, d'enfant à diplomate, ne vous conviendra plus, vous pourrez toujours aller chercher un petit endroit, comme celui dont vous parliez, pour vous noyer: vous serez un peu plus ou un peu moins ce que vous êtes aujourd'hui, malheureux ou déshonoré.

– Ceci n'est pas une homélie de l'archevêque de Grenade! s'écria Lucien en voyant la calèche arrêtée à une poste.

– Je ne sais pas quel nom vous donnez à cette instruction sommaire, mon fils, car je vous adopte et ferai de vous mon héritier; mais c'est le code de l'ambition. Les élus de Dieu sont en petit nombre. Il n'y a pas de choix: ou il faut aller au fond du cloître (et vous y retrouvez souvent le monde en petit!), ou il faut accepter ce code.

– Peut-être vaut-il mieux ne pas être si savant, dit Lucien en essayant de sonder l'âme de ce terrible prêtre.

– Comment! reprit le chanoine, après avoir joué sans connaître les règles du jeu vous abandonnez la partie au moment où vous y devenez fort, où vous vous y présentez avec un parrain solide… et sans même avoir le désir de prendre une revanche! Comment, vous n'éprouvez pas l'envie de monter sur le dos de ceux qui vous ont chassé de Paris!

Lucien frissonna comme si quelque instrument de bronze, un gong chinois, eût fait entendre ces terribles sons qui frappent sur les nerfs.

– Je ne suis qu'un humble prêtre, reprit cet homme en laissant paraître une horrible expression sur son visage cuivré par le soleil de l'Espagne; mais si des hommes m'avaient humilié, vexé, torturé, trahi, vendu, comme vous l'avez été par les drôles dont vous m'avez parlé, je serais comme l'Arabe du désert!.. Oui, je dévouerais mon corps et mon âme à la vengeance. Je me moquerais de finir ma vie accroché à un gibet, assis à la garrot, empalé, guillotiné, comme chez vous; mais je ne laisserais prendre ma tête qu'après avoir écrasé mes ennemis sous mes talons.

Lucien gardait le silence, il ne se sentait plus l'envie de faire poser ce prêtre.

– Les uns descendent d'Abel, les autres de Caïn, dit le chanoine en terminant; moi je suis un sang mêlé: Caïn pour mes ennemis, Abel pour mes amis, et malheur à qui réveille Caïn!.. Après tout, vous êtes Français, je suis Espagnol et, de plus, chanoine!..

– Quelle nature d'Arabe! se dit Lucien en examinant le protecteur que le ciel venait de lui envoyer.

L'abbé Carlos Herrera n'offrait rien en lui-même qui révélât le Jésuite. Gros et court, de larges mains, un large buste, une force herculéenne, un regard terrible, mais adouci par une mansuétude de commande; un teint de bronze qui ne laissait rien passer du dedans au dehors, inspiraient beaucoup plus la répulsion que l'attachement. De longs et beaux cheveux poudrés à la façon de ceux du prince de Talleyrand donnaient à ce singulier diplomate l'air d'un évêque, et le ruban bleu liseré de blanc auquel pendait une croix d'or indiquait d'ailleurs un dignitaire ecclésiastique. Ses bas de soie noire moulaient des jambes d'athlète. Son vêtement d'une exquise propreté révélait ce soin minutieux de la personne que les simples prêtres ne prennent pas toujours d'eux, surtout en Espagne. Un tricorne était posé sur le devant de la voiture armoriée aux armes d'Espagne. Malgré tant de causes de répulsion, des manières à la fois violentes et patelines atténuaient l'effet de la physionomie; et, pour Lucien, le prêtre s'était évidemment fait coquet, caressant, presque chat. Lucien examina les moindres choses d'un air soucieux. Il sentit qu'il s'agissait en ce moment de vivre ou de mourir, car il se trouvait au second relais après Ruffec. Les dernières phrases du prêtre espagnol avaient remué beaucoup de cordes dans son cœur: et, disons-le à la honte de Lucien et du prêtre qui, d'un œil perspicace, étudiait la belle figure du poète, ces cordes étaient les plus mauvaises, celles qui vibrent sous l'attaque des sentiments dépravés. Lucien revoyait Paris, il ressaisissait les rênes de la domination que ses mains inhabiles avaient lâchées, il se vengeait! La comparaison de la vie de province et de la vie de Paris qu'il venait de faire, la plus agissante des causes de son suicide, disparaissait: il allait se retrouver dans son milieu, mais protégé par un politique profond jusqu'à la scélératesse de Cromwell.

– J'étais seul, nous serons deux, se disait-il.

Plus il avait découvert de fautes dans sa conduite antérieure, plus l'ecclésiastique avait montré d'intérêt. La charité de cet homme s'était accrue en raison du malheur, et il ne s'étonnait de rien. Néanmoins Lucien se demanda quel était le mobile de ce meneur d'intrigues royales. Il se paya d'abord d'une raison vulgaire: les Espagnols sont généreux! L'Espagnol est généreux, comme l'Italien est empoisonneur et jaloux, comme le Français est léger, comme l'Allemand est franc, comme le Juif est ignoble, comme l'Anglais est noble. Renversez ces propositions? vous arriverez au vrai. Les Juifs ont accaparé l'or, ils écrivent Robert le Diable, ils jouent Phèdre, ils chantent Guillaume Tell, ils commandent des tableaux, ils élèvent des palais, ils écrivent Reisebilder et d'admirables poésies, ils sont plus puissants que jamais, leur religion est acceptée, enfin ils font crédit au Pape! En Allemagne, pour les moindres choses, on demande à un étranger: – Avez-vous un contrat? tant on y fait de chicanes. En France, on applaudit depuis cinquante ans à la Scène des stupidités nationales, on continue à porter d'inexplicables chapeaux, et le gouvernement ne change qu'à la condition d'être toujours le même!.. L'Angleterre déploie à la face du monde des perfidies dont l'horreur ne peut se comparer qu'à son avidité. L'Espagnol, après avoir eu l'or des deux Indes, n'a plus rien. Il n'y a pas de pays du monde où il y ait moins d'empoisonnements qu'en Italie, et où les mœurs soient plus faciles et plus courtoises. Les Espagnols ont beaucoup vécu sur la réputation des Maures.

 

Lorsque l'Espagnol remonta dans la calèche, il dit au postillon ces paroles à l'oreille: – Le train de la malle, il y a trois francs de guides.

Lucien hésitait à monter, le prêtre lui dit: – Allons donc, et Lucien monta sous prétexte de lui décocher un argument ad hominem.

– Mon père, lui dit-il, un homme qui vient de dérouler du plus beau sang-froid du monde les maximes que beaucoup de bourgeois taxeront de profondément immorales…

– Et qui le sont, dit le prêtre, voilà pourquoi Jésus-Christ voulait que le scandale eût lieu, mon fils. Et voilà pourquoi le monde manifeste une si grande horreur du scandale.

– Un homme de votre trempe ne s'étonnera pas de la question que je vais lui faire!

– Allez, mon fils!.. dit Carlos Herrera, vous ne me connaissez pas. Croyez-vous que je prendrais un secrétaire avant de savoir s'il a des principes assez sûrs pour ne me rien prendre? Je suis content de vous. Vous avez encore toutes les innocences de l'homme qui se tue à vingt ans. Votre question?..

– Pourquoi vous intéressez-vous à moi? quel prix voulez-vous de mon obéissance?.. Pourquoi me donnez-vous tout? quelle est votre part?

L'Espagnol regarda Lucien et se mit à sourire.

– Attendons une côte, nous la monterons à pied, et nous parlerons en plein vent. Le vent est discret.

Le silence régna pendant quelque temps entre les deux compagnons, et la rapidité de la course aida, pour ainsi dire, à la griserie morale de Lucien.

– Mon père, voici la côte, dit Lucien en se réveillant comme d'un rêve.

– Eh! bien, marchons, dit le prêtre en criant d'une voix forte au postillon d'arrêter.

Et tous deux ils s'élancèrent sur la route.

– Enfant, dit l'Espagnol en prenant Lucien par le bras, as-tu médité la Venise sauvée d'Otway? As-tu compris cette amitié profonde, d'homme à homme, qui lie Pierre à Jaffier, qui fait pour eux d'une femme une bagatelle, et qui change entre eux tous les termes sociaux?.. Eh! bien, voilà pour le poète.

– Le chanoine connaît aussi le théâtre, se dit Lucien en lui-même. – Avez-vous lu Voltaire?.. lui demanda-t-il.

– J'ai fait mieux, répondit le chanoine, je le mets en pratique.

– Vous ne croyez pas en Dieu?..

– Allons, c'est moi qui suis l'athée, dit le prêtre en souriant. Venons au positif, mon petit?.. J'ai quarante-six ans, je suis l'enfant naturel d'un grand seigneur, par ainsi sans famille, et j'ai un cœur… Mais, apprends ceci, grave-le dans ta cervelle encore si molle: l'homme a horreur de la solitude. Et de toutes les solitudes, la solitude morale est celle qui l'épouvante le plus. Les premiers anachorètes vivaient avec Dieu, ils habitaient le monde le plus peuplé, le monde spirituel. Les avares habitent le monde de la fantaisie et des jouissances. L'avare a tout, jusqu'à son sexe, dans le cerveau. La première pensée de l'homme, qu'il soit lépreux ou forçat, infâme ou malade, est d'avoir un complice de sa destinée. A satisfaire ce sentiment, qui est la vie même, il emploie toutes ses forces, toute sa puissance, la verve de sa vie. Sans ce désir souverain, Satan aurait-il pu trouver des compagnons?.. Il y a là tout un poème à faire qui serait l'avant-scène du Paradis perdu, qui n'est que l'apologie de la Révolte.

– Celui-là serait l'Iliade de la corruption, dit Lucien.

– Eh! bien, je suis seul, je vis seul. Si j'ai l'habit, je n'ai pas le cœur du prêtre. J'aime à me dévouer, j'ai ce vice-là. Je vis par le dévouement, voilà pourquoi je suis prêtre. Je ne crains pas l'ingratitude, et je suis reconnaissant. L'Église n'est rien pour moi, c'est une idée. Je me suis dévoué au roi d'Espagne; mais on ne peut pas aimer le roi d'Espagne, il me protége, il plane au-dessus de moi. Je veux aimer ma créature, la façonner, la pétrir à mon usage, afin de l'aimer comme un père aime son enfant. Je roulerai dans ton tilbury, mon garçon, je me réjouirai de tes succès auprès des femmes, je dirai: – Ce beau jeune homme, c'est moi! ce marquis de Rubempré, je l'ai créé et mis au monde aristocratique; sa grandeur est mon œuvre, il se tait ou parle à ma voix, il me consulte en tout. L'abbé de Vermont était cela pour Marie-Antoinette.

– Il l'a menée à l'échafaud!

– Il n'aimait pas la reine!.. répondit le prêtre.

– Dois-je laisser derrière moi la désolation? dit Lucien.

– J'ai des trésors, tu y puiseras.

– En ce moment, je ferais bien des choses pour délivrer Séchard, répliqua Lucien d'une voix qui ne voulait plus du suicide.

– Dis un mot, mon fils, et il recevra demain matin la somme nécessaire à sa libération.

– Comment! vous me donneriez douze mille francs!..

– Eh! enfant, ne vois-tu pas que nous faisons quatre lieues à l'heure? Nous allons dîner à Poitiers. Là, si tu veux signer le pacte, me donner une seule preuve d'obéissance, la diligence de Bordeaux portera quinze mille francs à ta sœur…

– Où sont-ils?

Le prêtre espagnol ne répondit rien, et Lucien se dit: – Le voilà pris, il se moquait de moi.

Un instant après, l'Espagnol et le poète étaient remontés en voiture silencieusement; et, silencieusement, le prêtre mit la main à la poche de sa voiture, il en tira ce sac de peau fait en gibecière divisé en trois compartiments, si connu des voyageurs; il ramena cent portugaises, en y plongeant trois fois de sa large main qu'il ramena chaque fois pleine d'or.

– Mon père, je suis à vous, dit Lucien ébloui de ce flot d'or.

– Voici le tiers de l'or qui se trouve dans ce sac, trente mille francs, sans compter l'argent du voyage.

– Et vous voyagez seul?.. s'écria Lucien.

– Qu'est-ce que cela! fit l'Espagnol. J'ai pour plus de cent mille écus de traites sur Paris. Un diplomate sans argent, c'est ce que tu étais tout à l'heure: un poète sans volonté.

Au moment où Lucien montait en voiture avec le prétendu diplomate espagnol, Ève se levait pour donner à boire à son fils, elle trouva la fatale lettre, et la lut. Une sueur froide glaça la moiteur que cause le sommeil du matin, elle eut un éblouissement, elle appela Marion et Kolb.

A ce mot: – Mon frère est-il sorti? Kolb répondit: Oui, montame, afant le chour!

– Gardez-moi le plus profond secret sur ce que je vous confie, dit Ève aux deux domestiques, mon frère est sans doute sorti pour mettre fin à ses jours. Courez tous les deux, prenez des informations avec prudence, et surveillez le cours de la rivière.

Ève resta seule, dans un état de stupeur horrible à voir.

Ce fut au milieu du trouble où elle se trouvait que, sur les sept heures du matin, Petit-Claud se présenta pour lui parler d'affaires. Dans ces moments-là, l'on écoute tout le monde.

– Madame, dit l'avoué, notre pauvre cher David est en prison, et il arrive à la situation que j'ai prévue au début de cette affaire. Je lui conseillais alors de s'associer pour l'exploitation de sa découverte avec ses concurrents, les Cointet, qui tiennent entre leurs mains les moyens d'exécuter ce qui, chez votre mari, n'est qu'à l'état de conception. Aussi, dans la soirée d'hier, aussitôt que la nouvelle de son arrestation m'est parvenue, qu'ai-je fait? je suis allé trouver messieurs Cointet avec l'intention de tirer d'eux des concessions qui pussent vous satisfaire. En voulant défendre cette découverte votre vie va continuer d'être ce qu'elle est: une vie de chicanes où vous succomberez, où vous finirez, épuisés et mourants, par faire, à votre détriment peut-être, avec un homme d'argent, ce que je veux vous voir faire, à votre avantage, dès aujourd'hui, avec messieurs Cointet frères. Vous économiserez ainsi les privations, les angoisses du combat de l'inventeur contre l'avidité du capitaliste et l'indifférence de la société. Voyons! si messieurs Cointet payent vos dettes… si, vos dettes payées, ils vous donnent encore une somme qui vous soit acquise, quel que soit le mérite, l'avenir ou la possibilité de la découverte, en vous accordant, bien entendu toujours, une certaine part dans les bénéfices de l'exploitation, ne serez-vous pas heureux?.. Vous devenez, vous, madame, propriétaire du matériel de l'imprimerie, et vous la vendrez sans doute, cela vaudra bien vingt mille francs, je vous garantis un acquéreur à ce prix. Si vous réalisez quinze mille francs, par un acte de société avec messieurs Cointet, vous auriez une fortune de trente-cinq mille francs, et au taux actuel des rentes, vous vous feriez deux mille francs de rente… On vit avec deux mille francs de rente en province. Et, remarquez bien que, madame, vous auriez encore les éventualités de votre association avec messieurs Cointet. Je dis éventualités, car il faut supposer l'insuccès. Eh! bien, voici ce que je suis en mesure de pouvoir obtenir: d'abord, libération complète de David, puis quinze mille francs remis à titre d'indemnité de ses recherches, acquis sans que messieurs Cointet puissent en faire l'objet d'une revendication à quelque titre que ce soit, quand même la découverte serait improductive; enfin une société formée entre David et messieurs Cointet pour l'exploitation d'un brevet d'invention à prendre, après une expérience faite en commun et secrètement, de son procédé de fabrication sur les bases suivantes: messieurs Cointet feront tous les frais. La mise de fonds de David sera l'apport du brevet, et il aura le quart des bénéfices. Vous êtes une femme pleine de jugement et très-raisonnable, ce qui n'arrive pas souvent aux très-belles femmes; réfléchissez à ces propositions et vous les trouverez très-acceptables…

– Ah! monsieur, s'écria la pauvre Ève au désespoir et en fondant en larmes, pourquoi n'êtes-vous pas venu hier au soir me proposer cette transaction? Nous eussions évité le déshonneur, et… bien pis…

– Ma discussion avec les Cointet, qui, vous avez dû vous en douter, se cachent derrière Métivier, n'a fini qu'à minuit. Mais qu'est-il donc arrivé depuis hier soir qui soit pire que l'arrestation de notre pauvre David? demanda Petit-Claud.

– Voici l'affreuse nouvelle que j'ai trouvée à mon réveil, répondit-elle en tendant à Petit-Claud la lettre de Lucien. Vous me prouvez en ce moment que vous vous intéressez à nous, vous êtes l'ami de David et de Lucien, je n'ai pas besoin de vous demander le secret…

– Soyez sans aucune inquiétude, dit Petit-Claud en rendant la lettre après l'avoir lue. Lucien ne se tuera pas. Après avoir été la cause de l'arrestation de son beau-frère, il lui fallait une raison pour vous quitter, et je vois là comme une tirade de sortie, en style de coulisses.

Les Cointet étaient arrivés à leurs fins. Après avoir torturé l'inventeur et sa famille, ils saisissaient le moment de cette torture où la lassitude fait désirer quelque repos. Tous les chercheurs de secrets ne tiennent pas du boule-dogue, qui meurt sa proie entre les dents, et les Cointet avaient savamment étudié le caractère de leurs victimes. Pour le grand Cointet, l'arrestation de David était la dernière scène du premier acte de ce drame. Le second acte commençait par la proposition que Petit-Claud venait faire. En grand maître, l'avoué regarda le coup de tête de Lucien comme une de ces chances inespérées qui, dans une partie, achèvent de la décider. Il vit Ève si complétement matée par cet événement qu'il résolut d'en profiter pour gagner sa confiance, car il avait fini par deviner l'influence de la femme sur le mari. Donc, au lieu de plonger madame Séchard plus avant dans le désespoir, il essaya de la rassurer, et il la dirigea très-habilement vers la prison dans la situation d'esprit où elle se trouvait, en pensant qu'elle déterminerait alors David à s'associer aux Cointet.

– David, madame, m'a dit qu'il ne souhaitait de fortune que pour vous et pour votre frère; mais il doit vous être prouvé que ce serait une folie que de vouloir enrichir Lucien. Ce garçon-là mangerait trois fortunes.

L'attitude d'Ève disait assez que la dernière de ses illusions sur son frère s'était envolée, aussi l'avoué fit-il une pause pour convertir le silence de sa cliente en une sorte d'assentiment.

– Ainsi, dans cette question, reprit-il, il ne s'agit plus que de vous et de votre enfant. C'est à vous de savoir si deux mille francs de rente suffisent à votre bonheur, sans compter la succession du vieux Séchard. Votre beau-père se fait, depuis long-temps, un revenu de sept à huit mille francs, sans compter les intérêts qu'il sait tirer de ses capitaux; ainsi vous avez, après tout, un bel avenir. Pourquoi vous tourmenter?

 

L'avoué quitta madame Séchard en la laissant réfléchir sur cette perspective, assez habilement préparée la veille par le grand Cointet.

– Allez leur faire entrevoir la possibilité de toucher une somme quelconque, avait dit le Loup-Cervier d'Angoulême à l'avoué quand il vint lui annoncer l'arrestation; et lorsqu'ils se seront accoutumés à l'idée de palper une somme, ils seront à nous: nous marchanderons, et, petit à petit, nous les ferons arriver au prix que nous voulons donner de ce secret.

Cette phrase contenait en quelque sorte l'argument du second acte de ce drame financier.

Quand madame Séchard, le cœur brisé par les appréhensions sur le sort de son frère, se fut habillée, et descendit pour aller à la prison, elle éprouva l'angoisse que lui donna l'idée de traverser seule les rues d'Angoulême. Sans s'occuper de l'anxiété de sa cliente, Petit-Claud revint lui offrir le bras, ramené par une pensée assez machiavélique, et il eut le mérite d'une délicatesse à laquelle Ève fut extrêmement sensible; car il s'en laissa remercier, sans la tirer de son erreur. Cette petite attention, chez un homme si dur, si cassant, et dans un pareil moment, modifia les jugements que madame Séchard avait jusqu'à présent portés sur Petit-Claud.

– Je vous mène, lui dit-il, par le chemin le plus long, mais nous n'y rencontrerons personne.

– Voici la première fois, monsieur, que je n'ai pas le droit d'aller la tête haute! on me l'a bien durement appris hier…

– Ce sera la première et la dernière.

– Oh! je ne resterai certes pas dans cette ville…

– Si votre mari consentait aux propositions qui sont à peu près posées entre les Cointet et moi, dit Petit-Claud à Ève en arrivant au seuil de la prison, faites-le-moi savoir, je viendrais aussitôt avec une autorisation de Cachan qui permettrait à David de sortir; et, vraisemblablement, il ne rentrerait pas en prison…

Ceci dit en face de la geôle était ce que les Italiens appellent une combinaison. Chez eux, ce mot exprime l'acte indéfinissable où se rencontre un peu de perfidie mêlée au droit, l'à-propos d'une fraude permise, une fourberie quasi légitime et bien dressée; selon eux, la Saint-Barthélemy est une combinaison politique.

Par les causes exposées ci-dessus, la détention pour dettes est un fait judiciaire si rare en province que, dans la plupart des villes de France, il n'existe pas de maison d'arrêt. Dans ce cas, le débiteur est écroué à la prison où l'on incarcère les Inculpés, les Prévenus, les Accusés et les Condamnés. Tels sont les noms divers que prennent légalement et successivement ceux que le peuple appelle génériquement des criminels. Ainsi David fut mis provisoirement dans une des chambres basses de la prison d'Angoulême, d'où, peut-être, quelque condamné venait de sortir, après avoir fait son temps. Une fois écroué avec la somme décrétée par la loi pour les aliments du prisonnier pendant un mois, David se trouva devant un gros homme qui, pour les captifs, devient un pouvoir plus grand que celui du Roi: le geôlier! En province, on ne connaît pas de geôlier maigre. D'abord, cette place est presque une sinécure; puis, un geôlier est comme un aubergiste qui n'aurait pas de maison à payer, il se nourrit très-bien en nourrissant très-mal ses prisonniers qu'il loge, d'ailleurs, comme fait l'aubergiste, selon leurs moyens. Il connaissait David de nom, à cause de son père surtout, et il eut la confiance de le bien coucher pour une nuit, quoique David fût sans un sou. La prison d'Angoulême date du Moyen-Age, et n'a pas subi plus de changements que la Cathédrale. Encore appelée Maison de Justice, elle est adossée à l'ancien Présidial. Le guichet est classique, c'est la porte cloutée, solide en apparence, usée, basse, et de construction d'autant plus cyclopéenne qu'elle a, comme un œil unique au front, dans le judas par où le geôlier vient reconnaître les gens avant d'ouvrir. Un corridor règne le long de la façade au rez-de-chaussée, et sur ce corridor ouvrent plusieurs chambres dont les fenêtres hautes et garnies de hottes tirent leur jour du préau. Le geôlier occupe un logement séparé de ces chambres par une voûte qui sépare le rez-de-chaussée en deux parties, et au bout de laquelle on voit, dès le guichet, une grille fermant le préau. David fut conduit par le geôlier dans celle des chambres qui se trouvait auprès de la voûte, et dont la porte donnait en face de son logement. Le geôlier voulait voisiner avec un homme qui, vu sa position particulière, pouvait lui tenir compagnie.

– C'est la meilleure chambre, dit-il en voyant David stupéfait à l'aspect du local.

Les murs de cette chambre étaient en pierre et assez humides. Les fenêtres très-élevées avaient des barreaux de fer. Les dalles de pierre jetaient un froid glacial. On entendait le pas régulier de la sentinelle en faction qui se promenait dans le corridor. Ce bruit monotone, comme celui de la marée, vous jette à tout instant cette pensée: «On te garde! tu n'es plus libre!» Tous ces détails, cet ensemble de choses agit prodigieusement sur le moral des honnêtes gens. David aperçut un lit exécrable; mais les gens incarcérés sont si violemment agités pendant la première nuit, qu'ils ne s'aperçoivent de la dureté de leur couche qu'à la seconde nuit. Le geôlier fut gracieux, il proposa naturellement à son détenu de se promener dans le préau jusqu'à la nuit. Le supplice de David ne commença qu'au moment de son coucher. Il était interdit de donner de la lumière aux prisonniers, il fallait donc un permis du Procureur du Roi pour exempter le détenu pour dettes du règlement qui ne concernait évidemment que les gens mis sous la main de justice. Le geôlier admit bien David à son foyer, mais il fallut enfin le renfermer, à l'heure du coucher. Le pauvre mari d'Ève connut alors les horreurs de la prison et la grossièreté de ses usages qui le révolta. Mais, par une de ces réactions assez familières aux penseurs, il s'isola dans cette solitude, il s'en sauva par un de ces rêves que les poètes ont le pouvoir de faire tout éveillés. Le malheureux finit par porter sa réflexion sur ses affaires. La prison pousse énormément à l'examen de conscience. David se demanda s'il avait rempli ses devoirs de chef de famille? quelle devait être la désolation de sa femme? pourquoi, comme le lui disait Marion, ne pas gagner assez d'argent pour pouvoir faire plus tard sa découverte à loisir?

– Comment, se dit-il, rester à Angoulême après un pareil éclat? Si je sors de prison, qu'allons-nous devenir? où irons-nous? Quelques doutes lui vinrent sur ses procédés. Ce fut une de ces angoisses qui ne peut être comprise que par les inventeurs eux-mêmes! De doute en doute, David en vint à voir clair à sa situation, et il se dit à lui-même, ce que les Cointet avaient dit au père Séchard, ce que Petit-Claud venait de dire à Ève: «En supposant que tout aille bien, que sera-ce à l'application? Il me faut un brevet d'invention, c'est de l'argent!.. Il me faut une fabrique où faire mes essais en grand, ce sera livrer ma découverte!» Oh! comme Petit-Claud avait raison!

Les prisons les plus obscures dégagent de très-vives lueurs.

– Bah! dit David en s'endormant sur l'espèce de lit de camp où se trouvait un horrible matelas en drap brun très-grossier, je verrai sans doute Petit-Claud, demain matin.

David s'était donc bien préparé lui-même à écouter les propositions que sa femme lui apportait de la part de ses ennemis. Après qu'elle eut embrassé son mari et se fut assise sur le pied du lit, car il n'y avait qu'une chaise en bois de la plus vile espèce, le regard de la femme tomba sur l'affreux baquet mis dans un coin et sur les murailles parsemées de noms et d'apophthegmes écrits par les prédécesseurs de David. Alors, de ses yeux rougis, les pleurs recommencèrent à couler. Elle eut encore des larmes après toutes celles qu'elle avait versées, en voyant son mari dans la situation d'un criminel.