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Comme il vous plaira

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SCÈNE V

On voit une cabane dans le bois
Entrent ROSALINDE et CÉLIE

ROSALINDE. – Non, ne me parle point; je veux pleurer.

CÉLIE. – Contente-toi, je t'en prie… Mais cependant fais-moi la grâce de considérer que les pleurs ne siéent pas à un homme.

ROSALINDE. – Mais n'ai-je pas sujet de pleurer?

CÉLIE. – Autant de sujet qu'on puisse le désirer; ainsi pleure.

ROSALINDE. – Ses cheveux même sont d'une couleur fausse.

CÉLIE. – Ils sont un peu plus foncés que les cheveux de Judas45; vraiment ses baisers sont les enfants de Judas.

ROSALINDE. – Dans le vrai, ses cheveux sont d'une bonne couleur.

CÉLIE. – Une charmante couleur! Le châtain est toujours la seule couleur.

ROSALINDE. – Et ses baisers sont aussi saints, aussi chastes que le toucher d'une barbe d'ermite46.

CÉLIE. – Il s'est procuré une paire de lèvres moulées sur celles de Diane: une froide nonne, consacrée à l'hiver, ne donne pas des baisers plus innocents; ils ont toute la glace de la chasteté même.

ROSALINDE. – Mais pourquoi a-t-il juré qu'il viendrait ce matin, et ne vient-il pas?

CÉLIE. – Non certainement, il n'y a en lui aucune fidélité.

ROSALINDE. – Le crois-tu?

CÉLIE. – Oui: je ne crois pas qu'il soit un filou ou un voleur de chevaux; mais quant à sa sincérité en amour, je pense qu'il est aussi creux qu'un gobelet couvert ou qu'une noix vermoulue.

ROSALINDE. – Il n'est pas sincère en amour?

CÉLIE. – Il peut l'être lorsqu'il est amoureux; mais je crois qu'il ne l'est pas.

ROSALINDE. – Tu l'as entendu jurer sans hésiter qu'il l'était.

CÉLIE. —Il était n'est pas Il est: d'ailleurs, le serment d'un amoureux ne vaut pas mieux que la parole d'un garçon de cabaret; l'un et l'autre affirment de faux comptes. – Il est ici dans la forêt, à la suite du duc votre père.

ROSALINDE. – J'ai rencontré hier le duc, et j'ai causé longtemps avec lui: il m'a demandé quelle était ma famille; je lui ai répondu qu'elle était aussi bonne que la sienne: il s'est mis à rire et m'a laissé aller. Mais pourquoi parlons-nous de pères lorsqu'il y a dans le monde un homme comme Orlando?

CÉLIE. – Oh! c'est un beau galant à la mode; il fait de beaux vers, il dit de belles paroles, il fait de beaux serments et les rompt de même. Il frappe tout de travers, il ne fait jamais qu'effleurer le coeur de sa maîtresse, comme un faible jouteur qui ne pique son cheval que d'un côté et brise sa lance de travers comme un noble oison: mais tout ce que la jeunesse monte et ce que la folie guide est toujours beau. – Qui vient ici?

(Entre Corin)

CORIN. – Maîtresse et maître, vous avez souvent fait des questions sur ce berger qui se plaignait de l'amour, ce berger que vous avez vu assis auprès de moi sur le gazon, vantant la fière et dédaigneuse bergère qui était sa maîtresse.

CÉLIE. – Eh bien! qu'as-tu à nous dire de lui?

CORIN. – Si vous voulez voir jouer une vraie comédie entre la pâle couleur d'un amant sincère et la rougeur ardente du mépris et de l'orgueil dédaigneux, suivez-moi un peu, et je vous conduirai si vous voulez voir cela.

ROSALINDE. – Oh! venez; partons sur-le-champ; la vue des amoureux nourrit ceux qui le sont. Conduis-nous à ce spectacle; vous verrez que je jouerai un rôle actif dans leur comédie.

(Ils sortent.)

SCÈNE VI

Une autre partie de la forêt
Entrent SYLVIUS et PHÉBÉ

SYLVIUS. – Charmante Phébé, ne me méprisez pas: non, ne me dédaignez pas, Phébé, dites que vous ne m'aimez pas; mais ne le dites pas avec aigreur: le bourreau même dont le coeur est endurci par la vue familière de la mort, ne laisse jamais tomber sa hache sur le cou incliné devant lui sans demander d'abord pardon au patient: voudriez-vous être plus dure que l'homme qui fait métier de répandre le sang?

(Entrent Rosalinde, Célie et Corin.)

PHÉBÉ. – Je ne voudrais pas être ton bourreau: je te quitte: car je ne voudrais pas t'offenser. Tu me dis que le meurtre est dans mes yeux; cela est joli à coup sûr et fort probable que les yeux, qui sont la chose la plus fragile et la plus douce, à qui le moindre atome fait fermer leurs portes timides, soient appelés des tyrans, des bouchers, des meurtriers. C'est maintenant que je fronce les sourcils de tout mon coeur en te regardant; et si mes yeux peuvent blesser, eh bien, puissent-ils te tuer dans ce moment! Maintenant fais semblant de t'évanouir; allons, tombe. – Si tu ne peux pas, oh! fi, fi, ne mens donc pas, en disant que mes yeux sont des meurtriers. Montre la blessure que mes yeux t'ont faite. Égratigne-toi seulement avec une épingle, et il en restera quelques cicatrices; appuie-toi seulement sur un jonc, et tu verras que ta main en gardera un moment la marque et l'empreinte: mais mes yeux, que je viens de lancer sur toi, ne te blessent pas; et, j'en suis bien sûre, il n'y a pas dans les yeux de force qui puisse faire du mal.

SYLVIUS. – O ma chère Phébé! si jamais (et ce jamais peut être très-prochain), si jamais, dis-je, vous éprouvez de la part de quelques joues vermeilles le pouvoir de l'Amour, vous connaîtrez alors les blessures invisibles que font les flèches aiguës de l'Amour.

PHÉBÉ. – Mais jusqu'à ce que ce moment arrive, ne m'approche pas; et quand il viendra, accable-moi de tes railleries; n'aie aucune pitié de moi, jusqu'à ce moment, je n'aurai aucune pitié de toi.

ROSALINDE s'avance. – Et pourquoi, je vous prie? Qui pouvait être votre mère pour que vous insultiez et que vous tyrannisiez ainsi tout à la fois les malheureux? Parce que vous avez quelque beauté, quoique je n'en voie cependant en vous pas plus qu'il n'en faut pour aller se coucher sans lumière, faut-il pour cela que vous soyez si fière et si barbare? – Quoi? que veut dire ceci? pourquoi me regardez-vous? Je ne vois rien de plus en vous, qu'un de ces ouvrages ordinaires de la nature faits à la douzaine. Eh! mais vraiment, la petite créature; je pense qu'elle a aussi envie de m'éblouir. Non, sur ma foi, ma fière demoiselle, ne vous flattez pas de cet espoir: ce ne sont point vos sourcils couleur d'encre, vos cheveux de soie noire, vos prunelles de boeuf ni vos joues de crème, qui peuvent soumettre mon coeur pour vous adorer. Et vous, sot berger, pourquoi la suivez-vous toujours, comme le midi nébuleux qui souffle le vent et la pluie? Vous êtes mille fois plus bel homme qu'elle n'est belle femme. Ce sont des imbéciles comme vous qui remplissent le monde de vilains enfants: ce n'est point son miroir, c'est vous-même qui la flattez, et c'est par vous qu'elle se voit plus belle qu'aucun de ses traits ne pourrait la représenter. Mais, mademoiselle, apprenez à vous connaître vous-même; mettez-vous à genoux, et remerciez le ciel, à jeun, de vous avoir donné l'amour d'un honnête homme; il faut que je vous le dise amicalement à l'oreille, vendez-vous quand vous pourrez, car vous n'êtes pas bonne pour les marchés. Demandez pardon à ce pauvre garçon, aimez-le, acceptez ses offres; la laideur s'enlaidit encore quand elle veut humilier les autres: ainsi, berger, prends-la pour ta femme; portez-vous bien.

PHÉBÉ. – Charmant jeune homme, grondez-moi pendant un an entier, je vous prie; j'aime mieux vous entendre gronder que celui-ci me faire la cour.

ROSALINDE. – Il est devenu amoureux des défauts de cette bergère, elle va devenir amoureuse de ma colère. – Si cela est ainsi, toutes les fois qu'elle te répondra par des regards menaçants, je la régalerai de paroles piquantes. (A Phébé.) Pourquoi me regardez-vous ainsi?

PHÉBÉ. – Ce n'est pas que je vous veuille aucun mal.

ROSALINDE. – Ne devenez pas amoureuse de moi, je vous prie; car je suis plus faux que les serments que l'on fait dans le vin; d'ailleurs, je ne vous aime pas. Si vous voulez savoir ma demeure, c'est à la touffe d'oliviers, ici proche. (A Célie.) Voulez-vous venir, ma soeur? – Berger, serre-la de près. – Allons, ma soeur. – Bergère, regardez-le d'un oeil plus favorable, et ne soyez pas si fière; quoique tout le monde puisse vous voir, personne n'a cependant la vue aussi trouble que lui pour vous. Allons rejoindre notre troupeau.

(Rosalinde, Célie et Corin sortent.)

PHÉBÉ. – En vérité, berger, je trouve maintenant que ton refrain est bien vrai. «Qui a aimé sans avoir aimé à la première vue47

SYLVIUS. – Charmante Phébé!

PHÉBÉ. – Ah! que dis-tu, Sylvius?

SYLVIUS. – Plains-moi, chère Phébé.

PHÉBÉ. – Mais je suis vraiment fâché pour toi, gentil Sylvius.

SYLVIUS. – Partout où est le chagrin, la consolation devrait se trouver; si vous êtes chagrine de ma douleur en amour, donnez-moi votre amour, et alors vous n'aurez plus de chagrin, et moi, je n'aurai plus de douleur.

 

PHÉBÉ. – Tu as mon amour. N'est-ce pas là un trait de bon voisin?

SYLVIUS. – Je voudrais vous posséder.

PHÉBÉ. – Ah! cela, c'est de l'avidité. Il fut un temps, Sylvius, où je te haïssais: ce n'est pas cependant que je t'aime maintenant; mais puisque tu peux si bien discourir sur l'amour, je veux bien endurer ta compagnie, qui m'était autrefois à charge; et aussi je saurai t'employer, mais ne demande pas d'autre récompense que le plaisir d'être employé par moi.

SYLVIUS. – Mon amour est si pur, si parfait, et moi si déshérité de toute faveur, que je croirai faire la plus abondante moisson en ramassant seulement les épis après ceux qui auront fait la récolte: ne me refusez pas de temps en temps un sourire errant, et je vivrai de cela.

PHÉBÉ. – Connais-tu le jeune homme qui m'a parlé, il y a un instant?

SYLVIUS. – Pas trop, mais je l'ai rencontré très-souvent; c'est lui qui a acheté la cabane et les pâturages qui appartenaient au vieux Carlot.

PHÉBÉ. – Ne va pas t'imaginer que je l'aime, quoique je te fasse des questions sur lui: ce n'est qu'un jeune impertinent. Cependant il parle très-bien; mais qu'est-ce que me font les paroles? Cependant les paroles font bien, surtout quand celui qui les dit plaît à ceux qui les entendent: c'est un joli jeune homme; pas très-joli; mais à vrai dire il est bien fier, et cependant sa fierté lui sied à merveille; il fera un bel homme; ce qu'il y a de mieux chez lui, c'est son teint; et si sa langue blesse, ses yeux guérissent aussitôt: il n'est pas grand, cependant il est grand pour son âge; sa jambe est comme ça, et pourtant pas mal. Il y avait un joli vermillon sur ses lèvres! un rouge un peu plus mûr et plus foncé que celui qui colorait ses joues; c'était précisément la nuance qu'il y a entre une étoffe toute rouge et le damas mélangé. Il y a des femmes, Sylvius, si elles l'avaient regardé en détail, qui eussent comme j'ai fait, été bien près de devenir amoureuse de lui: pour moi, je ne l'aime ni ne le hais; et cependant j'ai plus de sujet de le haïr que de l'aimer: car qu'avait-il à faire de me gronder? Il a dit que mes yeux étaient noirs, que mes cheveux étaient noirs; et, maintenant que je m'en souviens, il me témoigne du dédain. Je suis étonnée de ce que je ne lui ai pas répondu sur le même ton; mais c'est tout un; erreur n'est pas compte. Je veux lui écrire une lettre bien piquante, et tu la porteras: veux-tu, Sylvius?

SYLVIUS. – De tout mon coeur, Phébé.

PHÉBÉ. – Je veux l'écrire tout de suite; le sujet est dans ma tête et dans mon coeur; ma lettre sera très-courte, mais bien mordante: viens avec moi, Sylvius.

(Ils sortent.)

FIN DU TROISIÈME ACTE.

ACTE QUATRIÈME

SCÈNE I

Toujours la forêt
ROSALINDE, CÉLIE et JACQUES

JACQUES. – Je t'en prie, joli jeune homme, faisons plus ample connaissance.

ROSALINDE. – On dit que vous êtes un homme mélancolique.

JACQUES. – Je le suis, il est vrai; j'aime mieux cela que de rire.

ROSALINDE. – Ceux qui donnent dans l'un ou l'autre extrême font des gens détestables, et s'exposent, plus qu'un homme ivre, à être la risée de tout le monde.

JACQUES. – Quoi! mais il est bon d'être triste et de ne rien dire.

ROSALINDE. – Il est bon alors d'être un poteau.

JACQUES. – Je n'ai pas la mélancolie d'un écolier, qui vient de l'émulation; ni la mélancolie d'un musicien, qui est fantasque; ni celle d'un courtisan, qui est vaniteux; ni celle d'un soldat, qui est l'ambition; ni celle d'un homme de robe, qui est politique; ni celle d'une femme, qui est frivole; ni celle d'un amoureux, qui est un composé de toutes les autres: mais j'ai une mélancolie à moi, une mélancolie formée de plusieurs ingrédients, extraite de plusieurs objets; et je puis dire que la contemplation de tous mes voyages, dans laquelle m'enveloppe ma fréquente rêverie, est une tristesse vraiment originale.

ROSALINDE. – Vous, un voyageur! Par ma foi, vous avez grande raison d'être triste: je crains bien que vous n'ayez vendu vos terres, pour voir celles des autres: alors, avoir beaucoup vu, et n'avoir rien, c'est avoir les yeux riches et les mains pauvres.

JACQUES. – Oui, j'ai acquis mon expérience.

(Entre Orlando.)

ROSALINDE. – Et votre expérience vous rend triste: j'aimerais mieux avoir un fou pour m'égayer, que de l'expérience pour m'attrister, et avoir voyagé pour cela.

ORLANDO. – Bonjour et bonheur, chère Rosalinde.

JACQUES, voyant Orlando. – Allons, que Dieu soit avec vous puisque vous parlez en vers blancs!

(Il sort.)

ROSALINDE. – Adieu, monsieur le voyageur: songez à grasseyer et à porter des habits étrangers; dépréciez tous les avantages de votre pays natal; haïssez votre propre existence, et grondez presque Dieu de vous avoir donné la physionomie que vous avez; autrement, j'aurai de la peine à croire que vous ayez voyagé dans une gondole48. – Eh bien! Orlando, vous voilà? Où avez-vous été tout ce temps? Vous, un amoureux? S'il vous arrive de me jouer encore un semblable tour, ne reparaissez plus devant moi.

ORLANDO. – Ma belle Rosalinde, j'arrive à une heure près de ma parole.

ROSALINDE. – En amour, manquer d'une heure à sa parole! Qu'un homme divise une minute en mille parties, et qu'en affaire d'amour il ne manque à sa parole que d'une partie de la millième partie d'une minute, on pourra dire de lui que Cupidon lui a frappé sur l'épaule; mais je garantis qu'il a le coeur tout entier.

ORLANDO. – Pardon, chère Rosalinde.

ROSALINDE. – Non; puisque vous êtes si lambin, ne vous offrez plus à ma vue; j'aimerais autant être courtisée par un limaçon.

ORLANDO. – Par un limaçon?

ROSALINDE. – Oui, par un limaçon; car s'il vient lentement, il traîne sa maison sur son dos: meilleur douaire, à mon avis, que vous n'en pourrez assigner à une femme; d'ailleurs, il porte sa destinée avec lui.

ORLANDO. – Quelle destinée?

ROSALINDE. – Quoi donc! des cornes, que des gens tels que vous sont obligés de devoir à leurs femmes; mais le limaçon vient armé de sa destinée et prévient la médisance sur le compte de sa femme.

ORLANDO. – La vertu ne donne pas de cornes et ma Rosalinde est vertueuse.

ROSALINDE. – Et je suis votre Rosalinde?

CÉLIE. – Il lui plaît de vous appeler ainsi; mais il a une Rosalinde de meilleure mine que vous.

ROSALINDE. – Allons, faites-moi l'amour, faites-moi l'amour; car je suis maintenant dans mon humeur des dimanches, et assez disposée à consentir à tout. Que me diriez-vous maintenant, si j'étais votre vraie Rosalinde?

ORLANDO. – Je vous embrasserais avant de parler.

ROSALINDE. – Non; vous feriez mieux de parler d'abord, et ensuite, lorsque vous vous trouveriez embarrassé, faute de matière, vous pourriez profiter de cette occasion, pour donner un baiser. On voit tout les jours de très-bons orateurs cracher, lorsqu'ils perdent le fil de leur discours. Quant aux amoureux, lorsqu'ils ne savent plus que dire, le meilleur expédient pour eux, Dieu nous en préserve! c'est d'embrasser.

ORLANDO. – Et si le baiser est refusé?

ROSALINDE. – En ce cas, vous êtes forcé de recourir aux prières, et alors commence une nouvelle matière.

ORLANDO. – Qui pourrait rester court en présence d'une maîtresse chérie?

ROSALINDE. – Vraiment, vous-même, si j'étais votre maîtresse: autrement, j'aurais plus mauvaise idée de ma vertu que de mon esprit.

ORLANDO. – Que dites-vous de ma requête?

ROSALINDE. – Ne quittez pas votre habit, mais laissez votre requête49; ne suis-je pas votre Rosalinde?

ORLANDO. – J'ai quelque plaisir à dire que vous l'êtes, parce que je voudrais parler d'elle.

ROSALINDE. – Eh bien! je vous dis en sa personne, que je ne veux point de vous.

ORLANDO. – Alors il faut que je meure en ma propre personne.

ROSALINDE. – Non, vraiment, mourez par procuration: le pauvre monde a presque six mille ans, et pendant tout ce temps, il n'y a jamais eu un homme qui soit mort en personne; pour cause d'amour, s'entend. Troïlus eut la tête brisée par une massue grecque, cependant il avait fait tout ce qu'il avait pu pour mourir auparavant, et il est un des modèles d'amour. Léandre, sans l'accident d'une très-chaude nuit d'été, aurait encore vécu plusieurs belles années, quand même Héro se serait faite religieuse; car sachez, mon bon jeune homme, que Léandre ne voulait que se baigner dans l'Hellespont, mais qu'il y fut surpris par une crampe, et s'y noya; et les sots historiens de ce siècle dirent que c'était pour Héro de Sestos. Mais tout cela n'est que des mensonges; les hommes sont morts dans tous les temps, et les vers les ont mangés; mais jamais ils ne sont morts d'amour.

ORLANDO. – Je ne voudrais pas que ma vraie Rosalinde eût cette façon de penser; car je proteste qu'un seul regard sévère pourrait me faire mourir.

ROSALINDE. – Je jure par cette main, qu'il ne ferait pas mourir une mouche: mais allons, je veux être maintenant votre Rosalinde d'une humeur plus complaisante: demandez-moi ce que vous voudrez, et je vous l'accorderai.

ORLANDO. – Eh bien! Rosalinde, aimez-moi.

ROSALINDE. – Oui, ma foi, je veux bien; les vendredis, les samedis et tous les jours.

ORLANDO. – Et voulez-vous m'avoir?

ROSALINDE. – Oui, et vingt comme vous.

ORLANDO. – Que dites-vous?

ROSALINDE. – N'êtes-vous pas bon à avoir?

ORLANDO. – Je l'espère.

ROSALINDE. – Eh bien! peut-on trop désirer d'une bonne chose? (A Célie.) Allons, ma soeur, vous serez le prêtre, et vous nous marierez. – Donnez-moi votre main, Orlando. – Qu'en dites-vous, ma soeur?

ORLANDO, à Célie. – Mariez-nous, je vous prie.

CÉLIE. – Je ne sais pas dire les paroles.

ROSALINDE. – Il faut que vous commenciez ainsi: Voulez-vous, Orlando

CÉLIE. – Voyons: Voulez-vous, Orlando, prendre cette Rosalinde pour épouse?

ORLANDO. – Oui.

ROSALINDE. —Oui… Mais… quand?

ORLANDO. – Tout à l'heure; aussitôt qu'elle pourra nous marier.

ROSALINDE. – Alors il faut que vous disiez: Je te prends toi, Rosalinde, pour épouse.

ORLANDO. – Rosalinde, je te prends pour épouse.

ROSALINDE. – Je pourrais vous demander vos pouvoirs; mais passons. – Je vous prends, Orlando, pour mon mari. Ici c'est une fille qui devance le prêtre, et à coup sûr la pensée d'une femme devance toujours ses actions.

ORLANDO. – Ainsi font toutes les pensées; elles ont des ailes.

ROSALINDE. – Dites-moi, maintenant, combien de temps vous voudrez l'avoir, lorsqu'une fois elle sera en votre possession?

ORLANDO. – Une éternité et un jour.

ROSALINDE. – Dites un jour, sans l'éternité. Non, non, Orlando: les hommes ressemblent au mois d'avril lorsqu'ils font l'amour, et à décembre, lorsqu'ils se marient: les filles sont comme le mois de mai tant qu'elles sont filles, mais le temps change lorsqu'elles sont femmes. Je serai plus jalouse de vous qu'un pigeon de Barbarie ne l'est de sa colombe; plus babillarde que ne l'est un perroquet à l'approche de la pluie; j'aurai plus de fantaisies qu'un singe; plus de caprices dans mes désirs qu'une guenon; je pleurerai pour rien, comme Diane dans la fontaine50, et cela lorsque vous serez enclin à la gaieté, je rirai aux éclats comme une hyène, à l'instant où vous aurez envie de dormir.

ORLANDO. – Mais ma Rosalinde fera-t-elle tout cela?

ROSALINDE. – Sur ma vie, elle fera comme je ferai.

 

ORLANDO. – Oh! mais elle est sage.

ROSALINDE. – Autrement, elle n'aurait pas l'esprit de faire tout cela: plus une femme a d'esprit, plus elle a de caprices: fermez la porte sur l'esprit d'une femme, et il se fera jour par la fenêtre; fermez la fenêtre, et il passera par le trou de la serrure; bouchez la serrure, et il s'envolera par la cheminée avec la fumée.

ORLANDO. – Un homme qui aurait une femme avec un pareil esprit pourrait dire: «Esprit, où vas-tu?»

ROSALINDE. – Non, vous pourriez lui réserver cette réprimande, pour le moment où vous verriez l'esprit de votre femme aller dans le lit de votre voisin.

ORLANDO. – Et quel esprit pourrait alors avoir l'esprit de se justifier d'une telle démarche?

ROSALINDE. – Vraiment, la femme dirait qu'elle venait vous y chercher: vous ne la trouverez jamais sans réponse, à moins que vous ne la trouviez sans langue. Qu'une femme qui ne sait pas prouver que son mari est toujours la cause de ses torts ne prétende pas nourrir elle-même son enfant; car elle l'élèverait comme un sot.

ORLANDO. – Je vais vous quitter pour deux heures, Rosalinde.

ROSALINDE. – Hélas! cher amant, je ne saurais me passer de toi pendant deux heures.

ORLANDO. – Il faut que je me trouve au dîner du duc; je vous rejoindrai à deux heures.

ROSALINDE. – Oui, allez, allez où vous voudrez; je savais comment vous tourneriez; mes amis m'en avaient bien prévenue, et je n'en pensais pas moins qu'eux. Vous m'avez gagnée avec votre langue flatteuse; ce n'est qu'une femme de mise de côté: bon! – Viens, ô mort! – Deux heures est votre heure.

ORLANDO. – Oui, charmante Rosalinde.

ROSALINDE. – Sur ma parole, et très-sérieusement, et que Dieu me traite en conséquence, et par tous les jolis serments qui ne sont pas dangereux, si vous manquez d'un iota à votre promesse, ou si vous venez une minute plus tard que votre heure, je vous prendrai pour le parjure le plus insigne, pour l'amant le plus fourbe et le plus indigne de celle que vous appelez Rosalinde, que l'on puisse trouver dans toute la bande des infidèles; ainsi songez bien à éviter mes reproches, et tenez votre promesse.

ORLANDO. – Aussi religieusement que si vous étiez vraiment ma Rosalinde: ainsi, adieu.

ROSALINDE. – Allons, le temps est le vieux juge, qui connaît de semblables délits; le temps vous jugera. Adieu.

(Orlando sort.)

CÉLIE. – Vous avez eu la sottise de déchirer notre sexe dans votre caquet amoureux: il faut que nous fassions passer votre pourpoint et votre haut-de-chausses par dessus votre tête, et que nous montrions à tout le monde ce que l'oiseau a fait à son propre nid.

ROSALINDE. – O cousine, cousine, ma jolie petite cousine! si tu savais à combien de brasses de profondeur je suis enfoncée dans l'amour; mais cela ne saurait être sondé: ma passion a un fond inconnu, comme la baie de Portugal.

CÉLIE. – Dis plutôt qu'elle est sans fond, et qu'à mesure que tu épanches ta tendresse, elle s'écoule aussitôt.

ROSALINDE. – Non, prenons pour juge de la profondeur de mon amour ce malin bâtard de Vénus, enfant engendré par la pensée, conçu par la mélancolie, et né de la folie. Que ce petit vaurien d'aveugle, qui trompe tous les yeux parce qu'il a perdu les siens, prononce lui-même. – Je te dirai, Aliéna, que je ne saurais vivre sans voir Orlando: je vais chercher un ombrage et soupirer jusqu'à son retour.

CÉLIE. – Et moi, je vais dormir.

(Elles sortent.)
45Judas avait la barbe et les cheveux roux dans les anciennes tapisseries.
46Allusion aux baisers de charité que donnaient les ermites.
47Citation d'Hérode et Léandre, par Marlowe.
48C'est-à-dire que vous ayez été à Venise, alors le rendez-vous de la jeunesse dissipée.
49Suit habit, requête, équivoque.
50Exclamations en usage quand quelqu'un déraisonnait.