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La chasse aux lions

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La chasse aux lions
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Alfred Assollant
La chasse aux lions

I. À la cantine

Lui, c’était Pitou ; moi, c’était Dumanet. Lui ne reculait jamais ; moi j’avançais toujours. À nous deux nous faisions la paire, comme disait le capitaine Chambard, de Montpellier, qui s’y connaissait.

Un jour donc, que nous étions assis tous les deux, Pitou et moi, dans la cantine de la veuve Mouilletrou, du 7e de ligne, pour lors en garnison à Bakhara – pas loin d’Alger, deux cents kilomètres – voilà que je me mets à bâiller comme une huître au fond de la mer.

Pitou, qui roulait sa cigarette entre ses doigts, la pose sur la table et me regarde d’un air étonné.

Vous n’avez jamais vu Pitou étonné ? C’est ça qui vous étonnerait !

D’abord, ça ne lui arrive presque jamais… oui ; mais quand ça lui arrive, il écarte ses dix doigts, qui sont faits comme dix boudins ; il ouvre sa bouche en forme de four de boulanger et ses yeux presque ronds comme la lune dans son plein.

C’est sa manière de laisser entrer les idées.

Il me dit :

«Dumanet !»

Moi je lui répliquai :

«Pitou !

– Tu t’ennuies ?

– Oui, Pitou.

– Ah !»

Il réfléchit pendant cinq minutes – le temps de fumer sa cigarette – et reprit :

«Dumanet !

– Pitou !

– Tu t’ennuies donc ?…

– Ah ! pour sûr !… Et toi ?

– Pas moi.

– Pitou, tu es bien heureux. C’est que tu es philosophe.»

Il me dit encore :

«Dumanet, qu’est-ce que c’est que ça, un philosophe ?

– Parbleu ! tu le vois bien. C’en est un qui s’amuse quand les autres s’ennuient.»

Il secoua la tête :

«Dumanet, je ne m’amuse pas.

– Alors tu t’ennuies ?

– Non.

– Qu’est-ce que tu fais donc ?

– Je vis… Et toi ?

– Moi aussi, Pitou. Mais je voudrais quelque chose de mieux.

– Quoi donc ?

– Je voudrais faire parler de moi dans les gazettes.

– Comme Napoléon à Sainte-Hélène ?

– Tout juste, Pitou… comme Napoléon à Sainte-Hélène, et aussi à Austerlitz.

– Tu veux être empereur, alors ?

– Non, non, Pitou. Mais je voudrais qu’on parlât de moi comme d’un empereur. Ça ferait plaisir au père Dumanet, qui mettrait ses lunettes, là-bas, au coin du feu, pour lire dans les papiers publics que je suis un homme fameux.

– Dumanet, Dumanet, l’ambition te perdra.»

Je dis encore :

«Pitou !

– Mon ami !

– Ce n’est pas tout ça.

– Ah ! dit Pitou, je m’en doutais bien… Qu’est-ce qu’il y a encore, Dumanet ?

– Il y a, mon vieux Pitou, que je veux me signaler !

– Eh bien, signale-toi. Ça te fera honneur et ça me fera plaisir.

– Oui, mais je ne veux pas me signaler tout seul. Je veux que tu te signales aussi, morbleu !

– Ça, dit Pitou en appuyant son menton sur sa main, c’est à voir. Qu’est-ce que tu feras pour nous signaler ?»

Ce pauvre Pitou, c’était un ami, – et un bon, un vrai, un solide, un sûr, – mais qui n’avait pas pour cinq centimes de devinette. Il fallait tout lui expliquer depuis A jusqu’à Z.

Je lui dis :

«Pitou, regarde devant toi. Là, tu vois bien à droite des orangers et des citronniers, à gauche des champs de tabac et des vignes, et au milieu la ville, et plus loin encore la plaine jusqu’aux montagnes bleues. Est-ce assez beau, ça !

– Oui, dit Pitou, c’est magnifique tout ça ; mais ça n’est ni à toi ni à moi ! C’est à des bourgeois qui n’ont pas envie de nous en faire cadeau.»

Alors je répliquai, voyant qu’il venait de lui-même où j’avais voulu l’amener :

«Pitou, la terre est grande, et les bourgeois ne l’ont pas prise tout entière. De l’autre côté des montagnes, là-bas, au sud, il y a un pays superbe qui n’a pas de propriétaire.

– Oh ! dit Pitou étonné, pas de propriétaire ! Est-ce Dieu possible ?… Et nous pourrions l’avoir pour rien, Dumanet ?

– Presque rien. La peine de le prendre.

– C’est le désert alors, Dumanet ?… Et tu dis que c’est grand ?…

– Douze cents lieues de long et trois cent cinquante lieues de large. Quinze fois la France ! C’est le capitaine Chambard qui me l’a dit.»

Pitou réfléchit et dit :

«Le capitaine Chambard, ça n’est pas tout à fait l’Évangile, mais c’est tout comme… Pour lors qu’est-ce qu’il y a dans ce pays qui est quinze fois grand comme la France ?

– Il y a de tout… et encore autre chose.

– Par exemple ?…

– Des lièvres…

– Connu, ça !

– Des perdrix…

– Connu, connu !

– Des sangliers…

– Oh ! oh !

– Des outardes…

– Ah ! ah ! qu’est-ce que c’est que ça ?

– Ça, c’est des oies très grosses.

– Bon ! ça va bien. Et encore ?… Mais, s’il y a tant de bonnes choses dans le pays, pourquoi donc est-ce qu’on ne nous y mène pas tout de suite, Dumanet ?»

Je répondis :

«Pitou, je ne sais pas. Je le demanderai au capitaine Chambard.»

Il reprit :

«Mais tout ça, c’est très bon. Le bon Dieu a mieux traité les moricauds que nous. C’est pas possible. Le bon Dieu est juste. S’il a mis là-bas tant de lièvres, de perdrix, de lapins, d’outardes et de sangliers, c’est qu’il y a mis autre chose… comme la fièvre, la gale et la peste.

– Ni la fièvre, ni la gale, ni la peste, mon vieux Pitou. Tout au plus quelques chacals.»

Pitou répliqua :

«Oh ! les chacals, ça ne vaut pas la peine d’en parler. Je les renverrai à coups de pied… Il n’y a pas d’autres vilaines bêtes ?

– Une hyène par-ci par-là…

– Bon ! l’affaire d’un coup de fusil. Il n’y aurait pas aussi quelques panthères ?

– Il y en a, mais si petites que je ne sais pas si ça peut compter.»

Pitou prit un air grave :

«Les panthères, Dumanet, ça compte toujours. Te souviens-tu du sergent Broutavoine ?

– Le sergent Broutavoine ?… Connais pas.

– Comment ! tu n’as pas connu le sergent Broutavoine, qui t’a fiché quatre jours de salle de police pour avoir manqué à l’appel, trois semaines avant d’aller à Zaattcha ?… Broutavoine, un petit, maigre, roux, large des épaules, qui grognait matin et soir et qui est mort lieutenant, avec la croix, l’année dernière, à l’assaut de Malakoff, en Crimée.

– Ah ! Broutavoine ! le rousseau Broutavoine ! un qui disait toujours à l’exercice : “Qui est-ce qui m’a fichu des conscrits pareils ? ça tient son fusil comme un bâton de sucre d’orge !…” Eh bien, qu’est-ce qui lui arriva au sergent Broutavoine ?»

Alors Pitou répondit :

«Il lui arriva, Dumanet, qu’un soir d’été, tiens, un soir comme celui-ci, le ciel était bleu, il alla tout seul derrière une haie pour comme qui dirait réfléchir, vu que son notaire l’en avait prié par le moyen de ce que sa tante était morte et lui avait laissé un pré, là-bas, dans l’Aveyron, loin, bien loin de Paris, pas loin de Rodez. Fallait-il vendre ? fallait-il pas ? – Pendant qu’il réfléchissait, le nez sur sa lettre, couché sur le ventre et dans l’herbe, voilà qu’il sent tout à coup quelque chose comme une fourche à sept ou huit dents qui se serait plantée dans le côté opposé à la figure (mais plus bas), et qu’il est enlevé en l’air à une hauteur de trente-quatre à trente-cinq centimètres… Tu vois ça d’ici. Lui, pas content du tout, se retourne pour regarder celui qui lui faisait cette mauvaise farce : car enfin ce n’est pas honnête de prendre ainsi un sergent par le fond de la culotte… pas du tout. Ce n’était pas un farceur, c’était une belle panthère de deux pieds et demi de haut, grosse comme un veau de six semaines…

– Ah ! fichtre !

– … Là-dessus mon sergent Broutavoine était mal à l’aise, comme tu peux croire. Il cherche de la main droite son briquet, de la gauche il attrape la panthère par les cheveux… ou, si tu préfères, par une oreille et par les poils tout autour… Il tire de son côté, elle tire du sien. Finalement elle emporte le morceau, qui n’était pas bien gros (par bonheur !) et pousse un cri fait comme le miaulement de trois cents chats en colère… Le sergent saute debout sur ses pieds, lire son briquet et le lui met dans la gorge en criant : “À moi : les amis !” On court, on arrive, on le trouve couché sous elle et couvert de sang… elle l’avait jeté par terre et voulait le dévorer. Lui, pas bête, lui tenait la gueule en l’air en serrant de toutes ses forces.

– Et après ?

– Après ?… Eh bien, pendant que la panthère le griffait et le mordait, Pouscaillou est venu par derrière et lui a brûlé la cervelle d’un coup de fusil…

– Au sergent ?

– Mais non, Dumanet. Tu ne comprends donc rien ? Pas au sergent, à la panthère.»

Je répliquai :

«Pitou, tu vois bien que le sergent Broutavoine s’en est tiré, puisqu’il est devenu lieutenant et qu’il a fallu un coup de mitraille pour le tuer en Crimée.»

Pitou secoua la tête.

«Il s’en est tiré, dit-il… oui, si l’on veut ; mais, pendant plus de six semaines, il ne pouvait pas s’asseoir ni se coucher, excepté sur le côté gauche, et encore !…

– Pour lors, Pitou, tu as peur de rencontrer des panthères ?»

Il hésita.

«Mon Dieu ! J’ai peur… et je n’ai pas peur ; ça dépend… À dix pas, avec mon fusil bien épaulé, le doigt sur la détente, en plein jour…

– Qu’est-ce que tu ferais ?

– Est-ce que je sais, moi ? Je ferais de mon mieux. Et si c’était le soir, couché dans l’herbe comme le sergent Broutavoine, alors, oh ! alors, je rentrerais avec plaisir dans la caserne pour me coucher.»

Je levai les épaules et je dis :

«Pitou ! tu es mon ami, mais tu me fais de la peine !

– Pourquoi, Dumanet ?

– Parce que, mon vieux Pitou, si tu as peur des panthères, qu’est-ce que tu feras donc quand tu te trouveras nez à mufle avec les lions ?»

Il me dit bonnement :

«Je ferai avec les lions ce que je ferais avec les panthères. Je rentrerai dans la caserne.

– Oh ! Pitou !

 

– De quoi, Dumanet ?… Quand on rencontre un mauvais gueux sur sa route qui a quatre pistolets à cinq coups chacun et quarante fusils chargés à balle, est-ce qu’on va lui chercher querelle ? Est-ce qu’on va se faire tuer ou estropier ?

– Oui, mais le lion…

– Le lion, dit Pitou avec force, a quatre pattes, et cinq griffes à chaque patte, et quarante dents au fond de la gueule… C’est comme s’il était toujours prêt à faire feu de soixante cartouches à bout touchant… Tu aimerais ça, Dumanet ?

– Moi ! oui, assez.

– Eh bien, pas moi, Dumanet ! Et tu dis qu’il y a des lions dans ton désert ?

– Ce n’est pas moi qui dis ça, c’est le capitaine Chambard ; et encore il dit approximativement, tu sais. Hier, par exemple, en prenant son absinthe, il racontait au capitaine Caron que les lions gardent les portes du désert.

– Oh ! s’écria Pitou, est-ce que le désert a des portes ?»

Je répondis :

«Faut croire, puisque les lions les gardent. Est-ce que tu as jamais vu une porte sans portier ?

– Ça, jamais ! dit Pitou ; j’aurais plutôt vu un portier sans porte. Comme ça, Dumanet, c’est donc les lions qui ferment la porte du désert ?

– Comme tu dis.

– Mais alors, Dumanet, c’est donc pas des lions, ceux de ce pays, c’est donc des cloportes ?»

Il se mit à rire et moi aussi, et aussi la mère Mouilletrou, qui nous écoutait.

Je lui dis :

«Pitou, je ne t’avais jamais vu faire de calembours. Où as-tu pris celui-là ?

– C’est vrai, dit modestement Pitou. Le calembour n’est pas de moi. Il est du capitaine Chambard.»

Je dis encore :

«Ça ne fait rien, Pitou. Il est très bon, le calembour. C’est le capitaine Chambard qui l’a fait, mais le général voudrait bien en faire autant… Pour conclure, veux-tu venir avec moi prendre le désert ?

– Malgré les panthères et les lions ? dit Pitou… ça demande réflexion !»

Mais, comme il réfléchissait, nous entendîmes tout à coup des cris épouvantables et nous vîmes plus de trois cents Arabes ou moricauds de toute espèce, hommes, femmes et enfants, qui venaient en courant de toutes leurs forces dans la rue et criant :

«Le lion ! voici le lion !»

II. Ibrahim

De tous côtés on se sauvait, – le caïd en tête et le chaouch en queue. On fermait les portes des boutiques, on invoquait Allah, on se cachait comme on pouvait. Les hommes hurlaient, les femmes pleuraient, les chiens aboyaient, tout le monde avait l’air sens dessus dessous.

La veuve Mouilletrou elle-même prit la parole et dit :

«Mes enfants, c’est pas tout ça. Le lion va venir. Vous ne comptez pas sans doute que je vais laisser ma boutique ouverte pour lui offrir un mêlé-cass ?… Allez-vous-en tout à fait ou rentrez ! Je vais fermer la porte.»

Pitou répondit :

«Madame Mouilletrou, c’est bien parlé. Je rentre, et nous allons fermer.»

Mais moi, ça m’humilia. Je dis à mon tour :

«Pitou, tu peux rester. Moi, je vais voir comme c’est fait, un lion.

– Pas possible !» cria Pitou étonné.

Je répliquai :

«Si possible, Pitou, que c’est vrai.»

Il me dit encore :

«Tu me lâches donc ?

– Ce n’est pas moi qui te lâche, Pitou, c’est toi qui me lâches ; et l’on dira dans tout l’univers, quand on saura ce qui s’est passé : “Ce n’est pas Dumanet qui a lâché Pitou, en face du lion, c’est Pitou qui a lâché Dumanet.”»

Pitou serra les poings.

«Alors, ça serait donc pour dire que je suis un lâche, Dumanet ! Ah ! vrai ! je n’aurais jamais cru ça de toi.

– Mais non, Pitou, tu ne seras pas un lâche, mais un lâcheur ; c’est bien différent.»

Il se jeta dans mes bras.

«Ah ! tiens, Dumanet, c’est toi qui n’as pas de cœur, de dire de pareilles choses à un ami !

– Alors tu viens avec moi ?

– Pardi !»

À ce moment, un bruit qui ressemblait à celui du tonnerre se fit entendre dans la vallée, du côté de la montagne. La veuve Mouilletrou, toujours pressée de fermer sa porte, nous dit :

«Ah çà, voyons, entrez-vous ou sortez-vous, paire de blancs-becs ? Vous n’entendez donc pas le rugissement du lion ?»

En effet, c’était bien ça.

«Pour lors, dit Pitou, rentrons.»

Mais il était trop tard. La mère Mouilletrou avait fermé sa cambuse et ne l’aurait pas rouverte pour trente sacs de pommes de terre.

Alors je dis :

«Pitou, le gueux va descendre. Allons chercher nos fusils à la caserne.»

Il me suivit. Nous chargeâmes nos fusils et nous remontâmes jusqu’au bout du village. On n’entendait plus rien, rien de rien, oh ! mais ! ce qui s’appelle rien. Le gueux, qui avait fait peur à tout le monde, ne disait plus rien. Quant aux hommes, aux femmes et aux autres bêtes, ils ne remuaient pas plus que des marmottes en hiver.

Alors Pitou me dit :

«La nuit va venir, Dumanet… Rentrons !»

Je répondis :

«Pitou, le sergent nous a vus charger nos fusils pour tuer le lion. Si nous rentrons sans l’avoir tué, on dira : “Ce Pitou, ce Dumanet, ça fait de l’embarras ; ça veut tuer les lions comme des lapins, et ça revient au bout d’un quart d’heure ; ça se donne pour des guerriers de fort calibre, et c’est tout bonnement des farceurs, des propres à rien, des rien du tout, des rossards, quoi !” Et nous serons déshonorés.»

Pitou soufflait comme un phoque, mais il ne disait rien.

Je l’entrepris encore :

«Pitou, ça ne te ferait donc rien d’être déshonoré ?

– Ah ! tiens, ne me parle pas de ça, Dumanet ! Ça me fait monter le sang aux yeux. Déshonorés, moi Pitou et toi Dumanet ! Et la mère Pitou, tu ne la connais pas, mais je la connais, moi ! Et c’est une brave femme, va ! La mère Pitou, qui m’a nourri de son lait quand je ne lui étais de rien, – car ma mère est morte le jour de ma naissance, et mon père, qui s’appelait Pitou, n’était qu’un cousin germain, et il est mort trois mois auparavant en coupant un arbre qui lui tomba sur la tête et le tua raide, – la mère Pitou dirait : “Il s’est déshonoré, mon Pitou, mon petit Pitou que j’aimais tant, que j’avais élevé avec les miens, que je voulais donner en mariage à ma petite Jeanne, quand il serait revenu d’Alger et qu’il aurait pris Abd-el-Kader !” Ah ! tiens, Dumanet, ce n’est pas beau ce que tu dis là, et si ce n’était pas toi, oh ! si ce n’était pas toi !…»

Il serrait les poings et il avait envie de pleurer.

Je lui dis :

«Tu vois bien, Pitou, tu ne pourrais pas vivre si tu étais déshonoré !

– Eh bien, qu’est-ce qu’il faut faire pour ne pas être… ce que tu dis !»

Je répliquai :

«Pitou, le lion nous attend, c’est certain. La preuve, c’est qu’il ne dit plus rien.

– Eh bien, dit Pitou, s’il veut nous attendre, qu’il attende ! Est-ce que nous sommes à ses ordres ?

– Pitou, mon petit Pitou, encore cinq cents pas hors du village !

– Cinq cents ? Pas un de plus ?

– Je t’en donne ma parole, foi de Dumanet !

– Puisque c’est comme ça, marchons !»

Et, de fait, nous marchâmes comme des braves que nous étions : car il ne faut pas croire que Pitou, parce qu’il s’arrêtait de temps en temps pour réfléchir, ne fût pas aussi brave qu’un autre. Ah non ! au contraire !… Seulement, comme disait le capitaine Chambard, il n’était pas téméraire. Que voulez-vous ? tout le monde ne peut pas être téméraire ; et si tout le monde était téméraire, la terre ne serait plus habitable, et la lune non plus, parce que les téméraires qu’il y aurait de trop sur la terre voudraient monter dans la lune.

Pour lors, Pitou et moi, nous prîmes le chemin de la vallée et de la montagne. Moi, j’allais en avant comme un guerrier ; Pitou, lui, comptait les pas comme un conducteur des ponts et chaussées.

On n’entendait rien. Toutes les bêtes de la nature dormaient ou faisaient semblant de dormir. La lune se levait dans le ciel, derrière la montagne. Pitou, qui avait compté ses cinq cents pas, s’arrêta sous un vieux chêne et me dit tout bas, comme s’il avait eu peur d’éveiller quelqu’un :

«Dumanet, c’est fini. Allons-nous-en. Il n’y a personne.»

Je répondis bien haut :

«Pitou, encore un kilomètre !

– Non.

– Un petit kilomètre ! le plus petit de tous les kilomètres !»

Il répliqua d’une voix ferme :

«Pas même un décamètre, Dumanet ! Pitou n’a qu’une parole ! et Pitou Jacques a donné sa parole à Jacques Pitou de ne pas le mener plus loin que cinq cents pas.»

Tout à coup, dans le haut du chêne, une voix cria :

«Allah ! Allah ! Allah !

– Allons, bon ! dit Pitou, encore une autre affaire. Voilà quelque moricaud en détresse.»

Au même instant, nous entendîmes un bruit de feuilles froissées et de branches cassées. Un Arabe vint tomber à nos pieds.

Il tomba, je veux dire qu’il descendit de branche en branche, mais si vite que Pitou eut à peine le temps de s’écarter : autrement il lui aurait cogné la tête.

L’Arabe se releva et dit en montrant la forêt :

«Il est parti !

– Qui ? demanda Pitou.

– Celui que vous cherchez, le brigand qui a mangé ma femme et mes deux vaches, le sidi lion enfin.»

Je demandai :

«Comment sais-tu qu’il est parti ?»

L’Arabe se roula la face contre terre en s’arrachant la barbe.

«Ah ! dit-il, je l’ai vu et je l’ai suivi pendant qu’il tenait ma pauvre femme Fatma dans ses dents. Allah ! Allah ! Comme elle criait !»

Et il nous raconta son malheur.

«Je revenais avec Fatma et le bourricot qui portaient chacun sa charge de bois…»

Pitou prit la parole :

«Et toi, qu’est-ce que tu portais ?»

L’Arabe le regarda très étonné et répondit :

«Moi ?… je ne portais rien.

– Alors tu étais comme l’autre dans la chanson de Malbrouck ?

– Malbrouck ?… connais pas… Un Roumi peut-être ?

– Oui, un seigneur Roumi que ses amis enterrèrent dans le temps. L’un portait son grand casque, l’autre portait son grand sabre ; l’autre portait sa cuirasse et l’autre ne portait rien… Va, va toujours… Alors tu suivais Fatma et le bourricot ?

– Je ne les suivais pas, dit l’Arabe ; je les faisais marcher devant moi.