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Loe raamatut: «Oliver Twist», lehekülg 15

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CHAPITRE XXV. Où l'on retrouve M. Fagin et sa bande

Tandis que ces événements se passaient au dépôt de mendicité, M. Fagin était dans son repaire (le même où la jeune fille était venue prendre Olivier). Là, penché devant la cheminée qui fumait, il avait sur ses genoux un soufflet dont il venait sans doute de se servir pour activer le feu; mais il était tombé dans une rêverie profonde, et, les bras croisés, le menton incliné sur la poitrine, il considérait d'un air distrait les chenets rouillés.

Derrière lui, le rusé Matois, maître Charles Bates et M. Chitling étaient assis devant une table et très attentifs à une partie de whist; le Matois faisait le mort contre M. Bates et M. Chitling. Sa physionomie, toujours intelligente, était encore plus intéressante à contempler que d'habitude, à cause de l'attention scrupuleuse qu'il portait au jeu, et du soin qu'il mettait à saisir l'occasion de jeter de temps à autre un rapide coup d'oeil sur les cartes de M. Chitling, en ayant la sagesse de régler son jeu d'après les observations qu'il avait pu faire sur celui de son voisin. Comme il faisait froid, il avait son chapeau sur la tête, habitude qui, du reste, lui était familière: il avait entre les dents une pipe de terre, qu'il n'ôtait que lorsqu'il voulait se rafraîchir en buvant à même dans un grand pot plein de gin et d'eau, et posé sur la table pour l'agrément de la société.

Monsieur Bates, lui aussi, était attentif à son jeu; mais, comme il était d'une nature plus remuante que son digne ami, il avait plus souvent recours au pot de gin, et se permettait nombre de plaisanteries et de remarques déplacées, tout à fait indignes d'un joueur de whist sérieux. Le Matois, se prévalant de l'étroite amitié qui les unissait, se permit plus d'une fois de faire à son compagnon de graves remontrances à ce sujet; remontrances que maître Bates recevait le mieux du monde, en se bornant à prier son ami d'aller se faire lenlaire ou d'aller se fourrer la tête dans un sac. L'à-propos de ces réponses et d'autres semblables, aussi spirituelles que bien tournées, excitait vivement l'admiration de M. Chitling. Il est à remarquer que ce dernier et son partner perdirent toujours invariablement; cette circonstance, loin d'exciter l'humeur de maître Bates, semblait au contraire l'amuser au dernier point; à la fin de chaque coup il riait encore plus fort que de coutume, et déclarait que de sa vie il n'avait pris tant de plaisir au jeu.

«Nous perdons la partie double, dit M. Chitling, en faisant une longue figure et en tirant une demi-couronne de son gousset; je n'ai jamais vu une chance comme la vôtre, Jack; vous gagnez à tout coup; nous avons beau avoir de belles cartes, Charlot et moi, nous ne pouvons rien en faire.»

Cette remarque, ou peut-être le ton bourru dont elle fut faite, amusa tellement Charlot Bates, que ses éclats de rire tirèrent le juif de sa rêverie, et qu'il demanda de quoi il s'agissait.

«De quoi, Fagin! s'écria Charlot; je voudrais que vous eussiez vu la partie; Tom Chitling n'a pas fait un point, et j'étais son partner contre le Matois et le Mort.

– Ah! ah! dit le juif avec un sourire qui montrait assez qu'il en comprenait sans peine la raison; frottez-vous à eux, Tom, frottez- vous encore à eux.

– Merci, j'en ai assez comme cela, Fagin, répondit M. Chitling; j'en ai mon comptant. Le Matois a une chance contre laquelle il n'y a rien à faire.

– Ah! ah! mon cher, repartit le juif, il faut se lever bien matin pour gagner le Matois.

– Matin! dit Charlot Bates; il faut chausser ses bottes la veille, se mettre un télescope sur chaque oeil et une lorgnette par derrière, si l'on veut le gagner.»

M. Dawkins reçut ces beaux compliments avec beaucoup de modestie et offrit de tirer la figure qu'on lui demanderait dans les cartes à point nommé, à un schelling le coup. Comme personne n'accepta le défi, et que sa pipe était finie, il s'amusa à dessiner sur la table un plan de Newgate avec le morceau de craie dont il s'était servi pour marquer les points; tout en dessinant, il sifflait comme un serpent.

«Vous êtes ennuyeux comme la pluie, Tom! dit-il après un long silence, en s'adressant à M. Chitling; à quoi pensez-vous qu'il pense, Fagin!

– Comment le saurais-je? répondit le juif en posant le soufflet. À ce qu'il a perdu, peut-être, ou bien à la maison de campagne qu'il vient de quitter. Ah! ah! est-ce cela? mon cher.

– Pas le moins du monde, reprit le Matois sans laisser à M. Chitling le temps de répondre; qu'en dis-tu, Charlot?

– Je dis, moi, fit maître Bates en riant, qu'il était singulièrement tendre avec Betsy; tenez! voyez comme il rougit! Dieu! c'est-il possible! en voilà un joyeux luron! Tom Chitling amoureux! Fagin, Fagin, c'te tête!»

M. Bates, suffoquant à force de rire, à l'idée que M. Chitling fût victime d'une passion tendre, se renversa si vivement sur sa chaise qu'il perdit l'équilibre et tomba tout de son long sur le plancher, sans que cet accident diminuât en rien ses éclats de rire, qui recommencèrent de plus belle quand il se fut remis sur pied.

«Ne faites pas attention à ce qu'ils disent, mon cher, dit le Juif en lançant un coup d'oeil à M. Dawkins et en donnant à M. Bates une tape avec le soufflet; Betsy est une jolie fille: attachez- vous à elle, Tom, attachez-vous à elle.

– Je n'ai qu'une chose à dire, Fagin, répondit M. Chitling en rougissant beaucoup; c'est que cela ne regarde personne ici.

– Sans doute, dit le juif; Charlot est un bavard; ne faites pas attention à ce qu'il dit; Betsy est une jolie fille; faites tout ce qu'elle vous dira, Tom, et vous ferez fortune.

– La preuve que je fais tout ce qu'elle veut, répondit M. Chitling, c'est que c'est en suivant ses conseils que je me suis fait pincer; mais ç'a été pour vous une bonne affaire, n'est- ce pas Fagin? Et puis, qu'est-ce que six semaines à rester sous clef, il faut toujours en passer par là un jour où l'autre; mieux vaut encore que ce soit l'hiver, quand vous avez moins l'occasion de faire une bonne petite promenade au dehors, hein, Fagin?

– Ah! sans doute, mon cher, dit le juif. Et ça vous serait bien égal d'y retourner, n'est-ce pas, Tom, demanda le Matois en faisant un signe au juif et à Charlot, pourvu que tout allât bien avec Betsy?

– Eh bien, oui, ça me serait égal, répondit Tom avec colère; je voudrais bien savoir qui est-ce qui pourrait en dire autant, hein, Fagin?

– Personne, mon cher, dit le juif, pas un d'eux, Tom; il n'y a que vous, soyez-en sûr.

– J'aurais pu me tirer d'affaire si j'avais voulu jaser sur elle, pas vrai, Fagin? continua le pauvre dupe en colère; je n'avais qu'un mot à dire, hein, Fagin?

– Sans doute, mon cher, répondit le juif.

– Mais je n'ai pas bavardé, hein, Fagin? demanda Tom, qui accumulait question sur question avec volubilité.

– Non, non, assurément, répondit le juif; vous avez le coeur trop bien placé pour faire de ces choses-là: beaucoup trop, mon cher.

– Peut-être bien, répondit Tom en regardant autour de lui; et si j'ai du coeur, il n'y a pas de quoi rire, hein, Fagin?»

Le juif, s'apercevant que la moutarde montait au nez de M. Chitling, s'empressa de lui affirmer que personne ne se moquait de lui, et, comme preuve de ce qu'il avançait, il en appela au témoignage de maître Bates, le principal agresseur mais malheureusement, au moment où Charlot ouvrait la bouche pour déclarer qu'il n'avait jamais été moins disposé à rire, il partit d'un tel éclat que M. Chitling, se croyant insulté, s'élança sans plus de cérémonie sur le rieur et lui lança un coup de poing que celui-ci eut l'adresse d'éviter, mais qui atteignit le facétieux vieillard en pleine poitrine, le fit chanceler et l'envoya contre la muraille, où il resta quelques instants à reprendre haleine, tandis que M. Chitling faisait la plus piteuse mine du monde.

«Attention! dit tout à coup le Matois, j'ai entendu le grelot.» Il prit la chandelle et gravit sans bruit l'escalier. La sonnette, agitée par une main impatiente, se fit entendre de nouveau. Bientôt le Matois rentra et, d'un air mystérieux, dit au juif quelques mots à l'oreille.

«Comment! dit Fagin, il est seul?» Le Matois fit signe que oui, et, mettant sa main devant la chandelle, il donna à entendre à Charlot Bates qu'il était temps de mettre un terme à ses élans de gaieté. Après avoir rempli ce devoir d'ami, il regarda fixement le juif et attendit ses ordres.

Le vieillard resta quelques instants à se mordre les doigts d'un air pensif. L'agitation de son visage annonçait qu'il craignait quelque mauvaise nouvelle. Enfin, il leva la tête.

«Où est-il?» demanda-t-il.

Le Matois montra du doigt le plafond et fit mine de s'éloigner.

«Oui, dit le juif comme répondant à une question sous-entendue: fais-le descendre. Chut! paix, Charlot! doucement, Tom! filez sans bruit.»

Charlot Bates et son récent antagoniste obéirent sur-le-champ à cette injonction de se retirer. Tout était silencieux quand le Matois descendit l'escalier, une chandelle à la main, suivi d'un homme en blouse, qui, après avoir jeté un regard effaré autour de la chambre, ôta une grosse cravate qui lui cachait le bas du visage, et laissa voir les traits du flambant Tobie Crackit, mais pâle, défiguré, la barbe longue et la chevelure en désordre.

«Comment ça va-t-il, Fagin? dit le beau Tobie, en faisant un signe de tête au juif. Tiens! Matois, mets ce cache-nez dans mon castor, que je sache où le trouver en m'en allant. Bien! tu feras un fameux lapin, toi, et tu enfonceras les anciens.»

Tout en parlant, il releva sa blouse, mit les mains dans ses poches, approcha une chaise du feu et posa ses pieds sur les chenets.

«Voyez, Fagin, dit-il en montrant tristement ses bottes crottées, pas une goutte de cirage depuis… vous savez quand… Mais ne me regardez donc pas ainsi! tout viendra, en son temps; je ne peux pas causer d'affaires avant d'avoir bu et mangé; ainsi donnez-moi de quoi me soutenir, et laissez-moi me faire une bosse tout tranquillement, pour la première fois depuis trois jours.»

Le juif fit signe au Matois de poser les vivres sur la table; puis s'asseyant en face du voleur, il attendit qu'il lui plût d'entamer la conversation.

À en juger d'après les apparences, Tobie n'était pas près d'en venir là. Le juif se contenta d'observer patiemment sa physionomie, dans l'espoir d'y découvrir quelle nouvelle il apportait: ce fut en vain. Il avait l'air fatigué et abattu, mais son visage était aussi calme que d'habitude, et, malgré le désordre de sa tenue, le flambant Tobie Crackit avait l'air content de sa personne. Le juif, au comble de l'impatience, l'épiait à chaque bouchée, et parcourait la chambre en long et en large, dans un état d'agitation dont il n'était pas maître. Rien n'y fit. Tobie continua à manger sans faire attention à quoi que ce fût, jusqu'à ce qu'il fut hors d'état de manger davantage; alors il fit sortir le Matois, ferma la porte, se versa un grog et se mit en mesure de commencer son récit.

«Pour commencer par le commencement, Fagin… dit Tobie.

– Oui, oui,» interrompit le juif en rapprochant sa chaise.

M. Crackit fit une pause pour avaler son grog, et déclara que le gin était excellent; puis posant ses pieds sur le devant de la cheminée, de manière à mettre ses bottes au niveau de ses yeux, il reprit tranquillement:

«Pour commencer par le commencement, comment va Guillaume?

– Comment? s'écria le juif en se levant brusquement.

– Vous n'en avez donc pas de nouvelles? dit Tobie en pâlissant.

– Des nouvelles! repartit le juif en frappant du pied avec fureur… Où sont-ils! Sikes et l'enfant. Où sont-ils? que sont- ils devenus? où sont-ils cachés? pourquoi ne sont-ils pas ici?

– L'affaire a raté, dit timidement Tobie.

– Je le sais, répondit le juif en tirant de sa poche un journal.

Et après?

– On a fait feu et atteint l'enfant; nous avons battu en retraite à travers champs, l'enfant entre nous deux… à vol d'oiseau, franchissant haies et fossés. On nous donnait la chasse. Miséricorde! tout le pays était sur pied et les chiens à nos trousses.

– L'enfant? dit le juif d'une voix étouffée.

– Guillaume l'avait pris sur son dos et filait comme le vent. Nous nous arrêtâmes pour le mettre entre nous deux; il avait la tête pendante et il était glacé. Ceux qui nous poursuivaient étaient sur nos talons. Chacun pour soi, quand il y va de la potence; nous leur avons faussé compagnie et laissé le marmot étendu dans un fossé: mort ou vif, je n'en sais rien.»

Le juif n'écouta pas un mot de plus; il poussa un affreux hurlement, s'arracha les cheveux et ne fit qu'un bond dans la rue.

CHAPITRE XXVI. Un personnage mystérieux paraît sur la scène. – Détails importants étroitement liés à la suite de cette histoire

Le vieillard avait gagné le coin de la rue avant de se remettre de l'émotion que lui avaient causée les nouvelles apportées par Tobie Crackit. Non seulement il n'avait pas ralenti son allure ordinaire; mais il hâtait le pas encore plus que d'habitude, de l'air d'un homme effaré et en proie à une violente agitation; une voiture lancée au galop faillit le renverser, et les cris des passants, à la vue du danger qu'il courait, lui firent gagner le trottoir. Après avoir évité autant que possible les grandes rues, et cheminé par des ruelles ou des passages obscurs, il atteignit enfin Snow-Hill. Là il se mit à marcher encore plus vite qu'auparavant, et ne ralentit sa course qu'après s'être engagé dans une cour, où, comme s'il se trouvait enfin dans son élément, il reprit son pas ordinaire et parut respirer plus à l'aise.

Au point de jonction entre Snow-Hill et Holborn-Hill, à main droite en sortant de la Cité, se trouve un passage étroit et sale qui mène à Saffron-Hill. Là, dans de misérables échoppes, vous pouvez voir d'énormes paquets de foulards d'occasion, de toute grandeur et de toute nuance. C'est là qu'habitent les receleurs qui les achètent des voleurs. Des centaines de ces foulards, fixés à des chevilles, pendent aux fenêtres ou au-dessus des portes; à l'intérieur il y en a d'empilés par centaines sur des tablettes. Ce passage, ou plutôt cette colonie commerciale, a une existence qui lui est propre, son barbier, son café, sa taverne, sa boutique de friture. C'est pour tous les filous de bas étage un véritable marché, visité de grand matin ou le soir, entre chien et loup, par des marchands silencieux, qui traitent leurs affaires dans d'obscures arrière-boutiques, et s'en vont à la dérobée comme ils sont venus. Là le marchand d'habits, le rapiéceur de savates, le marchand de chiffons, étalent leur marchandise comme une enseigne pour le filou, et des tas d'os et de ferrailles, des lambeaux d'étoffes de laine ou de toile, pourrissent ou se rouillent dans des caves humides et noires.

C'était dans ce passage que le juif venait d'entrer; il était bien connu des sales habitants du lieu, car tous ceux qui étaient en vedette sur le pas de la porte, vendeurs ou acheteurs, le saluaient familièrement d'un signe de tête quand il passait. Il répondit de la même manière à leur salut, mais ne s'arrêta qu'au bout du passage, pour adresser la parole à un brocanteur de petite stature, assis, autant du moins qu'il pouvait y entrer, dans un fauteuil d'enfant, et fumant sa pipe devant sa boutique.

«En vérité, monsieur Fagin, rien que de vous voir il y a de quoi guérir d'une ophtalmie, répondit le respectable négociant au juif qui lui demandait des nouvelles de sa santé.

– Le voisinage était un peu trop chaud, Lively, dit Fagin en relevant ses sourcils et en se croisant les bras.

– C'est vrai! j'ai déjà entendu des gens s'en plaindre à plusieurs reprises, répondit le brocanteur, mais cela se refroidit bien vite; ne trouvez-vous pas?»

Fagin fit un signe de tête affirmatif, et étendant la main dans la direction de Saffron-Hill:

«Y a-t-il quelqu'un là-bas ce soir? demanda-t-il.

– Aux Trois-Boîteux?» demanda l'homme.

Le juif fit signe que oui.

«Attendez, poursuivit le marchand en cherchant dans sa tête; ils sont bien une demi-douzaine, à ma connaissance; je ne crois pas que votre ami soit du nombre.

– Sikes n'y est pas, je suppose? demanda le juif d'un air désappointé.

– Non est ventus, il n'est pas venu, comme disent les gens de loi, répondit le petit homme en secouant la tête et en prenant un air singulièrement rusé. Avez-vous quelque chose ce soir qui puisse faire mon affaire?

– Rien ce soir, dit le juif en s'éloignant.

– Allez-vous aux Trois-Boîteux, Fagin? dit le petit homme en le rappelant; attendez, j'ai envie d'aller y faire un tour avec vous!»

Le juif tourna la tête et lui fit signe de la main qu'il préférait être seul; et d'ailleurs, comme le petit homme ne pouvait pas aisément sortir de sa chaise, l'enseigne des Trois-Boîteux fut pour cette fois privée de l'avantage de la présence de M. Lively; dans le temps qu'il lui fallut pour se lever, le juif avait disparu. M. Lively, après s'être dressé inutilement sur la pointe des pieds dans l'espoir de l'apercevoir encore, s'enfonça de nouveau dans sa petite chaise, et après avoir échangé avec une dame, dans la boutique en face, un signe de tête qui exprimait le doute et la défiance, il reprit sa pipe et se remit gravement à fumer.

Les Trois-Boîteux, ou plutôt les Boiteux, enseigne bien connue de tous les habitués du lieu, était cette même taverne où M. Sikes et son chien ont déjà figuré. Fagin fit un signe rapide à un homme assis au comptoir, monta l'escalier, ouvrit une porte, se glissa doucement dans la salle, et jeta un regard inquiet autour de lui, en mettant sa main au-dessus de ses yeux, comme s'il cherchait quelqu'un.

La salle était éclairée par deux becs de gaz dont la lueur ne pouvait être aperçue du dehors, grâce aux volets bien fermés et aux rideaux d'un rouge passé soigneusement tirés devant la fenêtre. Le plafond était noirci, pour que la fumée des lampes n'en altérât pas la couleur.

La salle était pleine d'un nuage de tabac si épais, qu'en entrant on ne pouvait presque rien distinguer; par degrés cependant, quand la porte, en s'ouvrant, laissait échapper un peu de fumée, on découvrait un bizarre assemblage de têtes, aussi confus que les sons qui venaient frapper l'oreille; l'oeil s'accoutumait peu à peu à ce spectacle, et finissait par distinguer une nombreuse société d'hommes et de femmes, entassés autour d'une longue table, à l'extrémité de laquelle siégeait un président, tenant à la main un marteau, insigne de ses fonctions. Dans un coin, devant un méchant piano, était assis une espèce d'artiste, au nez violet, et dont la figure était soigneusement empaquetée à cause d'une fluxion.

Au moment où Fagin se glissait doucement dans la salle, l'artiste, promenant ses doigts sur le clavier en manière de prélude, occasionna une rumeur générale. Tout le monde demandait une chanson; quand le vacarme fut apaisé, une jeune femme vint divertir le public en chantant une ballade en quatre couplets, entre chacun desquels l'accompagnateur reprenait le refrain en jouant de toute sa force. Quand ce fut fini, le président fit un signe d'approbation; puis des artistes, placés à sa droite et à sa gauche, entamèrent un duo qu'ils chantèrent aux grands applaudissements de la compagnie.

Il était curieux d'observer quelques-unes des figures qui se détachaient de ce groupe. Il y avait d'abord le président, qui n'était autre que le maître de céans, homme à mine rébarbative et de formes athlétiques, qui, tandis qu'on chantait, roulait ses yeux en tous sens, et qui, tout en ayant l'air de se laisser aller au plaisir de la musique, avait l'oeil sur tout ce qu'on faisait, et prêtait l'oreille à tout ce qui se disait, et, en vérité, il avait l'oeil perçant et l'oreille fine. Près de lui étaient les chanteurs, recevant avec indifférence les compliments qu'on leur adressait, et avalant successivement une douzaine de grogs, que leur passaient leurs plus véhéments admirateurs. Dans l'assistance, les figures portaient l'empreinte des vices les plus abjects, et attiraient l'attention à force d'être repoussantes. La ruse, la férocité, l'ivresse à tous les degrés, s'y montraient sous l'aspect le plus hideux. Des femmes, des jeunes filles à la fleur de l'âge, mais flétries par le vice, souillées de débauches et de crimes, formaient la partie la plus triste et la plus sombre de cet affreux tableau.

Fagin, que rien de tout cela ne pouvait émouvoir, passait rapidement en revue toutes les figures, mais, à ce qu'il paraît, sans rencontrer celle qu'il cherchait. Il parvint enfin à attirer sur lui l'oeil de l'individu qui présidait, lui fit de la main un léger signe, et sortit de la salle à pas de loup comme il y était entré.

«Qu'est-ce que vous voulez, monsieur Fagin? demanda l'homme, qui était sorti sur-le-champ derrière le juif. Ne voulez-vous pas nous tenir compagnie? Tout le monde en serait ravi, bien sûr.»

Le juif secoua la tête d'un air d'impatience et dit à voix basse:

«Est-il ici?

– Non, répondit l'homme.

– Et pas de nouvelles de Barney? demanda Fagin.

– Aucune, répondit le maître du cabaret des Trois-Boîteux, car c'était lui-même. Il ne bougera pas jusqu'à ce que tout soit apaisé. Soyez sûr qu'on est sur leur piste, et que, s'il se montrait, il serait coffré bien vite. Tout va bien pour Barney; autrement j'aurais entendu parler de lui: je jurerais que Barney est en train de se tirer d'affaire le mieux du monde. Il n'est pas gêné, allez.

– Viendra-t-il ce soir? demanda le juif en insistant tout particulièrement sur le mot il.

– Monks, n'est-ce pas? demanda le cabaretier avec hésitation.

– Chut! fit le juif. Oui.

– Sans doute, répondit l'homme en tirant une montre d'or de son gousset. Je croyais même qu'il viendrait plus tôt; si vous voulez attendre dix minutes, il sera…

– Non, non, se hâta de dire le juif, comme si, malgré son désir de voir la personne en question, il éprouvait quelque soulagement à ne pas la rencontrer. Dites-lui que je suis venu pour le voir, et qu'il vienne chez moi ce soir. Non, plutôt demain: puisqu'il n'est pas ici, il sera bien temps demain.

– C'est bien! dit l'homme; il n'y a rien de plus à dire?

– Pas un mot pour l'instant, dit le juif en descendant l'escalier.

– À propos, dit l'autre à voix basse, en se penchant sur la rampe, quel bon moment ce serait pour faire une vente! Philippe Barker est là, et tellement ivre qu'un enfant pourrait le mettre dedans.

– Ah! ah! dit le juif en levant la tête, mais ce n'est pas le moment d'en finir avec Barker; il a encore quelque chose à faire avant que nous lui réglions son compte; ainsi allez rejoindre la compagnie, mon cher, et dites-leur de mener joyeuse vie, tandis qu'ils sont en vie; ha! ha!»

Le cabaretier se mit aussi à rire, et alla rejoindre ses hôtes. Le juif ne fut pas plus tôt seul que sa physionomie reprit son expression inquiète et agitée. Après un instant de réflexion, il prit un cabriolet et se fit conduire du côté de Bethnal-Green. Il descendit à un quart de mille environ de la demeure de M. Sikes, et fit à pied le reste du trajet.

«Maintenant, murmura-t-il en frappant à la porte, à nous deux, ma fille, et, si l'on trame ici quelque complot ténébreux, je saurai bien vous faire jaser, toute futée que vous êtes.»

On dit à Fagin que Nancy était dans sa chambre; il gravit sans bruit l'escalier et entra sans frapper; la jeune fille était seule, la tête appuyée sur la table, les cheveux épars.

«Elle a bu, pensa le juif, ou peut-être a-t-elle du chagrin.»

Tout en faisant cette réflexion, le vieux juif se retourna pour fermer la porte, et le bruit réveilla la jeune fille. Elle le regarda dans le blanc des yeux, lui demanda s'il y avait du nouveau, et écouta le récit qu'il lui fit des aventures de Tobie Crackit; quand il eut fini, elle reprit sa première attitude, la tête sur la table, et ne dit pas un mot. Elle poussa le chandelier avec impatience, et une fois ou deux, en changeant de position avec un mouvement saccadé et nerveux, elle frotta ses pieds sur le plancher; mais ce fut tout.

Pendant ce silence, le juif promenait autour de la chambre des regards inquiets, comme pour s'assurer que Sikes n'était pas revenu en cachette; satisfait sans doute de son examen, il toussa deux ou trois fois et essaya à plusieurs reprises d'engager la conversation; mais la jeune fille ne fit pas plus attention à lui que s'il n'y était pas. Il finit par faire une dernière tentative, et, se frottant les mains, il lui dit du ton le plus caressant:

«Où penses-tu que Guillaume puisse être maintenant, ma chère?»

La jeune fille murmura d'une voix plaintive et à peine intelligible qu'elle n'en savait rien; elle avait l'air de sangloter.

«Et l'enfant? dit le juif, fixant les yeux sur elle pour lire dans l'expression de son visage. Pauvre petit être! abandonné dans un fossé! Nancy! qu'est-ce que tu dis de ça?

– L'enfant! dit-elle en levant vivement la tête, l'enfant est mieux où il est que parmi nous; et, pourvu qu'il n'en résulte rien de fâcheux pour Guillaume, je souhaite qu'il soit mort dans le fossé, et que ses pauvres os y blanchissent.

– Comment! s'écria le juif stupéfait.

– Oui, c'est comme cela, reprit la jeune fille en le regardant fixement. Je serais heureuse de ne plus le voir et de savoir que ses épreuves sont terminées. Je ne puis supporter de l'avoir autour de moi; sa vue seule me fait prendre en haine et moi-même, et vous tous.

– Fi! dit le juif avec dédain; tu es ivre, ma fille.

– Moi! dit-elle avec amertume; ce n'est pas votre faute si je ne le suis pas; vous ne demanderiez pas mieux que de me voir toujours en cet état, excepté peut-être en ce moment. Il paraît que l'humeur où vous me trouvez n'est pas de votre goût, n'est-ce pas?

– Non! répliqua le juif avec colère; elle n'est pas de mon goût du tout.

– Eh bien! que voulez-vous y faire? répondit la jeune fille en riant.

– Ce que je veux y faire! s'écria le juif, exaspéré de l'obstination inattendue de son interlocutrice, et des désagréments de la soirée; tu vas voir ce que je veux y faire; écoute-moi, carogne! Écoute-moi bien, moi qui n'ai que trois mots à dire pour étrangler Sikes aussi sûrement que si je tenais en ce moment son cou de taureau entre mes mains. S'il revient, et qu'il ne ramène pas l'enfant, s'il l'a laissé échapper, s'il ne me le rend pas mort ou vif, assassine-le toi-même si tu veux lui épargner la potence, et cela dès qu'il aura mis le pied dans cette chambre, ou, crois-moi, il sera trop tard.

– Qu'est-ce que tout cela veut dire? s'écria involontairement la jeune fille.

– Ce que tout cela veut dire? continua Fagin en fureur, voici… Quand cet enfant peut me valoir des centaines de livres sterling, dois-je perdre une chance si heureuse, un profit assuré, par la faute d'une bande d'ivrognes à qui je pourrais couper le sifflet, et me mettre à la merci d'un brigand à qui il ne manque que la volonté, mais qui a le pouvoir de… de…»

Le vieillard était hors d'haleine et balbutiait; tout à coup son accès de colère s'apaisa, et son maintien changea complètement. Lui, qui, un instant auparavant, était là se tordant les mains, respirant à peine, les yeux hagards, le visage pâle de fureur, se laissa tomber sur une chaise et, s'affaissant sur lui-même, trembla de crainte de s'être trahi. Après un court silence, il se hasarda à jeter les yeux sur sa compagne, et parut un peu rassuré en la voyant dans la même attitude insouciante où il l'avait trouvée en entrant.

«Nancy, ma chère! grommela le juif, en reprenant sa voix ordinaire: as-tu fait attention à ce que je t'ai dit?

– Ne me fatiguez pas, Fagin! répondit la jeune fille en levant nonchalamment la tête; si Guillaume n'a pas réussi cette fois-ci, il réussira un autre jour; il a fait pour vous plus d'un bon coup, et il en fera bien d'autres quand il le pourra. À l'impossible nul n'est tenu; ainsi, n'en parlons plus.

– Et cet enfant, ma chère? dit le juif, se frottant les mains avec une vivacité nerveuse.

– L'enfant doit courir les mêmes chances que les autres, interrompit Nancy; d'ailleurs, je le répète, j'espère qu'il est mort et à l'abri de tous les maux… Pourvu toutefois qu'il n'arrive rien à Guillaume! Mais puisque Tobie s'en est tiré, il est assez probable qu'il a échappé aussi! car il en vaut bien deux comme Tobie.

– Et pour ce que je vous disais, ma chère?.. demanda le juif, en fixant sur la jeune fille un oeil scrutateur.

– Il faudra me le répéter, si c'est quelque chose que vous voulez que je fasse, répondit Nancy; et encore, dans ce cas, vous feriez mieux d'attendre à demain: vous m'avez réveillée un instant, mais je sens que je redeviens stupide.»

Fagin lui fit encore plusieurs questions pour s'assurer qu'elle n'avait pas fait son profit de ses imprudentes insinuations; mais elle y répondit si naturellement, et resta si impassible sous les regards investigateurs du juif, que celui-ci fut pleinement affermi dans l'opinion qu'il avait eue dès l'abord, que la jeune fille avait abusé des spiritueux. En effet, Nancy n'était pas exempte d'un défaut très commun chez les élèves du juif, et auquel, dès l'enfance, on les poussait plus qu'on ne les en détournait. Le désordre de sa tenue, et une forte odeur de genièvre répandue dans la chambre, venaient à l'appui de cette supposition; et quand, après un instant d'énergie, elle fut retombée dans sa torpeur, tantôt versant des larmes, tantôt s'écriant: «Enfin, il ne faut jamais désespérer!» en proférant des paroles incohérentes, M. Fagin, qui avait beaucoup d'expérience dans ces matières, vit, à sa grande satisfaction, qu'elle était à cent lieues de ce qu'il avait craint.

Rassuré par cette découverte et ayant atteint le double but qu'il se proposait, d'informer la jeune fille des nouvelles qu'il venait d'apprendre et de s'assurer de ses propres yeux que Sikes n'était pas de retour, M. Fagin reprit le chemin de sa demeure, laissant Nancy assoupie, la tête appuyée sur la table.

Il était environ une heure du matin; la nuit était sombre, le froid piquant; rien n'invitait le juif à s'amuser en route: la bise, qui desséchait les rues, semblait en avoir balayé les passants aussi bien que la poussière et la boue; il n'y avait presque personne dehors, et le peu de gens attardés dans les rues regagnaient en hâte leur logis; le vent soufflait précisément dans la figure du juif, qui s'en allait fendant l'air en tremblant et grelottant à chaque nouveau coup de vent.