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Les Peintres Provençaux

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Les Peintres Provençaux
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INTRODUCTION

Il faut cultiver notre jardin.

(Voltaire.)

A l'Exposition centennale de l'art français, les peintres provençaux remportaient, l'an dernier, des avantages marqués, même triomphaux, dans la glorieuse bataille artistique qui se livrait aux murs des salles du Grand Palais, entre les meilleurs ouvriers picturaux du siècle finissant. On fut surpris de la science d'un paysagiste animalier comme Loubon; beaucoup crurent découvrir pour la première fois, avec une admiration étonnée, l'intimité profonde des subjectifs portraits de Gustave Ricard, bien que ce peintre fût depuis longtemps au Louvre; l'art sincère et fort du paysagiste Paul Guigou arrêta au passage la critique et la foule; enfin, quelques toiles de Monticelli suscitèrent de la curiosité enthousiaste. Ce fut comme une révélation.

Est-elle due, cette révélation tardive, à l'absence des œuvres de ces artistes provençaux – Ricard à part – de nos musées nationaux du Louvre et du Luxembourg1? D'où viennent ce long silence et ce pesant oubli? Enfin, que leur manqua-t-il, à ces admirables peintres, pour acquérir la gloire méritée?

Rien, certes! Mais ils eurent le tort de vivre, de travailler et de mourir en Provence, dans leur pays natal; où ils trouvèrent, du reste, les sources de leur meilleure inspiration.

La Provence – comme d'ailleurs toute la province, grâce au système centralisateur qui étreint, paralyse et tue la France – a toujours tort; et l'Art, lui, est le premier frappé, car plus que jamais il faut qu'il soit de Paris ou consacré à Paris, pour avoir droit à la Justice, à la Renommée.

Mais si c'est à leur vie, volontairement faite chez eux, à leur mort pour la plupart, survenue, là, sans bruit, que ces artistes provençaux doivent d'être restés en partie obscurs et aussi longtemps ignorés par les détenteurs de nos gloires nationales, c'est aussi à ces circonstances qu'ils méritent, par l'originalité puisée dans l'amour et la compréhension de leur pays, d'être remarqués aujourd'hui et de paraître plus intéressants. Par la comparaison possible et la reculée nécessaire du temps, l'œuvre d'art acquiert sa grande et réelle beauté. Et pendant que vont disparaître dans l'indifférence bien des réputations officielles et tapageuses de ces dernières années, les noms de ces Provençaux, inconnus ou oubliés à Paris, jusqu'à hier, ceux-mêmes, – comme Aiguier, Engalière, Simon etc., etc., – qu'on a négligé de montrer à la Centennale, vont s'imposer définitivement, et entrer dans l'histoire de l'art pictural français du siècle.

* * *

A certaines époques de l'art chez les peuples, l'influence de l'apport fait par des artistes étrangers au profit d'une race autochtone eut souvent des conséquences si heureuses, si inattendues comme résultats, qu'elle put fournir prétexte à des explications diverses. Les uns ont voulu affirmer que les nouveaux venus eurent seuls le mérite de la renaissance qui se produisit en ces moments-là; d'autres ont osé prétendre que les artistes étrangers qui apportaient leur talent particulier au service d'une civilisation existant déjà, durent le plier au goût du peuple hospitalier et comme par un sentiment de reconnaissance. Ces opinions opposées se peuvent soutenir: on peut même dire qu'elles se complètent. S'il y a, au point de vue physique, des croisements de race qui donnent de plus beaux produits que ceux résultant de l'union de sujets de la même famille, on peut admettre qu'au point de vue artistique, des échanges heureux ont pu s'établir entre différentes écoles éloignées; et encore, que des germes d'art accidentels, tombant dans des milieux favorables, ont donné, à certains moments, de merveilleux résultats.

Il est incontestable que les artistes grecs qui descendirent en Provence, y apportèrent les éléments de beauté qui étaient chez eux le but de l'art. Mais il est non moins probable que ces artistes furent tout de suite compris, encouragés; et qu'ils trouvèrent sur cette terre hospitalière une population enthousiaste, des admirateurs puissants et bientôt des élèves nombreux doués de vives aptitudes. Ces ferments de beauté de l'art hellénique agitèrent si profondément le pays et y prospérèrent si bien que, cent cinquante ans après la disparition de la Grèce, l'art était, en Massalie, en pleine florescence, cultivé par des artistes supérieurs dont la réputation s'étendait lointaine2.

Déjà des artistes provençaux avaient été antérieurement appelés en Grèce pour enrichir ce pays de nombreuses statues. Plus tard, la Rome républicaine – tout absorbée par la conquête et partant par la nécessité de faire de chaque citoyen un soldat – vint souvent demander à la Provence ses artistes en tous genres. Et quand, sous les Césars, le luxe exagéré, le faste sans goût, la richesse appliquée sans mesure, contribuèrent à la dégradation de l'art, la Provence, longtemps encore après l'invasion des Wisigoths, conserva le sentiment de la beauté simple des Grecs.

Bientôt, aux clameurs victorieuses des hordes wisigothes, se mêlèrent les bruits de destruction des premiers chrétiens qui, dans leur haine des anciens dieux, anéantissaient les statues antiques. C'est avec fureur qu'ils obéirent aux ordres de Constantin et de Théodose leur commandant de briser les idoles et de renverser les temples. Et alors, tous les chefs-d'œuvre du paganisme disparurent du monde en deuil.

En Provence, après la fin tragique de l'art grec, il semble, en effet, qu'une nuit profonde y soit descendue. Cependant, et sans solution de continuité, l'art renaissait peu à peu sous des formes nouvelles, animé d'une autre foi. Un moine doué d'un grand cerveau – saint Benoît – avait introduit dans la règle de son ordre la liberté de cultiver les beaux-arts. Par un trait de génie, il les sauvait d'une décadence irrémédiable.

Les moines du moyen âge furent plutôt, à la vérité, des savants, des lettrés, des architectes, des musiciens. Toutefois, à Avignon, au xe siècle, on trouve dans le couvent de Saint-Ruff toute une école de peintres, de mosaïcistes, d'imagiers, de sculpteurs3. Pour ces hommes, ensevelis dans les cloîtres, l'art n'était qu'un acte de foi sincère; mais ils eurent rapidement de nombreux adeptes. Des séculiers s'exercèrent dans tous ces arts et y acquirent une grande réputation. Par ces derniers, l'Art devait perdre son anonymat. A leur tour, les peintres verriers de Marseille devenaient célèbres. Claude et Guillaume allaient même à Rome, appelés par le pape Jules II, pour y peindre les vitraux du Vatican. De son côté, l'école de peinture d'Avignon était éclatante. Personnelle, forte, indépendante, au xve siècle, elle voyait sortir de son sein un artiste merveilleux, Enguerrand Charonton, l'auteur du Couronnement de la Vierge, si remarqué à la Centennale, peinture qu'on attribua longtemps à Van Eyck; et Nicolas Froment, qui pourrait bien être l'auteur incertain du triptyque de la cathédrale d'Aix.

Déjà, sous les Bérenger, le comté de Provence, en commerce spirituel constant avec les Grecs, les Arabes et l'Italie, était devenu un centre artistique remarquable. Après eux, René le Bon s'intéressa surtout à l'art de la peinture, qu'il pratiquait lui-même, paraît-il, avec assez d'habileté. Il sut, dans tous les cas, s'entourer de nombreux et bons artistes qui enrichirent les églises et les demeures seigneuriales. Aix, Avignon, Arles, Marseille se disputaient les meilleurs peintres, les plus adroits orfèvres, les plus estimables graveurs. La Provence s'était ressaisie et accomplissait, dans l'action artistique, sa brillante destinée. Néanmoins, la Renaissance italienne devait absorber à son profit les travaux antérieurs et les œuvres des autres pays. Rien, en effet, ne pouvait, au moins pour l'instant, résister à une si haute et si volontaire impulsion. Le passé était emporté dans le tourbillonnement cyclique de cette force; et les tendances qui s'étaient annoncées ailleurs en manifestations latentes étaient d'avance annihilées par l'apparition presque spontanée des plus hauts génies de l'art pictural.

* * *

Après sa réunion à la France, en 1482, la Provence fut dévastée, pendant plus d'un siècle, par des épidémies et des guerres civiles. A la suite de ces longues années de dépression morale et physique, ainsi qu'un corps anémié qui n'a plus l'énergie de résister aux attaques diathésiques, cette province subit en art l'influence du mauvais goût des artistes italiens, qui avaient rapporté de l'école florentine les tendances décadentes de cette époque. Mais un hasard heureux, une circonstance fortuite amena à Aix, à son retour d'Italie (en 1609), Ludovic Finsonius4, un Flamand, élève du Caravage, qui vint se fixer dans cette ville. Ce fut le prélude d'événements artistiques importants. Finsonius apportait, par l'union de l'art du Nord avec celui très éclectique de son dernier maître, les éléments d'un talent vigoureux et séduisant qui allait favorablement influencer une génération d'artistes. Le peintre brugeois, avec ses beaux mouvements de vie, impressionna les Méridionaux. Si sa couleur n'est pas somptueuse, son dessin demeure grand, car Finsonius allie avec bonheur la belle technique du Caravage aux gestes rudes et parfois violents de l'école d'Anvers. Par là, il dut frapper l'imagination provençale. Un autre peintre de talent, Daret, né à Bruxelles, vint aussi s'établir à Aix et s'y maria; pendant qu'à Brignoles s'installait le premier des Parrocel.

 

Sur cette terre toujours désireuse de fécondation, sur ce sol provençal où l'art grec avait laissé de si profondes racines, un printemps devait bientôt faire pousser les rameaux d'une nouvelle Renaissance. Finsonius et Daret avaient fait école, et leurs élèves, Mimault et Laurent Fauchier, ne tardèrent pas à conquérir leur originalité. Laurent Fauchier (1643-1672), quoique mort très jeune, laisse un bagage important. Sa peinture délicatement savoureuse, son faire onctueux, sa couleur riche en font un artiste supérieur à Mignard, alors pourtant glorieux à Paris et dont il fut un temps l'élève.

Pendant que Fauchier illustrait Aix, Marseille voyait grandir son enfant le plus célèbre, Pierre Puget, chez qui, il est vrai, le tempérament extraordinaire du sculpteur rejetait sans tarder au second plan la belle nature du peintre, la science de l'architecte. A Arles, en 1698, naissait Pierre Sauvan, le peintre d'histoire. Partout, en Provence, l'activité artistique s'était accrue. A Avignon, déjà remarquable par ses graveurs, avaient fleuri des peintres tels que Reynaud le Vieux, Nicolas Mignard, auxquels succédèrent les nombreuses familles des Parrocel et plus tard des Vernet. A Aix s'étaient enfin établis les Van Loo, venus de Hollande. Toutes ces familles vont fournir pendant plus d'un siècle des peintres de rois, peintres officiels par excellence, des prix de Rome, même des membres et directeurs d'Académies, partout comblés de gloire et d'honneurs.

Sont-ils les plus intéressants de nos peintres provençaux?

En 1705, était née à Marseille, Françoise Duparc, fille et élève d'Antoine Duparc, disciple de Puget. Après avoir travaillé durant quelques années avec son père et avec J. – B. Van Loo, la jeune artiste devint assez vite un peintre primesautier et supérieur à ses maîtres. Quoique et parce qu'ignorée, cette artiste mérite que nous nous arrêtions devant son œuvre. Très au-dessus de Greuze comme portraitiste, Françoise Duparc s'impose surtout par la sincérité et la simplicité de son talent très personnel. Elle a laissé au musée de Marseille, à sa ville natale où elle vint mourir, obscure, oubliée – en 1778 – quatre portraits qui passent inaperçus aux yeux des visiteurs ordinaires, mais qui n'en sont pas moins fort remarquables. Ces toiles, d'une composition et d'une harmonie tranquilles, n'attirent pas les regards superficiels. Cependant, malgré leur allure modeste, elles détiennent des qualités rares: la compréhension de la couleur locale, l'amour du terroir, l'ingéniosité en même temps que la grâce simple. On les dirait peintes avec les éléments primordiaux de la terre provençale elle-même. Par là, elles demeurent définitives comme l'émanation de la vie, l'histoire des mœurs, l'étude des caractères d'une contrée. Sur chacune des figures, l'artiste a tracé avec bonhomie les destinées de son modèle. Tels le Centenaire, la Vieille, qui rappellent les ancêtres archaïquement symbolisés dans les crèches provençales; telles la Laitière, d'ingénuité puérile, chargée de tout l'attirail de son métier; la Tricoteuse, où l'artiste résume ses qualités précurseuses de la voie que suivront Greuze et Chardin: autant de symphonies aux timbres doux, d'un faire homogène et savant dans sa tranquillité, d'une délicate vision, d'une inspiration charmante. Il y a chez Françoise Duparc une originalité qui s'ignore et qui apparaît, après deux siècles, évidente et précieuse. Avec le charme sincère et l'affection profonde que l'artiste a pour les êtres et les choses du pays provençal, on retrouve surtout dans ses toiles, avant Chardin, l'observation naïve qui illustrera ce dernier. Son art est tout entier dans la modestie du procédé, dans la science des ressources infinies, dans l'agréable tonalité qu'elle sait trouver avec la gamme peu étendue d'une palette claire.

Quoique parfaitement ignorée à Paris5, quoique son nom ne figure dans aucune histoire de la peinture française au xviiie siècle, Françoise Duparc doit y prendre une des premières places à côté des peintres les plus connus.

* * *

De l'école d'André Bardon, alors directeur de l'Académie de peinture de Marseille – fondée en 1753 – était sorti Henry d'Arles, un peintre de marine, presque égal à Vernet. A Grasse était né en 1732, Honoré Fragonard, nouvelle gloire provençale, dont la Révolution allait arrêter la géniale verve. Avec l'administration napoléonienne, le goût de David se répandit dans la France entière; et bien rares furent les artistes qui surent rester indépendants et ne sacrifièrent pas à la mode et à l'autorité. Après Goubaud – un élève de David qui peignit encore plus sec que le maître – l'école de Marseille passa en 1810 aux mains d'Aubert. Aubert était, sinon un grand peintre, du moins un artiste intelligent, classique, dans le bon sens du mot. S'étant fait dans les musées et les meilleurs ateliers des maîtres une éducation soignée de l'art du dessin, il en avait une belle compréhension. Il allait acquérir la gloire d'avoir su instruire et guider les premiers pas d'artistes tels que Papety, Ricard, Roqueplan, Monticelli, Simon, etc., etc.

Il faut observer que, de tous les temps, l'école provençale vécut et prospéra par des échanges réciproques, et par la fusion constante des principaux artistes nés à Aix, à Avignon, à Marseille ou à Arles. Mais l'école qui va nous occuper plus spécialement et que l'on pourrait appeler aussi celle de 1830, est essentiellement le produit de l'alliance artistique et étroite entre Marseille et Aix. On voit, en effet, Constantin, un Marseillais, venir s'établir à Aix et devenir le maître de Granet, un Aixois. Pendant qu'un autre Aixois, Émile Loubon, élève de Constantin et de Granet, est appelé à Marseille pour y diriger l'École de dessin et de peinture; au moment où les tendances nouvelles poussaient les artistes français à sortir de l'atelier pour peindre dans les champs, au bord de la mer, sous les frondaisons.

Or, cinquante ans auparavant, Constantin (Jean-Antoine) – 1757-1843 – avait, en grand artiste, devancé son époque. On peut à juste titre surnommer Constantin le père de l'école provençale du paysage, car c'est à lui qu'elle doit ses qualités et les principes de sa force. Constantin paraît – le premier en France – être allé demander directement à la nature des émotions nouvelles d'art. Et c'est après un travail incessant – Constantin dessinait une partie de la nuit – de longues et patientes études de dessin sur nature, qu'il a pu, aidé de son génie, arriver à donner par des moyens aussi bornés que le crayon rouge et le lavis à l'encre de Chine des sensations nouvelles de paysage. Tels sont ces lacs profonds bordés d'arbres séculaires, ces rochers majestueux aux arêtes cassantes, ces cascades bondissantes, ces ponts et ces fabriques de Rome d'un savant pittoresque; puis, la campagne un peu brutale de son pays qu'il dessine, sans arrêt, toute sa vie. «La nature provençale, dit encore M. Brès, n'eut peut-être pas de portraitiste plus sincère. Ce n'est pas dans ses paysages héroïques qu'il faut le chercher, mais dans cette foule d'études d'une exécution énergique et d'une franchise un peu rude, où se retrouvent la bastide d'autrefois, les jeux de boules devant la ferme, et les foires toutes grouillantes d'hommes et d'animaux, – la Provence de nos pères.» On ne s'explique pas vraiment comment et dans quelles circonstances on réussit à persuader Constantin qu'il n'était pas né pour faire un peintre et qu'il réussirait mieux dans ses dessins. Il y a au musée d'Aix un portrait peint par cet artiste qui atteste pourtant toute la puissance d'une superbe organisation. Cependant le peintre se contenta de dessiner et quelquefois d'indiquer les valeurs par des teintes plates d'un bel effet. Par sa vie de labeur incessant, d'observation constamment tendue vers un point: la recherche de la ligne éloquente, une vision particulière se fait chez l'artiste, son cerveau conçoit vite, sa main s'assouplit en même temps. Il sait regarder et traduire avec beauté. Il apprend surtout à éliminer le détail au profit de l'ensemble. Savamment il prend des partis pris de lumière, il sélecte la ligne et la veut toujours plus décisive, plus approchante et résumante du caractère. Par là, le dessin de Constantin se spiritualise et approche de la vie. Et Granet, son élève, alors célèbre, membre de l'Institut de France, officier de la légion d'honneur, s'arrêtera un jour devant un dessin de Constantin en s'écriant: «Ah! celui-là sera toujours le maître.» Oui, le maître, le maître de l'école provençale du paysage, dont nous étudierons les efforts des principaux représentants.

Héritant de l'énergie du dessin de pareils ancêtres, forte des intéressantes recherches de Granet sur la belle ordonnance de la lumière, l'école provençale, qu'illustrait alors Dominique Papety, l'émule de Ingres, Roqueplan avec ses paysages, allait posséder une pléiade d'artistes éminents: Monticelli, un coloriste de génie; Gustave Ricard, le disciple inspiré des plus grands portraitistes qu'il a souvent égalés; Aiguier, un instinctif, doux poète de la lumière; enfin, des peintres tels que Paul Guigou, Loubon, etc., dont la renommée grandira avec le temps, à chaque manifestation comparative d'œuvres picturales.

A. G.

Nous n'avons nommé dans cette introduction que les peintres provençaux caractérisant le mieux une époque souvent féconde en talents nombreux et que nous aurions voulu tous citer. Mais c'était dépasser la portée de cette première tentative de réhabilitation de l'école provençale, aujourd'hui en partie oubliée ou méconnue. L'école d'Avignon aurait mérité sans doute plus de développements. Peut-être ferons-nous plus complet ce travail, un jour prochain. Du reste, le cas des peintres provençaux n'est pas un cas isolé. Il existe dans de nombreuses contrées du pays de France, des artistes d'une valeur vraiment originale, qui demeurent dans l'oubli, victimes des conséquences d'une centralisation artistique exagérée. Il faut souhaiter que partout des bonnes volontés s'emploient à révéler les noms de ces artistes et à mettre au jour leurs œuvres méritantes. Ainsi fera-t-on la France plus grande et l'art français plus haut.

I
ÉMILE LOUBON ET SON TEMPS

A Paul de Montvalon.

Les peintres animaliers les plus remarquables, les Cuyp, les Paul Potter, les Troyon, les Ch. Jacque, etc., etc., se sont surtout attaché – en outre du poème pictural – à montrer, par l'étude de l'ostéologie et de la myologie, par les recherches linéaires, le caractère physique des animaux. Parmi ces peintres, quelques-uns ont cherché par une observation plus aiguë à déduire le caractère moral de leur modèle: l'instinct. Mais il appartenait à Émile Loubon de savoir saisir – plus que tout autre – les animaux au passage, de fixer leur course capricieuse ou violentée par l'homme, au milieu de paysages rudes et lumineux, et de les y camper dans de beaux mouvements de vie intense, de vie exubérante, endiablée, jusqu'à l'affolement.

 

Dans le brouhaha de ses troupeaux en marche qui dévalent les pentes en avalanche, quand se heurtent les cornes et que la masse laineuse oscille – houle animale – entre les chemins creux, parmi les pierrailles des pentes ravinées, on a la forte sensation de la vie agitée. Et, de ces tableaux, dans lequel l'air est déchiré par le sifflement des fouets, les aboiements rageurs des chiens, le mugissement inquiet des bœufs, les bêlements doux des moutons, une sensation de sonorité se dégage. M. Arsène Alexandre observe avec raison que ces sensations de mouvement et de sonorité sont surtout produites dans les grandes œuvres d'art picturales ou sculpturales, dans toutes celles qui sont durables et auxquelles tout notre être est intéressé: «Nous entendons parfaitement, ajoute-t-il, le chant pur et gracieux que psalmodient les enfants dans les bas-reliefs célèbres de Lucca della Robbia. Dans le Naufrage de la Méduse, nos oreilles sont douloureusement effrayées par les lambeaux de cris d'appel qui nous parviennent, entrecoupés par le mugissement des vents de la mer. Prenez tous les temps, prenez tous les maîtres, et leurs œuvres, pour peu que vous les sentiez vivement et avec sincérité, vous apparaîtront avec cette triple qualité: la forme solide qui est l'apparence immuable et tangible que l'artiste leur a donnée, et, d'autre part, le mouvement et la sonorité qui sont des réalités invisibles, augmentant d'intensité en raison du reste de notre personnelle émotion6

Or, ces qualités de maître, Loubon les possède, car ses animaux sont dans un perpétuel mouvement, et de ses toiles un bruit constant sort. Jamais au repos, ses bœufs ne vont pas, comme avec Troyon, d'un pas nonchalant vers la ferme, dans le calme du soir, ou, au pré et à l'abreuvoir, sans hâte. Harcelés par l'homme et les chiens, ils foncent ou font des écarts brusques et dégringolent dans des raccourcis audacieux. Les moutons, en aucun moment, ne broutent silencieux, paisibles, comme avec Ch. Jacque, sous de beaux ombrages; constamment, ils vont en marche forcée, sur les routes calcaires, sous des cieux impitoyables, avec des bêlements plaintifs. Les chèvres, qu'on avait vues reproduites par certains avec des allures capricieuses, deviennent folâtres, grimacières, clownesques, sabbatiques.

En fait, l'animal, comme l'a compris Loubon, est vu à travers un vrai cerveau provençal, et peint par une imagination provençale. Il a le mouvement tour à tour emphatique, explicatif, emporté; l'attitude essentiellement mimique. Pourtant, cette exagération fougueuse du mouvement n'est jamais chez lui extravagante. Ce qui pourrait n'être qu'une charge habile, qu'une caricature artistique, devient une note d'art nouvelle. Et cette furie de vie, en pleine lumière méridionale, intéresse, passionne et retient.

* * *

A Aix, où ceux qui descendent du septentrion retrouvent une vague analogie de cité rhénale; à Aix, somnolente désormais dans la quiétude d'une vie accomplie; au sein de l'ancienne capitale de la Provence, où l'on peut encore évoquer les fastes glorieux et artistiques de son histoire écrits sur les murs des monuments, aux portes des églises et des anciennes demeures seigneuriales; dans une des petites rues silencieuses de la ville, aujourd'hui tranquille, aristocratique et universitaire, rues bien provinciales où l'herbe croît gentiment entre les pavés, Loubon (Charles-Joseph-Émile) vit le jour le 12 janvier 1809. Encore tout enfant, il fut vivement impressionné par quelques visites au musée de sa ville natale; et là, dans l'atmosphère presque monastique de ces salles, qui gardaient précieusement les œuvres de quelques glorieux ancêtres, sa vocation apparut évidente sous la chaleur de ses enthousiasmes juvéniles, sous l'émoi de ses premières et fortes joies d'art. Les sérieuses études classiques qu'il fit ensuite aux lycées de Marseille et d'Aix, la vie d'internat, auraient peut-être eu raison de ce goût pour la peinture chez une nature moins artiste, elles augmentèrent au contraire chez Loubon ses aspirations et son désir d'exprimer ses sensations par le langage du dessin. A la grande joie de ses condisciples, ses cahiers de latin et de grec se couvrirent, en marge, de figures et de paysages. L'élève interprétait Virgile à sa manière; et les tableaux champêtres du poète des Géorgiques étaient traduits par l'apprenti peintre sous la forme descriptive linéaire. C'était l'enseignement par l'image dont on a fait depuis une grande application; mais par l'image créée par un cerveau neuf et imaginatif. L'enfant étonnait, en outre, son professeur de dessin par sa facilité spirituelle et aisée de reproductions graphiques.

Fils d'un riche négociant, peu destiné par sa naissance à la carrière artistique, le jeune Loubon s'y livrait virtuellement, et, circonstance rare, ses parents semblèrent favoriser ses goûts. Car, rentré à Aix pour y faire son droit, il se mit à travailler avec ardeur le dessin, à l'École de cette ville, alors dirigée par Clérian le père, avec les conseils d'un maître incomparable, Constantin. En passant à Aix pour se rendre à Rome, le peintre Granet, ami de la famille Loubon, décida de l'avenir du jeune homme, par ses encouragements et ses appréciations louangeuses; il réussit d'ailleurs à obtenir de ses parents l'autorisation de l'emmener à Rome.

Loubon avait alors vingt ans. On s'imagine aisément ce que dut être ce voyage pour ce jeune Provençal d'imagination ardente, de culture lettrée, d'enthousiasme débordant pendant un long parcours, à travers le midi de la France et l'Italie, en compagnie d'un de ses amis et compatriote, Gustave de Beaulieu, qui fit plus tard du paysage, dans l'intimité affectueuse du maître commun Granet, artiste charmant, délicat, et dont les conseils judicieux consistaient surtout en longues causeries amicales.

Ce qui frappa Loubon à Rome, ce qui le retint deux années dans cette ville – qui était alors pour les artistes ce qu'est La Mecque pour les fanatiques musulmans – ce ne furent pas les chefs-d'œuvre de ses musées, les grands souvenirs historiques évoqués par ses ruines; mais bien la beauté de la campagne romaine déjà entrevue et pressentie dans les dessins de son premier maître Constantin. Et le jeune artiste, qui, dans les plus célèbres galeries, ne pouvait, en face des maîtres, tenir longtemps en place devant son chevalet, s'éprit d'un vif amour pour cette théâtrale nature. Il admira la beauté antique du geste du paysan romain; les scènes quasi virgiliennes auxquelles concouraient des animaux majestueux, dans la limpide atmosphère du ciel de la Romagne, au sein des grands paysages que décoraient les fonds hautains de ses collines augurales, et parfois, la plaine océanique de ses marais pontins. Il vit des scènes champêtres, où l'homme grave procède, ainsi que le dit Théophile Gautier, aux travaux de la terre comme aux cérémonies d'un culte. De ses yeux ravis, il observa les scènes de labour et de moisson, magnifiées par les vers, encore présents à sa mémoire, des poètes latins; les fins de journée glorieuse; la rentrée en apothéose des paysans et des paysannes, sur les hautes charrettes que traînent des bœufs majestueux. Intéressé par la nouveauté du costume, par la grandeur du paysage, par les beaux mouvements harmoniques qu'y font les hommes et les animaux, il va d'instinct vers ces choses. Ce qu'il admire vraiment à Rome, ce n'est pas le passé de la Ville Éternelle, ce ne sont pas Raphaël et Michel-Ange, c'est la vie au dehors, la vie dans la lumière, la vie remuante; et son désir se précise de l'exprimer sur la toile.

Cependant Granet forçait son élève à étudier les maîtres; il le trouvait, avec raison, encore peu suffisamment armé, non complètement éduqué, pour pouvoir se livrer à ses inspirations personnelles; si bien qu'après deux années de séjour à Rome, et à peine rentré à Aix, Loubon partit pour Paris y continuer son éducation artistique si bien commencée. De nos jours, il se serait immédiatement livré à l'art, sans plus augmenter ses connaissances classiques, car il est assez généralement admis, depuis, qu'apprendre son métier est inutile. Mais c'était le temps où l'artiste faisait un long apprentissage, avant d'oser ce qu'osent généralement aujourd'hui ceux qui ne savent pas assez. Par les hésitations, les longs tâtonnements qui caractérisent l'éclosion des talents de tant d'artistes modernes, arrêtés trop souvent dans leur marche, il faut bien reconnaître, après expérience faite, que rien ne se traduit, en peinture, sans l'éducation préalable, sans la possession complète des moyens techniques d'expression, que les peintres de génie ont toujours possédés mieux qu'aucuns.

A Paris, grâce à de nombreuses recommandations, grâce aussi à l'attrait sympathique qui émane de sa personne, Loubon se lie bientôt avec tous les artistes de son époque: Delacroix, Decamps, qu'il affectionne particulièrement; Rousseau, Corot, Diaz, Dupré. Par Roqueplan, son compatriote, duquel il subit pendant assez longtemps l'influence, et dont il semble s'être assimilé un certain temps la manière, il connut Troyon et devint bientôt son meilleur ami. C'est dans ce milieu fécondant que le peintre aixois, aidé par sa facilité intuitive, par les qualités de son intelligence, s'initiait, s'instruisait, en cherchant sa voie.

* * *

Loubon était trop personnel pour se mettre à la remorque de peintres remarquables et tracer longtemps sa route dans leur sillon. Malgré sa vive admiration pour Decamps, pour Roqueplan et pour Troyon, il cherchait maintenant à dégager sa personnalité. Saura-t-on jamais ce qui se passe en ces moments dans le cerveau d'un artiste? par quelle filiation d'idées, par quels éclairs subits, un peintre, après de nombreuses et diverses tentatives, va délibérément vers la voie qui lui est propre? On a prétendu que Loubon fut illuminé par un paysage de Rubens, et qu'à partir de cet instant, il n'hésita plus. Il est assez difficile d'établir comment le grand peintre anversois – que certains mettent au-dessus de tous – put conseiller Loubon, qui ne fut jamais coloriste. Il est admissible cependant que des génies aussi vastes que Rubens ont, dans tous les genres, des ressources émotives telles qu'elles peuvent se manifester par d'infinies façons, sur des tempéraments différents et même éloignés. Ce qu'il y a de certain, c'est que, dès 1835, quand Loubon, à vingt-six ans, exposa pour la première fois au Salon de Paris ses Troupeaux d'Arles descendant les Alpes à Saint-Paul-la-Durance, le peintre y apparaissait avec un faire à lui, et des qualités bien personnelles qui feront toujours, partout, reconnaître dans l'avenir un de ses tableaux, et, on peut ajouter, avec des audaces qu'il est difficile d'apprécier aujourd'hui. Du premier coup, Loubon s'était montré ce qu'il est resté dans ses meilleurs tableaux, avec son entente des belles lignes, son heureux choix des effets lumineux, sa connaissance exacte des grandes valeurs, son respect du ton local, sa conscience exagérée du dessin des premiers plans, et surtout sa superbe construction architecturale des terrains de son paysage.

1L'État a acquis depuis le Paysage de Provence de Paul Guigou qui était exposé à la Centennale. Ce tableau est en ce moment au Musée Galliera pour aller plus tard au Louvre.
2L'Art dans le Midi (Etienne Parrocel).
3Etienne Parrocel. Les Annales de la peinture.
4Recherches sur la vie et les ouvrages de quelques peintres provinciaux de l'ancienne France, par Ph. de Pointel. Du même auteur, voir aussi les Biographies de Finsonius, Daret et Reynaud, le vieux peintre avignonnais.
5Françoise Duparc fut très admirée en Angleterre, où elle vécut pendant quelques années. De nombreux portraits peints par l'artiste marseillaise sont conservés dans certaines galeries assez fermées, à la vérité, et s'y tiennent très bien, malgré le voisinage des plus grands maîtres.
6Arsène Alexandre. Barye (Antoine Louis).