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Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour

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Ils allèrent d'abord au palais de Russie, où ils restèrent une heure. Ensuite Alexandre vint rendre visite à l'empereur, qui le reçut au bas de l'escalier, et le reconduisit, lorsqu'il se retira, jusqu'à la porte d'entrée de la salle des gardes. À six heures, les deux souverains dînèrent chez Sa Majesté; il en fut de même tous les jours. À neuf heures, l'empereur ramena l'empereur de Russie à son palais; ils eurent alors un entretien tête à tête qui dura plus d'une heure. Ce soir-là toute la ville fut illuminée.

Le lendemain de son arrivée, l'empereur reçut à son lever les officiers de la maison du czar, et il leur accorda les grandes entrées pour toute la durée du séjour. L'empereur Alexandre fit de même à l'égard des officiers français66.

Les deux souverains se témoignaient l'amitié la plus sincère et la confiance la plus intime. L'empereur Alexandre venait presque tous les matins chez Sa Majesté, et entrait dans sa chambre à coucher, où il causait familièrement avec elle. Un jour il examina le nécessaire de l'empereur, meuble en vermeil, qui avait coûté six mille francs, très-bien disposé, et ciselé par l'orfèvre Biennais, et le trouva de son goût. Aussitôt qu'il fut sorti, l'empereur m'ordonna de prendre un nécessaire pareil, que l'on venait de recevoir de Paris, et de le porter au palais du czar.

Une autre fois, l'empereur Alexandre ayant remarqué l'élégance et la solidité du lit en fer de Sa Majesté, le lendemain même, d'après l'ordre de Napoléon, et par mes soins, un lit semblable, garni de tout ce qui était nécessaire, fut monté dans la chambre de l'empereur de Russie, qui fut enchanté de cette galanterie, et qui, deux jours après, pour me témoigner sa satisfaction, chargea M. de Rémusat de me remettre en son nom deux riches bagues en diamans.

Le czar refit un jour sa toilette chez l'empereur, dans sa chambre, et là j'aidai le monarque à se rhabiller. Je pris dans le linge de l'empereur une cravate blanche et un mouchoir de batiste, que je lui donnai. Il me fit beaucoup de remerciemens; c'était un prince extrêmement doux, bon, aimable, et d'une politesse extrême.

Il y avait échange de présens entre les illustres souverains. Alexandre fit don à l'empereur de trois superbes pelisses en martre-zibeline. L'empereur en donna une à la princesse Pauline, sa sœur, et une autre à madame la princesse de Ponte-Corvo. Quant à la troisième, il la fit couvrir en velours vert et garnir de brandebourgs en or. C'est cette pelisse qu'il a constamment portée en Russie. L'histoire de celle que j'avais portée de sa part à la princesse Pauline est assez curieuse pour que je la rapporte ici, quoiqu'elle ait été déjà racontée ailleurs.

La princesse Pauline avait témoigné beaucoup de joie en recevant le présent de l'empereur, et elle se plaisait à faire admirer sa pelisse aux personnes de sa maison. Un jour qu'elle se trouvait au milieu d'un cercle de dames à qui elle faisait remarquer la finesse et la rareté de cette fourrure, survint M. de Canouville, à qui la princesse demanda son avis sur le cadeau qu'elle avait reçu de l'empereur. Le beau colonel n'en parut pas aussi émerveillé qu'elle s'y attendait, et elle en fut piquée. «Comment, Monsieur, vous ne trouvez pas cela délicieux?—Mais… non, Madame.—En vérité! oh bien, pour vous punir, je veux que vous gardiez cette pelisse, je vous la donne, et j'exige que vous la portiez; je le veux, entendez-vous? Il est probable qu'il y avait eu récemment quelque brouillerie entre son altesse impériale et son protégé, et que la princesse s'était hâtée de saisir la première occasion de rétablir la paix. Quoi qu'il en soit, M. de Canouville se fit un peu prier, pour la forme, et la riche fourrure fut portée chez lui.

Peu de jours après, l'empereur passant une revue sur la place du Carrousel, M. de Canouville y parut, monté sur un cheval ombrageux, et qu'il avait assez de peine à calmer. Cela causa quelque désordre, et attira l'attention de Sa Majesté, qui, en jetant les yeux sur M. de Canouville, reconnut que la pelisse qu'elle avait offerte à sa sœur avait été métamorphosée en dolman de hussard. L'empereur eut grande peine à maîtriser sa colère: «Monsieur de Canouville, s'écria-t-il d'une voix tonnante, votre cheval est jeune, il a le sang trop chaud; vous irez le rafraîchir en Russie.» Trois jours après, M. de Canouville avait quitté Paris.

CHAPITRE VI

Bienveillance du czar envers les acteurs français.—Parties fines.—Camaraderie du roi de Westphalie et du grand-duc Constantin.—Farces d'écoliers.—Singulière commande du prince Constantin.—Les souvenirs au théâtre d'Erfurt.—Surdité du czar, attention de l'empereur.—Cinna, Œdipe.—Allusion saisie par le czar.—Alarme nocturne.—Terreur de Constant.—Cauchemar de Napoléon.—Un ours mangeant le cœur de l'empereur.—Singulière coïncidence.—Partie de chasse.—Suite des deux empereurs.—Massacre de gibier.—Début du czar à la chasse.—Bal ouvert par le czar.—Étonnement des seigneurs moscovites.—Déjeuner sur le mont Napoléon.—Visite du champ de bataille d'Iéna.—Habitans d'Iéna et propriétaires indemnisés par l'empereur.—Don de 100,000 écus fait par l'empereur aux victimes de la bataille d'Iéna.—Leçon de stratégie donnée par Napoléon à ses alliés.—Représentation du maréchal Berthier.—Réponse de l'empereur.—Conversation entre l'empereur et les souverains alliés.—Érudition de l'empereur.—Décorations et présens distribués par les deux empereurs.—Fin de l'entrevue d'Erfurt.—Séparation.

L'empereur Alexandre ne cessait de témoigner aux acteurs sa satisfaction par des cadeaux et des complimens, et quant aux actrices, j'ai dit plus haut jusqu'où il serait allé avec l'une d'elles, si l'empereur Napoléon ne l'en eût détourné. Le grand-duc Constantin faisait tous les jours avec le prince Murat, et d'autres personnages distingués, des parties de plaisir où rien n'était épargné, et dont quelques-unes de ces dames faisaient les honneurs. Aussi que de fourrures et de diamans elles rapportèrent d'Erfurt! Les deux empereurs n'ignoraient pas ce qui se passait, et ils s'en amusaient beaucoup. C'était le sujet favori des conversations du lever. C'était principalement le roi Jérôme que le grand-duc Constantin avait pris en affection. De son côté le roi poussait sa familiarité avec le grand-duc jusqu'à le tutoyer, et voulait qu'il en fît autant. «Est-ce, lui dit-il un jour, parce que je suis roi que tu parais craindre de me tutoyer? Allons donc, entre camarades faut-il se gêner?» Ils faisaient ensemble de vraies farces d'écoliers, jusqu'à courir les rues la nuit en sonnant et frappant à toutes les portes, enchantés quand ils avaient fait lever quelques honnêtes bourgeois. Au moment du départ de l'empereur, le roi Jérôme dit au grand-duc: «Voyons, dis-moi ce que tu veux que je t'envoie de Paris?—Ma foi, rien, reprit le grand-duc; ton frère m'a fait présent d'une magnifique épée: je suis content, et ne désire rien de plus.—Mais encore une fois, je veux t'envoyer quelque chose; dis-moi ce qui te ferait plaisir.—Eh bien, envoie-moi six demoiselles du Palais-Royal».

Le spectacle à Erfurt devait commencer à sept heures; mais les deux empereurs, qui y venaient toujours ensemble, n'arrivaient jamais avant sept heures et demie. À leur entrée, tout le parterre de rois se levait pour leur faire honneur, et la première pièce commençait aussitôt.

À la représentation de Cinna, l'empereur crut remarquer que le czar, placé à côté de lui, dans une loge située en face de la scène, au premier rang, n'entendait pas très-bien, à cause de la faiblesse de son ouïe. En conséquence, il donna des ordres à M. le comte de Rémusat, premier chambellan, pour qu'une estrade fut élevée sur l'emplacement de l'orchestre. On y plaça deux fauteuils pour Alexandre et Napoléon; à droite et à gauche, des chaises garnies pour le roi de Saxe et les autres souverains de la confédération. Les princesses allèrent occuper la loge abandonnée par leurs majestés. Par ces dispositions, les deux empereurs se trouvaient tellement en évidence, qu'il leur était impossible de faire un mouvement qui ne fût point aperçu de tout le monde. Le 3 octobre, on donna Œdipe; tous les souverains, comme disait l'empereur, assistaient à cette représentation. Au moment où l'acteur prononça ce vers de la première scène:

 
L'amitié d'un grand homme est un bienfait des dieux;
 

le czar se leva et tendit la main avec grâce à l'empereur. Aussitôt des applaudissemens que la présence des souverains ne put contenir s'élevèrent de tous les points de la salle.

 

Le soir de ce même jour, je couchai l'empereur comme à l'ordinaire. Toutes les portes qui donnaient dans sa chambre à coucher étaient soigneusement fermées, ainsi que les volets et les croisées. On ne pouvait donc entrer chez Sa Majesté que par le salon où je couchais avec Roustan. Un factionnaire était placé au bas de l'escalier. Toutes les nuits je m'endormais fort tranquille, sûr qu'il était impossible qu'on arrivât jusqu'à Napoléon sans me réveiller. Cette nuit-là, vers deux heures du matin, comme j'étais le plus profondément endormi, un bruit étrange me réveilla en sursaut. Je me frottai les yeux, j'écoutai avec la plus grande attention, et n'entendant absolument rien, je pris ce bruit pour l'effet d'un rêve, et je me disposais à me rendormir, quand mon oreille fut frappée de cris sourds et plaintifs, semblables à ceux que pourrait pousser un homme que l'on étrangle. À deux reprises je les entendis. J'étais sur mon séant, immobile, les cheveux dressés, et les membres inondés d'une sueur froide. Tout à coup je crois qu'on assassine l'empereur, je me jette à bas de mon lit, j'éveille Roustan..... Les cris recommencent avec une force effrayante. Alors, j'ouvre la porte avec toutes les précautions que mon trouble me permettait de prendre, et j'entre dans la chambre à coucher. J'y jette à la hâte un coup d'œil, et j'acquiers la preuve que personne n'était entré. En avançant vers le lit, j'aperçois Sa Majesté étendue en travers, dans une posture convulsive, ses draps et sa couverture jetés loin d'elle, et toute sa personne dans un état effrayant de crispation nerveuse. Sa bouche ouverte laissait échapper des sons inarticulés, sa poitrine paraissait fortement oppressée, et elle avait une de ses mains appuyée, toute fermée, sur le creux de l'estomac. J'eus peur en la regardant. Je l'appelle, elle ne répond pas; je l'appelle encore une fois, deux fois… même, silence. Enfin, je pris le parti de la pousser doucement. À cette secousse, l'empereur s'éveilla en poussant un grand cri, et en disant: «Qu'est-ce? qu'est-ce?» Puis il se mit sur son séant, en ouvrant de grands yeux. Je me dépêchai de lui dire que, le voyant tourmenté par un cauchemar horrible, je m'étais permis de le réveiller. «Et vous avez bien fait, mon cher Constant, interrompit Sa Majesté. Ah! mon ami, quel rêve affreux! un ours m'ouvrait la poitrine et me dévorait le cœur!» Là-dessus l'empereur se leva, et, pendant que je raccommodais son lit, il se promena dans la chambre. Il fut obligé de changer de chemise, car la sienne était toute trempée de sueur. Enfin il se recoucha.

Le lendemain, à son réveil, il m'apprit qu'il avait eu toutes les peines du monde à se rendormir, tant était vive et terrible l'impression qu'il avait éprouvée. Le souvenir de ce rêve le poursuivit très-long-temps. Il en parlait très-souvent, et chaque fois il cherchait à en tirer des inductions différentes, à faire des rapprochemens de circonstances. Quant à moi, je l'avoue, j'ai été frappé de la coïncidence du compliment d'Alexandre au spectacle et de ce cauchemar épouvantable, d'autant plus qu'il s'en fallait de beaucoup que l'empereur fût sujet à des incommodités nocturnes de ce genre. J'ignore si Sa Majesté a raconté son rêve à l'empereur de Russie.

Le 6 octobre, leurs majestés se rendirent à une partie de chasse que le grand-duc de Weimar leur avait préparée dans la forêt d'Ettersbourg. L'empereur partit d'Erfurt à midi, avec l'empereur de Russie, dans le même carrosse. Ils arrivèrent à une heure dans la forêt, et trouvèrent pour les recevoir un pavillon de chasse qui avait été construit exprès, et décoré avec beaucoup de soin. Ce pavillon était divisé en trois pièces séparées entre elles par des colonnes à jour. Celle du milieu, plus élevée que les autres, formait un joli salon, disposé et meublé pour les deux empereurs. Autour du pavillon étaient placés de nombreux orchestres qui jouaient des fanfares auxquelles se mêlaient les acclamations d'une foule immense attirée par le désir de voir l'empereur.

Les deux souverains furent reçus à leur descente de voiture par le grand-duc de Weimar et son fils, le prince héréditaire Charles-Frédéric. Le roi de Bavière, le roi de Saxe, le roi de Wurtemberg, le prince Guillaume de Prusse, les princes de Mecklembourg, le prince primat et le duc d'Oldembourg les attendaient à l'entrée du salon.

L'empereur avait à sa suite le prince de Neufchâtel, le prince de Bénévent; le grand-maréchal du palais, duc de Frioul; le général Caulaincourt, duc de Vicence; le duc de Rovigo; le général Lauriston, aide-de-camp de Sa Majesté; le général Nansouty, premier écuyer; le chambellan Eugène de Montesquiou; le comte de Beausset, préfet du palais, et M. Cavaletti.

L'empereur de Russie avait avec lui le grand-duc Constantin, le comte de Tolstoï, grand-maréchal, et le comte Oggeroski, aide-de-camp de Sa Majesté.

La chasse dura près de deux heures, pendant lesquelles environ soixante cerfs et chevreuils furent tués. L'espace que ces pauvres animaux avaient à parcourir était fermé par des toiles, de sorte que les monarques pouvaient les tirer à plaisir, sans se déranger, assis aux croisées du pavillon. Je n'ai jamais rien trouvé en ma vie de plus absurde que ces sortes de chasses qui donnent pourtant à ceux qui les font la réputation de tireurs habiles. La grande adresse, en effet, que de tuer un animal que des piqueurs vont, pour ainsi dire, prendre par les oreilles, pour le placer en face du coup de fusil!

L'empereur de Russie avait la vue très-faible, et cette infirmité l'avait toujours détourné d'un amusement qu'il aurait aimé peut-être sans cela. Ce jour-là, pourtant, il eut envie d'essayer; il en témoigna le désir, et tout aussitôt le duc de Montebello lui présenta un fusil. M. de Beauterne eut l'honneur de donner à l'empereur une première leçon; un cerf fut poussé de manière à passer à huit pas environ d'Alexandre, qui le jeta à bas du premier coup.

Après la chasse, leurs majestés se rendirent au palais de Weimar; la duchesse régnante les reçut à la descente de leur voiture, suivie de toute sa cour. L'empereur salua affectueusement la duchesse, se souvenant de l'avoir vue deux ans auparavant dans une circonstance bien différente, et dont j'ai parlé dans son temps. Le duc de Weimar avait fait demander au grand-maréchal, duc de Frioul, des cuisiniers français, pour préparer le dîner de l'empereur; mais Sa Majesté préféra manger à l'allemande.

Leurs majestés admirent à dîner avec elles le duc et la duchesse de Weimar, la reine de Westphalie, le roi de Wurtemberg, le roi de Saxe, le grand-duc Constantin, le prince Guillaume de Prusse, le prince primat, le prince de Neufchâtel, le prince de Talleyrand, le duc d'Oldembourg, le prince héréditaire de Weimar et le prince de Mecklembourg-Schwerin.

Après le dîner, il y eut spectacle et bal, spectacle au théâtre de la ville, où les comédiens ordinaires de Sa Majesté jouèrent la Mort de César; et bal au palais ducal. Ce fut l'empereur Alexandre qui l'ouvrit avec la reine de Westphalie, au grand étonnement de tout le monde; car on savait que ce monarque n'avait jamais dansé depuis son avénement au trône, réserve que les vieillards de la cour de Russie trouvaient fort louable, pensant qu'un souverain est trop haut placé pour partager les goûts, et se plaire dans les amusemens du commun des hommes. Au reste, il n'y avait pas au bal du duc de Weimar de quoi les scandaliser: on n'y dansait pas, mais on se promenait deux à deux, tandis que l'orchestre jouait des marches.

Le lendemain matin, leurs majestés montèrent en voiture pour se rendre sur le mont Napoléon, près d'Iéna. Un déjeuner splendide les attendait sous une tente que le duc de Weimar avait fait dresser sur le lieu même où se trouvait le bivouac de l'empereur, le jour de la bataille d'Iéna. Après déjeuner, les deux empereurs montèrent à un pavillon en charpente qu'on avait construit sur le mont Napoléon. Ce pavillon était fort grand; on l'avait décoré des plans de la bataille. Une députation de la ville et de l'université d'Iéna s'y rendit, et fut reçue par leurs majestés. L'empereur entra, avec les députés, dans de grands détails relativement à leur ville, à ses ressources, aux mœurs et au caractère de ses habitans; il les interrogea sur la valeur approximative des dommages qu'avait pu causer aux gens d'Iéna l'hôpital militaire qui était demeuré si long-temps en permanence au milieu d'eux; il voulut savoir les noms de ceux qui avaient le plus souffert de l'incendie et de la guerre, et donna ordre que des gratifications leur fussent distribuées. Les petits propriétaires devaient être entièrement indemnisés. Sa Majesté s'informa avec intérêt de l'état du culte catholique, et promit de doter à perpétuité le presbytère. Elle accorda trois cent mille francs pour les premiers besoins, et promit de donner plus encore.

Après avoir visité à cheval les positions que les deux armées avaient tenues la veille et le jour de la bataille d'Iéna, ainsi que la plaine d'Aspolda, dans laquelle le duc avait fait préparer une chasse au tir, les deux empereurs retournèrent à Erfurt, où ils arrivèrent à cinq heures du soir, presque en même temps que le grand-duc héréditaire de Bade, et la princesse Stéphanie.

Pendant toute la durée de l'excursion des souverains sur le champ de bataille, l'empereur avait donné avec une complaisance extrême au jeune czar, des explications, que celui-ci, de son côté, écoutait avec une extrême curiosité. Sa Majesté semblait prendre plaisir à développer devant son auguste allié, et en présence des souverains dont les deux empereurs étaient entourés, d'abord le plan qu'il avait combiné et suivi à Iéna, ensuite les divers plans de ses autres campagnes, les manœuvres qu'il jugeait les meilleures, sa tactique habituelle, et enfin ses idées sur l'art de la guerre. L'empereur fit ainsi tout seul, durant quelques heures, les frais de la conversation, et son auditoire de rois lui prêtait autant d'attention que des écoliers avides de s'instruire en montrent aux leçons de leur maître.

Lorsque Sa Majesté rentra dans son appartement, j'entendis le maréchal Berthier qui lui disait: «Sire, ne craignez-vous pas que les souverains ne profitent un jour contre vous de tout ce que vous venez de leur apprendre? Votre Majesté semblait tout à l'heure avoir oublié ce qu'elle nous dit quelquefois, qu'il faut agir avec nos alliés comme s'ils devaient plus tard devenir nos ennemis.—Berthier, répondit l'empereur en souriant, voilà de votre part une observation courageuse, et je vous en remercie; je crois, Dieu me pardonne! que je vous ai fait l'effet d'un étourdi. Vous pensez donc,» poursuivit Sa Majesté en saisissant fortement une des oreilles du prince de Neufchâtel, «que j'ai fait la sottise de leur donner des verges pour qu'ils reviennent nous en fouetter? Soyez tranquille, je ne leur dis pas tout.»

La table de l'empereur à Erfurt était de forme semi-elliptique. Sur le haut bout, et par conséquent à la partie arrondie de cette table se plaçaient leurs majestés; à droite et à gauche, les souverains de la confédération selon leur rang. Le côté qui faisait face au couvert de leurs majestés était toujours vide. Là, se tenait debout le préfet du palais, M. de Beausset, qui raconte dans ses mémoires qu'un jour il entendit la conversation suivante:

«Ce jour (le 7 octobre), il fut question de la bulle d'Or, qui, jusqu'à l'établissement de la confédération du Rhin, avait servi de constitution et de règlement pour l'élection des empereurs, le nombre et la qualité des électeurs, etc. Le prince primat entra dans quelques détails sur cette bulle d'Or, qu'il disait avoir été faite en 1409. L'empereur Napoléon lui fit observer que la date qu'il assignait à la bulle d'Or n'était pas exacte, et qu'elle fut proclamée en 1336, sous le règne de l'empereur Charles IV. «C'est vrai, Sire, répondit le prince primat, je me trompais; mais comment se fait-il que Votre Majesté sache si bien ces choses-là?—Quand j'étais simple lieutenant en second d'artillerie, dit Napoléon....» À ce début, il y eut, de la part des augustes convives, un mouvement d'intérêt très-marqué. Il reprit en souriant.... «Quand j'avais l'honneur d'être simple lieutenant en second d'artillerie, je restai trois années en garnison à Valence. J'aimais peu le monde, et vivais très-retiré. Un heureux hasard m'avait logé près d'un libraire instruit et des plus complaisans.... J'ai lu et relu sa bibliothèque pendant ces trois années de garnison, et n'ai rien oublié, même des matières qui n'avaient aucun rapport avec mon état. La nature d'ailleurs m'a doué de la mémoire des chiffres; il m'arrive très-souvent, avec mes ministres, de leur citer le détail et l'ensemble numérique de leurs comptes les plus anciens.»

 

Quelques jours avant son départ d'Erfurt, l'empereur donna la croix de la Légion-d'Honneur à M. de Bigi, commandant d'armes de la place, à M. Vegel, bourguemestre d'Iéna; à MM. Wieland et Goëthe; à M. Starlk, médecin-major à Iéna. Il donna au général comte de Tolstoï, ambassadeur de Russie, rappelé de ce poste par son souverain, pour être employé dans l'armée, la grande décoration de la Légion-d'Honneur, à M. le doyen Meimung, qui deux fois avait dit la messe au palais, une bague de brillans avec le chiffre N couronné, et cent napoléons pour les deux prêtres qui l'avaient assisté; enfin au grand-maréchal du palais, comte de Tolstoï, les belles tapisseries des Gobebelins, les tapis de la Savonnerie et les porcelaines de Sèvres, que l'on avait fait venir de Paris pour meubler le palais d'Erfurt. Les ministres, grands officiers et officiers de la suite d'Alexandre, reçurent de Sa Majesté de magnifiques présens. L'empereur Alexandre en fit de même à l'égard des personnes attachées à Sa Majesté. Il donna au duc de Vicence le grand-cordon de Saint-André, et la plaque du même ordre en diamans, aux princes de Bénévent et de Neufchâtel.

Charmé du talent des comédiens français, et principalement de Talma, l'empereur Alexandre lui fit remettre de fort beaux présens, ainsi qu'à tous ses camarades; il fit complimenter les actrices, et le directeur, M. Dazincourt, qu'il n'oublia pas dans ses largesses.

Cette entrevue d'Erfurt, si éblouissante d'illustrations, de richesse et de luxe, se termina le 14 octobre. Tous les grands personnages qu'elle avait attirés partirent du 8 au 14 octobre67.

Le jour de son départ, l'empereur donna audience après son lever à M. le baron de Vincent, envoyé extraordinaire d'Autriche, et lui remit une lettre pour son souverain. À onze heures, l'empereur de Russie vint chez Sa Majesté, qui le reçut et le reconduisit en grande cérémonie. Bientôt après Sa Majesté se rendit au palais de Russie, accompagné de toute sa cour. Après de mutuels complimens, les deux souverains montèrent en voiture et ne se quittèrent qu'à l'endroit où ils s'étaient rencontrés à l'arrivée, sur la route de Weimar. Là, ils s'embrassèrent affectueusement et se séparèrent. Le 18 octobre à 9 heures et demie du soir, l'empereur était à Saint-Cloud, après avoir fait toute la route incognito.

66Voici la liste des personnes qui composaient la suite des deux empereurs: Personnages composant la suite de sa majesté l'empereur des Français. Le grand-maréchal duc de Frioul, Le prince de Neufchâtel, Le général Caulaincourt, duc de Vicence, grand-écuyer, ambassadeur de France à Pétersbourg, Le prince de Bénévent, grand-chambellan, Le duc de Bassano, Le duc de Cadore, ministre des relations extérieures, Le premier écuyer, général Nansouty, M. de Rémusat, premier chambellan, Le général Lauriston, aide-de-camp de l'empereur, Le général Savary, duc de Rovigo, aide-de-camp de l'empereur, M. le comte Daru, M. Cavaletti, écuyer, M. Eugène de Montesquiou, chambellan, M. de Canouville, maréchal-des-logis du palais, M. de Menneval, secrétaire du cabinet de Sa Majesté, M. Fain, autre secrétaire, M. de Beausset, préfet du palais, M. Yvan, chirurgien de Sa Majesté, Huit pages, Un menin. Personnes composant la suite de sa majesté l'empereur de Russie.
67Voici la liste des principaux: Le roi de Bavière, Le roi de Wurtemberg, Le roi de Saxe, Le roi et la reine de Westphalie, Le prince primat, Le grand-duc et la grande-duchesse de Hesse-Darmstadt, Le grand-duc et la grande-duchesse de Bade, Le duc et la duchesse de Weimar, Le prince héréditaire de Weimar, Le prince Léopold de Saxe-Cobourg, Le duc de Saxe-Gotha, Le duc d'Oldembourg, Le prince Guillaume de Prusse, Le prince de Mecklembourg-Schwerin, Le prince de Mecklembourg-Strelitz, Le prince d'Anhalt-Dessau, Le prince de Waldeck, Le prince de Laleyen, Le prince de Reuss, Le prince d'Eberdsdorff, Le prince de Gera, Le prince de Schleitz, La princesse de la Tour et Taxis, Le prince de Salm-Dick, aide-de-camp du roi de Wurtemberg, Le prince de Hohenlohe-Kirhberg, idem, Le prince de Salm-Salm, Le prince de Schaumbourg, Le prince de Bernbourg, Le prince d'Isembourg, Le prince de Rudolstadt, Le prince de Hohenzollern-Sigmaringen, Le duc Guillaume de Bavière, La duchesse d'Hilburghausen, La comtesse de Truxès, Le comte et la comtesse de Bochols, Le comte de Mongellaz, Le comte de Wurtemberg, Le comte de Reuss, Le baron de Vincent, Le duc de Mondragone, Le duc de Birkenfeld, Le comte de Gœrliz, grand-écuyer du roi de Wurtemberg, Le comte de Taube, premier ministre, idem, Le comte de Dille, aide-de-camp, idem, etc., etc.