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Un Coeur de femme

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Peut-être, sous l'influence de cette cruelle désillusion, avait-il lu les lettres de cette dernière, durant ce triste voyage, terminé par un double insuccès final, avec un cœur plus sensible. Il avait senti, à travers cette correspondance, que là aussi un changement s'accomplissait et que cette âme sur laquelle il avait appuyé tout son avenir de tendresse pouvait lui manquer. Elles arrivaient bien exactement, ces lettres. C'était toujours la même écriture élégante et souple, dont la seule vue, sur la longue enveloppe bleuâtre, lui mettait des larmes aux yeux. C'était le même journal quotidien d'une vie de femme isolée et douce, attentive et affectionnée. Qu'y manquait-il donc, et pourquoi, au lieu d'y trouver l'élan de jadis, y reconnaissait-il à chaque ligne, – en se le reprochant, – des traces d'effort, comme de devoir? Il n'osait pas s'en plaindre dans ses réponses, et, comme on l'a vu, il écrivait, lui, des pages de bonne humeur, les billets d'un homme d'action qui s'égaie à travers sa tâche, quitte à rester, une fois l'enveloppe fermée, indéfiniment, le coude sur sa table et la tête dans sa main, à se regarder dans le cœur, et il y trouvait la même inexplicable contraction de timidité souffrante qui l'avait empêché, la veille de son départ, de demander à sa maîtresse un véritable adieu. Comme à cette heure de la séparation, il étouffait de paroles à dire qu'il ne pouvait pas dire, de plaintes à répandre qui lui retombaient sur l'âme en un poids de silencieuse mélancolie. Et comme alors aussi, cet être si noble, si étranger aux bassesses d'égoïsme qui se dissimulent si souvent dans les rancunes d'amour, cherchait en lui-même la cause qui expliquât ce changement de ses relations avec Mme de Tillières. Il s'accusait de ne pas l'aimer pour elle. Il se reprochait de devenir despotique et déplaisant. Il se formulait des projets d'une conduite à l'égard de Juliette, si doucement enveloppante et tendre, que son amie redeviendrait celle d'autrefois. Il appliquait toute la force de sa passion à se démontrer les qualités qui la lui avaient rendue si chère. Sa tristesse se fondait alors en adorations inexprimées, et c'était justement la minute où, recevant sa lettre de la veille, cette femme idolâtrée disait, elle: «Comme il a changé…» et tâchait de justifier le coupable silence qu'elle prolongeait de semaine en semaine.

Quand une âme est ainsi remplie jusqu'au bord par des éléments confus de douleur, le moindre accident détermine en elle des révolutions instantanées, analogues à celles que provoque le passage d'un courant d'électricité dans un vase où se heurtent, sans se mélanger, des amas de substances chimiques. Des combinaisons nouvelles se produisent, si rapides, qu'elles semblent miraculeuses. Avant cet entretien avec d'Avançon, et le matin même, tandis que le train de l'Est le ramenait vers la ville où il devait retrouver Mme de Tillières, Henry de Poyanne se sentait incapable d'engager avec elle une causerie vraie, où il lui racontât les secrètes agonies de son cœur. Il prévoyait des mois et des mois encore de ce silence dont il étouffait depuis si longtemps. Le cruel diplomate n'avait pas encore tourné l'angle de la rue Saint-Dominique, et non seulement cette explication avec Juliette paraissait possible au comte, mais il la sentait inévitable. Il en avait besoin comme de respirer, comme de marcher, comme de manger, tant la révélation qu'il venait d'entendre donnait une forme à la fois précise et insupportable à ses doutes sur les sentiments actuels de sa maîtresse… À la première minute qui suivit cet entretien inattendu, ce fut en lui un assaut d'images sans raisonnement, et d'une intensité très douloureuse, comme il arrive lorsqu'une main maladroite nous a touchés soudain à une place secrètement morbide. Au lieu d'apercevoir ces deux simples faits: la présence de Casal chez Juliette et le silence de cette dernière, à l'état de renseignements abstraits, qu'il s'agissait d'interpréter, une évocation exacte comme une photographie lui montra cet intérieur de la rue Matignon, associé au souvenir de ses plus douces tendresses, le petit salon bleu et blanc avec sa figure pour lui vivante, le bureau près de la porte-fenêtre, les branches des arbres du jardin par derrière le vitrage, toutes ces choses d'une si rare intimité, et, dans ce cadre de délicatesse aimée, cet hôte détestable, ce Casal qu'il avait appris à si mal juger chez cette pauvre Pauline de Corcieux. Le rapprochement de cet endroit et de cet homme lui infligea une sensation torturante qu'augmenta encore l'image de Juliette assise, comme autrefois, dans son fauteuil favori, à l'angle de la cheminée, causant avec le visiteur, puis, le soir, accoudée à son bureau, pour lui écrire, à lui, Poyanne, et se taisant sur cette odieuse visite. Car elle ne pouvait pas douter que cette visite ne fût odieuse à son amant. La scène qui avait précédé le départ pour Besançon se représenta soudain à la pensée de cet homme inquiet. Il s'entendit prononcer ses phrases de ce soir-là, et le regard de Juliette reparut dans sa mémoire. Dieu juste! Était-il possible qu'il s'y cachât déjà un mensonge? Et dans le tourbillonnement de ces visions de souffrance, le comte se sentit si misérable que, les larmes lui venant aux yeux, les sanglots lui montant à la gorge, il se jeta sur le divan de son cabinet de travail, et ce soldat si courageux, cet orateur si mâle, ce croyant si sincère, se prit à gémir comme un enfant:

– «Ah! comment a-t-elle pu?» répétait-il à travers ses larmes… Tout d'un coup, et comme il prononçait ces mots à voix haute, un sursaut de souvenir vint lui glacer le cœur. Il se rappela les avoir dits, – oui, les mêmes mots, exactement les mêmes, – treize années auparavant, le jour où il avait appris la trahison de sa femme. L'analogie des deux crises s'imposa aussitôt avec une telle force, que cet excès de souffrance aiguë provoqua une réaction. Il y a, dans l'ordre moral, des poussées soudaines d'énergie qui sont une forme de l'instinct de conservation, aussi spontanée que tel mouvement physique à l'heure de l'extrême danger, le geste, par exemple, avec lequel un homme en train de se noyer s'accroche à une épave. Nos sentiments ne meurent pas en nous sans avoir lutté pour l'existence avec tout ce qu'ils contiennent de sève intérieure. L'amour passionné pour Juliette vivait trop profondément dans le cœur du comte pour ne pas se débattre dans son agonie, et cet amour se révolta contre un jugement qui assimilait l'épouse infâme à la maîtresse, objet depuis tant d'années d'une si dévote ferveur. Poyanne se releva du divan; il passa les mains sur son visage, et il dit, à voix haute encore et d'un accent farouche:

– «Non, non, cela, ce n'est pas vrai.»

L'idée qu'il chassait ainsi loin de sa pensée presque sauvagement, c'était l'hypothèse, soudain entrevue dans un frisson d'horreur, que Juliette fût la maîtresse de Casal. Il lui suffit d'évoquer, dans l'éclair d'une seconde, cette vision de souillure pour que son âme se rejetât aussitôt en arrière, avec cette ardeur de négation devant les fautes de la femme, heureux privilège des hommes très chastes et très fidèles. Ce n'est pas d'avoir été trahis, c'est d'avoir trahi qui nous rend si prompts à soupçonner. La croyance du comte dans l'honneur de Mme de Tillières était absolue, parce que sa conduite à lui-même avait été irréprochable vis-à-vis d'elle, et qu'il la jugeait, involontairement, d'après lui. Cette foi profonde, il la retrouva intacte, malgré sa douleur, et il se tendit tout entier à ne pas admettre l'injurieuse, l'avilissante idée qui avait traversé son noble esprit. L'horloge intérieure de nos facultés est montée de telle sorte que le branle donné à une pièce se transmet aussitôt à toute la machine, et c'est ainsi que ce mouvement de sensibilité blessée réveilla, dans cet homme qui s'abandonnait, la force de vouloir:

– «Voyons,» se dit-il, «il faut raisonner.» Et il se remit à marcher de long en large, mais, cette fois, en se contraignant à une analyse lucide, comme s'il se fût agi d'une de ces discussions parlementaires où il excellait. Chez le civilisé d'aujourd'hui, le métier reprend ses droits dans toutes les heures de crise, sitôt la première secousse subie et amortie. Un homme de lettres alors pense en homme de lettres, un acteur pense en acteur, et un debater comme l'était Henry de Poyanne, pense en debater, avec la rigueur d'une logique qui s'applique aux infiniment petits de la vie du cœur, comme elle faisait d'habitude aux données d'un problème de politique, et presque dans les mêmes termes.

– «Oui, raisonnons,» se disait le comte, «et d'abord circonscrivons la question… Ainsi elle aurait vu ce Casal souvent, très souvent. D'Avançon m'a laissé entendre quotidiennement. N'exagère-t-il pas? Que vaut son témoignage? C'est un esprit judicieux, mais bien passionné… Soit. Cette passion même, dans l'espèce, est un argument pour sa thèse. S'il est venu ici dès ce matin, c'est qu'il a guetté mon arrivée; donc il fallait qu'il fût très tourmenté… Admettons le fait et creusons-le: Juliette a vu Casal souvent depuis mon départ, lui qu'elle ne connaissait pas, il y a quelques semaines, – elle qui ouvre si difficilement sa porte, et cela, quand elle savait mon opinion sur cet homme… Il ne peut y avoir à cette conduite que deux raisons: ou bien il lui plaît… Pourquoi pas? Il plaisait tant à cette pauvre Pauline… Ou bien elle s'ennuie, et elle reçoit qui la distrait. Après celui-ci, un autre, puis un autre. C'est un commencement de transformation de sa vie… Soit!.. Voyons-y clair dans ces deux raisons…»

Telles étaient les phrases, suivies de vingt autres pareilles, par lesquelles cette intelligence, redevenue maîtresse d'elle-même, avait le courage de rédiger, si l'on peut dire, le dossier de la situation. Le cœur saignait, quoique le malheureux homme en eût, car l'une et l'autre de ces deux raisons sous-entendait toutes les angoisses supportées depuis tant de jours. Que Juliette se fût laissé prendre à quelque comédie de sentiment jouée par Casal ou qu'elle accueillît ce garçon par simple goût de se distraire, c'était le signe, dans les deux cas, d'une lassitude intime et profonde pour ce qui concernait sa liaison avec Henry. Et elle le comprenait si bien elle-même qu'elle s'était tue de ces visites. Cette explication de son silence parut évidente au comte.

 

– «Elle a eu pitié de moi,» – songea-t-il; et cette idée lui fut un martyre dans son martyre, comme pour tous ceux qui, sentant gronder en eux la passion, ont rencontré cette pitié-là. Un instinct les avertit que la haine, la perfidie, les égarements mêmes des abandons cruels, laissent encore, pour un amant, place à une espérance, – et la pitié, non. Une femme qui a voulu vous tuer tombera peut-être dans vos bras après vous avoir blessé d'un coup de couteau; celle qui a été séduite par un rival insidieux vous reviendra folle de remords, et celle aussi qui aura cédé, loin de vous, à l'attrait du libertinage. Mais la maîtresse qui plaint dans son amant une souffrance d'amour qu'elle ne partage plus, l'amie désenchantée qui voudrait vous guérir doucement, comme elle s'est elle-même guérie, de la délicieuse fièvre de trop sentir, n'attendez plus que jamais celle-là se reprenne à vous aimer comme vous l'aimez. Fuyez cette affreuse bonté qui ne vous permet même pas de vous repaître de votre peine. Suppliez-la d'être cruelle, de vous chasser, de vous brutaliser jusqu'à la mort. Elle vous serait moins dure qu'en vous ménageant, avec cette câlinerie meurtrière dont chaque délicatesse vous prouve ce que vous avez perdu en perdant l'amour de cette créature si tendre. Les profondes amertumes de cette charité cruelle, Henry de Poyanne les goûta soudain en imagination, et elles lui firent si mal qu'il se dit: – «Tout plutôt que cela, fût-ce même une rupture.» À partir de cette minute il n'hésita plus, et, en arrivant rue Matignon, à deux heures, sa volonté de tout savoir était aussi entière que l'avait pu être celle d'entrer dans l'armée à l'époque de la guerre. Qu'allait-il apprendre? Un frisson de mort le saisissait à la pensée que cette bouche tant aimée lui dirait peut-être: – «C'est vrai, je ne vous aime plus…» – Mais, à un certain degré de doute, la certitude, si horrible soit-elle, paraît préférable à cette nuit du cœur où l'on ignore tout de l'être que l'on adore, et la confidence de d'Avançon venait de porter du coup cet homme déjà malade à ce degré-là. Dans les quatre heures qui s'étaient écoulées entre les discours du diplomate et cette entrée dans le petit salon Louis XVI, il avait pu mesurer l'étendue de la plaie ouverte dans son âme. Et qu'elle était blessée aussi, l'âme de la femme à laquelle il allait montrer sa misère; et pourquoi avait-il, à force de silence, laissé venir les choses au point où les explications ne font plus que montrer les fautes irréparables du passé?

Au moment où la porte s'ouvrait devant Henry, Mme de Tillières était assise sur une des deux profondes bergères, qui sait? les mêmes peut-être dont la soie aujourd'hui joliment passée avait entendu les phrases de rupture échangées entre l'aïeule d'il y a cent ans et le cruel Alexandre de Tilly. Il n'y avait certes aucun rapport entre le noble Poyanne et le cynique séducteur des célèbres Mémoires. Mais, à coup sûr, si désespérée que fût alors la misérable amante de cet émule de Valmont, elle ne l'était pas plus que son arrière-petite-fille de 1881. Quoique le soleil du mois de mai remplît de sa gaie lumière et le ciel bleu aperçu par les portes-fenêtres et les grands arbres déjà verts du jardin, Juliette avait fait allumer du feu. Enveloppée d'une longue robe flottante et toute blanche, avec sa pâleur lassée, avec ses yeux battus d'insomnie, avec sa bouche contractée, on la devinait grelottante de ce froid intérieur qu'aucun printemps ne réchauffe. Le comte lui prit la main pour y mettre un baiser; il sentit que cette petite main moite d'émotion tremblait dans la sienne. À retrouver ainsi, vaincue et brisée, celle qu'il venait interroger, quoiqu'il en eût, un peu comme un juge, cet homme si misérable oublia pour une minute ses propres peines. De voir consumés, tirés, comme fondus, les traits de ce visage trop aimé, lui serra le cœur. Un détail de physionomie acheva de le bouleverser en lui révélant le trouble de sa maîtresse: les yeux bleus de Juliette avaient leur regard noir des minutes où l'iris agrandi démesurément envahissait jusqu'au bord de la prunelle. Quel motif secret de souffrance torturait jusqu'au fond de l'âme cet être trop sensible? Cette question, Poyanne se la posa involontairement, et il lui fut impossible de ne pas rattacher aussitôt cette visible souffrance aux sentiments d'un ordre inconnu que la dénonciation de d'Avançon lui avait montrés dans son amie de dix années. Quoique bien rapides, ces pensées altérèrent son visage, à son tour, et Mme de Tillières, qui, dès l'entrée, l'avait deviné, elle aussi, rongé d'inquiétude, comprit qu'il venait lui demander une explication. Mais sur quoi? Arrivé du matin, il ne pouvait pas avoir entendu parler des visites de Casal. D'ailleurs elle s'était fixée, dans son insomnie de la dernière nuit, à cette volonté définitive: elle les lui apprendrait, ces visites, dès cette première entrevue. Mais il fallait pour cela qu'il fût dans une situation d'esprit ouverte et facile, et il arrivait si évidemment tendu, si contracté. Sans doute la faute en était aux lettres reçues à Besançon. À peine si elle avait trouvé en elle, depuis ces huit jours, l'énergie de tracer quelques lignes sur ce même papier dont autrefois elle couvrait des pages et des pages… Tandis que ces idées se remuaient dans leur pensée à l'un et à l'autre, ils commençaient de se parler et ils échangeaient ces paroles de banalité qui ressemblent, dans les duels de conversation, aux petites passades par lesquelles les escrimeurs amusent leurs épées avant de s'engager à fond. Poyanne s'était assis, et, après quelques demandes affectueuses, tous les deux prononçaient, coupées par des silences, des phrases comme celles-ci:

– «Je suis content,» disait-il, «que la santé de Mme de Nançay ne vous ait donné aucun souci… Mais avec ce beau temps…»

– «Oui,» répondit-elle, «pour une fois nous avons eu un vrai mois d'avril.»

– «Et le ménage de Mme de Candale?»

– «Je vous remercie, il va beaucoup mieux. Elle s'est tant intéressée à votre campagne!..»

– «Où j'ai complètement échoué.»

– «Vous compenserez cela par un triomphe à la Chambre.»

Mon Dieu! que la vieille mère et la jeune comtesse, que le printemps et le Parlement étaient loin de leur commune préoccupation! Et que c'est une chose amère, quand elle n'est pas délicieuse, que ces entrevues après une longue absence, entre deux êtres qui ne peuvent ni éviter de s'expliquer ni le supporter; et ils reculent, reculent encore l'instant où il leur faudra recevoir et enfoncer dans le cœur saignant l'un de l'autre la pointe aiguë de la vérité! Puis cette attente même devient intolérable et l'on se décide à parler, comme fit Juliette avec un frémissement de tout son être. Elle prit la main de Poyanne. Simplement, mais avec un sourire forcé et un regard presque suppliant, elle lui dit:

– «Vous êtes triste, Henry, je le vois. Vous m'en voulez de ce que je vous ai écrit, ces derniers jours, d'une manière bien hâtive… Mais si vous saviez comme j'ai été souffrante, comme je le suis encore, vous me pardonneriez… Vous n'augmenteriez pas mon malaise par la vue du vôtre… Faut-il vous répéter que je n'ai jamais pu, que je ne peux pas vous supporter malheureux?..»

Elle était sincère dans ce geste, dans cette phrase, dans le regard qui l'accompagna, – si profondément sincère et remuée! – Depuis la demi-heure déjà que durait ce cruel tête-à-tête, où cependant pas une parole de reproche n'avait été prononcée par Poyanne, elle sentait cet homme souffrir, et cette sensation, qui jadis avait été le principe premier de son amour, vivait en elle à une profondeur qu'elle ne soupçonnait pas. Toutes les cordes de charité romanesque, autrefois touchées par les mélancoliques confidences du comte, se reprirent à vibrer dans son cœur. Ce fut un réveil de ses sentiments, inattendu, irréfléchi, irrésistible. Si Henry de Poyanne avait été de force à combiner avec précision les différents effets de cette entrevue, capitale pour l'avenir de sa liaison, il n'eût pas employé d'autre méthode: – montrer sa douleur. Il y avait tant de mois, au contraire, qu'il se croyait habile en se masquant d'une demi-indifférence. À présent qu'il ne raisonnait plus, il allait redevenir, pour Juliette, l'être supérieur et malheureux qu'elle avait plaint avec assez de passion pour en devenir amoureuse, grâce à ce lien mystérieux qui unit la miséricorde à la tendresse et la sympathie consolatrice aux troubles de la volupté. La passion était morte et mort l'amour. Son rêve de bonheur s'élançait maintenant vers un autre, mais le magnétisme de pitié qui l'avait enchaînée à Poyanne existait toujours. Elle le subit sans même essayer de s'en défendre. À cette seconde elle était réellement incapable, comme elle venait de le dire dans une ingénuité sans calcul, de supporter les peines de cet homme qui pourtant ne pouvait plus, ne devait plus suffire à la rendre heureuse. Quant à lui, et dans ses tristes méditations, c'était justement cette pitié qu'il avait appréhendée avec le plus d'horreur. Aussi son visage se crispa-t-il davantage encore. Il repoussa la main de Mme de Tillières, et il répondit:

– «Ah! Juliette, ne me faites pas tort… Je n'ai jamais mesuré vos lettres à leurs pages. Je les ai aimées tant que j'ai cru qu'elles étaient pour vous un besoin du cœur et non un devoir…»

– «Ingrat,» interrompit la jeune femme sur un ton de coquetterie tendre, «qui pouvez penser que je me passerais de vous écrire!»

– «Hé bien, oui,» reprit Poyanne avec un visible effort sur lui-même, «j'aime mieux vous parler franchement. Oui, vos lettres m'ont fait du mal. Non point parce qu'elles étaient hâtives ou courtes, mais j'y sentais, ce que je sais à présent, que vous ne m'y parliez pas à cœur ouvert… Vous me les envoyiez comme un journal de votre vie, et vous ne m'y disiez pas que vous étiez en train de nouer une nouvelle amitié que j'ai apprise déjà depuis les quelques heures que je suis à Paris. On s'en préoccupe tant autour de vous!.. Voilà ce qui m'a blessé profondément, pourquoi vous le cacher?..»

Leurs yeux s'étaient croisés pendant que le comte formulait ainsi, avec une netteté implacable, l'accusation au-devant de laquelle Mme de Tillières comptait bien aller, mais à son heure. Elle plissa le front à son tour et un flot de sang empourpra son visage. Poyanne venait, dans ces quelques mots, de se poser devant elle, non plus seulement en malheureux, mais en juge, et aussitôt l'orgueil s'était mélangé à la sympathie dans ce cœur de femme, tendre mais fier. Elle répondit avec une certaine hauteur:

– «Moi non plus, Henry, je n'ai jamais entendu me cacher de vous… Il y a des choses que j'ai mieux aimé vous dire de vive voix que de vous les écrire… Je sais trop combien les malentendus sont faciles par lettres… Interrogez et vous jugerez…»

– «Amie!» soupira de nouveau le comte avec une mélancolie où ne passait plus aucun souffle de reproche, «comme vous me comprenez peu! Moi, vous interroger! Moi, vous juger!.. Quelles paroles de vous à moi, Juliette! Je vous en supplie, ne voyez pas en moi un jaloux. Je ne le suis pas. Je n'ai pas le droit de l'être. Je vous estime trop pour vous soupçonner. Me suis-je jamais permis, depuis que je vous aime, de surveiller vos relations? Que vous receviez telle ou telle personne, je pourrai avoir peur que vous n'ayez un jour à le regretter, mais me défier de vous à cause de cela, – jamais. Seulement, que vous vous mettiez à votre table pour m'écrire, et puis que vous pesiez chacune des phrases de votre lettre au lieu de vous laisser aller, tout simplement; que vous me traitiez comme quelqu'un qu'il faut ménager; que vous ayez peur de moi, enfin, et que j'en aie la sensation, voilà ce qui me perce le cœur, et des phrases comme celles que vous venez de prononcer, aussi, sur des malentendus possibles entre nous… Voyez-vous, ce n'est pas de la chose en elle-même que je souffre, c'est de ce que je devine, de ce que je vois par derrière. Je vois que vos sentiments ont changé. Je vois, – ah! laissez-moi parler,» insista-t-il sur un geste de Mme de Tillières, «il y a si longtemps que cette idée m'obsède, – je vois que l'intimité est finie entre nous, cette existence cœur à cœur dont je m'étais fait une si chère habitude. Je vois que je vous aime toujours comme autrefois, et que, vous, vous ne m'aimez plus. Ce petit fait de cette amitié nouvelle et de ce silence, c'est un signe entre vingt, entre trente… Si j'ai pris cette occasion de vous parler comme je vous parle, comprenez que ce n'est pas que j'y attache plus d'importance qu'à tant d'autres. Il n'y a pour moi d'important que votre cœur… Juliette, si vraiment je ne suis plus pour vous ce que j'ai été, je vous en conjure, ayez le courage de me le dire. J'ai bien celui de vous le demander… M'aimez-vous encore? Je peux tout entendre à cette minute… Vous dites que vous ne savez pas me supporter malheureux… C'est ce doute terrible qui est entré en moi dont je souffre tant… Faites-le cesser… Même de vous perdre serait moins cruel que de ne plus savoir ce que vous voulez, ce que vous sentez…»

 

Elle l'écoutait parler d'une voix de plus en plus brisée et sourde, qui révélait, bien plus encore que les mots, la peine intérieure. Elle voyait, tendue vers elle dans une expression d'angoisse infinie, cette physionomie tourmentée, toute pauvre et chétive dans la vie habituelle, mais transfigurée à cet instant par le charme de la grande douleur. Elle comprenait, ce dont elle avait douté depuis des mois, – en se complaisant peut-être dans ce doute, – que Poyanne disait vrai, que cet amour pour elle tenait en lui aux racines les plus profondes, les plus saignantes du cœur, et elle eut comme l'impression physique, insoutenable, qu'en lui répondant qu'elle ne l'aimait plus, elle le déchirerait réellement, ce cœur douloureux. Le sursaut d'orgueil qu'elle venait d'avoir devant une question accusatrice, comment le garder devant la douceur vaincue de ce désespoir, qui lui mettait une arme aux mains et qui lui disait: Frappe?.. Mais non. Elle ne pouvait pas frapper. Elle ne pouvait pas articuler une phrase qui l'eût rendue libre, en achevant de briser cet homme qui l'avait aimée, qui l'aimait. Elle s'était donnée à lui pour qu'il fût heureux, et elle le retrouvait si misérable, si blessé devant elle et par elle! L'inconscient désir d'une existence renouvelée qui l'avait conduite à ses dangereuses relations avec Casal, – ses révoltes secrètes contre la chaîne de sa liaison, – sa volonté de maintenir son indépendance au jour de l'explication, – sa lassitude et son besoin de liberté, – tout le travail accompli en elle depuis ces dernières semaines, qu'était-ce en regard de cette agonie qui lui prit, qui lui terrassa soudain toute l'âme? Et voici que des larmes lui montèrent aux yeux, irraisonnées, et qu'elle se leva, et, tombant à genoux devant son ami, elle lui mit les bras au cou, comme elle aurait fait à un enfant malade, sans réfléchir, sans raisonner; et tremblant, éperdu de saisissement, cet homme, qui passait tout d'un coup de l'extrême anxiété à une joie inespérée, ne pouvait que balbutier:

– «Tu pleures? Tu m'aimes encore? Non. Ce n'est pas possible!.. Tu m'aimes? Tu m'aimes?..»

– «Tu ne le sens donc pas?» répondit Juliette à travers ses larmes. «Vois-tu, je ne veux plus que tu aies jamais, jamais, jamais, un seul instant comme celui-ci… Pourquoi n'as-tu pas parlé plus tôt? Pourquoi m'écrivais-tu, toi aussi, des lettres glacées?.. Mais c'est fini… Ne sois plus triste. Avant ce moment je ne savais pas ce que tu étais pour moi. Je t'appartiens pour la vie… Je te jure que je ne verrai plus la personne qui t'a porté ombrage… Tais-toi. Je te le jure… Tu ne m'en parleras plus jamais… Tu me croiras, si je te dis que je ne le voyais pas pour moi, mais à cause d'une amie qu'il aime… Mais qu'il n'en soit plus question jamais, tu m'entends, jamais… Je veux que tu sois heureux, que tu ne te défies point de toi, de moi, de notre amour; que notre vie recommence comme autrefois. Quand nous verrons-nous chez nous?.. Demain… Veux-tu? Souris-moi, regarde-moi avec tes yeux qui me donnent ta joie… Tu es mon cher, mon si cher ami!..»

C'était à son tour, à lui, de l'écouter, et elle pouvait maintenant voir ce visage s'illuminer d'une extase souffrante, mais si douce pour elle qui à cette minute n'avait dans le cœur que cette tendresse. Elle mentait, – mais était-ce mentir? – en disant qu'elle l'aimait, – et à cet instant elle était aussi frémissante que si elle l'eût aimé! Pourtant, elle savait bien qu'en laissant entendre, comme elle le faisait, que Casal n'était reçu rue Matignon que pour une autre, elle commettait une action indigne d'elle. Oui, elle le savait, – ou elle aurait dû le savoir, – et aussi qu'en offrant, en implorant ce rendez-vous dans leur petit appartement de Passy, elle manquait à toute sa dignité de femme. Que lui importait, pourvu qu'elle ne subît plus cet affreux contrecoup de cette douleur? Et lui, prouvant encore à quelle profondeur il avait été atteint, il demandait:

– «Jure-moi que tu me parles vraiment ainsi par amour.»

– «Je te le jure,» répondit-elle.

– «Vois-tu,» reprenait-il, «sans cet amour, je ne sais pas ce que je deviendrais. Tu me dis que j'aurais dû te parler plus tôt… Mais c'est si dur de n'être pas deviné quand on aime! Comprends bien que tu es libre. Tu m'aurais répondu tout à l'heure que tu ne voulais plus être à moi, va, je ne t'aurais pas fait un reproche; je crois que j'en serais mort comme on meurt de ne plus respirer l'air… Mais tu as raison. C'est fini… Tiens, je crois que pour éprouver la joie qui me remplit le cœur aujourd'hui, je consentirais à bien d'autres peines… Comme je suis heureux! Comme je suis heureux!»

– «C'est bien vrai?» interrogea-t-elle presque avec égarement.

– «Ah! bien vrai,» répéta-t-il en serrant contre lui cette tête chérie, et sans remarquer comme ces yeux, qui venaient de le regarder avec tant d'exaltation, s'assombrissaient soudain d'une vision que la pauvre femme voulut pourtant chasser de toute son énergie, car elle rendit son baiser à son amant avec une passion qui aurait suffi pour enlever à Henry jusqu'à son dernier doute, s'il en avait conservé. Cet homme était trop jeune, malgré l'âge et malgré les déceptions, trop entièrement loyal et simple, pour soupçonner que ce mouvement de passion avait pour cause un horrible remords, tout d'un coup éprouvé par sa maîtresse. Elle venait de sentir qu'en se rejetant, par une sorte de frénésie de charité, dans les bras de Poyanne, elle ne pouvait pas oublier l'autre.