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L'autre Tartuffe, ou La mère coupable

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L'autre Tartuffe, ou La mère coupable
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UN MOT SUR LA MÈRE COUPABLE

PENDANT ma longue proscription, quelques amis zélés avaient imprimé cette Pièce, uniquement pour prévenir l'abus d'une contrefaçon infidèle, furtive, et prise à la volée pendant les représentations1. Mais ces amis eux-mêmes, pour éviter d'être froissés par les agens de la terreur, s'ils eussent laissé leurs vrais titres aux personnages espagnols, (car alors tout était péril) se crurent obligés de les défigurer, d'altérer même leur langage, et de mutiler plusieurs scènes.

Honorablement rappelé dans ma patrie, après quatre années d'infortunes, et la Pièce étant désirée par les anciens Acteurs du Théâtre français, dont on connaît les grands talens; je la restitue en entier dans son premier état. Cette édition est celle que j'avoue.

Parmi les vues de ces artistes, j'entre dans celle de présenter, en trois séances consécutives, tout le roman de la famille Almaviva, dont les deux premières époques ne semblent pas, dans leur gaîté légère, offrir de rapport bien sensible avec la profonde et touchante moralité de la dernière; mais qui, dans le plan de l'auteur, ont une connexion intime, propre à verser le plus vif intérêt sur les représentations de la Mère coupable.

J'ai donc pensé avec les Comédiens, que nous pouvions dire au Public: Après avoir bien ri, le premier jour, au Barbier de Séville, de la turbulente jeunesse du Comte Almaviva, laquelle est à-peu-près celle de tous les hommes:

Après avoir, le second jour, gaîment considéré, dans la Folle journée, les fautes de son âge viril, et qui sont trop souvent les nôtres:

Par le tableau de sa vieillesse, et voyant la Mère coupable, venez vous convaincre avec nous, que tout homme qui n'est pas né un épouvantable méchant, finit toujours par être bon, quand l'âge des passions s'éloigne, et sur-tout quand il a goûté le bonheur si doux d'être père! c'est le but moral de la Pièce. Elle en renferme plusieurs autres que ses détails feront sortir.

Et moi, l'Auteur, j'ajoute ici: Venez juger la Mère coupable, avec le bon esprit qui l'a fait composer pour vous. Si vous trouvez quelque plaisir à mêler vos larmes aux douleurs, au pieux repentir de cette femme infortunée: si ses pleurs commandent les vôtres, laissez-les couler doucement. Les larmes qu'on verse au théâtre, sur des maux simulés qui ne font pas le mal de la réalité cruelle, sont douces. On est meilleur quand on se sent pleurer. On se trouve si bon après la compassion!

Auprès de ce tableau touchant, si j'ai mis sous vos yeux le machinateur, l'homme affreux qui tourmente aujourd'hui cette malheureuse famille; Ah! je vous jure que je l'ai vu agir; je n'aurais pas pu l'inventer. Le Tartuffe de Molière était celui de la religion: aussi de toute la famille d'Orgon, ne trompa-t-il que le chef imbécile! Celui-ci, bien plus dangereux, Tartuffe de la probité, a l'art profond de s'attirer la respectueuse confiance de la famille entière qu'il dépouille. C'est celui-là qu'il fallait démasquer. C'est pour vous garantir des piéges de ces monstres (et il en existe par-tout) que j'ai traduit sévèrement celui-ci sur la scène française. Pardonnez-le moi, en faveur de sa punition, qui fait la clôture de la Pièce. Ce cinquième acte m'a couté; mais je me serais cru plus méchant que Bégearss, si je l'avais laissé jouir du moindre fruit de ses atrocités; si je ne vous eusse calmés après des alarmes si vives.

Peut être ai-je attendu trop tard pour achever cet ouvrage terrible qui me consumait la poitrine, et devait être écrit dans la force de l'âge. Il m'a tourmenté bien long-temps! Mes deux comédies espagnoles ne furent faites que pour le préparer. Depuis, en vieillissant, j'hésitais de m'en occuper: je craignais de manquer de force; et peut-être n'en ai-je plus à l'époque où je l'ai tenté! mais enfin, je l'ai composé dans une intention droite et pure: avec la tête froide d'un homme, et le cœur brûlant d'une femme, comme on l'a pensé de Rousseau. J'ai remarqué que cet ensemble, cet hermaphrodisme moral, est moins rare qu'on ne le croit.

Au reste, sans tenir à nul parti, à nulle secte, la Mère coupable est un tableau des peines intérieures qui divisent bien des familles; auxquelles malheureusement le divorce, très-bon d'ailleurs, ne remédie point. Quoi qu'on fasse, ces plaies secrètes, il les déchire au lieu de les cicatriser. Le sentiment de la paternité, la bonté du cœur, l'indulgence en sont les uniques remèdes. Voilà ce que j'ai voulu peindre et graver dans tous les esprits.

Les hommes de lettres qui se sont voués au théâtre, en examinant cette Pièce, pourront y démêler une intrigue de comédie, fondue dans le pathétique d'un drame. Ce dernier genre, trop dédaigné de quelques juges prévenus, ne leur paraissait pas de force à comporter ces deux élémens réunis. L'intrigue, disaient-ils, est le propre des sujets gais, c'est le nerf de la comédie: on adapte le pathétique à la marche simple du drame, pour en soutenir la faiblesse. Mais ces principes hasardés s'évanouissent à l'application, comme on peut s'en convaincre en s'exerçant dans les deux genres. L'exécution plus ou moins bonne assigne à chacun son mérite; et le mêlange heureux de ces deux moyens dramatiques employés avec art, peut produire un très-grand effet; voici comment je l'ai tenté.

Sur les antécédens connus (et c'est un fort grand avantage) j'ai fait en sorte qu'un drame intéressant existât aujourd'hui entre le Comte Almaviva, la Comtesse et les deux enfans. Si j'avais reporté la Pièce à l'âge inconsistant où les fautes se sont commises, voici ce qui fût arrivé.

D'abord le drame eût dû s'appeler, non la Mère coupable, mais l'Epouse infidèle, ou les Epoux coupables: ce n'était déjà plus le même genre d'intérêt; il eût fallu y faire entrer des intrigues d'amour, des jalousies, du désordre, que sais-je? de tous autres évènemens: et la moralité que je voulais faire sortir d'un manquement si grave aux devoirs de l'épouse honnête; cette moralité, perdue, enveloppée dans les fougues de l'âge, n'aurait pas été apperçue. Mais, c'est vingt ans après que les fautes sont consommées; quand les passions sont usées; que leurs objets n'existent plus; à l'instant où les conséquences d'un désordre presque oublié viennent peser sur l'établissement, sur le sort d'enfans malheureux qui les ont toutes ignorées, et n'en sont pas moins les victimes. C'est de ces circonstances graves que la moralité tire toute sa force, et devient le préservatif des jeunes personnes bien nées qui, lisant peu dans l'avenir, sont beaucoup plus près du danger de se voir égarées, que de celui d'être vicieuses. Voilà sur quoi porte mon drame.

Puis, opposant au scélérat, notre pénétrant Figaro, vieux serviteur très-attaché; le seul Être que le fripon n'a pu tromper dans la maison: l'intrigue qui se noue entr'eux, s'établit sous cet autre aspect.

Le scélérat inquiet, se dit: En vain j'ai le secret de tout le monde ici; envain je me vois près de le tourner à mon profit; si je ne parviens pas à faire chasser ce valet, il pourra m'arriver malheur!

D'autre côté, j'entends le Figaro: Si je ne réussis à dépister ce monstre, à lui faire tomber le masque; la fortune, l'honneur, le bonheur de cette maison; tout est perdu. La Susanne, jetée entre ces deux lutteurs, n'est ici qu'un souple instrument dont chacun entend se servir pour hâter la chûte de l'autre.

Ainsi, la Comédie d'intrigue, soutenant la curiosité, marche tout au travers du Drame, dont elle renforce l'action, sans en diviser l'intérêt qui se porte entier sur la Mère. Les deux enfans, aux yeux du spectateur, ne courent aucun danger réel. On voit bien qu'ils s'épouseront, si le scélérat est chassé; car, ce qu'il y a de mieux établi dans l'ouvrage, c'est qu'ils ne sont parens à nul degré; qu'ils sont étrangers l'un à l'autre: ce que savent fort bien, dans le secret du cœur, le Comte, la Comtesse, le scélérat, Susanne et Figaro, tous instruits des événemens; sans compter le Public qui assiste à la Pièce, à qui nous n'avons rien caché. Tout l'art de l'hypocrite, en déchirant le cœur du Père et de la Mère, consiste à effrayer les jeunes gens, à les arracher l'un à l'autre, en leur fesant croire à chacun qu'ils sont enfans du même père! c'est-là le fond de son intrigue. Ainsi marche le double plan que l'on peut appeler complexe.

Une telle action dramatique peut s'appliquer à tous les temps, à tous les lieux où les grands traits de la nature, et tous ceux qui caractérisent le cœur de l'homme et ses secrèts, ne seront pas trop méconnus.

Diderot comparant les ouvrages de Richardson avec tous ces romans que nous nommons l'Histoire, s'écrie, dans son enthousiasme pour cet auteur juste et profond: Peintre du cœur humain! c'est toi seul qui ne ments jamais! Quel mot sublime! Et moi aussi j'essaye encor d'être peintre du cœur humain: mais ma palette est desséchée par l'âge et les contradictions. La Mère coupable a dû s'en ressentir!

Que si ma faible exécution nuit à l'intérêt de mon plan; le principe que j'ai posé n'en a pas moins toute sa justesse! Un tel essai peut inspirer le dessein d'en offrir de plus fortement concertés. Qu'un homme de feu l'entreprenne, y mêlant, d'un crayon hardi, l'intrigue avec le pathétique! Qu'il broye et fonde savament les vives couleurs de chacun! Qu'il nous peigne à grands traits l'homme vivant en société, son état, ses passions, ses vices, ses vertus, ses fautes et ses malheurs, avec la vérité frappante que l'exagération même, qui fait briller les autres genres, ne permet pas toujours de rendre aussi fidèlement! Touchés, intéressés, instruits, nous ne dirons plus que le Drame est un genre décoloré, né de l'impuissance de produire ou Tragédie, ou Comédie. L'art aura pris un noble essor; il aura fait encore un pas.

 

O mes Concitoyens, vous à qui j'offre cet essai! s'il vous parait faible ou manqué; critiqués-le, mais sans m'injurier. Lorsque je fis mes autres Pièces, on m'outragea long-temps pour avoir osé mettre au théâtre ce jeune Figaro, que vous avez aimé depuis. J'étais jeune aussi, j'en riais. En vieillissant l'esprit s'attriste; le caractère se rembrunit. J'ai beau faire, je ne ris plus quand un méchant ou un fripon insulte à ma personne, à l'occasion de mes ouvrages: on n'est pas maître de cela.

Critiqués la Pièce: fort bien. Si l'Auteur est trop vieux pour en tirer du fruit, votre leçon peut profiter à d'autres. L'injure ne profite à personne, et même elle n'est pas de bon goût. On peut offrir cette remarque à une Nation renommée par son ancienne politesse, qui la fesait servir de modèle en ce point, comme elle est encore aujourd'hui celui de la haute vaillance.

PERSONNAGES

LE COMTE ALMAVIVA, grand seigneur espagnol, d'une fierté noble, et sans orgueil.

LA COMTESSE ALMAVIVA, très-malheureuse, et d'une angélique piété.

LE CHEVALIER LÉON, leur fils; jeune homme épris de la liberté, comme toutes les âmes ardentes et neuves.

FLORESTINE, pupille et filleule du comte Almaviva; jeune personne d'une grande sensibilité.

M. BÉGEARSS, Irlandais, major d'infanterie espagnole, ancien secrétaire des ambassades du Comte; homme très-profond, et grand machinateur d'intrigues, fomentant le trouble avec art.

FIGARO, valet de chambre, chirurgien et homme de confiance du Comte; homme formé par l'expérience du monde et des évènemens.

SUSANNE, première camariste de la Comtesse; épouse de Figaro; excellente femme, attachée à sa maîtresse, et revenue des illusions du jeune âge.

M. FAL, notaire du Comte; homme exact et très-honnête.

GUILLAUME, valet allemand de M. Bégearss; homme trop simple pour un tel maître.

La Scène est à Paris, dans l'hôtel occupé par la famille du Comte, et se passe à la fin de 1790.

L'AUTRE TARTUFFE, OU LA MÈRE COUPABLE

ACTE PREMIER

Le Théâtre représente un salon fort orné
SCÈNE PREMIÈRE
SUSANNE, seule, tenant des fleurs obscures, dont elle fait un bouquet

QUE Madame s'éveille et sonne; mon triste ouvrage est achevé. (Elle s'assied avec abandon.) A peine il est neuf heures, et je me sens déjà d'une fatigue… Son dernier ordre, en la couchant, m'a gâté ma nuit toute entière… Demain, Susanne, au point du jour, fais apporter beaucoup de fleurs, et garnis-en mes cabinets.– Au portier: —Que, de la journée, il n'entre personne pour moi. – Tu me formeras un bouquet de fleurs noires et rouge foncé, un seul œillet blanc au milieu… Le voilà. – Pauvre Maîtresse! elle pleurait!.. Pour qui ce mélange d'apprêts?.. Eeeh! si nous étions en Espagne, ce serait aujourd'hui la fête de son fils Léon… (avec mystère.) et d'un autre homme qui n'est plus! (Elle regarde les fleurs.) Les couleurs du sang et du deuil! (Elle soupire.) Ce cœur blessé ne guérira jamais! – Attachons-le d'un crêpe noir, puisque c'est-là sa triste fantaisie! (Elle attache le bouquet.)

SCÈNE II
SUSANNE, FIGARO regardant avec mystère. (Cette scène doit marcher chaudement.)
SUSANNE

ENTRE donc, Figaro! Tu prends l'air d'un amant en bonne fortune chez ta femme!

FIGARO

Peut-on vous parler librement?

SUSANNE

Oui, si la porte reste ouverte.

FIGARO

Et pourquoi cette précaution?

SUSANNE

C'est que l'homme dont il s'agit peut entrer d'un moment à l'autre.

FIGARO, appuyant

Honoré-Tartuffe – Bégearss?

SUSANNE

Et c'est un rendez-vous donné. – Ne t'accoutume donc pas à charger son nom d'épithètes; cela peut se redire et nuire à tes projets.

FIGARO

Il s'appelle Honoré!

SUSANNE

Mais non pas Tartuffe.

FIGARO

Morbleu!

SUSANNE

Tu as le ton bien soucieux!

FIGARO

Furieux! (Elle se lève.) Est-ce là notre convention? M'aidez-vous franchement, Suzanne, à prévenir un grand désordre? Serais-tu dupe encore de ce très-méchant homme?

SUSANNE

Non; mais je crois qu'il se méfie de moi; il ne me dit plus rien. J'ai peur, en vérité, qu'il ne nous croye raccommodés.

FIGARO

Feignons toujours d'être brouillés.

SUSANNE

Mais qu'as-tu donc appris qui te donne une telle humeur?

FIGARO

Recordons-nous d'abord sur les principes. Depuis que nous sommes à Paris, et que M. Almaviva… (Il faut bien lui donner son nom, puisqu'il ne souffre plus qu'on l'appelle Monseigneur…)

SUSANNE, avec humeur

C'est beau! et Madame sort sans livrée! nous avons l'air de tout le monde!

FIGARO

Depuis, dis-je, qu'il a perdu, par une querelle du jeu, son libertin de fils aîné, tu sais comment tout a changé pour nous! comme l'humeur du Comte est devenue sombre et terrible!

SUSANNE

Tu n'es pas mal bourru non plus!

FIGARO

Comme son autre fils paraît lui devenir odieux!

SUSANNE

Que trop!

FIGARO

Comme Madame est malheureuse!

SUSANNE

C'est un grand crime qu'il commet!

FIGARO

Comme il redouble de tendresse pour sa pupille Florestine! Comme il fait, sur-tout, des efforts pour dénaturer sa fortune!

SUSANNE

Sais-tu, mon pauvre Figaro! que tu commences à radoter? Si je sais tout cela, qu'est-il besoin de me le dire?

FIGARO

Encor faut-il bien s'expliquer pour s'assurer que l'on s'entend! N'est-il pas avéré pour nous que cet astucieux Irlandais, le fléau de cette famille, après avoir chiffré, comme secrétaire, quelques ambassades auprès du Comte, s'est emparé de leurs secrets à tous? que ce profond machinateur a su les entraîner, de l'indolente Espagne, en ce pays, remué de fond en comble, espérant y mieux profiter de la désunion où ils vivent, pour séparer le mari de la femme, épouser la pupille, et envahir les biens d'une maison qui se délâbre?

SUSANNE

Enfin, moi! que puis-je à cela?

FIGARO

Ne jamais le perdre de vue; me mettre au cours de ses démarches.

SUSANNE

Mais je te rends tout ce qu'il dit.

FIGARO

Oh! ce qu'il dit… n'est que ce qu'il veut dire! Mais saisir, en parlant, les mots qui lui échappent, le moindre geste, un mouvement; c'est-là qu'est le secret de l'âme! Il se trame ici quelque horreur! Il faut qu'il s'en croye assuré; car je lui trouve un air… plus faux, plus perfide et plus fat; cet air des sots de ce pays, triomphant avant le succès! Ne peux-tu être aussi perfide que lui? l'amadouer, le bercer d'espoir? quoiqu'il demande, ne pas le refuser?..

SUSANNE

C'est beaucoup!

FIGARO

Tout est bien, et tout marche au but; si j'en suis promptement instruit.

SUSANNE

… Et si j'en instruis ma maîtresse?

FIGARO

Il n'est pas tems encore; ils sont tous subjugués par lui. On ne te croirait pas: tu nous perdrais, sans les sauver. Suis-le par-tout, comme son ombre… et moi, je l'épie au-dehors…

SUSANNE

Mon ami, je t'ai dit qu'il se défie de moi; et s'il nous surprenait ensemble… Le voilà qui descend… Ferme!.. ayons l'air de quereller bien fort. (Elle pose le bouquet sur la table.)

FIGARO, élevant la voix

Moi, je ne le veux pas. Que je t'y prenne une autre fois!..

SUSANNE, élevant la voix

Certes!.. oui, je te crains beaucoup!

FIGARO, feignant de lui donner un soufflet

Ah! tu me crains!.. Tiens, insolente!

SUSANNE, feignant de l'avoir reçu

Des coups à moi… chez ma maîtresse?

SCÈNE III
LE MAJOR BÉGEARSS, FIGARO, SUSANNE
BÉGEARSS, en uniforme, un crêpe noir au bras

EH! mais quel bruit! Depuis une heure j'entends disputer de chez moi…

FIGARO, à part

Depuis une heure!

BÉGEARSS

Je sors, je trouve une femme éplorée…

SUSANNE, feignant de pleurer

Le malheureux lève la main sur moi!

BÉGEARSS

Ah l'horreur! monsieur Figaro! Un galant homme a-t-il jamais frappé une personne de l'autre sexe?

FIGARO, brusquement

Eh morbleu! Monsieur, laissez-nous! Je ne suis point un galant homme; et cette femme n'est point une personne de l'autre sexe: elle est ma femme; une insolente, qui se mêle dans des intrigues, et qui croit pouvoir me braver, parce qu'elle a ici des gens qui la soutiennent. Ah! j'entends la morigéner…

BÉGEARSS

Est-on brutal à cet excès?

FIGARO

Monsieur, si je prends un arbitre de mes procédés envers elle, ce sera moins vous que tout autre; et vous savez trop bien pourquoi!

BÉGEARSS

Vous me manquez, Monsieur; je vais m'en plaindre à votre maître.

FIGARO, raillant

Vous manquer! moi? c'est impossible.

(Il sort.)

SCÈNE IV
BÉGEARSS, SUSANNE
BÉGEARSS

MON enfant, je n'en reviens point. Quel est donc le sujet de son emportement?

SUSANNE

Il m'est venu chercher querelle; il m'a dit cent horreurs de vous. Il me défendait de vous voir, de jamais oser vous parler. J'ai pris votre parti; la dispute s'est échauffée; elle a fini par un soufflet… Voilà le premier de sa vie; mais moi, je veux me séparer; vous l'avez vu…

BÉGEARSS

Laissons cela. – Quelque léger nuage altérait ma confiance en toi; mais ce débat l'a dissipé.

SUSANNE

Sont-ce là vos consolations?

BÉGEARSS

Vas! c'est moi qui t'en vengerai! il est bien tems que je m'acquitte envers toi, ma pauvre Susanne! Pour commencer, apprends un grand secret… Mais sommes-nous bien sûrs que la porte est fermée? (Susanne y va voir.) (Il dit à part) Ah! si je puis avoir seulement trois minutes l'écrin au double fonds que j'ai fait faire à la Comtesse, où sont ces importantes lettres…

SUSANNE revient

Eh bien! ce grand secret?

BÉGEARSS

Sers ton ami; ton sort devient superbe. – J'épouse Florestine; c'est un point arrêté; son père le veut absolument.

SUSANNE

Qui, son père?

BÉGEARSS, en riant

Et d'où sors-tu donc? Règle certaine, mon enfant; lorsque telle orpheline arrive chez quelqu'un, comme pupille, ou bien comme filleule, elle est toujours la fille du mari. (D'un ton sérieux.) Bref, je puis l'épouser… si tu me la rends favorable.

SUSANNE

Oh! mais Léon en est très amoureux.

BÉGEARSS

Leur fils? (froidement) je l'en détacherai.

SUSANNE, étonnée

Ha!.. Elle aussi, elle est fort éprise!

BÉGEARSS

De lui?..

SUSANNE

Oui.

 
BÉGEARSS, froidement

Je l'en guérirai.

SUSANNE, plus surprise

Ha ha!.. Madame qui le sait, donne les mains à leur union!

BÉGEARSS, froidement

Nous la ferons changer d'avis.

SUSANNE, stupéfaite

Aussi?.. Mais Figaro, si je vois bien, est le confident du jeune homme!

BÉGEARSS

C'est le moindre de mes soucis. Ne serais-tu pas aise d'en être délivrée?

SUSANNE

S'il ne lui arrive aucun mal?..

BÉGEARSS

Fi donc! la seule idée flétrit l'austère probité. Mieux instruits sur leurs intérêts, ce sont eux-mêmes qui changeront d'avis.

SUSANNE, incrédule

Si vous faites cela, Monsieur…

BÉGEARSS, appuyant

Je le ferai. – Tu sens que l'amour n'est pour rien dans un pareil arrangement. (L'air caressant.) Je n'ai jamais vraiment aimé que toi.

SUSANNE, incrédule

Ah! si Madame avait voulu…

BÉGEARSS

Je l'aurais consolée sans doute; mais elle a dédaigné mes vœux!.. Suivant le plan que le Comte a formé, la Comtesse va au couvent.

SUSANNE, vivement

Je ne me prête à rien contre elle.

BÉGEARSS

Que diable! il la sert dans ses goûts! Je t'entends toujours dire: Ah! c'est un ange sur la terre!

SUSANNE, en colère

Eh bien! faut-il la tourmenter?

BÉGEARSS, riant

Non; mais du moins la rapprocher de ce Ciel, la patrie des anges, dont elle est un moment tombée!.. Et puisque, dans ces nouvelles et merveilleuses lois, le divorce s'est établi…

SUSANNE, vivement

Le Comte veut s'en séparer?

BÉGEARSS

S'il peut.

SUSANNE, en colère

Ah! les scélérats d'hommes! quand on les étranglerait tous!..

BÉGEARSS, riant

J'aime à croire que tu m'en exceptes?

SUSANNE

Ma foi!.. pas trop.

BÉGEARSS, riant

J'adore ta franche colère: elle met à jour ton bon cœur! Quant à l'amoureux chevalier; il le destine à voyager… long-temps. – Le Figaro, homme expérimenté, sera son discret conducteur. (Il lui prend la main.) Et voici ce qui nous concerne: Le Comte, Florestine et moi, habiterons le même hôtel: et la chère Susanne à nous, chargée de toute la confiance, sera notre surintendant, commandera la domesticité, aura la grande main sur tout. Plus de mari, plus de soufflets, plus de brutal contradicteur; des jours filés d'or et de soie, et la vie la plus fortunée!..

SUSANNE

A vos cajoleries, je vois que vous voulez que je vous serve auprès de Florestine?

BÉGEARSS, caressant

A dire vrai, j'ai compté sur tes soins. Tu fus toujours une excellente femme! J'ai tout le reste dans ma main; ce point seul est entre les tiennes. (Vivement.) Par exemple, aujourd'hui tu peux nous rendre un signalé…

SUSANNE l'examine
BÉGEARSS se reprend

Je dis un signalé, par l'importance qu'il y met. (Froidement.) Car, ma foi! c'est bien peu de chose! Le Comte aurait la fantaisie… de donner à sa fille, en signant le contrat, une parure absolument semblable aux diamans de la Comtesse. Il ne voudrait pas qu'on le sût.

SUSANNE, surprise

Ha ha!..

BÉGEARSS

Ce n'est pas trop mal vu! De beaux diamans terminent bien des choses! Peut-être il va te demander d'apporter l'écrin de sa femme, pour en confronter les dessins avec ceux de son joaillier…

SUSANNE

Pourquoi, comme ceux de Madame? C'est une idée assez bisarre!

BÉGEARSS

Il prétend qu'ils soient aussi beaux… Tu sens, pour moi, combien c'était égal! Tiens, vois-tu? le voici qui vient.

SCÈNE V
LE COMTE, SUSANNE, BÉGEARSS
LE COMTE

MONSIEUR Bégearss, je vous cherchais.

BÉGEARSS

Avant d'entrer chez vous, Monsieur, je venais prévenir Susanne; que vous avez dessein de lui demander cet écrin…

SUSANNE

Au moins, Monseigneur, vous sentez…

LE COMTE

Eh! laisse-là ton Monseigneur! N'ai-je pas ordonné, en passant dans ce pays-ci?..

SUSANNE

Je trouve, Monseigneur, que cela nous amoindrit.

LE COMTE

C'est que tu t'entends mieux en vanité qu'en vraie fierté. Quand on veut vivre dans un pays, il n'en faut point heurter les préjugés.

SUSANNE

Eh bien! Monsieur, du moins vous me donnez votre parole…

LE COMTE, fièrement

Depuis quand suis-je méconnu?

SUSANNE

Je vais donc vous l'aller chercher. (A part.) Dame! Figaro m'a dit de ne rien refuser!..

1Elle fut représentée, pour la première fois, au Théâtre du Marais, le 26 Juin 1792.