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L'homme à l'oreille cassée

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V – Rêves d'amour et autre

Léon apprit à ses dépens qu'il ne suffit pas d'une bonne conscience et d'un bon lit pour nous procurer un bon somme. Il était couché comme un sybarite, innocent comme un berger d'Arcadie, et, par surcroît, fatigué comme un soldat qui a doublé l'étape: cependant une lourde insomnie pesa sur lui jusqu'au matin. C'est en vain qu'il se tourna et retourna dans tous les sens, comme pour rejeter le fardeau d'une épaule sur l'autre. Il ne ferma les yeux qu'après avoir vu les premières lueurs de l'aube argenter les fentes de ses volets.

Il s'endormit en pensant à Clémentine; un rêve complaisant ne tarda pas à lui montrer la figure de celle qu'il aimait. Il la vit en toilette de mariée dans la chapelle du château impérial. Elle s'appuyait sur le bras de Mr Renault père, qui avait mis des éperons pour la cérémonie. Léon suivait, donnant la main à Mlle Sambucco; la vieille demoiselle était décorée de la Légion d'honneur. En approchant de l'autel, le marié s'aperçut que les jambes de son père étaient minces comme des baguettes, et, comme il allait exprimer son étonnement, Mr Renault se retourna et lui dit: «Elles sont minces parce qu'elles sont sèches; mais elles ne sont pas déformées.» Tandis qu'il donnait cette explication son visage s'altéra, ses traits changèrent, il lui poussa des moustaches noires, et il ressembla terriblement au colonel. La cérémonie commença. Le fond du choeur était rempli de tardigrades et de rotifères grands comme des hommes et vêtus comme des chantres: ils entonnèrent en faux bourdon un hymne du compositeur allemand Meiser, qui commençait ainsi:

Le principe vital Est une hypothèse gratuite!

La poésie et la musique parurent admirables à Léon; il s'efforçait de les graver dans sa mémoire, lorsque l'officiant s'avança vers lui avec deux anneaux d'or sur un plat d'argent. Ce prêtre était un colonel de cuirassiers en grand uniforme. Léon se demanda où et quand il l'avait rencontré: c'était la veille au soir, devant la porte de Clémentine. Le cuirassier murmura ces mots: «La race des colonels a bien dégénéré depuis 1813!» Il poussa un profond soupir, et la nef de la chapelle, qui était un vaisseau de ligne, fut entraînée sur les eaux avec une vitesse de quatorze noeuds. Léon prit tranquillement le petit anneau d'or et s'apprêta à le passer au doigt de Clémentine, mais il s'aperçut que la main de sa fiancée était sèche; les ongles seuls avaient conservé leur fraîcheur naturelle. Il eut peur et s'enfuit à travers l'église, qu'il trouva pleine de colonels de tout âge et toute arme. La foule était si compacte qu'il lui fallut des efforts inouïs pour la percer. Il s'échappe enfin, mais il entend derrière lui le pas précipité d'un homme qui veut l'atteindre. Il redouble de vitesse, il se jette à quatre pattes, il galope, il hennit, les arbres de la route semblent fuir derrière lui, il ne touche plus le sol. Mais l'ennemi s'approche aussi rapide que le vent; on entend le bruit de ses pas; ses éperons résonnent; il a rejoint Léon, il le saisit par la crinière et s'élance d'un bond sur sa croupe en labourant ses flancs de l'éperon. Léon se cabre; le cavalier se penche à son oreille et lui dit en le caressant de la cravache: «Je ne suis pas lourd à porter; trente livres de colonel!»Le malheureux fiancé de Mlle Clémentine fait un effort violent, il se jette de côté; le colonel tombe et tire l'épée. Léon n'hésite pas; il se met en garde, il se bat, il sent presque aussitôt l'épée du colonel entrer dans son coeur jusqu'à la garde. Le froid de la lame s'étend, s'étend encore et finit par glacer Léon de la tête aux pieds. Le colonel s'approche et dit en souriant: «Le ressort est cassé; la petite bête est morte.» Il dépose le corps dans la boîte de noyer, qui est trop courte et trop étroite. Serré de tous côtés, Léon lutte, se démène, s'éveille enfin, moulu de fatigue et à demi-étouffé dans la ruelle du lit.

Comme il sauta vivement dans ses pantoufles! Avec quel empressement il ouvrit les fenêtres et poussa les volets! «Il fit la lumière et il vit que cela était bon» comme dit l'autre. Brroum! Il secoua les souvenirs de son rêve comme un chien mouillé secoue les gouttes d'eau. Le fameux chronomètre de Londres lui apprit qu'il était neuf heures; une tasse de chocolat servie par Gothon ne contribua pas médiocrement à débrouiller ses idées. En procédant à sa toilette dans un cabinet bien clair, bien riant, bien commode, il se réconcilia avec la vie réelle. «Tout bien pesé, se disait-il en peignant sa barbe blonde, il ne m'est rien arrivé que d'heureux. Me voici dans ma patrie, dans ma famille et dans une jolie maison qui est à nous. Mon père et ma mère sont bien portants, moi-même je jouis de la santé la plus florissante. Notre fortune est modeste, mais nos goûts le sont aussi et nous ne manquerons jamais de rien. Nos amis m'ont reçu hier à bras ouverts; nous n'avons pas d'ennemis. La plus jolie personne de Fontainebleau consent à devenir ma femme; je peux l'épouser avant trois semaines, s'il me plaît de hâter un peu les événements. Clémentine ne m'a pas abordé comme un indifférent; il s'en faut. Ses beaux yeux me souriaient hier soir avec la grâce la plus tendre. Il est vrai qu'elle a pleuré à la fin, c'est trop sûr. Voilà mon seul chagrin, ma seule préoccupation, la cause unique du sot rêve que j'ai fait cette nuit. Elle a pleuré, mais pourquoi? Parce que j'avais été assez bête pour la régaler d'une dissertation et d'une momie. Eh bien! je ferai enterrer la momie, je rengainerai mes dissertations, et rien au monde ne viendra plus troubler notre bonheur!

Il descendit au rez-de-chaussée en fredonnant un air des Nozze. Mr et Mme Renault, qui n'avaient pas l'habitude de se coucher après minuit, dormaient encore. En entrant dans le laboratoire, il vit que la triple caisse du colonel était refermée. Gothon avait posé sur le couvercle une petite croix de bois noir et une branche de buis béni. «Faites donc des collections!» murmura-t-il entre ses dents, avec un sourire tant soit peu sceptique. Au même instant, il s'aperçut que Clémentine, dans son trouble, avait oublié les présents qu'il avait apportés pour elle. Il en fit un paquet, regarda sa montre et jugea qu'il n'y aurait pas d'indiscrétion à pousser une pointe jusqu'à la maison de Mlle Sambucco.

En effet, la respectable tante, matinale comme on l'est en province, était déjà sortie pour aller à l'église, et Clémentine jardinait auprès de la maison. Elle courut au-devant de son fiancé, sans penser à jeter le petit râteau qu'elle tenait à la main; elle lui tendit avec le plus joli sourire du monde ses belles joues rosés, un peu moites, animées par la douce chaleur du plaisir et du travail.

– Vous ne m'en voulez pas? lui dit-elle. J'ai été bien ridicule hier soir; aussi ma tante m'a grondée! Et j'ai oublié de prendre les belles choses que vous m'aviez rapportées de chez les sauvages! Ce n'est pas par mépris au moins. Je suis si heureuse de voir que vous avez toujours pensé à moi comme je pensais à vous! J'aurais pu les envoyer chercher aujourd'hui, mais je m'en suis bien gardée. Mon coeur me disait que vous viendriez vous- même.

– Votre coeur me connaît, ma chère Clémentine.

– Ce serait assez malheureux, si l'on ne connaissait pas son propriétaire.

– Que vous êtes bonne, et que je vous aime!

– Oh! moi aussi, mon cher Léon, je vous aime bien!

Elle appuya le râteau contre un arbre et se pendit au bras de son futur mari avec cette grâce souple et langoureuse dont les créoles ont le secret.

– Venez par là, dit-elle, que je vous montre tous les embellissements que nous avons faits dans le jardin.

Léon admira tout ce qu'elle voulut. Le fait est qu'il n'avait d'yeux que pour elle. La grotte de Polyphonie et l'antre de Cacus lui auraient semblé plus riants que les jardins d'Armide si le petit peignoir rose de Clémentine s'était promené par là.

Il lui demanda si elle n'aurait point de regret à quitter une retraite si charmante et qu'elle avait embellie avec tant de soins.

– Pourquoi? répondit-elle sans rougir. Nous n'irions pas bien loin, et, d'ailleurs, ne viendrons-nous pas ici tous les jours?

Ce prochain mariage était une chose si bien décidée qu'on n'en avait pas même parlé la veille. Il ne restait plus qu'à publier les bans et à fixer la date. Clémentine, coeur simple et droit, s'exprimait sans embarras et sans fausse pudeur sur un événement si prévu, si naturel et si agréable. Elle avait donné son avis à Mme Renault sur la distribution du nouvel appartement, et choisi les tentures elle-même; elle ne fit pas plus de façons pour causer avec son mari de cette bonne vie en commun qui allait commencer pour eux, des témoins qu'on inviterait au mariage, des visites de noce qu'on ferait ensuite, du jour qui serait consacré aux réceptions, du temps qu'on réserverait pour l'intimité et pour le travail. Elle s'enquit des occupations que Léon voulait se créer et des heures qu'il donnait de préférence à l'étude. Cette excellente petite femme aurait été honteuse de porter le nom d'un oisif, et malheureuse de passer ses jours auprès d'un désoeuvré. Elle promettait d'avance à Léon de respecter son travail comme une chose sainte. De son côté, elle comptait bien aussi mettre le temps à profit et ne pas vivre les bras croisés. Dès le début, elle prendrait soin du ménage, sous la direction de Mme Renault qui commençait à trouver la maison un peu lourde. Et puis, n'aurait-elle pas bientôt des enfants à nourrir, à élever, à instruire? C'était un noble et utile plaisir qu'elle ne voudrait pas partager avec personne. Elle enverrait pourtant ses fils au collège pour les former à la vie en commun et leur apprendre de bonne heure les principes de justice et d'égalité qui sont le fond de tout homme de bien. Léon la laissait dire ou l'interrompait pour lui donner raison, car ces deux jeunes gens, élevés l'un pour l'autre et nourris des mêmes idées, voyaient tout avec les mêmes yeux. L'éducation, avant l'amour, avait créé cette douce harmonie.

 

– Savez-vous, dit Clémentine, que j'ai senti hier une palpitation terrible au moment d'entrer chez vous?

– Si vous croyez que mon coeur battait moins fort que le vôtre!…

– Oh! mais moi, c'est autre chose: j'avais peur.

– Et de quoi?

– J'avais peur de ne pas vous retrouver tel que je vous voyais dans ma pensée. Songez donc qu'il y avait plus de trois ans que nous nous étions dit adieu! Je me souvenais fort bien de ce que vous étiez au départ, et l'imagination aidant un peu à la mémoire, je reconstruisais mon Léon tout entier. Mais si vous n'aviez plus été ressemblant! Que serrais-je devenue en présence d'un nouveau Léon, moi qui avais pris la douce habitude d'aimer l'autre?

– Vous me faites frémir. Mais votre premier abord m'a rassuré d'avance.

– Chut! monsieur. Ne parlons pas de ce premier abord. Vous me forceriez à rougir une seconde fois. Parlons plutôt du pauvre colonel qui m'a fait répandre tant de larmes. Comment va-t-il ce matin?

– J'ai oublié de lui demander de ses nouvelles, mais si vous en désirez…

– C'est inutile. Vous pouvez lui annoncer ma visite pour aujourd'hui. Il faut absolument que je le revoie au grand jour.

– Vous seriez bien aimable de renoncer à cette fantaisie.

Pourquoi vous exposer encore à des émotions pénibles?

– C'est plus fort que moi. Sérieusement, mon cher Léon, ce vieillard m'attire.

– Pourquoi vieillard? Il a l'air d'un homme qui est mort entre vingt-cinq et trente ans.

– Êtes-vous bien sûr qu'il soit mort? J'ai dit vieillard, à cause d'un rêve que j'ai fait cette nuit.

– Ah! vous aussi?

– Oui. Vous vous rappelez comme j'étais agitée en vous quittant. Et puis, j'avais été grondée par ma tante. Et puis, je me rappelais des spectacles terribles, ma pauvre mère couchée sur son lit de mort… Enfin, j'avais l'esprit frappé.

– Pauvre cher petit coeur!

– Cependant, comme je ne voulais plus penser à rien, je me couchai bien vite et je fermai les yeux de toutes mes forces, si bien que je m'endormis. Je ne tardai pas à revoir le colonel. Il était couché comme je l'avais vu, dans son triple cercueil, mais il avait de longs cheveux blancs et la figure la plus douce et la plus vénérable. Il nous priait de le mettre en terre sainte, et nous le portions, vous et moi, au cimetière de Fontainebleau. Arrivés devant la tombe de ma mère, nous vîmes que le marbre était déplacé. Ma mère, en robe blanche, au fond du caveau, s'était rangée pour faire une place à côté d'elle et elle semblait attendre le colonel. Mais toutes les fois que nous essayions de le descendre, son cercueil nous échappait des mains et restait suspendu dans l'air, comme s'il n'eût rien pesé. Je distinguais les traits du pauvre vieillard, car sa triple caisse était devenue aussi transparente que la lampe d'albâtre qui brûle au plafond de ma chambre. Il était triste, et son oreille brisée saignait abondamment. Tout à coup il s'échappa de nos mains, le cercueil s'évanouit, je ne vis plus que lui, pâle comme une statue et grand comme les plus hauts chênes du bas Bréau. Ses épaulettes d'or s'allongèrent et devinrent des ailes, et il s'éleva dans le ciel en nous bénissant des deux mains. Je m'éveillai, tout en larmes, mais je n'ai pas conté ce rêve à ma tante, elle m'aurait encore grondée.

– Il ne faut gronder que moi, ma chère Clémentine. C'est ma faute si votre doux sommeil est troublé par des visions de l'autre monde. Mais tout cela finira bientôt: dès aujourd'hui je vais m'enquérir d'un logement définitif à l'usage du colonel.

VI – Un caprice de jeune fille

Clémentine avait le coeur très neuf. Avant de connaître Léon, elle n'avait aimé qu'une seule personne: sa mère. Ni cousins, ni cousines, ni oncles, mi tantes, ni grands-pères, ni grand-mères n'avaient éparpillé, en le partageant, ce petit trésor d'affection que les enfants bien nés apportent au monde. Sa grand-mère, Clémentine Pichon, mariée à Nancy en janvier 1814, était morte trois mois plus tard dans la banlieue de Toulon, à la suite de ses premières couches. Son grand-père, Mr Langevin, sous-intendant militaire de première classe, resté veuf avec une fille au berceau, s'était consacré à l'éducation de cette enfant. Il l'avait donnée en 1835 à un homme estimable et charmant, Mr Sambucco, Italien d'origine, né en France et procureur du roi près le tribunal de Marseille. En 1838, Mr Sambucco, qui avait un peu d'indépendance parce qu'il avait un peu d'aisance, encourut très honorablement la disgrâce du garde des sceaux. Il fut nommé avocat général à la Martinique, et après quelques jours d'hésitation, il accepta ce déplacement au long cours. Mais le vieux Langevin ne se consola pas si facilement du départ de sa fille: il mourut deux ans plus tard, sans avoir embrassé la petite Clémentine, à qui il devait servir de parrain. Mr Sambucco, son gendre, périt en 1843, dans un tremblement de terre; les journaux de la colonie et de la métropole ont raconté alors comment il avait été victime de son dévouement. À la suite de cet affreux malheur, la jeune veuve se hâta de repasser les mers avec sa fille. Elle s'établit à Fontainebleau, pour que l'enfant vécût en bon air: Fontainebleau est une des villes les plus saines de la France. Si Mme Sambucco avait été aussi bon administrateur qu'elle était bonne mère, elle eût laissé à Clémentine une fortune respectable, mais elle géra mal ses affaires et se mit dans de grands embarras. Un notaire du pays lui emporta une somme assez ronde; deux fermes qu'elle avait payées cher ne rendaient presque rien. Bref, elle ne savait plus où elle en était et elle commençait à perdre la tête, lorsqu'une soeur de son mari, vieille fille dévote et pincée, témoigna le désir de vivre avec elle et de mettre tout en commun. L'arrivée de cette haridelle aux dents longues effraya singulièrement la petite Clémentine, qui se cachait sous tous les meubles ou se cramponnait aux jupons de sa mère; mais ce fut le salut de la maison. Mlle Sambucco n'était pas des plus spirituelles ni des plus fondantes, mais c'était l'ordre incarné. Elle réduisit les dépenses, toucha elle-même les revenus, vendit les deux fermes en 1847, acheta du trois pour cent en 1848, et établit un équilibre stable dans le budget. Grâce aux talents et à l'activité de cet intendant femelle, la douce et imprévoyante veuve n'eut plus qu'à choyer son enfant. Clémentine apprit à honorer les vertus de sa tante, mais elle adora sa mère. Lorsqu'elle eut le malheur de la perdre, elle se vit seule au monde, appuyée sur Mlle Sambucco, comme une jeune plante sur un tuteur de bois sec. Ce fut alors que son amitié pour Léon se colora d'une vague lueur d'amour; le fils de Mr Renault profita du besoin d'expansion qui remplissait cette jeune âme.

Durant les trois longues années que Léon passa loin d'elle, Clémentine sentit à peine qu'elle était seule. Elle aimait, elle se savait aimée, elle avait foi dans l'avenir; elle vivait de tendresse intérieure et de discrète espérance, et ce coeur noble et délicat ne demandait rien de plus.

Mais ce qui étonna bien son fiancé, sa tante et elle-même, ce qui déroute singulièrement toutes les théories les plus accréditées sur le coeur féminin, ce que la raison se refuserait à croire si les faits n'étaient pas là, c'est que le jour où elle avait revu le mari de son choix, une heure après s'être jetée dans les bras de Léon avec une grâce si étourdie, Clémentine se sentit brusquement envahie par un sentiment nouveau qui n'était ni l'amour, ni l'amitié, ni la crainte, mais qui dominait tout cela et parlait en maître dans son coeur,

Depuis l'instant où Léon lui avait montré la figure du colonel, elle s'était éprise d'une vraie passion pour cette momie anonyme. Ce n'était rien de semblable à ce qu'elle éprouvait pour le fils de Mr Renault, mais c'était un mélange d'intérêt, de compassion et de respectueuse sympathie,

Si on lui avait conté quelque beau fait d'armes, une histoire romanesque dont le colonel eût été le héros, cette impression se fût légitimée ou du moins expliquée. Mais non; elle ne savait rien de lui, sinon qu'il avait été condamné comme espion par un conseil de guerre, et pourtant c'est de lui qu'elle rêva, la nuit même qui suivit le retour de Léon.

Cette incroyable préoccupation se manifesta d'abord sous une forme religieuse. Elle fit dire une messe pour le repos de l'âme du colonel; elle pressa Léon de préparer ses funérailles, elle choisit elle-même le terrain où il devait être enseveli. Ces soins divers ne lui firent jamais oublier sa visite quotidienne à la boîte de noyer, ni la génuflexion respectueuse auprès du mort, ni le baiser fraternel ou filial qu'elle déposait régulièrement sur son front. La famille Renault finit par s'inquiéter de symptômes si bizarres; elle hâta l'enterrement du bel inconnu, pour s'en débarrasser au plus tôt. Mais la veille du jour fixé pour la cérémonie, Clémentine changea d'avis. «De quel droit allait-on emprisonner dans la tombe un homme qui n'était peut-être pas mort? Les théories du savant docteur Meiser n'étaient pas de celles qu'on peut rejeter sans examen. La chose valait au moins quelques jours de réflexion. N'était-il pas possible de soumettre le corps du colonel à quelques expériences? Le professeur Hirtz, de Berlin, avait promis d'envoyer à Léon des documents précieux sur la vie et la mort de ce malheureux officier; on ne pouvait rien entreprendre avant de les avoir reçus; on devait écrire à Berlin pour hâter l'envoi de ces pièces.» Léon soupira, mais il obéit docilement, à ce nouveau caprice. Il écrivit à Mr Hirtz.

Clémentine trouva un allié dans cette seconde campagne: c'était Mr le docteur Martout. Médecin assez médiocre dans la pratique et beaucoup trop dédaigneux de la clientèle, Mr Martout ne manquait pas d'instruction. Il étudiait depuis longtemps cinq ou six grandes questions de physiologie, comme les reviviscences, les générations spontanées et tout ce qui s'ensuit. Une correspondance régulière le tenait au courant de toutes les découvertes modernes; il était l'ami de Mr Pouchet, de Rouen; il connaissait le célèbre Karl Nibor qui a porté si haut et si loin l'usage du microscope. Mr Martout avait desséché et ressuscité des milliers d'anguillules, de rotifères et de tardigrades; il pensait que la vie n'est autre chose que l'organisation en action, et que l'idée de faire revivre un homme desséché n'a rien d'absurde en elle-même. Il se livra à de longues méditations, lorsque Mr Hirtz envoya de Berlin la pièce suivante, dont l'original est classé dans les manuscrits de la collection Humboldt.

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