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L'homme à l'oreille cassée

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X – Alléluia!

Mr Nibor et ses collègues, après les compliments d'usage, demandèrent à voir le sujet. Ils n'avaient pas de temps à perdre et l'expérience ne pouvait guère durer moins de trois jours. Léon s'empressa de les conduire au laboratoire et d'ouvrir les trois coffres du colonel.

On trouva que le malade avait la figure assez bonne. Mr Nibor le dépouilla de ses vêtements, qui se déchiraient comme de l'amadou pour avoir trop séché dans l'étuve du père Meiser. Le corps, mis à nu, fut jugé très intact et parfaitement sain. Personne n'osait encore garantir le succès, mais tout le monde était plein d'espérance.

Après ce premier examen, Mr Renault mit son laboratoire au service de ses hôtes. Il leur offrit tout ce qu'il possédait avec une munificence qui n'était pas exempte de vanité. Pour le cas où l'emploi de l'électricité paraîtrait nécessaire, il avait une forte batterie de bouteilles de Leyde et quarante éléments de Bunsen tout neufs. Mr Nibor le remercia en souriant.

– Gardez vos richesses, lui dit-il. Avec une baignoire et une chaudière d'eau bouillante nous aurons tout ce qu'il nous faut. Le colonel ne manque de rien que d'humidité. Il s'agit de lui rendre la quantité d'eau nécessaire au jeu des organes. Si vous avez un cabinet où l'on puisse amener un jet de vapeur, nous serons plus que contents.

Tout justement Mr Audret l'architecte, avait construit auprès du laboratoire une petite salle de bain, commode et claire. La célèbre machine à vapeur n'était pas loin, et sa chaudière n'avait servi, jusqu'à présent, qu'à chauffer les bains de Mr et Mme Renault.

Le colonel fut transporté dans cette pièce avec tous les égards que méritait sa fragilité. Il ne s'agissait pas de lui casser sa deuxième oreille dans la hâte du déménagement! Léon courut allumer le feu de la chaudière, et Mr Nibor le nomma chauffeur sur le champ de bataille.

Bientôt un jet de vapeur tiède pénétra dans la salle de bain, créant autour du colonel une atmosphère humide qu'on éleva par degrés, et sans secousse, jusqu'à la température du corps humain. Ces conditions de chaleur et d'humidité furent maintenues avec le plus grand soin durant vingt-quatre heures. Personne ne dormit dans la maison. Les membres de la commission parisienne campaient dans le laboratoire. Léon chauffait; Mr Nibor, Mr Renault et Mr Martout s'en allaient tour à tour surveiller le thermomètre. Mme Renault faisait du thé, du café et même du punch; Gothon, qui avait communié le matin, priait Dieu dans un coin de sa cuisine pour que ce miracle impie ne réussît pas. Une certaine agitation régnait déjà par la ville, mais on ne savait s'il fallait l'attribuer à la fête du 15 ou à la fameuse entreprise des sept savants de Paris.

Le 16 à deux heures on avait obtenu des résultats encourageants. La peau et les muscles avaient recouvré presque toute leur souplesse, mais les articulations étaient encore difficiles à fléchir. L'état d'affaissement des parois du ventre et des intervalles des côtes montrait enfin que les viscères étaient loin d'avoir repris la quantité d'eau qu'ils avaient perdue autrefois chez Mr Meiser. Un bain fut préparé et maintenu à la température de 37 degrés et demi. On y laissa le colonel pendant deux heures, en ayant soin de lui passer souvent sur la tête une éponge fine imbibée d'eau.

M. Nibor le retira du bain lorsque la peau, qui s'était gonflée plus vite que les autres tissus, commença à prendre une teinte blanche et à se rider légèrement. On le maintint, jusqu'au soir du 16, dans cette salle humide, où l'on disposa un appareil qui laissait tomber de temps à autre une pluie fine à 37 degrés et demi. Un nouveau bain fut donné le soir. Pendant la nuit, le corps fut enveloppé de flanelle, mais maintenu constamment dans la même atmosphère de vapeur.

Le 17 au matin, après un troisième bain d'une heure et demie, les traits de la figure et les formes du corps avaient leur aspect naturel: on eût dit un homme endormi. Cinq ou six curieux furent admis à le voir, entre autres le colonel du 23ème. En présence de ces témoins, Mr Nibor fit mouvoir successivement toutes les articulations et prouva qu'elles avaient repris leur souplesse. Il massa doucement les membres, le tronc et l'abdomen. Il entr'ouvrit les lèvres, écarta les mâchoires qui étaient assez fortement serrées, et vit que la langue était revenue à son volume et à sa consistance ordinaires. Il entr'ouvrit les paupières: le globe des yeux était ferme et brillant.

– Messieurs, dit le savant, voilà des signes qui ne trompent pas; je réponds du succès. Dans quelques heures, vous assisterez aux premières manifestations de la vie.

– Mais, interrompit un des assistants, pourquoi pas tout de suite?

– Parce que les conjonctives sont encore un peu plus pâles qu'il ne faudrait. Mais ces petites veines qui parcourent le blanc des yeux ont déjà pris une physionomie très rassurante. Le sang s'est bien refait. Qu'est-ce que le sang? Des globules rouges nageant dans du sérum ou petit-lait. Le sérum du pauvre Fougas s'était desséché dans les veines; l'eau que nous y avons introduite graduellement par une lente endosmose a gonflé l'albumine et la fibrine du sérum, qui est revenu à l'état liquide. Les globules rouges, que la dessiccation avait agglutinés, demeuraient immobiles comme des navires échoués à la marée basse. Les voilà remis à flot: ils épaississent, ils s'enflent, ils arrondissent leurs bords, ils se détachent les uns des autres, ils se mettront à circuler dans leurs canaux à la première poussée qui leur sera donnée par les contractions du coeur.

– Reste à savoir, dit Mr Renault, si le coeur voudra se mettre en branle. Dans un homme vivant, le coeur se meut sous l'impulsion du cerveau, transmise par les nerfs. Le cerveau agit sous l'impulsion du coeur transmise par les artères. Le tout forme un cercle parfaitement exact, hors duquel il n'y a pas de salut. Et lorsque le coeur et le cerveau ne fonctionnent ni l'un ni l'autre, comme chez le colonel, je ne vois pas lequel des deux pourrait donner l'impulsion à l'autre. Vous rappelez-vous cette scène de l'École des femmes où Arnolphe vient heurter à sa porte? Le valet et la servante, Alain et Georgette, sont tous les deux dans la maison.

«– Georgette! crie Alain.

«– Eh bien? répond Georgette.

«– Ouvre là-bas!

«– Vas-y, toi!

«– Vas-y, toi!

«– Ma foi, je n'irai pas!

«– Je n'irai pas aussi.

«– Ouvre vite!

«– Ouvre, toi!

«Et personne n'ouvre. Je crains bien, monsieur, que nous n'assistions à une représentation de cette comédie. La maison, c'est le corps du colonel; Arnolphe, qui voudrait bien rentrer, c'est le principe vital. Le coeur et le cerveau remplissent le rôle d'Alain et de Georgette.

«– Ouvre là-bas! dit l'un.

«– Vas-y, toi,» répond l'autre.

«Et le principe vital reste à la porte.

– Monsieur, répliqua en souriant le docteur Nibor, vous oubliez la fin de la scène. Arnolphe se fâche, il s'écrie:

Quiconque de vous deux n'ouvrira pas la porte, N'aura pas à manger de plus de quatre jours!

«Et aussitôt Alain de s'empresser, Georgette d'accourir et la porte de s'ouvrir. Notez bien que si je parle ainsi, c'est pour entrer dans votre raisonnement, car le mot de principe vital est en contradiction avec l'état actuel de la science. La vie se manifestera dès que le cerveau ou le coeur, ou quelqu'une des parties du corps qui ont la propriété d'agir spontanément, aura repris la quantité d'eau dont elle a besoin. La substance organisée a des propriétés qui lui sont inhérentes et qui se manifestent d'elles-mêmes, sans l'impulsion d'aucun principe étranger, pourvu qu'elles se trouvent dans certaines conditions de milieu. Pourquoi les muscles de Mr Fougas ne se contractent-ils pas encore? Pourquoi le tissu du cerveau n'entre-t-il pas en action? Parce qu'ils n'ont pas encore la somme d'humidité qui leur est nécessaire. Il manque peut-être un demi-litre d'eau dans la coupe de la vie. Mais je ne me hâterai pas de la remplir: j'ai trop peur de la casser. Avant de donner un dernier bain à ce brave, il faut encore masser tous ses organes, soumettre son abdomen à des pressions méthodiques afin que les séreuses du ventre, de la poitrine et du coeur soient parfaitement désagglutinées et susceptibles de glisser les unes sur les autres. Vous comprenez que le moindre accroc dans ces régions-là, et même la plus légère résistance, suffirait pour tuer notre homme dans l'instant de sa résurrection.

Tout en parlant, il joignait l'exemple au précepte, et pétrissait le torse du colonel. Comme les spectateurs remplissaient un peu trop exactement la salle de bain, et qu'il était presque impossible de s'y mouvoir, Mr Nibor les pria de passer dans le laboratoire. Mais le laboratoire se trouva tellement plein qu'il fallut l'évacuer au profit du salon: les commissaires de la société de biologie avaient à peine un coin de table où rédiger le procès-verbal.

Le salon même était bourré de monde, ainsi que la salle à manger et jusqu'à la cour de la maison. Amis, étrangers, inconnus se serraient les coudes et attendaient en silence. Mais le silence de la foule n'est pas beaucoup moins bruyant que le grondement de la mer. Le gros docteur Martout, extraordinairement affairé, se montrait de temps à autre et fendait les flots de curieux, comme un galion chargé de nouvelles. Chacune de ses paroles circulait de bouche en bouche et se répandait jusque dans la rue, où trente groupes de militaires et de bourgeois s'agitaient en tout sens. Jamais cette petite rue de la Faisanderie n'avait vu semblable cohue. Un passant étonné s'arrêta, demandant:

– Qu'y a-t-il? Est-ce un enterrement?

– Au contraire, monsieur.

– C'est donc un baptême?

– À l'eau chaude!

– Une naissance?

– Une renaissance!

Un vieux juge au tribunal civil expliquait au substitut la légende du vieil Eson, bouilli dans la chaudière de Médée.

 

– C'est presque la même expérience, disait-il, et je croirais que les poètes ont calomnié la magicienne de Colchos. Il y aurait de jolis vers latins à faire là-dessus; mais je n'ai plus mon antique prouesse!

Fabula Medeam cur crimine carpit iniquo? Ecce novus surgit redivivis Eson ab undis Fortior, arma petens, juvenili pectore miles…

Redivivis est pris dans le sens actif; c'est une licence, ou du moins un hardiesse. Ah! monsieur! il fut un temps ou j'étais l'homme de toutes les audaces, en vers latins!

– Cap'ral! disait un conscrit de la classe de 1859.

– Quoi-t-il y a, Fréminot?

– C'est-il vrai qu'ils font bouillir un ancien dans une marmite, histoire de le réhabiliter dans ses habits de colonel?

– Vrai-t-ou pas vrai, subalterne, je me le suis laissé dire.

– J'imagine que c'est-z-une histoire sans fondement, sauf votre respect?

– Apprenez, Fréminot, que rien n'est impossible à vos supérieurs! Vous n'ignorez pas concurremment que les légumes séchés, en les faisant bouillir, récapitulent leur état primitif et surnaturel?

– Mais, cap'ral, que si on les cuisait trois jours de temps, elles tomberaient en bouillie!

– Mais, imbécile, pourquoi que les anciens on les appelle des durs à cuire?

À midi, le commissaire de police et le lieutenant de gendarmerie fendirent la presse et s'introduisirent dans la maison. Ces messieurs s'empressèrent de déclarer à Mr Renault père que leur visite n'avait rien d'officiel et qu'ils venaient en curieux. Ils rencontrèrent dans le corridor le sous-préfet, le maire et Gothon, qui se lamentait tout haut de voir le gouvernement prêter les mains à des sorcelleries pareilles.

Vers une heure Mr Nibor fit prendre au colonel un nouveau bain prolongé, au sortir duquel le corps subit un massage plus fort et plus complet que le premier.

– Maintenant, dit le docteur, nous pouvons transporter Mr Fougas au laboratoire, pour donner à sa résurrection toute la publicité désirable. Mais il conviendrait de l'habiller, et son uniforme est en lambeaux.

– Je crois, répondit le bon Mr Renault, que le colonel est à peu près de ma taille; je puis donc lui prêter des habits à moi. Fasse le ciel qu'il les use! mais entre nous, je ne l'espère pas.

Gothon apporta, en grommelant, ce qu'il faut pour vêtir un homme complètement nu. Mais sa mauvaise humeur ne tint pas devant la beauté du colonel:

– Pauvre monsieur! s'écria-t-elle. C'est jeune, c'est frais, c'est blanc comme un petit poulet! S'il ne revenait pas, ce serait grand dommage!

Il y avait environ quarante personnes dans le laboratoire lorsqu'on y transporta Fougas. Mr Nibor, aidé de Mr Martout, l'assit sur un canapé et réclama quelques instants de vrai silence. Mme Renault fit demander sur ces entrefaites s'il lui était permis d'entrer; on l'admit.

– Madame et messieurs, dit le docteur Nibor, la vie se manifestera dans quelques minutes. Il se peut que les muscles agissent les premiers et que leur action soit convulsive, n'étant pas encore réglée par l'influence du système nerveux. Je dois vous prévenir de ce fait, pour que, le cas échéant, vous ne soyez point effrayés. Madame, qui est mère, devra s'en étonner moins que personne; elle a ressenti au quatrième mois de la grossesse l'effet de ces mouvements irréguliers qui vont peut-être se produire en grand. J'espère bien, au reste, que les premières contractions spontanées se produiront dans les fibres du coeur. C'est ce qui arrive chez l'embryon, où les mouvements rythmiques du coeur précèdent les actes nerveux.

Il se remit à exercer des pressions méthodiques sur le bas de la poitrine, stimulant la peau des mains, entr'ouvrant les paupières, explorant le pouls, auscultant la région du coeur.

L'attention des spectateurs fut un instant détournée par un tumulte extérieur. Un bataillon du 23ème passait, musique en tête, dans la rue de la Faisanderie. Tandis que les cuivres de Mr Sax ébranlaient les fenêtres de la maison, une rougeur subite empourpra les joues du colonel. Ses yeux, qui étaient restés entr'ouverts, brillèrent d'un éclat plus vif. Au même moment, le docteur Nibor, qui auscultait la poitrine, s'écria:

– J'entends les bruits du coeur.

À peine avait-il parié, que la poitrine se gonfla par une aspiration violente, les membres se contractèrent, le corps se dressa et l'on entendit un cri de:

– Vive l'empereur!

Mais comme si un tel effort avait épuisé son énergie, le colonel Fougas retomba sur le canapé en murmurant d'une voix éteinte:

– Où suis-je? Garçon! l'annuaire!

XI – Où le colonel Fougas apprend quelques nouvelles qui paraîtront anciennes à mes lecteurs

Parmi les personnes présentes à cette scène, il n'y en avait pas une seule qui eût vu des résurrections. Je vous laisse à penser la surprise et la joie qui éclatèrent dans le laboratoire. Une triple salve d'applaudissements mêlés de cris, salua le triomphe du docteur Nibor. La foule, entassée dans le salon, dans les couloirs, dans la cour et jusque dans la rue, comprit à ce signal que le miracle était accompli. Rien ne put la retenir, elle enfonça les portes, surmonta les obstacles, culbuta tous les sages qui voulaient l'arrêter, et vint enfin déborder dans le cabinet de physique.

– Messieurs! criait Mr Nibor, vous voulez donc le tuer!

Mais on le laissait dire. La plus féroce de toutes les passions, la curiosité, poussait la foule en avant; chacun voulait voir au risque d'écraser les autres. Mr Nibor tomba, Mr Renault et son fils, en essayant de le secourir, furent abattus sur son corps; Mme Renault fut renversée à son tour aux genoux du colonel et se mit à crier du haut de sa tête.

– Sacrebleu! dit Fougas en se dressant comme par ressort, ces gredins-là vont nous étouffer, si on ne les assomme!

Son attitude, l'éclat de ses yeux, et surtout le prestige du merveilleux, firent un vide autour de lui. On aurait dit que les murs s'étaient éloignés, ou que les spectateurs étaient rentrés les uns dans les autres.

– Hors d'ici tous! s'écria Fougas, de sa plus belle voix de commandement.

Un concert de cris, d'explications, de raisonnements, s'élève autour de lui; il croit entendre des menaces, il saisit la première, chaise qui se trouve à sa portée, la brandit comme une arme, il pousse, frappe, culbute les bourgeois, les soldats, les fonctionnaires, les savants, les amis, les curieux, le commissaire de police, et verse ce torrent humain dans la rue avec un fracas épouvantable. Cela fait, il referme la porte au verrou, revient au laboratoire, voit trois hommes debout auprès de Mme Renault, et dit à la vieille dame en adoucissant le ton de sa voix:

– Voyons, la mère, faut-il expédier ces trois-là comme les autres?

– Gardez-vous en bien! s'écria la bonne dame. Mon mari et mon fils, monsieur. Et Mr le docteur Nibor, qui vous a rendu la vie.

– En ce cas, honneur à eux, la mère! Fougas n'a jamais forfait aux lois de la reconnaissance et de l'hospitalité. Quant à vous, mon Esculape, touchez là!

Au même instant, il s'aperçut que dix à douze curieux s'étaient hissés du trottoir de la rue jusqu'aux fenêtres du laboratoire. Il marcha droit à eux et ouvrit avec une précipitation qui les fit sauter dans la foule.

– Peuple! dit-il, j'ai culbuté une centaine de pandours qui ne respectaient ni le sexe ni la faiblesse. Ceux qui ne seront pas contents, je m'appelle le colonel Fougas, du 23ème. Et vive l'empereur!

Un mélange confus d'applaudissements, de cris, de rires et de gros mots répondit à cette allocution bizarre. Léon Renault se hâta de sortir pour porter des excuses à tous ceux à qui l'on en devait. Il invita quelques amis à dîner le soir même avec le terrible colonel, et surtout il n'oublia pas d'envoyer un exprès à Clémentine.

Fougas, après avoir parlé au peuple, se retourna vers ses hôtes en se dandinant d'un air crâne, se mit à cheval sur la chaise qui lui avait déjà servi, releva les crocs de sa moustache, et dit:

– Ah çà, causons. J'ai donc été malade?

– Très malade.

– C'est fabuleux. Je me sens tout dispos. J'ai faim, et même en attendant le dîner, je boirais bien un verre de votre schnick.

Mme Renault sortit, donna un ordre et rentra aussitôt.

– Mais, dites-moi donc où je suis! reprit le colonel. À ces attributs du travail, je reconnais un disciple d'Uranie; peut- être un ami de Monge et de Berthollet. Mais l'aimable cordialité empreinte sur vos visages me prouve que vous n'êtes pas des naturels de ce pays de choucroute. Oui, j'en crois les battements de mon coeur. Amis, nous avons la même patrie. La sensibilité de votre accueil, à défaut d'autres indices, m'aurait averti que vous êtes Français. Quels hasards vous ont amené si loin du sol natal? Enfants de mon pays, quelle tempête vous a jetés sur cette rive inhospitalière?

– Mon cher colonel, répondit Mr Nibor, si vous voulez être bien sage, vous ne ferez pas trop de questions à la fois. Laissez-nous le plaisir de vous instruire tout doucement et avec ordre, car vous avez beaucoup de choses à apprendre.

Le colonel rougit de colère et répondit vivement:

– Ce n'est toujours pas vous qui m'en remontrerez, mon petit monsieur!

Une goutte de sang qui lui tomba sur la main détourna le cours de ses idées:

– Tiens! dit-il est-ce que je saigne?

– Cela ne sera rien; la circulation s'est rétabli, et votre oreille cassée…

Il porta vivement la main à son oreille et dit:

– C'est pardieu vrai. Mais du diable si je me souviens de cet accident-là!

– Je vais vous faire un petit pansement, et dans deux jours il n'y paraîtra plus.

– Ne vous donnez pas la peine, mon cher Hippocrate; une pincée de poudre, c'est souverain!

Mr Nibor se mit en devoir de le panser un peu moins militairement.

Sur ces entrefaites, Léon rentra.

– Ah! ah! dit-il au docteur, vous réparez le mal que j'ai fait.

– Tonnerre! s'écria Fougas en s'échappant des mains de Mr Nibor pour saisir Léon au collet. C'est toi, clampin! qui m'as cassé l'oreille?

Léon était très doux, mais la patience lui échappa. Il repoussa brusquement son homme.

– Oui, monsieur, c'est moi qui vous ai cassé l'oreille, en la tirant, et si ce petit malheur ne m'était pas arrivé, il est certain que vous seriez aujourd'hui à six pieds sous terre. C'est moi qui vous ai sauvé la vie, après vous avoir acheté de mon argent, lorsque vous n'étiez pas coté plus de vingt-cinq louis. C'est moi qui ai passé trois jours et deux nuits à fourrer du charbon sous votre chaudière. C'est mon père qui vous a donné les vêtements que vous avez sur le corps; vous êtes chez nous, buvez le petit verre d'eau-de-vie que Gothon vous apporte; mais pour Dieu! quittez l'habitude de m'appeler clampin, d'appeler ma mère la mère, et de jeter nos amis dans la rue en les traitant de pandours!

Le colonel, tout ahuri, tendit la main à Léon, à Mr Renault et au docteur, baisa galamment la main de Mme Renault, avala d'un trait un verre à vin de Bordeaux rempli d'eau-de-vie jusqu'au bord, et dit d'une voix émue:

– Vertueux habitants, oubliez les écarts d'une âme vive mais généreuse. Dompter mes passions sera désormais ma loi. Après avoir vaincu tous les peuples de l'univers, il est beau de se vaincre soi-même.

Cela dit, il livra son oreille à Mr Nibor, qui acheva le pansement.

– Mais, dit-il, en recueillant ses souvenirs, on ne m'a donc pas fusillé?

– Non.

– Et je n'ai pas été gelé dans la tour?

– Pas tout à fait.

– Pourquoi m'a-t-on ôté mon uniforme? Je devine! Je suis prisonnier!

– Vous êtes libre.

– Libre! Vive l'empereur! Mais alors, pas un moment à perdre!

Combien de lieues d'ici à Dantzig?

– C'est très loin.

– Comment appelez-vous cette bicoque?

– Fontainebleau.

– Fontainebleau! En France?

– Seine-et-Marne. Nous allions vous présenter le sous-préfet lorsque vous l'avez jeté dans la rue.

– Je me fiche pas mal de tous les sous-préfets! J'ai une mission de l'empereur pour le général Rapp, et il faut que je parte aujourd'hui même pour Dantzig. Dieu sait si j'arriverai à temps!

– Mon pauvre colonel, vous arriveriez trop tard. Dantzig est rendu.

– C'est impossible? Depuis quand?

– Depuis tantôt quarante-six ans.

– Tonnerre! Je n'entends pas qu'on se… moque de moi!

Mr Nibor lui mit en main un calendrier, et lui dit:

– Voyez vous-même! Nous sommes au 17 août 1859; vous vous êtes endormi dans la tour de Liebenfeld le 11 novembre 1813; il y a donc quarante-six ans moins trois mois que le monde marche sans vous.

 

– Vingt-quatre et quarante-six; mais alors j'aurais soixante-dix ans, à votre compte!

– Votre vivacité montre bien que vous en avez toujours vingt- quatre.

Il haussa les épaules, déchira le calendrier et dit en frappant du pied le parquet:

– Votre almanach est une blague!

Mr Renault courut à sa bibliothèque, prit une demi-douzaine de volumes au hasard, et lui fit lire, au bas des titres, les dates de 1826, 1833, 1847, 1858.

– Pardonnez-moi, dit Fougas en plongeant sa tête dans ses mains. Ce qui m'arrive est si nouveau! Je ne crois pas qu'un humain se soit jamais vu à pareille épreuve. J'ai soixante-dix ans!

La bonne Mme Renault s'en alla prendre un miroir dans la salle de bain et le lui donna en disant:

– Regardez-vous!

Il tenait la glace à deux mains et s'occupait silencieusement à refaire connaissance avec lui-même, lorsqu'un orgue ambulant pénétra dans la cour et joua:

«Partant pour la Syrie!»

Fougas lança le miroir contre terre en criant:

– Qu'est-ce que vous me contiez donc là? J'entends la chanson de la reine Hortense!

Mr Renault lui expliqua patiemment, tout en recueillant les débris du miroir, que la jolie chanson de la reine Hortense était devenue un air national et même officiel, que la musique des régiments avait substitué cette aimable mélodie à la farouche Marseillaise, et que nos soldats, chose étrange! ne s'en battaient pas plus mal. Mais déjà le colonel avait ouvert la fenêtre et criait au Savoyard:

– Eh! l'ami! Un napoléon pour toi si tu me dis en quelle année je respire!

L'artiste se mit à danser le plus légèrement qu'il put, en secouant son moulin à musique.

– Avance à l'ordre! cria le colonel. Et laisse en repos ta satanée machine!

– Un petit chou, mon bon mouchu!

– Ce n'est pas un sou que je te donnerai, mais un napoléon, si tu me dis en quelle année nous sommes!

– Que ch'est drôle, hi! hi! hi!

– Et si tu ne me le dis pas plus vite que ça, je te couperai les oreilles!

Le Savoyard s'enfuit, mais il revint tout de suite, comme s'il avait médité au trot la maxime: Qui ne risque rien, n'a rien.

– Mouchu! dit-il d'une voix pateline, nous chommes en mil huit chent chinquante-neuf.

– Bon! cria Fougas. Il chercha de l'argent dans ses poches et n'y trouva rien. Léon vit son embarras, et jeta vingt francs dans la cour. Avant de refermer la fenêtre, il désigna du doigt la façade d'un joli petit bâtiment neuf où le colonel put lire en toutes lettres:

AUDRET, ARCHITECTE MDCCCLIX.

Renseignement parfaitement clair, et qui ne coûtait pas vingt francs.

Fougas, un peu confus, serra la main de Léon et lui dit:

– Ami, je n'oublierai plus que la confiance est le premier devoir de la reconnaissance envers la bienfaisance. Mais parlez-moi de la patrie! Je foule le sol sacré où j'ai reçu l'être, et j'ignore les destinées de mon pays. La France est toujours la reine du monde, n'est-il pas vrai?

– Certainement, dit Léon.

– Comment va l'empereur?

– Bien.

– Et l'impératrice?

– Très bien.

– Et le roi de Rome?

– Le prince impérial? C'est un très bel enfant.

– Comment! un bel enfant! Et vous avez le front de dire que nous sommes en 1859!

Mr Nibor prit la parole et expliqua en quelques mots que le souverain actuel de la France n'était pas Napoléon Ier, mais Napoléon III.

– Mais alors, s'écria Fougas, mon empereur est mort!

– Oui.

– C'est impossible! Racontez-moi tout ce que vous voudrez, excepté ça! Mon empereur est immortel.

Mr Nibor et les Renault, qui n'étaient pourtant pas historiens de profession, furent obligés de lui faire en abrégé l'histoire de notre siècle. On alla chercher un gros livre écrit par Mr de Norvins et illustré de belles gravures par Raffet. Il n'accepta la vérité qu'en la touchant du doigt, et encore s'écriait-il à chaque instant:

– C'est impossible! Ce n'est pas de l'histoire que vous me lisez; c'est un roman écrit pour faire pleurer les soldats!

Il fallait, en vérité, que ce jeune homme eût l'âme forte et bien trempée, car il apprit en quarante minutes tous les malheurs que la fortune avait répartis sur dix-huit années, depuis la première abdication jusqu'à la mort du roi de Rome. Moins heureux que ses anciens compagnons d'armes, il n'eut pas un intervalle de repos entre ces chocs terribles et répétés qui frappaient tous son coeur au même endroit. On aurait pu craindre que le coup ne fît balle et que le pauvre Fougas ne mourût dans la première heure de sa vie. Mais ce diable d'homme pliait et rebondissait tour à tour comme un ressort. Il cria d'admiration en écoutant les beaux combats de la campagne de France; il rugit de douleur en assistant aux adieux de Fontainebleau. Le retour de l'île d'Elbe illumina sa belle et noble figure; son coeur courut à Waterloo avec la dernière armée de l'Empire, et s'y brisa. Puis il serrait les poings et disait entre ses dents:

– Si j'avais été là, à la tête du 23ème, Blucher et Wellington auraient bien vu!

L'invasion, le drapeau blanc, le martyre de Sainte-Hélène, la terreur blanche en Europe, le meurtre de Murat, ce dieu de la cavalerie, la mort de Ney, de Brune, de Mouton Duvernet et de tant d'autres hommes de coeur qu'il avait connus, admirés et aimés, le jetèrent dans une série d'accès de rage; mais rien ne l'abattit. En écoutant la mort de Napoléon, il jurait de manger le coeur de l'Angleterre; la lente agonie du pâle et charmant héritier de l'Empire lui inspirait des tentations d'éventrer l'Autriche. Lorsque le drame fut fini et le rideau tombé sur Schoenbrunn, il essuya ses larmes et dit:

– C'est bien. J'ai vécu en un instant toute la vie d'un homme.

Maintenant, montrez-moi la carte de France!

Léon se mit à feuilleter un atlas, tandis que Mr Renault essayait de résumer au colonel l'histoire de la Restauration et de la monarchie de 1830. Mais Fougas avait l'esprit ailleurs.

– Qu'est-ce que ça me fait, disait-il, que deux cents bavards de députés aient mis un roi à la place d'un autre? Des rois! j'en ai tant vu par terre! Si l'Empire avait duré dix ans de plus, j'aurais pu me donner un roi pour brosseur!

Lorsqu'on lui mit l'atlas sous les yeux, il s'écria d'abord avec un profond dédain:

– Ça, la France!

Mais bientôt deux larmes de tendresse échappées de ses yeux arrosèrent l'Ardèche et la Gironde. Il baisa la carte et dit avec une émotion qui gagna presque tous les assistants:

– Pardonne-moi ma pauvre vieille, d'avoir insulté à ton malheur! Ces scélérats que nous avions rossés partout, ont profité de mon sommeil pour rogner tes frontières; mais petite ou grande, riche ou pauvre, tu es ma mère, et je t'aime comme un bon fils! Voici la Corse, où naquit le géant de notre siècle, voici Toulouse où j'ai reçu le jour; voilà Nancy, où j'ai senti battre mon coeur, où celle que j'appelais mon Églé m'attend peut-être encore! France! tu as un temple dans mon âme; ce bras t'appartient; tu me trouveras toujours prêt à verser mon sang jusqu'à la dernière goutte pour te défendre ou te venger!

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