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Histoire des salons de Paris. Tome 2

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SALON
DE
Mme LA COMTESSE DE CUSTINE
(FEMME DU GÉNÉRAL).PREMIÈRE PARTIE.MADEMOISELLE DE LOGNY

C'était une chose rare à l'époque à laquelle nous sommes arrivés dans cet ouvrage, qu'une femme jeune, belle, riche, d'une grande naissance, et vivant solitaire au milieu de ce monde si bruyant dont les éclats ne la touchèrent pas, et ne lui donnèrent jamais la tentation d'aller dans ses fêtes partager les joies folles de ces femmes moins belles qu'elle, et dont le triomphe eût disparu devant le sien.

Mais cette vie tumultueuse n'était pas celle qu'elle préférait… elle cherchait le calme, le silence, aimait la solitude d'une église pour y prier longtemps; puis elle rentrait dans sa maison, asile sanctifié par les vertus d'un ange, embelli par le charme de son caractère; elle y retrouvait une famille dont elle faisait le bonheur et la gloire, un enfant au berceau qu'elle-même nourrissait, une sœur dont elle était l'idole, un mari dont elle était l'orgueil, et des amis dont elle était la joie.

Cette femme était madame la comtesse de Custine… Il y avait loin sans doute de l'agitation fiévreuse qui faisait courir les femmes au-devant de toutes les folies qu'elles allaient chercher dans les bals, les fêtes, les spectacles de tous genres qui remplissaient le temps de délire que l'hiver consacre toujours aux saturnales du plaisir, au calme profond de l'hôtel de Custine… et cependant ce n'était pas du silence, ce n'était pas du sommeil… on y riait, on y était joyeux, mais de cette joie du cœur qui n'a pas d'éclats et qui rit tout bas. Ayant une grande fortune, possédant tout ce que le monde appelle éléments de bonheur, madame de Custine voulut y joindre celui que donne la vertu… elle avait l'âme et la figure d'un ange, elle devait vivre comme eux.

Son salon93 était le point de réunion de plusieurs jeunes femmes qui avaient de l'esprit et des talents; sa société était extrêmement choisie sans qu'il y eût cependant de la pédanterie; elle-même était parfaitement naturelle et gaie. Sa conduite fut toujours d'une pureté irréprochable; elle était pieuse, charitable, mais aussi elle était fort indulgente; elle aimait les lettres, et les protégeait; elle avait beaucoup de finesse dans l'esprit, et ses amis citaient d'elle une foule de mots charmants, ce qui devait être, puisque le fond de son esprit était le naturel et la bonté. Lorsqu'une jeune femme timide lui était présentée, elle l'encourageait avec une bienveillance dont la jeune femme était d'abord touchée, et qui la lui acquérait pour amie tout aussitôt. Madame de Custine aimait à voir ses amies autour d'elle; elle choisissait pour cette réunion le samedi, parce que M. de Custine allait à Versailles pour faire sa cour, et souvent pour accompagner le Roi à la chasse, lorsqu'il était nommé. Elle avait alors à souper huit à dix femmes et quelques hommes; mais souvent, et c'était là ce qu'elle préférait, elles étaient huit ou dix femmes seules sans un autre homme que le vicomte de Custine, beau-frère de la comtesse. Madame de Genlis, amie intime de madame de Custine, faisait porter sa harpe; elle jouait et chantait. On jouait quelquefois des proverbes. L'abbé Delille, qui alors entrait dans le monde sous les auspices de son poëme des Jardins, et qui en faisait des lectures avec le charme qu'il mettait à dire ses vers, était admis dans ces petites réunions, où la joie était toujours plus sentie que dans des lieux où le bruit était plus éclatant.

Madame de Custine était belle, sa taille élégante, et tout son ensemble fort distingué; mais l'habitude de sa physionomie était triste et rêveuse. On voyait, au travers de ce regard d'ange, qu'il existait, au-delà de ce que voyait le monde, une peine secrète qui froissait une âme tendre… Madame de Custine n'avait pas été heureuse dans sa première jeunesse de jeune fille… et sa vie à cette époque est une de ces histoires qu'il faut conter et entendre pour se reposer du bruit fatigant que produisent tant de vaines louanges données à des perfections idéales.

M. de Logny, receveur-général des finances, avait laissé en mourant une très-grande fortune, dont devaient hériter, à la mort de leur mère, deux filles, dont l'une était madame de Custine, l'autre madame de Louvois; madame de Louvois était l'aînée.

C'était une charmante créature, une miniature parfaite; des mains, des bras et des pieds modelés, des traits ravissants de finesse et charmants par leur harmonie entre eux… une voix douce, un esprit comme sa voix, un cœur excellent, une âme comme celle de sa sœur, voilà ce qu'était mademoiselle de Logny l'aînée lorsque M. le marquis de Louvois, fils du marquis de Souvré, et l'un des hommes les plus spirituels, les plus méchants et les plus riches de France, obtint sa main.

C'était un singulier homme que M. de Louvois; il était amusant, après tout, et lorsque le public assistait aux scènes qui se passaient à Louvois, on était heureux de pouvoir rire de ce rire joyeux que provoque la vraie malice. M. de Louvois n'était pas l'exemple de la soumission filiale; mais qu'est-ce que cela importait aux spectateurs? Aussi, lorsqu'il parvenait dans la société de Paris quelque tour joué par M. de Louvois à son père, on en riait, et on en rit encore de souvenir.

Je suis presque Bourguignonne, et les hauts faits de M. de Louvois m'ont été racontés dans la province même par mes parents, qui avaient un grand recueil de tous les crimes de M. de Louvois; en voici un dont madame de Marlague, femme fort aimable, qui avait à cette époque une terre près d'Ancy-le-Franc, m'a attesté la vérité.

M. de Louvois dépensait beaucoup; le marquis de Souvré était fort avare, et il ne lui envoyait pas d'argent lorsqu'une fois il avait dépensé celui de sa pension.

Cela n'arrangeait nullement M. de Louvois; aussi faisait-il des dettes, et bientôt il en vint au point de n'avoir plus de crédit chez aucun de ses fournisseurs. Il était alors à Brest, je crois, ou dans une autre ville du littoral de la Bretagne… il allait quitter sa garnison pour retourner à Louvois, et pas un louis pour faire le voyage… il en était aux expédients, il le fit bientôt voir… Il vendit tous ses habits et ne garda pour faire sa route qu'un méchant habit râpé que n'avait pas voulu son valet de chambre; enfin, il partit pour Louvois tout-à-fait en enfant prodigue.

Lorsque le marquis de Souvré vit son fils dans cet équipage, il fut content; il crut d'abord que, par économie, il avait pris pour le voyage le plus mauvais de ses habits; mais lorsque, les jours qui suivirent son arrivée, il lui vit toujours la même toilette, il lui demanda s'il ne se proposait pas de changer enfin d'habit.

– Cela me serait difficile, monsieur.

– Pourquoi cela?

M. DE LOUVOIS

Parce que je n'ai pas apporté avec moi d'autres habits; toute ma garde-robe est demeurée à Brest, avec mes uniformes.

M. DE SOUVRÉ

Mais vous êtes fou! fit-on jamais une pareille sottise!.. j'ai après-demain cinquante personnes à dîner… Comment voulez-vous vous montrer dans un pareil équipage?

M. DE LOUVOIS

Mais, monsieur, rien n'est plus facile que d'y remédier… je vais faire venir un tailleur d'Ancy-le-Franc, et mon habit sera prêt pour demain soir… et pour cela je vous demanderai de m'avancer vingt-cinq louis… je ne crois pas que le tailleur d'Ancy-le-Franc me prenne plus…

M. DE SOUVRÉ, furieux

Ah! ah! voilà pourquoi vous êtes arrivé ici en véritable enfant prodigue! Eh bien! monsieur, vous pouvez achever à vous seul la comédie comme vous l'ayez commencée. Je ne serai pas aussi Cassandre que le père du mauvais vaurien qui ne revient dans la maison paternelle que pour commettre de nouveaux désordres… Je ne vous donnerai pas une obole.

M. DE LOUVOIS, froidement

C'est votre dernier mot, monsieur?

M. DE SOUVRÉ

Je n'ai pas deux paroles… vous n'aurez pas la gloire de m'avoir mystifié, monsieur, cette fois-ci!..

Monsieur de Souvré avait appris que, l'année précédente, son fils avait raconté dans un souper d'officiers comment il s'y était pris pour lui attraper de l'argent. Cette mystification filiale, comme l'appelait M. de Louvois, devait lui coûter cher, mais aussi devait donner lieu à la plus amusante des aventures. M. de Souvré résolut d'user de sévérité envers son fils; mais M. de Louvois n'était pas un homme qu'on pût corriger!..

Remonté dans son appartement, il se promena longtemps avant de s'arrêter au parti qu'il devait prendre… enfin un coup d'œil jeté par hasard sur les murs de sa chambre lui donna une idée aussi comique qu'originale, qu'il se hâta de mettre à exécution. Il commanda en conséquence à son valet de chambre, espèce de Crispin de comédie, et que M. de Souvré avait dans la plus belle des haines, d'aller lui chercher le tailleur du village. Le valet de chambre crut avoir mal entendu, il fit répéter son maître deux fois; il comprit enfin que c'était bien le tailleur d'Ancy-le-Franc que voulait le marquis. Il alla chercher cet homme, qui crut à son tour que le valet de chambre était dans l'erreur, et qui ne le suivit au château qu'avec une sorte de crainte. M. Maldan, de Laignes, dont le père était dans les affaires de M. de Souvré et de toute la famille de Louvois, était alors à Louvois, et m'a raconté le fait plus de dix fois; il en a été le témoin oculaire.

En entrant dans la chambre de M. de Louvois, le tailleur le trouva juché sur une chaise, en garçon tapissier, ayant ôté son vieil habit, et occupé à déclouer une vieille tapisserie représentant Clorinde et Tancrède94; cette tapisserie en manière de haute lisse, et bordée d'un point de Hongrie, était tellement remplie de poussière qu'on se voyait à peine dans la chambre. Lorsqu'elle fut détendue, M. de Louvois ordonna qu'on la battît bien et à plusieurs reprises; cela fait, il la fit rapporter dans sa chambre et commença la plus étrange conversation avec le tailleur du village. – Tu sais bien ton métier, n'est-il pas vrai? dit-il au tailleur très-étonné de tout ce qu'il voyait, et bien plus occupé à deviner ce que pouvait vouloir faire M. le marquis qu'il ne l'avait été de sa vie pour lui-même… en sorte que la question de M. de Louvois le trouva au dépourvu; M. de Louvois la répéta, mais avec plus d'humeur.

 

– Tu sais bien ton métier, n'est-ce pas, faquin?..

M. de Louvois, quoique très-jeune, était déjà redouté de ses vassaux futurs; il était même plus que redouté; et l'excès de sa violence, qui, après tout, n'était souvent provoquée que par la rigueur de son père, était une cause de la terreur que les paysans de ses terres avaient de lui… Le pauvre tailleur le regarda sans lui répondre. Enfin une troisième fois M. de Louvois très-énergiquement lui demanda:

– Sais-tu bien ton métier, coquin?

L'épithète croissait et devenait significative… le tailleur comprit enfin que le marquis était fou ainsi que lui-même le dit ensuite; aussi s'empressa-t-il de lui répondre:

– Oui, monseigneur.

– Es-tu capable de me faire pour après-demain, à midi, un habillement complet?

LE TAILLEUR

Oui, monseigneur.

M. DE LOUVOIS

Habit, veste et culotte?

LE TAILLEUR

Oui, monseigneur.

M. DE LOUVOIS

Je ne suis pas ton seigneur, et tu m'impatientes; réponds-moi tout naturellement: es-tu capable d'employer une étoffe qui n'est pas en usage, et qui sera difficile à mettre en œuvre? réfléchis bien avant de t'engager.

LE TAILLEUR, avec orgueil

Oui, mons… oui, monsieur le marquis…

M. DE LOUVOIS

Eh bien! prends ma mesure…

Le tailleur prit la mesure de M. de Louvois avec le même sérieux qu'aurait mis à cette opération le plus fameux tailleur de Paris… Cela fait, il attendit les ordres de M. de Louvois; son valet de chambre, qui connaissait l'état de la bourse du tailleur, ainsi que celle de son maître, se pencha à l'oreille de celui-ci, et lui dit très-bas:

– Monsieur, voilà bien la mesure prise… mais ce n'est pas tout, et l'étoffe?..

M. de Louvois haussa les épaules, et s'adressant au tailleur:

– Prends cette tapisserie que tu vois à terre auprès de toi, dit-il au rustre… tu dois trouver amplement dans toute cette partie que j'ai mise à bas de quoi me faire un habit complet… emporte ta marchandise, mets-toi à l'ouvrage, et sois prêt pour après-demain à midi… Sinon!..

Ce fut pour le coup que le tailleur crut que M. de Louvois n'avait pas la tête saine… mais sa volonté était impérative; il s'imagina enfin que les grands seigneurs pouvaient avoir des modes étrangères aux coutumes de province… il ramassa la tapisserie, et finit par penser qu'il y aurait en effet de l'originalité dans cet habillement, et le plus curieux, c'est qu'il mit de l'amour-propre à le faire… il arrangea les choses de façon que les deux bras de Clorinde, dont l'un tenait un sabre, couvrirent les deux manches très-exactement… et le corps de la guerrière fit le même office sur le dos, et la partie inférieure dans les deux basques. Tancrède, dont les jambes étaient revêtues de cothurnes richement ornés de mufles de lion dorés, recouvrit les deux côtés de la culotte… quant à la veste, elle était légèrement ornée des plumes des deux casques.

Le surlendemain, M. de Louvois avait envoyé son valet de chambre, qui était dans le secret de cette belle affaire, dès le matin chez le tailleur pour qu'il fût exact. Il avait passé la nuit et tint parole; à midi il était au château avec le précieux habillement, que M. de Louvois revêtit avec une joie complète; la chose avait du mérite, car on était alors dans le plus fort de l'été, et la chaleur était étouffante… C'était une étrange figure que celle de M. de Louvois, ayant alors à peine vingt ans, et vêtu d'un habit à nul autre pareil, car certainement, depuis le jour où l'Arétin se mit dans un habit de papier peint à l'huile, représentant une riche étoffe, pour aller faire sa cour à l'empereur Charles-Quint, on n'avait imaginé un pareil vêtement. Ce qui complétait la bouffonne mascarade, c'était une riche garniture de dentelles que lui avait donnée la femme de charge, vieille femme attachée autrefois au service de la mère de M. de Louvois, et qui, l'ayant vu naître, l'aimait et le gâtait, comme on le disait alors. En apprenant la sévérité de M. de Souvré, elle avait cherché à l'adoucir; et elle s'était occupée à monter un jabot et des manchettes en superbe maline brodée; elle avait joint à cela des bas de soie blancs et un col de très-belle mousseline des Indes. Elle ignorait l'histoire de la tapisserie comme tout le monde, car le secret avait été fidèlement gardé par le tailleur et le valet de chambre, et la bonne vieille femme de charge dit au valet de chambre en lui donnant ses dentelles et ses bas de soie:

– Du moins ce cher enfant relèvera-t-il un peu le triste état de son vieil habit… mais aussi! comment est-il possible, monsieur Comtois, que vous ayez laissé venir M. le marquis de Louvois dans un pareil état!..

M. de Louvois avait aussi trouvé le moyen d'avoir une épée assez belle95, à laquelle la femme de charge se chargea de mettre un nœud… Son valet de chambre se surpassa dans la manière de le coiffer… Enfin c'était le plus étrange composé de choses inconvenantes et convenables qu'il soit possible d'imaginer!.. C'est ainsi arrangé qu'il attendit, avec un battement de cœur inimaginable, le moment où il ferait son entrée triomphale dans le salon.

Les convives arrivèrent. M. de Louvois ne bougea pas de son appartement aux premières voitures, qui n'amenaient que des personnes assez indifférentes pour lui; mais lorsqu'on lui annonça la voiture de madame l'intendante et de quelques autres femmes de distinction, il s'élança, léger comme un sylphe, et se trouva à la portière au moment où la voiture s'arrêtait devant le perron, prêt à donner la main à madame l'intendante, qui d'abord crut avoir une vision, et qui retomba ensuite dans le fond de sa voiture, toute pâmée et riant à en mourir!..

Quant à M. de Louvois, parfaitement impassible et sérieux, il attendait avec un air modeste que ces dames eussent épuisé leur gaîté, ce qu'il ne pouvait espérer; car à chaque nouveau coup d'œil jeté sur lui, on faisait une nouvelle découverte qui redoublait cette gaîté. C'était la plus burlesque des histoires de M. de Louvois, et il en faisait de bonnes… Enfin l'intendante sortit de sa voiture, et, se confiant à M. de Louvois, elle se disposait à monter au château, lorsque le marquis de Souvré arriva lui-même pour recevoir ses convives… Sa venue sur le lieu de la scène acheva le comique de l'aventure. M. de Louvois a dit depuis que jusque-là la chose avait été médiocrement, et qu'en l'imaginant il avait spécialement compté sur ce qu'il appelait la coopération de son père.

Aussitôt, en effet, que M. de Souvré aperçut cette étrange figure qui montait gravement l'escalier du perron du château, ayant Clorinde sur les deux bras, Tancrède sur le dos et l'intendante au poing, M. de Souvré eut le caractère assez mal fait pour se fâcher!.. Se fâcher!.. à la bonne heure encore!.. mais ne pas rire! voilà qui ne mérite aucune pitié.. M. de Louvois, eût-il fait pis, aurait encore bien fait… Quoi qu'il en soit, M. le marquis de Souvré, en apercevant son fils, lui lança un regard de colère furieuse, qui devait le foudroyer; mais M. de Louvois avait aussi revêtu la cuirasse de Clorinde, et tous les traits qu'on lui décochait venaient mourir à ses pieds sans le frapper… Il n'en continua pas moins à mener madame l'intendante comme en triomphe, et sa manière ne changea en rien sous l'artillerie incessante de son père:

– Monsieur, s'écria enfin M. de Souvré, que la fureur rendait presque inintelligible, monsieur, qu'est-ce donc que cette mascarade?

 

– Monsieur, répondit M. de Louvois très-respectueusement, j'ai eu l'honneur de vous répondre avant-hier, lorsque vous m'ordonnâtes d'avoir pour aujourd'hui un autre habit que celui que je portais, que je n'en avais pas d'autre… et je vous demandai…

– Assez, assez, monsieur, s'écria M. de Souvré…

– Je vous demande humblement la permission de me justifier devant ces dames, monsieur, interrompit M. de Louvois. Je vous ai demandé de l'argent pour me faire faire un habit; vous m'avez refusé avec raison, car je suis bien coupable!.. mais il fallait vous obéir, monsieur… car je ne voulais pas ajouter la désobéissance à mes autres torts, et j'ai fait faire cet habit.

J'ai entendu raconter l'histoire par un témoin même du fait, qui dit que rien ne peut donner une idée d'abord de la figure de M. de Louvois; Carmontel fit son portrait par ordre du comte de la Marche (depuis M. le prince de Conti) dans son costume de vieille tapisserie. Quant à lui, il demeurait sérieux et calme, donnant toujours la main à l'intendante, entourée de plus de vingt personnes qui étaient arrivées depuis le colloque filial96 et paternel, et dont la gaîté, contenue d'abord, avait ensuite éclaté, comme on peut se l'imaginer, devant une telle représentation.

M. de Louvois était alors fort jeune; son esprit, naturellement caustique, se trouva aigri et presque excité par cette lutte continuelle entre son père et lui… Mes oncles, entre autres l'abbé de Comnène, ont beaucoup connu et aimé le marquis de Souvré, et j'ai été accoutumée à entendre parler de lui avec un grand respect et beaucoup d'affection. Quant à M. de Louvois, on en disait du mal, parce que son esprit satirique n'épargnait personne, et qu'à cette époque, ainsi que je l'ai déjà souvent démontré, la malveillance était plus qu'une malice lorsqu'elle s'exerçait sur des êtres inoffensifs; c'était grave. On était marqué d'un sceau réprobateur, et Gresset, en faisant sa comédie du Méchant, prit, dit-on, pour modèle le caractère de M. de Louvois. Son immense fortune, sa position dans le monde, ses alliances, tout lui donnait le droit de demander à la société du bonheur et une existence agréable… Il préféra déclarer la guerre à cette même société, dont il pouvait devenir lui-même l'un des plus importants personnages comme esprit distingué et comme amateur éclairé des arts. Son père espérant que le mariage pourrait peut-être calmer cet esprit inquiet, cette âme turbulente sans être passionnée, il regarda autour de lui, car il pouvait choisir, et il fixa son choix sur mademoiselle de Logny l'aînée. Madame de Logny était veuve et sa fortune immense; elle n'avait que deux filles, dont la dot était, dit-on, de plus d'un million pour chacune d'elles…

Mesdemoiselles de Logny étaient toutes deux charmantes. L'aînée était fort petite, mais une miniature ravissante… C'étaient les plus jolis pieds, les plus jolies mains, une perfection de détails qu'il est difficile de décrire, et puis une charmante physionomie candide et exprimant tout ce qu'en effet renfermait de perfections l'âme d'une femme angélique comme l'était madame de Louvois.

Madame de Logny, dont le caractère sera suffisamment dépeint par les faits qui vont se succéder dans cette histoire, madame de Logny avait un côté vulnérable dans son âme, et c'était ce qui avait quelque rapport avec sa fille aînée surtout. Cette enfant était l'enfant de sa tendresse, et toutes ses préférences étaient pour cette tête chérie. Enfin elle n'aimait qu'elle après elle-même. Aussi l'un des articles du contrat fut que M. et madame de Louvois habiteraient avec madame de Logny.

Or, il est une vérité, et cette vérité existe depuis que le mariage est institué, et que par conséquent il y a des gendres et des belles-mères: ce sont deux feux grégeois renfermés dans le même lieu, et ce qu'il y a d'affreux, c'est que la pauvre jeune femme est la victime de la lutte, qui commence d'abord par des explications et finit toujours par une rupture97. Viennent ensuite les querelles et les raccommodements replâtrés, comme on le dit vulgairement; aux raccommodements succèdent les disputes et les injures, tout cela d'une charmante manière parmi les gens bien élevés; mais, ne fût-ce qu'à voix basse, les disputes ont lieu, et des disputes entre parents, c'est ce feu grégeois dont je parlais… Quel est le plus coupable des deux? je n'en sais rien. Je suis belle-mère, et je ne saurais pas affirmer que je n'ai jamais eu tort. Le fait est que le gendre et la belle-mère sont deux natures, qui probablement ne peuvent pas vivre ensemble; le mieux pour tous est donc de vivre séparés, mais unis, puisque être réunis est impossible.

Mais de toutes les belles-mères de France et de tous les gendres du monde, madame de Logny et M. de Louvois étaient les plus incapables de vivre ensemble pendant quinze jours. M. de Louvois prit bientôt pour sa belle-mère une de ces belles aversions, bien complètes, bien cubiques, qui rendent, au reste, la vie un enfer pour ceux qui sont seulement témoins de ces scènes scandaleuses. Bientôt madame de Logny crut s'apercevoir que sa fille l'aimait moins; cela n'était pas vrai. M. de Louvois pouvait bien être un méchant cœur en tout ce qui frappait le ridicule, pour cela il était sans pitié, mais il avait de l'honneur, et jamais une parole qui aurait pu frapper à côté d'un sentiment douteux même ne serait sortie de ses lèvres. Le premier soupçon manifesté à cet égard l'exaspéra si puissamment qu'il voulait sortir de l'hôtel de sa belle-mère, quoiqu'il fut minuit!.. Madame de Louvois se jeta aux pieds de son mari, les mouilla de ses larmes… il resta, mais le coup avait été porté, et la blessure ne devait plus se fermer… Cela est pour toutes les discussions… Il est des mots qu'il ne faudrait jamais dire!..

Madame de Louvois aimait sa mère avec une grande tendresse, mais elle adorait son mari… À compter du jour où se rompirent leurs rapports intérieurs, elle n'en connut plus de tranquilles ni d'heureux. Sa mère, dont le caractère était naturellement terrible, devint elle-même aussi malheureuse que tout ce qui l'entourait; car enfin elle aimait sa fille, et le refroidissement de son affection, en lui donnant une souffrance inconnue, développa dans son âme des sentiments qui peut-être seraient demeurés éternellement inactifs dans un état heureux.

Poussée au désespoir par le renouvellement journalier des plus cruelles scènes, madame de Logny crut qu'il suffisait de montrer à sa fille que son mari ne l'aimait plus pour qu'elle revînt à elle… Elle jugeait madame de Louvois d'après son propre cœur… elle ignorait au contraire l'effet qu'elle allait produire… Madame de Louvois devait haïr l'être qui lui enlevait ses illusions pour mettre du malheur en la place de son bonheur bien-aimé! Mais c'était sa mère… elle ne fit que s'éloigner… L'infortunée n'avait même plus un cœur pour y verser ses peines, un sein sur lequel elle pût pleurer!.. et à vingt ans elle demeurait isolée, entourée des plus douces affections, et si bien faite pour les sentir!..

M. de Louvois était absent. À son retour de la campagne, où il avait été passer huit jours, il trouve sa femme pâle et mourante… voulant se taire, mais l'âme trop brisée pour contenir et ses tortures et le sujet de ses souffrances… Enfin elle parla!.. En l'écoutant, son mari sourit avec une expression qui devait avertir la malheureuse femme de l'avenir qui se préparait pour elle… Elle n'osait parler à son mari… seulement elle le regardait en pleurant… mais quelle éloquence dans ce regard!.. que de souffrances cachées venaient s'y révéler! il semblait dire: – Grâce!.. grâce pour moi qui ai tant souffert!..

Monsieur de Louvois n'était pas un homme méchant dans l'acception attachée à ce mot… En voyant souffrir aussi cruellement un être parfait dont le seul crime, après tout, était de l'aimer assez pour le défendre contre une mère injuste, toutes les facultés actives de son âme se soulevèrent contre sa belle-mère, et les larmes de madame de Louvois ne servirent plus au contraire qu'à entretenir une haine qui devait amener un résultat funeste pour les acteurs de ce terrible drame…

Un jour, madame de Logny était allée dîner à Auteuil chez M. de la Popelinière. Elle revint tard… en entrant dans la cour de son hôtel, elle vit toute la partie qu'occupait madame de Louvois sombre et solitaire; c'était le jour de la loge de madame de Louvois à l'Opéra… Madame de Logny fit sonner sa montre:

– Minuit! dit-elle… déjà retirée! serait-elle malade? Votre sœur devait-elle aller à l'Opéra ce soir? demanda madame de Logny à sa fille cadette, qu'elle avait fait sortir du couvent depuis peu de jours…

– Oui, madame, elle devait y aller avec madame de Belzunce… Cette réponse calma l'inquiétude qui avait saisi madame de Logny en voyant toutes ces fenêtres fermées, et pas un rayon de lumière rompre ce voile noir qui semblait envelopper cette partie du bâtiment… Madame de Logny a dit depuis à quelqu'un de son intimité qu'un pressentiment sinistre l'avait frappée au moment où sa voiture était entrée dans la cour de son hôtel…

Ce pressentiment n'était que trop fondé!.. Madame de Louvois n'était plus chez sa mère!.. Son mari avait enfin exécuté ce qu'il méditait depuis bien des jours!.. Il avait acheté un hôtel, l'avait fait meubler, avait tout disposé; et puis, pour éviter une scène, il avait choisi un jour où sa belle-mère était absente pour annoncer à sa femme qu'elle allait quitter la maison maternelle… Le désespoir de madame de Louvois fut affreux!.. Elle se mettait à genoux devant son mari, lui prenait les mains, les lui baisait en les mouillant de larmes!.. Pauvre femme! souffrir et pleurer… toujours des douleurs, toujours des sacrifices!.. Mais cette fois qu'il était grand! et puis qu'il était inattendu! car M. de Louvois avait tout caché à sa femme… il avait compris que madame de Louvois ne pouvait entrer en aucune manière dans un mystère qui avait pour but de causer une grande peine à sa mère. De quel droit demanderait-elle un jour à ses enfants du respect ou de l'amour, si elle-même était mauvaise fille?.. Cette pensée, qui n'était suggérée que par un sentiment tout personnel, devrait être plus connue qu'elle ne l'est de la génération présente…

En quelques heures tout fut accompli. Madame de Louvois, au désespoir, quitta furtivement la maison maternelle pour n'y plus jamais revenir!.. En passant le seuil de cette porte qu'elle croyait ne jamais franchir pour toujours que dans son cercueil, elle sentit son cœur se briser, et, tombant à genoux dans sa voiture, elle fondit en larmes!.. Son mari, qui appréciait l'étendue du sacrifice qu'elle lui faisait, la releva, et, la pressant sur son cœur, il lui promit de lui rendre tout le bonheur qu'elle laissait derrière elle… Mais, dans un pareil instant, la pauvre enfant ne l'entendait pas… les torts de sa mère s'effaçaient à chaque tour de roue de cette voiture qui l'enlevait à elle! Et sa sœur!.. cette amie de son enfance, cette sœur bien-aimée, cet ange!.. ne plus la voir!.. Un moment madame de Louvois crut qu'elle allait mourir…

– Je ne puis, non, je ne puis les quitter! s'écria-t-elle dans une angoisse qui bouleversait tous les traits de son charmant visage…

M. de Louvois fit arrêter la voiture.

– Vous êtes maîtresse de vos actions, dit-il à sa femme. Je ne m'oppose pas à ce que vous demeuriez avec votre mère… Mais vous savez que jamais je ne repasserai le seuil de sa maison… Quant à vous, c'est votre devoir d'y retourner, si votre cœur vous y entraîne… Mais alors… adieu pour toujours!..

Madame de Louvois demeura pâle et glacée en écoutant ces terribles paroles!.. Quelle option on lui proposait!.. d'un côté sa mère et sa sœur!.. de l'autre son mari, un mari qu'elle adorait!.. Cette torture de l'âme à laquelle elle fut soumise pendant quelques minutes, elle ne sait pas elle-même a-t-elle dit depuis, comment elle put la supporter! Enfin la nature elle-même se prononça, car une plus longue indécision aurait brisé l'être délicat qui l'éprouvait… Elle se jeta toute en larmes dans les bras de son mari, en lui criant:

– Toi! toi!.. Mais ne dis pas que tu ne reverras plus ma mère!..

M. de Louvois a dit que ce cri du cœur avait été si puissamment jeté qu'il avait été au moment de ramener sa femme chez sa mère… Mais cette pensée fut tellement fugitive que madame de Louvois l'ignora toujours. Ils arrivèrent dans leur nouvel asile, et pendant plusieurs jours madame de Louvois fut distraite par les soins que réclamait d'elle une nouvelle installation.

Mais qui peut peindre la fureur de madame de Logny?.. Plus elle avait aimé sa fille, plus son abandon, ainsi qu'elle appelait son départ, lui semblait outrageant!.. Selon elle, madame de Louvois devait avoir assez d'empire sur son mari pour l'empêcher de partir… Les sentiments les plus haineux s'éveillèrent dans cette âme remplie de passions violentes et hors de mesure: elle blasphéma, elle maudit; et lorsque sa plus jeune fille, épouvantée de ses accès furieux, lui demandait en pleurant de pardonner à sa sœur, elle lui criait: – Tais-toi! ne me parle pas de cette étrangère! N'a-t-elle pas une autre famille?

93Je l'ai fait pour le montrer comme point de contraste avec l'époque.
94On doit avoir encore cette tapisserie au château de Louvois; elle y est bien longtemps demeurée comme une preuve parlante de cette histoire. Lorsque je fus en Bourgogne pour la première fois, elle y était encore, et M. Maldan, mon beau-frère, qui me montrait le château comme cicérone, me racontait que le tailleur d'Ancy-le-Franc, qui avait fait cette belle besogne, la tête montée par cette aventure, était venu à Paris pour s'y établir, comptant sur sa renommée; mais il fut obligé de revenir à Ancy-le-Franc.
95Une épée était une chose indispensable dans la toilette et la tenue d'un homme. Il n'y avait qu'une exception, elle était pour le maître de maison chez lui; mais aussitôt qu'il y était en cérémonie, il avait l'épée au côté… Cette coutume était une mode, on peut le dire, de la régence et de Louis XV. Sous Louis XIV on ne portait à la cour ni l'épée, ni l'uniforme, excepté pour prendre congé quand on partait pour l'armée… Une autre coutume qui paraîtra étrange aujourd'hui, c'était celle des gants. Un homme ne portait jamais de gants, si ce n'est à la chasse, ou bien à cheval. Il était reçu qu'un homme ne devait rien craindre, pas plus le hâle qu'autre chose, pour la beauté de ses mains. Quant à elles-mêmes, il était censé qu'elles étaient toujours assez soignées pour pouvoir serrer la main de la femme la plus élégante. Et puis les hommes de la bonne société, à cette époque, n'allaient jamais à pied; ce qui faisait que des manchettes en point d'Angleterre ou en maline brodée pour l'été, et en valencienne ou en point d'Alençon pour l'hiver, étaient suffisantes pour vêtir la main d'un homme. Cette coutume, au reste, de ne pas mettre de gants était tellement une loi de rigueur, que lorsque des hommes allaient faire une promenade à cheval, et au retour entraient dans l'écurie pour y laisser leurs chevaux, S'ils oubliaient d'ôter leurs gants, les palefreniers avaient un droit dont ils usaient. L'un d'eux allait vite cueillir quelques fleurs, et venait présenter un bouquet à celui qui avait oublié d'ôter ses gants. C'était une amende à laquelle il fallait se soumettre. La même rigueur, chose plus étonnante, existait à la chasse du roi, ou à toute autre chasse chez des gens de haute classe. Si, au moment de l'hallali, un chasseur, plus attentif au dernier cri du cerf qu'à l'étiquette de ses gants, arrivait les ayant aux mains… un piqueur allait couper une branche, et la donnait au chasseur distrait, qui s'empressait de payer l'amende… Cette dernière partie de la coutume de ne pas avoir de gants, et cela seulement depuis Louis XIV, me ferait croire à une origine ignorée, mais positive, qui rappellerait un fait quelconque concernant le roi. L'amende qu'on imposait me porterait à le penser. C'est ici le lieu de faire une remarque sur une chose qui m'a choquée bien souvent. J'ai parlé du mauvais ton des hommes aujourd'hui. C'est surtout dans l'ignorance des paroles du beau langage qu'ils sont bien en évidence, parce qu'ils veulent en imposer à eux-mêmes, et parlent avec aisance, Dieu sait comment! sur des sujets qu'ils ignorent. Par exemple, un homme croira parfaitement parler en disant très-haut: Taglioni a dansé comme un ange! – Déjazet a fait Frétillon en original. – Quant à Cinti, elle a chanté hier comme on ne chante plus, etc., etc. Cette manière de retrancher l'épithète de madame ou de mademoiselle n'est aucunement de bon goût, et j'avoue que j'en ai été choquée. Cela va avec les reproches que l'abbé Delille fit à son ami le provincial, lorsqu'il lui dit: «Mon ami, ne demandez jamais du champagne, mais bien du vin de Champagne et du vin de Bordeaux; sans quoi les mauvais plaisants diront que vous dînez au cabaret.» Et ainsi de suite!.. Qu'on juge du reste d'après cela.
96Je vais aller moi-même au-devant des objections qu'on pourrait faire sur cette parole, en me disant que cette belle société, dont je parle avec tant d'emphase, avait aussi des plaies bien repoussantes à voir. Je répondrai d'abord que ce n'est pas une raison qui combatte mon système que de me montrer, dans mon propre miroir, une physionomie étrangère parmi mes autres portraits… Les exceptions confirment les règles; et puis le détail que j'ai donné de cette scène montre au contraire la puissance des liens de famille sur cette autre puissance, qui est la plus forte, la plus souveraine de toutes. Les goûts avides voulant être satisfaits, jamais, à l'époque que je retrace, vous ne verrez une lutte corps à corps et sans frein entre un père et un fils, ou un frère et un frère. Je sais bien que toute cette histoire que je rapporte ici est de nature à fournir des arguments contre moi, parce que la critique s'empare de tout; mais je dirai à cette critique que les faits eux-mêmes répondent pour eux. Ainsi, à côté de madame de Logny, caractère qui partout, en tout lieu, serait regardé comme celui d'un monstre, vous voyez des anges de candeur et de bonté dont les blanches ailes cachent comme dans un sanctuaire les fautes de leur mère. Trouvez aujourd'hui un pareil exemple!
97Je parle de la généralité.