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Histoire des salons de Paris. Tome 2

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L'ange98 qui plaidait ainsi pour l'autre ange absent pleurait alors avec une profonde douleur, et mettait aux pieds de la croix toutes ses larmes et ses souffrances, en demandant à Dieu de changer le cœur de sa mère, et de lui inspirer pitié et pardon pour sa fille absente. Mademoiselle de Logny était de la plus grande piété… Élevée à Panthemont, elle n'en avait pas rapporté dans sa famille une grande hauteur, des manières insupportables, et tout ce que réprouve, au contraire, une douce charité, une vraie piété. Elle aimait sa sœur avec une grande tendresse; elle respectait sa mère, la craignait, mais remplissait exactement envers elle les devoirs d'une fille chrétienne. La beauté de mademoiselle de Logny était d'un autre caractère que celle de sa sœur. Madame de Louvois n'était que jolie d'ailleurs; mademoiselle de Logny était parfaitement belle. Ses yeux fendus en amandes donnaient un regard qu'on n'oubliait plus lorsqu'il s'était une fois arrêté sur vous. Ses paupières longues, soyeuses, s'abaissaient sur ses joues avec l'expression muette et pourtant si éloquente des vierges de Raphaël… Souvent un étranger, passant auprès de la chapelle de la Vierge à Saint-Sulpice, s'arrêtait avec une admiration saintement respectueuse devant une femme qui priait… En voyant ce front blanc et pur, cette tête ravissante de beauté s'incliner humblement comme la moins belle des servantes de Dieu devant sa sainte mère; en voyant tant de perfections extérieures exhalant un parfum du ciel, l'étranger devinait l'âme d'un ange, et disait en s'éloignant à regret:

– Oh! si elle priait jamais pour moi!..

Pour elle, inattentive aux choses de ce monde, elle priait et pleurait. Sa sœur, exilée de la maison maternelle, lui apparaissait dans ses rêves, la suivait incessamment. Sa mère, implacable dans son ressentiment, non-seulement refusait jusqu'aux lettres de madame de Louvois, mais elle avait défendu sous les peines les plus sévères qu'on prononçât son nom devant elle. Un jardinier au service de la famille depuis vingt-sept ans, et qui avait vu naître madame de Louvois, fut chassé sans pitié par sa cruelle mère pour avoir conservé chez lui un arbuste qu'il avait planté le jour où mademoiselle de Logny l'aînée avait fait sa première communion. Cet arbuste était une double-épine rose à fleurs doubles… En arrivant dans la terre où cette épine était plantée, madame de Logny ordonna que l'arbuste fût arraché. Le vieux jardinier s'y prit si bien que l'arbuste ne souffrit pas de son déplacement, et il le replanta dans le fond du petit jardin de sa maison. Madame de Logny, ayant appris cette fraude pieuse, chassa le vieillard qui lui montrait un cœur humain pour répondre à la parole d'une mère sans entrailles…

La vengeance et la haine sont deux hôtes que le cœur d'une femme ne devrait jamais recevoir… mais celui d'une mère!.. il en devrait ignorer le nom!.. Que de nuits sans sommeil! que de jours sans repos! que de souffrances sans relâche!.. Madame de Logny, incessamment torturée par des sentiments haineux, l'esprit toujours tendu vers des projets de vengeance, ne tarda pas à ressentir les effets d'une existence hors nature… Son sang s'enflamma, et une maladie chronique longue et douloureuse vint ajouter les maux du corps à ceux de l'âme…

Mademoiselle de Logny, dévouée par devoir, le fut alors de cœur pour remplacer la fille absente auprès du lit mortuaire de sa mère. Elle espérait que le moment viendrait où madame de Logny rappellerait l'enfant exilée!.. Elle épiait chaque instant favorable… mais, hélas! il n'en venait pas! plus madame de Logny avançait vers la tombe, plus son ressentiment devenait implacable!.. Il y avait dans l'âme de cette femme des semences de haine d'une amertume inconnue pour qui porte le nom de femme!.. Sa fille était bien malheureuse!.. elle venait de découvrir une vérité que son respect filial lui avait jusqu'alors dérobée!.. sa mère n'avait aucune piété… Mademoiselle de Logny, au désespoir, se révéla tout entière dans ce moment solennel; la jeune fille timide disparut pour faire place à la fille chrétienne… Sans sortir du respect qu'elle devait à sa mère, elle résolut d'empêcher l'affreux malheur de lui voir rendre à Dieu une âme impénitente ne sachant pas pardonner… Depuis cinq jours et cinq nuits, madame de Louvois était dans la maison de sa mère comme une criminelle qui serait obligée de céler et sa voix et ses pas… Un ami de madame de Logny, le président de Périgny, homme d'une probité exacte et positive, et dont l'âme était aussi tendre et bonne que son caractère99 était honorable, le président de Périgny se joignit à mademoiselle de Logny, qu'il aimait et vénérait, pour obtenir le pardon de madame de Louvois… Ils dirent quelques paroles vagues… Au premier mot, madame de Logny, qui était mourante, parut se ranimer, et une expression si terrible se peignit dans son regard agonisant que mademoiselle de Logny n'osa poursuivre et fit signe au président de ne pas continuer… Dans ce moment le curé de sa paroisse, ayant appris l'état désespéré de la malade, crut qu'il était de son devoir de se présenter chez elle, même sans être appelé… En le voyant, madame de Logny parut agitée… elle se détourna, témoignant ainsi sa volonté… Mais l'homme de Dieu était là pour remplir une mission, il devait se laisser repousser; le prêtre chrétien ne peut jamais être humilié… Il parla de Dieu à la mourante… lui montra ses miséricordes, lui dit combien il était indulgent et paternel!.. qu'il suffisait d'un instant de repentir pour racheter une vie entière de fautes et même d'oubli de Dieu!.. Madame de Logny, immobile et silencieuse, ne paraissait pas entendre les paroles du prêtre… Il voulut alors arriver à son âme par une route qu'il jugeait plus accessible!.. il osa prononcer le nom de madame de Louvois!.. À ce nom, tout le corps de la mourante s'agita… ses lèvres, qui étaient demeurées fermées pour répondre à l'homme de Dieu quand il lui parlait de sa miséricorde, ses lèvres s'ouvrirent pour dire au curé:

– Monsieur, je vous ordonne de sortir!..

Le curé s'éloigna avec soumission; mais, à la prière de mademoiselle de Logny, il ne quitta pas la maison.

Après son départ, madame de Logny parut vivement agitée; elle appela le président de Périgny.

– Je veux voir mon notaire, lui dit-elle d'une voix tremblante d'émotion… mais d'une émotion qui n'avait rien de doux… Faites-le venir… et qu'il se hâte, je sens qu'il en est temps.

Le notaire était un homme d'une haute probité, comme les notaires l'étaient presque tous à cette époque… Il s'approcha de madame de Logny avec l'intention de calmer l'irritation de ses ressentiments dont il connaissait toute l'étendue, car depuis deux ans il avait constamment lutté avec madame de Logny pour l'empêcher de dénaturer entièrement sa fortune: la pensée que sa fille aurait sa part dans sa succession la mettait au désespoir… Cette femme n'avait rien d'humain!..

Le notaire espérait qu'accablée par la souffrance, elle serait plus accessible aux représentations qu'il voulait lui faire… mais quelle fut sa surprise lorsque la moribonde, se soulevant à demi, lui dit sèchement:

– Je vous ai mandé pour faire mon testament et non pour vous demander conseil… Je n'en prends que de moi-même dans une affaire telle que celle-ci, surtout lorsqu'elle se décide sur un lit de mort!.. Si vous ne voulez pas écrire sous ma dictée… sortez et laissez-moi… les moments me sont comptés…

Le notaire s'inclina et lui dit qu'il était prêt… En effet, que pouvait-il faire?.. Madame de Logny aurait fait faire son testament par un notaire étranger qui ne pouvait défendre aucun intérêt dans une famille qui lui était inconnue. Le notaire de madame de Logny avait toujours une espérance, quelque vague qu'elle fût, d'être utile aux enfants de la mourante.

Les dispositions de madame de Logny furent longues à légaliser… et lorsque le notaire sortit de sa chambre, elle était expirante… Sa fille, mademoiselle de Logny, était pendant ce temps en prières, et demandait à Dieu de la guider dans une circonstance aussi délicate… À demi éclairée par quelques mots que sa mère avait laissé échapper dans un moment de délire, elle voulut éloigner d'elle jusqu'à l'inquiétude de pouvoir écouter une tentation. Elle fit prier le président de Périgny de passer chez elle. Lorsqu'ils furent seuls, mademoiselle de Logny dit au président qu'elle avait de vives inquiétudes sur le sort de sa sœur…

– Je crains, dit-elle, que ma mère ne persiste dans sa funeste résolution et que nous ne puissions obtenir le pardon de ma sœur… Cette nuit, tandis que je veillais auprès de ma mère, j'ai recueilli quelques paroles qui m'ont fait trembler!.. Mais si, comme je le redoute, j'étais l'objet d'une injuste préférence, je veux qu'un engagement solennel me lie à jamais… C'est dans vos mains, monsieur, c'est à vous, vous que je regarde comme un père, que je jure ici devant mon Sauveur (et elle se mit à genoux devant un crucifix) de rendre à ma sœur la part qui lui revient dans le bien de ma mère!.. Vous êtes témoin et dépositaire du serment que j'en fais, monsieur;… c'est comme un testament, maintenant, poursuivit-elle: je suis engagée, quoi qu'il arrive.

 

Le président aimait mademoiselle de Logny comme si elle eût été sa fille… il fut touché aux larmes de cette énergie donnée par le cœur que venait de témoigner cette jeune fille en face d'une position épineuse selon les vues du monde, mais facile pour une personne comme mademoiselle de Logny… elle n'était point faite pour ce monde et ne le comprenait pas…

– Allons retrouver ma mère, dit-elle à Périgny, je viens d'entendre sortir le notaire…

C'était lui, en effet, qui venait de quitter madame de Logny; accablée par l'effort qu'elle avait dû faire pour dicter ses dernières volontés, fatiguée peut-être de ce doute qui s'établit au chevet de mort du chrétien réfractaire, madame de Logny paraissait souffrir plus qu'elle n'avait encore souffert: sa respiration courte et pressée, son regard vague et quêteur, un tremblement convulsif qui agitait tous ses membres, semblaient annoncer que sa dernière heure allait bientôt sonner; sa fille se mit à genoux près de son lit, en priant Dieu tout bas. En ce moment minuit sonnait… madame de Logny tressaillit… Cette cloche, dont le son se perdait au loin, tout en résonnant à l'oreille de ceux qui veillaient, lui parut comme une sorte d'appel.

– Quelle est cette heure?.. demanda-t-elle d'une voix assez assurée.

MADEMOISELLE DE LOGNY

Minuit, ma mère…

MADAME DE LOGNY

Minuit!.. voilà la dernière fois que je l'entendrai sonner!..

MADEMOISELLE DE LOGNY, se remettant à prier, dit à voix basse plusieurs prières… peu à peu sa voix s'élève:

Ô mon rédempteur! victime d'amour et de patience… je remets mon esprit entre vos mains… et puisqu'en mourant vous nous avez ouvert le chemin du ciel, permettez à cette âme chrétienne d'entrer dans la demeure de vos élus… accordez-lui…

MADAME DE LOGNY, interrompant sa fille

Qu'est-ce que cette prière que vous dites?

MADEMOISELLE DE LOGNY

Les stations de la Passion, ma mère; Jésus-Christ sur la croix100

MADAME DE LOGNY, très-agitée

Des prières!.. je n'en veux pas!.. je ne peux pas prier, moi!..

En ce moment, le curé de la paroisse, qui voulait au moins prier pour la mourante, tenta un nouvel effort auprès d'elle et rentra dans la chambre: en l'apercevant, madame de Logny éprouva une sensation terrible et qui devait ressembler à des remords; cependant elle jeta un regard encore animé par le feu de la haine… elle comprenait tacitement que ce prêtre chrétien était chargé d'absoudre et jamais de maudire… voilà quelle était la parole de Dieu… Le curé comprit le regard de madame de Logny, mais il ne s'en effraya pas… il devait parler…

– Madame, dit-il à la mourante, vous êtes bien malade: sans doute Dieu vous rendra la santé… mais il faut se préparer constamment à la mort… et surtout il faut être chrétienne.

MADAME DE LOGNY, dont les traits sont déjà altérés par les approches de la mort

Monsieur le curé… monsieur… je vous ai déjà dit que je ne voulais pas que le clergé s'immisçât dans mes affaires de famille!.. et en voilà… plus… peut-être… que j'ai…

LE CURÉ, l'interrompant vivement

Madame, les moments que Dieu vous laisse sont trop précieux pour être perdus en vaines paroles… Vous avez deux enfants, madame…

MADAME DE LOGNY

Silence… silence!..

LE CURÉ

Non, madame; je ne garderai pas le silence dans une heure aussi terrible: je veux vous sauver… vous sauver de vous-même!.. pardonnez… pardonnez au nom de celui qui pardonna à ses bourreaux…

MADEMOISELLE DE LOGNY, à genoux près du lit de sa mère

Ma mère… grâce pour ma sœur!.. grâce!

MADAME DE LOGNY, d'une voix sourde

Jamais!.. jamais!..

MADEMOISELLE DE LOGNY fait signe à Périgny d'aller chercher madame de Louvois… et prenant la main déjà glacée de madame de Logny

Ma mère!.. tandis que peut-être vous accusez ma sœur d'être loin de vous… elle était là!..

MADAME DE LOGNY fait un mouvement suivi d'un gémissement. Mademoiselle de Logny continua:

Depuis six jours elle partage mes veilles… elle est là… la voilà…

À cette dernière parole, madame de Logny retrouva un reste de forces… elle se dressa à demi sur son lit, jeta un œil hagard vers la porte où madame de Louvois, soutenue par le président, attendait l'arrêt de sa mère. En la voyant, la physionomie déjà bouleversée de madame de Logny devint effrayante… Un son rauque s'échappa de sa poitrine; enfin, rassemblant ce qui lui restait de forces, elle jeta à sa malheureuse fille ces foudroyantes paroles:

– Je te maudis!..

Et retombant sur ses oreillers, elle expira peu d'instants après au milieu d'horribles convulsions.

Quant à sa malheureuse fille, elle était tombée sans connaissance sous l'anathème de sa mère, et pendant plusieurs heures on craignit pour sa vie. Revenue à elle, l'infortunée quitta cette maison où elle avait reçu la naissance et où sa mère venait de lui donner la mort… À compter de ce jour elle n'en eut plus un seul d'heureux, et peu d'années s'écoulèrent entre la malédiction maternelle et la mort de la fille innocente et maudite.

DEUXIÈME PARTIE.
MADAME LA COMTESSE DE CUSTINE

Aussitôt que sa mère eut rendu le dernier soupir, mademoiselle de Logny quitta cette maison qui lui était devenue odieuse après les événements qui venaient de s'y passer; elle se retira à Panthemont. Ce fut là que le président de Périgny fit ouvrir le testament de madame de Logny… elle y déshéritait ses deux filles et donnait son argenterie, ses diamants, toute sa fortune, au président… Il avait fallu ce fidéi-commis pour que M. de Louvois ne pût attaquer le testament… Le président remit donc fidèlement à mademoiselle de Logny toute la fortune de sa mère, qui était immense et dans le plus bel état…: cette fortune allait à plus de cent vingt mille francs de rentes, sans compter un mobilier estimé au-delà de cent mille écus…

Lorsque mademoiselle de Logny fut en possession entière, alors elle fit faire un partage égal de tout ce qu'avait laissé sa mère… une tasse, même la plus commune, ne demeura pas dans son lot, et lorsque tout fut terminé, une cuillère de vermeil dépareillée ne trouvant pas sa place, mademoiselle de Logny la rompit en deux et en envoya la moitié à sa sœur!..

Un an après la mort de sa mère, mademoiselle de Logny fut demandée en mariage par tout ce que la cour de France avait de jeunes gens distingués et par leur naissance et par leur fortune… Elle hésita longtemps dans son choix; enfin elle se détermina en faveur de M. le comte de Custine, l'un des premiers seigneurs de la Lorraine, et lui-même, personnellement, était un homme supérieur: séduit par tout ce qu'il entendait dire de mademoiselle de Logny, il se mit sur les rangs pour obtenir sa main, et fut assez heureux pour être choisi par elle.

Jamais un mariage fait sous d'aussi heureux auspices n'eut de plus heureuses suites. J'ai dit quelques mots sur le bonheur calme de l'hôtel de Custine, mais je ne suis sans doute parvenue qu'imparfaitement à donner une idée de cette félicité des anges telle que celle qui se rencontre dans le mariage, lorsque les deux époux s'aiment! C'est de toutes les joies terrestres la plus profonde et la plus vive…

J'ai dit que le cercle de madame de Custine était borné; cependant il était assez étendu pour que son salon101 offrît à l'observation un point de comparaison assez piquant avec ce monde bruyant qui l'entourait; toutes ses amies étaient jeunes et d'un esprit agréable: l'une d'elles vient seulement de mourir il y a peu de mois: c'est madame la comtesse d'Harville, dont le mari était sénateur et l'un des hommes les plus honorables de l'ancienne noblesse attachés à l'Empire; il était chevalier d'honneur de l'impératrice Joséphine. Madame d'Harville était jolie, son esprit parfaitement agréable et son commerce entièrement sûr; je ne l'ai connue qu'âgée, mais toujours aimable: elle était sœur de mon petit père Caulaincourt102, père du duc de Vicence. La marquise de Brehan103, dame du palais de la reine Marie-Antoinette, était aussi l'une des amies de madame de Custine: sa petite taille était une miniature parfaite; elle était charmante, et son esprit, sa grâce, ses talents (elle peignait les fleurs d'une manière remarquable), en faisaient une personne vraiment nécessaire dans une intimité lorsqu'une fois on l'avait connue et appréciée. Venait ensuite madame de Vaubecourt, jolie et agréable femme, que pendant longtemps madame de Custine admit dans l'intimité de son intérieur et que tout le monde croyait une ingénue naïve, et qui n'était rien moins que cela… Son mari était un homme parfaitement sérieux, qui ne riait que par éclats et puis qui retombait dans un silence de plusieurs semaines; ce qui lui arriva dans la suite n'était pas fait pour changer son humeur. La comtesse de Crenay n'était pas jolie, mais elle avait une sorte d'originalité qui amusait, surtout lorsqu'on savait jouer d'elle; elle était bien la personne du monde la plus heureuse; elle était laide, et quoique jeune elle paraissait vieille; tout cela n'était rien pour elle, elle ne le voyait pas: bien loin de là, elle était convaincue qu'on ne pouvait la voir sans l'adorer; il y a des femmes comme cela, il y a même des hommes… Quant à madame la comtesse de Crenay, c'était avec une bonne foi qui avait en vérité de la bonhomie: elle avait un recueil d'histoires plus ou moins tragiques des infortunés qui se mouraient d'amour pour elle: les uns se jetaient à l'eau, les autres s'empoisonnaient ou bien s'asphyxiaient…; enfin, c'eût été un hôpital curieusement peuplé que celui qui aurait renfermé ses victimes. Le curieux de la chose, c'est qu'elle était, avec ce ridicule, la personne la meilleure et la plus facile à vivre: ce qu'elle disait, elle en était convaincue; si l'on avait l'air de douter, elle n'insistait pas: mais pour elle la chose n'étant pas douteuse, elle souriait et n'en parlait plus. Un jour, madame de Custine lui dit:

– Ma chère, je veux absolument que vous me disiez le nom de quelques-uns de ces amants malheureux. Allons, vous ne craignez pas mon indiscrétion; d'ailleurs, c'est un secret de famille (madame de Crenay était cousine de madame de Custine).

C'était surtout à souper et à dîner chez sa mère, madame de La Tour-du-Pin, que madame de Crenay recevait ces bienheureuses déclarations dont les expressions brûlantes, disait-elle, me causent quelquefois beaucoup d'émotion!.. Alors madame de Custine et madame d'Harville redoublaient d'insistance, et madame de Crenay cédait enfin, et c'était pour leur dire les noms d'hommes ayant cinquante ans et qui devaient être horriblement ennuyeux et laids à vingt-cinq. Un jour M. de Caulaincourt, frère de madame d'Harville, écrivit une déclaration des plus passionnées à madame de Crenay et la signa du nom d'un gentilhomme de Normandie qui avait été recommandé à M. de Crenay. Cet homme était silencieux, et même taciturne; il était jeune, mais point agréable. En tout la conquête n'avait rien de séduisant.

 

Madame de Crenay laissait habituellement son sac à ouvrage et son sac à parfiler dans le salon; tandis qu'on allait souper, M. de Caulaincourt prit son temps et mit dans le sac à parfiler la lettre d'amour et deux charmants morceaux en or pour parfiler, ainsi que cela était la mode alors. L'un représentait un cœur enflammé percé d'une flèche, l'autre un petit chien. Chacun de ces morceaux avait un petit papier attaché avec une épingle. Sur l'un on lisait:

Brûlant et blessé comme lui!

Et sur l'autre:

Fidèle et soumis comme lui!

Il y avait peu de monde ce soir-là à souper chez madame de Custine… On était en été, et elle-même n'était à Paris que par une raison extraordinaire. M. de Caulaincourt ne craignait donc pas les suites de son espièglerie. Il soupa fort gaîment et attendit avec une joie parfaite le moment de jouir de sa malice.

Il vint enfin; après avoir causé pendant quelque temps, madame de Custine donna le signal du travail, et toutes les dames se réunirent autour d'une grande table ronde, sur laquelle étaient leurs sacs à parfiler, tandis que les hommes, qui, ce soir-là, étaient M. de Caulaincourt, M. de Ludre, M. de Toussaint et le vicomte de Custine, beau-frère de madame de Custine, se disposaient à faire la lecture de quelque ouvrage nouveau, ou bien à raconter les histoires courantes, pourvu néanmoins qu'elles n'attaquassent pas directement la réputation d'une femme. Madame de Custine était d'une sévérité positive à cet égard-là.

Les femmes s'assirent donc et commencèrent à dénouer leurs sacs à parfilage…

– Ah! mon Dieu! s'écria madame de Crenay, qu'est-ce que cela?.. – Elle venait d'attraper le petit chien…

– Ah! mon Dieu! s'écria-t-elle encore; cette fois c'était de douleur, elle s'était piquée à l'épingle qui attachait le petit billet…

À la vue de toutes ces belles choses, tout le monde se récria. M. de Caulaincourt104, qui était seul dans le secret, gardait un sérieux imperturbable: il avait mis la lettre dans le sac à ouvrage dans lequel était le mouchoir de poche. Il priait le Ciel que madame de Crenay eût envie de se moucher pour qu'elle trouvât la bienheureuse lettre. Cela ne fut pas long… elle ouvrit l'autre sac, et voilà la lettre d'amour, qui sentait l'ambre de manière à donner dix migraines, qui roule au milieu de la chambre… Pour le coup, il n'y avait pas moyen de nier!.. Comme madame de Crenay avait une excellente réputation, qu'elle méritait par la régularité de sa conduite… elle fut très-troublée de ce torrent de preuves d'amour qui lui arrivait comme pour lui donner raison vis-à-vis des incrédules… L'effet de cette aventure fut très-comique. Madame de Crenay la prit au sérieux et voulait se fâcher contre le gentilhomme qui avait poussé la hardiesse jusqu'à séduire les gens, disait madame de Crenay. Car enfin, comment le chien, et le cœur, et la lettre étaient-ils arrivés dans les sacs!.. On lui accorda tout ce qu'elle voulut, et M. de Caulaincourt lui proposa de remettre le cœur, le chien et la lettre à celui qui les avait envoyés.

– Mais pour cela, dit-il, il faut que je sache le nom de l'audacieux. Madame de Crenay fut longtemps à se décider… Enfin, elle consulta madame de Custine, qui fut confondue en apprenant le nom et le rang de celui qu'on rendait ainsi coupable sans qu'il y songeât. M. de Caulaincourt reçut donc la lettre, le chien et le cœur, avec une réponse très-sèche et très-clairement vertueuse… Ce qui fut bien plus amusant, ce fut le courroux digne et glacé avec lequel madame de Crenay a toujours accueilli depuis le malheureux gentilhomme dont on avait pris le nom, et qui a dû ne jamais comprendre la cause de cette sévérité. Madame de Custine, lorsqu'elle sut plus tard la plaisanterie tout entière, voulut désabuser madame de Crenay et disculper le gentilhomme; il n'y eut pas moyen, madame de Crenay n'en voulut rien croire… Elle aimait aussi la danse avec passion et dansait fort légèrement, quoique très-grasse et très-grande105… Sa maison était agréable, et ses soupers et ses bals avaient de la réputation.

Madame de Genlis, amie fort intime de madame de Custine, embellissait ses soupers du samedi et du dimanche par ses talents, qui, au fait, à cette époque étaient, relativement à ceux des autres femmes, très-supérieurs à ce qu'on rencontrait dans la société. Elle jouait de la harpe, elle chantait, jouait la comédie, faisait des livres, tout cela fort médiocrement pour aujourd'hui (j'en excepte les livres), mais enfin alors elle était une merveille, une neuvième, dixième muse, comme j'ai entendu le chevalier de Boufflers appeler madame Hainguerlot… Madame de Balincourt106 était aussi une amie qui augmentait le charme de cette réunion, qui avait lieu toutes les semaines lorsque madame de Custine était à Paris…

Les amis de madame de Custine remarquèrent vers ce temps qu'elle était mélancolique. Sa santé s'altéra, elle devint plus sédentaire, et son salon fut constamment le rendez-vous de tout ce que la Lorraine avait de plus distingué parmi la noblesse, et de tout ce que la Cour avait également de remarquable en considération et en position élevée. Madame de Custine était si respectée, qu'il suffisait d'avoir été admis chez elle pour l'être partout… et elle n'avait que vingt-trois ans!.. Son mari l'adorait… Elle avait un fils et une fille dont elle s'occupait exclusivement… Hélas! son fils infortuné est mort sur l'échafaud comme son père! et lorsque les grands yeux mélancoliques de sa mère se reposaient sur lui, avec leur regard d'ange, y avait-il donc un pressentiment maternel qui lui montrait pour son enfant bien-aimé un avenir sinistre?..

Alarmé de sa tristesse et de son changement, le comte de Custine voulut que l'intérieur de sa maison prît une teinte de gaîté plus prononcée… Il donna de grands dîners, même des bals, dans lesquels la comtesse de Custine était la plus belle de toutes; son air était si noble, sa taille si élégante, la beauté de ses traits si parfaitement pure!.. et lorsqu'un sourire venait éclairer cette physionomie angélique, elle était alors d'une beauté véritablement remarquable…

Les jours où l'hôtel de Custine était ouvert et illuminé pour une fête, alors la comtesse semblait repousser une pensée qui lui était odieuse!.. elle paraissait souffrir, mais avec cette résignation qu'ont les saintes!..

– Mon amie, lui disait souvent madame d'Harville… vous me cachez une souffrance!.. à moi!..

Et l'ange remuait doucement la tête, comme pour démentir ce soupçon d'une amie… mais en relevant ses longues paupières on voyait trembler une larme entre ses longs cils… et madame d'Harville se désespérait de voir son amie ainsi frappée par une peine secrète qu'elle s'obstinait à lui cacher; car elle était sa plus intime amie: madame de Genlis prétend qu'elle était plus étroitement liée avec elle qu'avec toute autre; cela peut être, mais pas pour madame d'Harville…

Le vicomte de Custine était toujours fort assidu chez son frère; il allait peu à la Cour, et les jours où le comte de Custine était de la chasse du Roi, le vicomte le remplaçait dans son salon pour y recevoir les hommes qui y venaient en son absence…

C'est un caractère type que celui de M. le vicomte de Custine; je le connaissais par relation, en ayant entendu parler à plusieurs personnes qui m'en avaient donné une étrange idée. L'une était M. de Bonnecarrère, ami du général Custine, dont il avait des lettres bien curieuses; l'autre était Saint-Phar, et la troisième était madame de Montesson, qui m'en parla avec beaucoup de détails un jour à Bièvre, à propos de sa nièce107.

Le physique du vicomte de Custine était agréable. Il était grand, svelte, et d'une extrême élégance; ses traits étaient fins et doux, ses cheveux blonds et remarquables par leur finesse, ce qui faisait croire qu'il en avait peu tandis qu'il en avait beaucoup… Son frère avait une autre expression, et cette expression, moins élégante peut-être, était plus forte d'attraction pour ceux qui auraient eu à choisir entre les deux frères… Le comte de Custine avait plus d'énergie, et surtout de cette énergie de l'âme qui révèle les vertus qu'elle renferme.

En voyant le vicomte de Custine, on avait le désir de causer avec lui; en voyant le comte, on avait la volonté d'en faire son ami… Placé dans le monde aussi haut que le pouvait vouloir son ambition, par sa belle naissance, sa grande fortune et sa considération personnelle, le comte de Custine eut toujours une existence honorable comme elle devait l'être. Mais il avait de l'ambition, et peut-être que son humeur un peu acerbe, sa répugnance à se plier aux moindres complaisances, même convenables, pour la Cour, lorsqu'il fut sollicité quelquefois de le faire, furent un obstacle à une élévation plus rapide après son retour d'Amérique.

Sa femme en était adorée, et pourtant elle le craignait… elle avait pour lui une affection tendre et dévouée, mais elle redoutait l'humeur sévère du comte. Souvent elle cachait une faute légère commise par un domestique, de crainte que le comte ne le chassât… Aussi les gens de sa maison l'avaient-ils surnommée Notre-Dame de Bon-Secours!..

Ce fut quelque temps avant le dérangement de la santé de madame de Custine, que le vicomte, son beau-frère, fut atteint d'une passion insensée pour madame de Genlis… Cette passion devint bientôt publique, et madame de Genlis ne put faire un pas sans que l'obsession du vicomte de Custine ne vînt entraver ses démarches les plus simples. Cela en vint au point que madame de Genlis fut contrainte d'en parler à la comtesse, sa belle-sœur; quel fut son étonnement de ne pas la trouver de son sentiment!

– Vous vous trompez sur son compte, lui dit la comtesse: mon beau-frère ne vous porte qu'un intérêt profond et ne vous veut aucun mal. Ne lui en veuillez pas: c'est moi qui vous le demande.

Quelque recommandation que fît la comtesse, madame de Genlis exigea le départ de M. de Custine pour la Corse. Tous ceux qui pouvaient avoir des doutes sur cette passion manifestée si singulièrement par le vicomte, étaient étonnés que madame de Genlis affectât une aussi grande sévérité; le vicomte de Custine était parfaitement agréable, et M. de Caulaincourt (le père), qui le comparait au vicomte de Ségur, comme il complétait la comparaison entière du comte de Custine au comte de Ségur, et de madame de Ségur à madame de Custine, disait que le vicomte de Custine était un homme charmant108. Sa taille était haute et bien prise, et d'une élégance remarquable, surtout comme distinction. Mais son regard et son sourire, qui étaient d'abord ce qui paraissait charmant en lui, devenaient au contraire comme une répulsion en ce que le sourire avait une expression sardonique et toujours railleuse, et que le regard était, lorsqu'il ne le surveillait pas, faux et comme quêteur… Cependant ses yeux étaient bleus, et lorsqu'il le voulait, leur douceur était infinie… Voici, au reste, le portrait qu'en fait madame de Genlis dans ses Mémoires, et que j'avais entendu faire bien avant que les Mémoires de madame de Genlis ne parussent. Les intérêts de cœur de M. de Caulaincourt avaient été liés d'une manière intime à la famille Custine, d'une telle sorte, que plus tard il ne parlait jamais de cette époque sans que le nom du général ne vînt sur ses lèvres. Frère de la meilleure amie de madame de Custine, il l'avait aimée avec passion, mais infructueusement, comme tout ce qui l'a aimée d'amour! Que de fois, lorsque je lui entendais citer le nom de madame de Custine comme l'exemple de toutes les vertus, j'étais loin de me douter que cette même madame de Custine était l'aïeule de l'auteur du Monde comme il est!.. Ainsi donc il a eu deux anges pour mères!..

98Les impressions que j'ai reçues dans ma jeunesse sont demeurées profondément gravées dans mon cœur. J'ai visité le château de Louvois avec des personnes qui avaient vécu dans l'intimité de madame de Louvois, et qui me parlèrent longtemps non-seulement d'elle, mais de sa famille. Tous ces souvenirs se sont groupés autour de ma pensée le jour où j'ai voulu parler de madame de Custine… J'ai longtemps ignoré que la comtesse de Custine et mademoiselle de Logny n'étaient qu'une même personne.
99Il était l'homme de Paris qui jouait le mieux les proverbes.
100Prières pour la Passion. VIe station. Jésus sur la croix.
101C'est dans ce sens aussi que j'ai écrit ici la biographie de madame de Custine. J'ai voulu donner une idée de la femme angélique qui, ayant tous les avantages pour briller dans le monde, préférait la retraite et y était heureuse. Cette figure est un type à observer.
102J'en parle longuement dans mes Mémoires sur l'Empire. M. de Caulaincourt était l'un des meilleurs amis de ma mère.
103C'est elle dont j'ai raconté l'intéressante histoire, dans le Salon de madame de Polignac, au premier volume.
104Ma mère soutenait à M. de Caulaincourt qu'il avait été amoureux de madame de Crenay; il s'en défendait avec une opiniâtreté comique, disant pour ses raisons qu'il n'avait jamais aimé les femmes grasses, et que madame de Crenay était énorme, ce qui était vrai. M. de Caulaincourt le père était fort petit, et très-mince surtout; il était comme un enfant; il avait dû être fort joli dans sa jeunesse. Je ne l'ai jamais connu jeune.
105J'ai vu la même chose pour madame de Catelan, femme de M. de Catelan, pair de France sous la Restauration.
106Madame de Balincourt, mère de M. le marquis de Balincourt que nous connaissons tous, était mademoiselle de Champigny. Elle était la seconde femme de M. de Balincourt; sa première se nommait mademoiselle de la Maisonfort.
107Adam Philippe, comte de Custine, né à Metz le 4 février 1740. Il eut, comme les enfants nobles de l'époque, une destination dès le berceau… Il fut voué à l'état militaire, et à sept ans, il était lieutenant en second dans le régiment de Saint-Chamans; pendant la guerre des Pays-Bas, il était à la suite, ou pour parler plus juste, quelque comique que cela soit, dans l'état-major du maréchal de Saxe148. Ces détails sont positifs; ils viennent des bureaux de la Guerre.; on l'en fit revenir pour le mettre au collége, et lui faire faire sa première communion… Après ses études, il entra dans le régiment du Roi, et à vingt-un ans il fut colonel du régiment de Custine. Il voulut connaître parfaitement tout ce qui avait rapport à cette profession des armes qu'il devait embrasser comme l'un des défenseurs du trône. Les Cours du Nord étaient alors des écoles où l'on apprenait de grandes choses. Le comte de Custine se passionna pour la méthode allemande; il demeura longtemps à Berlin, et en arrivant en France, il introduisit la discipline allemande dans son régiment, et au moment où le canon retentit sur les plages américaines, il voulut aller secourir des opprimés, car son âme était noble et grande; il échangea son beau régiment de dragons pour le régiment de Saintonge infanterie, et il partit pour l'Amérique. Arrivé sur le théâtre de la guerre, il se conduisit comme le plus vaillant chevalier des temps historiques de la France… au siége de New-York, il gagna exactement son grade de maréchal-de-camp à la pointe de l'épée; il avait alors trente-huit ans. De retour en France, il fut nommé gouverneur de Toulon et puis député aux États-Généraux. Il avait dès lors des opinions politiques qui devaient le faire pencher vers le parti de la Révolution, mais jamais dans une exagération blâmable; jusqu'au moment où il se déclara pour la cause de la nation, parti que l'on ne peut blâmer, sa conduite fut toujours irréprochable, et en admettant que ce parti fût une faute, il l'a payée tellement cher, qu'il faut se taire devant une telle infortune. Le comte de Custine avait de la fermeté dans l'exécution de sa volonté, mais cette volonté était pour lui longtemps difficile à fixer; une fois arrêtée, il disait lui-même que rien ne devait coûter pour l'accomplir!.. Un officier que je connais lui a entendu vanter un jour la conduite du feld-maréchal Lawdon, qui brûla la cervelle de sa propre main à deux soldats révoltés!.. Il était fort habile comme chef militaire, et ses premiers pas dans la campagne de 92 furent aussi brillants qu'avantageux à la France; il prit Mayence, Worms, Spire, Francfort-sur-le-Mein… ensuite il abandonna ces mêmes rivages où il avait triomphé pour se replier sur l'Alsace. Cela est-il bien, cela est-il mal, je ne puis prononcer. À la chute des Girondins, il envoya à la Convention les papiers du général Wimpfen, démarche qu'on lui a reprochée. Sévère et d'une probité spartiate, ne pouvant voir les exactions qui se commettaient sous ses yeux, il n'épargna pas dans ses rapports les représentants du peuple et plusieurs généraux aussi corrompus que l'étaient souvent les proconsuls empanachés qui suivaient l'armée, mais n'étaient JAMAIS à sa tête!.. Rappelé à Paris au commandement de… il se vit en même temps traduit au Comité de salut public après avoir été appelé à la barre de la Convention… puis au Tribunal révolutionnaire! L'accusation portée contre lui était absurde!.. Il dédaigna d'y répondre, il eut tort!.. Il fut condamné par ce tribunal de sang, qui était heureux de frapper des têtes innocentes et vertueuses, car, je le répète, si le comte de Custine a erré, c'est qu'il a cru que le salut de la France dépendait du parti qu'on allait prendre; un ange le soutint dans ces épreuves cruelles, ce fut sa belle-fille! il semblait que les femmes portant le nom de Custine devaient l'honorer par leurs vertus, leur belle conduite, comme elles devaient le rendre célèbre par leur beauté et leurs agréments. Mademoiselle de Sabran, qui épousa le fils du comte de Custine, était une de ces ravissantes créatures que Dieu donne au monde dans un moment de munificence: belle, jeune, aimée, madame de Custine, ayant à peine vingt ans, s'enfermait à la Conciergerie avec son beau-père, le conduisait au tribunal, le soutenait dans ces moments d'épreuves!.. et puis lorsqu'elle l'avait reconduit dans son cachot, elle allait porter d'autres consolations et verser leur baume dans le cœur brisé de son mari, qui, à peine lié à elle, voyait la mort se dresser entre eux!.. Quelles heures l'infortunée passait ainsi entre un vieillard accablé par la fortune injuste et son mari, le père de son enfant, frappé du même coup et marchant en même temps vers un même but… l'échafaud!.. Madame de Custine la jeune est la mère de M. le marquis de Custine qui existe aujourd'hui et qui est connu pour être l'un de ces hommes, quoique jeune encore, que l'on voit avec peine comme les derniers d'un temps de bonnes manières et d'exquise politesse. Je ne parle pas seulement de cette époque, mais de toutes celles qui l'ont précédée. Son aïeul mourut avec cette résignation de l'homme vertueux et du sage: on l'a accusé de pusillanimité parce qu'il avait demandé un prêtre!.. nous sommes absurdes en étant cruels, nous trouvons le moyen d'être moquables en étant atroces!.. le général Custine mourut au contraire comme il avait vécu, en homme irréprochable… «J'ignore comment je serai demain en allant à la mort, écrivait-il à son fils la veille de son supplice, nul homme ne peut répondre de lui; mais je m'efforcerai, mon fils, d'être digne du nom que je vous laisse.» Quelle touchante simplicité dans ce peu de mots! point de vantarderie, de fausse vaillance, à cette heure solennelle où l'homme, vis-à-vis de lui-même, Ne paie point à Dieu le prix de sa rançon. Le général Custine mourut sur l'échafaud comme l'un des martyrs de notre infâme et sanglante époque, le 18 août 1793!
148Ces détails sont positifs; ils viennent des bureaux de la Guerre.
108Madame de Custine aurait été, je crois, plus âgée que madame de Ségur (femme de l'ambassadeur en Russie). La comparaison que faisait M. de Caulaincourt qui, en sa qualité de frère de madame d'Harville, était familier dans la maison de Custine, venait de ce qu'il aimait les deux familles également, et n'aimait pas les deux vicomtes, qu'il prétendait se ressembler beaucoup, ce qui était faux, car l'un était dissimulé.